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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Réponse au Cercle d’épistémologie

Contents

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1. L’Histoire et la discontinuité

Un curieux entrecroisement. Voilà des dizaines d’années maintenant que l’attention des historiens s’est portée de préférence sur les longues périodes. Comme si, en dessous des péripéties politiques et de leurs épisodes, ils entreprenaient de mettre au jour les équilibres stables et difficiles à rompre, les processus insensibles, les régulations constantes, les phénomènes tendanciels qui culminent et s’inversent après des continuités séculaires, les mouvements d’accumulation et les saturations lentes, les grands socles immobiles et muets que l’enchevêtrement des récits traditionnels avait recouverts de toute une épaisseur d’événements. Pour mener cette analyse, les historiens disposent d’instruments qu’ils ont, pour une part façonnés, et pour une part reçus: modèles de la croissance économique, analyse quantitative des flux d’échanges, profils des développements et des régressions démographiques, étude des oscillations du climat. Ces instruments leur ont permis de distinguer, dans le champ de l’histoire, des couches sédimentaires diverses; aux successions linéaires qui avaient fait jusque là l’objet de la recherche, s’est substitué un jeu de décrochages en profondeur. De la mobilité politique aux lenteurs propres à la ‘civilisation matérielle’ , les niveaux d’analyse se sont multipliés; chacun a ses ruptures spécifiques; chacun comporte un découpage qui n’appartient qu’à lui; et à mesure qu’on descend vers les couches les plus profondes, les scansions se font de plus en plus larges. La vieille question de l’histoire (quel lien établir entre des événements discontinus?) est remplacée désormais par un jeu d’interrogations difficiles: quelles strates faut-il isoler les unes des autres? Quel type et quel critère de périodisation faut-il adopter pour chacune d’elles? Quel système de relations (hiérarchie, dominance, étagement, détermination univoque, causalité circulaire) peut-on décrire de l’une à l’autre?

Or, à peu près à la même époque, dans ces disciplines qu’on appelle histoire des idées, des sciences, de la philosophie, de la pensée, de la littérature [10] aussi (leur spécificité peut être négligée pour un instant), dans ces disciplines qui, malgré leur titre, échappent en grande partie au travail de l’historien et à ses méthodes, l’attention s’est déplacée, au contraire, des vastes unités formant ‘époque’ ou ‘siècle’ , vers les phénomènes de rupture. Sous les grandes continuités de la pensée, sous les manifestations massives et homogènes de l’esprit, sous le devenir têtu d’une science s’acharnant à exister et à s’achever dès son commencement, on cherche maintenant à détecter l’incidence des interruptions. G. Bachelard a repéré des seuils épistémologiques qui rompent le cumul indéfini des connaissances; M. Gueroult a décrit des systèmes clos, des architectures conceptuelles fermées qui scandent l’espace du discours philosophique; G. Canguilhem a analysé les mutations, les déplacements, les transformations dans le champ de validité et les règles d’usage des concepts. Quant à l’analyse littéraire c’est la structure interne de l’œuvre, - moins encore: du texte - qu’elle interroge.

Mais que cet entrecroisement pourtant ne fasse pas illusion. Ne pas s’imaginer, sur la foi de l’apparence, que certaines des disciplines historiques sont allées du continu au discontinu, tandis que les autres - à vrai dire l’histoire tout court -, allaient du fourmillement des discontinuités aux grandes unités ininterrompues. En fait, c’est la notion de discontinuité qui a changé de statut. Pour l’histoire, sous sa forme classique, le discontinu était à la fois le donné et l’impensable: ce qui s’offrait sous l’espèce des événements, des institutions, des idées, ou des pratiques dispersées; et ce qui devait être, par le discours de l’historien, contourné, réduit, effacé pour qu’apparaisse la continuité des enchaînements. La discontinuité, c’était ce stigmate de l’éparpillement temporel que l’historien avait à charge de supprimer de l’histoire. Elle est devenue maintenant un des éléments fondamentaux de l’analyse historique. Elle y apparaît sous un triple rôle. Elle constitue d’abord une opération délibérée de l’historien (et non plus ce qu’il reçoit malgré lui du matériau qu’il a à traiter): car il doit, au moins à titre d’hypothèse systématique, distinguer les niveaux possibles de son analyse, et fixer les périodisations qui leur conviennent. Elle est aussi le résultat de sa description (et non plus ce qui doit s’éliminer sous l’effet de son analyse): car ce qu’il entreprend de découvrir, ce sont les limites d’un processus, le point d’inflexion d’une courbe, l’inversion d’un mouvement régulateur, les bornes d’une oscillation, le seuil d’un fonctionnement, l’émergence d’un mécanisme, l’instant de dérèglement d’une causalité circulaire. Elle est enfin un concept que le travail ne cesse de spécifier: elle n’est plus ce vide pur et uniforme qui sépare d’un seul et même blanc deux figures positives; elle prend une forme et une fonction différentes selon le domaine et le niveau auxquels on l’assigne. Notion qui ne manque pas d’être assez paradoxale: puisqu’elle est à la fois instrument et objet de recherche, puisqu’elle délimite le champ d’une analyse [11] dont elle est l’effet; puisqu’elle permet d’individualiser les domaines, mais qu’on ne peut l’établir que par leur comparaison; puisqu’elle ne rompt des unités que pour en établir de nouvelles; puisqu’elle scande des séries et dédouble des niveaux; et puisque, en fin de compte, elle n’est pas simplement un concept présent dans le discours de l’historien, mais que celui-ci, en secret, la suppose: d’où pourrait-il parler en effet sinon à partir de cette rupture qui lui offre comme objet l’histoire - et sa propre histoire?

On pourrait dire, sur un mode schématique, que l’histoire et, d’une façon générale, les disciplines historiques ont cessé d’être la reconstitution des enchaînements au-delà des successions apparentes; elles pratiquent désormais la mise en jeu systématique du discontinu. La grande mutation qui les a marquées à notre époque, ce n’est pas l’extension de leur domaine vers des mécanismes économiques qu’elles connaissaient depuis longtemps; ce n’est pas non plus l’intégration des phénomènes idéologiques, des formes de pensée, des types de mentalité: le XIXe siècle les avait déjà analysés. C’est plutôt la transformation du discontinu: son passage de l’obstacle à la pratique; cette intériorisation sur le discours de l’historien qui lui a permis de n’être plus la fatalité extérieure qu’il faut réduire, mais le concept opératoire qu’on utilise; cette inversion de signes grâce à laquelle il n’est plus le négatif de la lecture historique (son envers, son échec, la limite de son pouvoir), mais l’élément positif qui détermine son objet et valide son analyse. Il faut accepter de comprendre ce qu’est devenue l’histoire dans le travail réel des historiens: un certain usage réglé de la discontinuité pour l’analyse des séries temporelles.

On comprend que beaucoup soient restés aveugles à ce fait qui nous est contemporain et dont le savoir historique porte cependant témoignage depuis un demi-siècle bientôt. Si l’histoire, en effet, pouvait demeurer le lien des continuités ininterrompues, si elle nouait sans cesse des enchaînements que nulle analyse ne saurait défaire sans abstraction, si elle tramait, tout autour des hommes, de leurs paroles et de leurs gestes, d’obscures synthèses toujours en instance de se reconstituer, alors elle serait pour la conscience un abri privilégié: ce qu’elle lui retire en mettant au jour des déterminations matérielles, des pratiques inertes, des processus inconscients, des intentions oubliées dans le mutisme des institutions et des choses, elle le lui restituerait sous forme d’une synthèse spontanée; ou plutôt elle lui permettrait de s’en ressaisir, de s’emparer à nouveau de tous les fils qui lui avaient échappé, de ranimer toutes ces activités mortes, et d’en redevenir, dans une lumière nouvelle ou revenue, le sujet souverain. L’histoire continue, c’est le corrélat de la conscience: la garantie que ce qui lui échappe pourra lui être rendu; la promesse que toutes ces choses qui l’entourent et la surplombent, il lui sera donné un jour de se les approprier derechef, d’y restaurer sa maîtrise, et d’y [12] trouver ce qu’il faut bien appeler - en laissant au mot tout ce qu’il a de surcharge - sa demeure. Vouloir faire de l’analyse historique le discours du continu, et faire de la conscience humaine le sujet originaire de tout savoir et de toute pratique, ce sont les deux faces d’un même système de pensée. Le temps y est conçu en termes de totalisation, et la révolution n’y est jamais qu’une prise de conscience.

Lorsque, depuis le début de ce siècle, les recherches psychanalytiques, linguistiques, puis ethnologiques, ont dépossédé le sujet des lois de son désir, des formes de sa parole, des règles de son action, et des systèmes de ses discours mythiques, ceux qui, chez nous, sont préposés à toute sauvegarde n’ont cessé de répondre: oui, mais l’histoire ... L’histoire qui n’est pas structure, mais devenir; qui n’est pas simultanéité mais succession; qui n’est pas système mais pratique; qui n’est pas forme, mais effort incessant d’une conscience se reprenant elle-même, et essayant de se ressaisir jusqu’au plus profond de ses conditions; l’histoire qui n’est pas discontinuité, mais longue patience ininterrompue. Mais pour chanter cette litanie de la contestation, il fallait détourner les regards du travail des historiens: refuser de voir ce qui se passe actuellement dans leur pratique et dans leur discours; fermer les yeux sur la grande mutation de leur discipline; rester obstinément aveugle au fait que l’histoire n’est peut-être pas, pour la souveraineté de la conscience, un lieu mieux abrité, moins périlleux que les mythes, le langage ou la sexualité; bref, il fallait reconstituer, à des fins de salut, une histoire comme on n’en fait plus. Et dans le cas où cette histoire n’offrirait pas assez de sécurité, c’est au devenir de la pensée, des connaissances, du savoir, c’est au devenir d’une conscience toujours proche d’elle-même, indéfiniment liée à son passé, et présente à tous ses moments, qu’on demandait de sauver ce qui devait être sauvé: de sa proche histoire, qui oserait dépouiller le sujet? On criera donc à l’histoire assassinée chaque fois que dans une analyse historique (et surtout s’il s’agit de la connaissance), l’usage de la discontinuité devient trop visible. Mais il ne faut pas s’y tromper: ce qu’on pleure si fort, ce n’est point l’effacement de l’histoire, c’est la disparition de cette forme d’histoire qui était secrètement, mais tout entière, référée à l’activité synthétique du sujet. On avait entassé tous les trésors d’autrefois dans la vieille citadelle de cette histoire: on la croyait solide parce qu’on l’avait sacralisée, et qu’elle était le lieu dernier de la pensée anthropologique. Mais il y a beau temps que les historiens sont partis travailler ailleurs. Il ne faut plus compter sur eux pour garder les privilèges, ni réaffirmer une fois de plus - alors qu’on en aurait si grand besoin dans la détresse d’aujourd’hui - que l’histoire, elle au moins, est vivante et continue.

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2. Le champ des événements discursifs

Si on veut appliquer systématiquement (c’est-à-dire définir, utiliser d’une manière aussi générale que possible et valider) le concept de discontinuité à ces domaines, si incertains sur leurs frontières, si indécis dans leur contenu, qu’on appelle histoire des idées, ou de la pensée, ou de la science ou des connaissances, on rencontre un certain nombre de problèmes.

Tout d’abord des tâches négatives. Il faut s’affranchir de tout un jeu de notions qui sont liées au postulat de continuité. Elles n’ont pas sans doute une structure conceptuelle très rigoureuse; mais leur fonction est très précise. Telle la notion de tradition, qui permet à la fois de repérer toute nouveauté à partir d’un système de coordonnées permanentes, et de donner un statut à un ensemble de phénomènes constants. Telle la notion d’influence, qui donne un support - plus magique que substantiel - aux faits de transmission et de communication. Telle la notion de développement, qui permet de décrire une succession d’événements comme la manifestation d’un seul et même principe organisateur. Telle la notion, symétrique et inverse, de téléologie ou d’évolution vers un stade normatif. Telles aussi les notions de mentalité ou d’esprit d’une époque qui permettent d’établir entre des phénomènes simultanés ou successifs, une communauté des sens, des liens symboliques, un jeu de ressemblances et de miroirs. Il faut abandonner ces synthèses toutes faites, ces groupements qu’on admet avant tout examen, ces liens dont la validité est admise d’entrée de jeu; chasser les formes et les forces obscures par lesquelles on a l’habitude de lier entre elles les pensées des hommes et leur discours; accepter de n’avoir affaire en première instance qu’à une population d’événements dispersés.

Il ne faut pas non plus tenir pour valables les découpages ou groupements dont nous avons acquis la familiarité. On ne peut admettre telles quelles ni la distinction des grands types de discours, ni celle des formes ou des genres (science, littérature, philosophie, religion, histoire, fictions, etc.). Les raisons sautent aux yeux. Nous ne sommes pas sûrs nous-mêmes de l’usage de ces distinctions dans le monde de discours qui est le nôtre. A plus forte raison lorsqu’il s’agit d’analyser des ensembles d’énoncés qui étaient distribués, répartis et caractérisés d’une tout autre manière: après tout la ‘littérature’ et la ‘politique’ sont des catégories récentes qu’on ne peut appliquer à la culture médiévale, ou même encore à la culture classique, que par une hypothèse rétrospective, et par un jeu d’analogies nouvelles ou de ressemblances sémantiques: mais ni la littérature, ni la politique, ni par conséquent la philosophie et les sciences n’articulaient le champ du discours, au XVIIe ou [14] au XVIIIe siècles, comme elles l’ont articulé au XIXe siècle. De toutes façons, il faut bien prendre conscience que ces découpages - qu’il s’agisse de ceux que nous admettons, ou de ceux qui sont contemporains des discours étudiés - sont toujours eux-mêmes des catégories réflexives, des principes de classement, des règles normatives, des types institutionnalisés: ce sont à leur tour des faits de discours qui méritent d’être analysés à côté des autres, qui ont, à coup sûr, avec eux des rapports complexes, mais qui n’en ont pas des caractères intrinsèques autochtones et universellement reconnaissables.

Mais surtout les unités qu’il faut mettre en suspens sont celles qui s’imposent de la façon la plus immédiate: celles du livre et de l’oeuvre. En apparence on ne peut les effacer sans un extrême artifice: elles sont données de la façon la plus certaine, soit par une individualisation matérielle (un livre est une chose qui occupe un espace déterminé, qui a sa valeur économique, et qui marque de lui-même par un certain nombre les limites de son commencement et de sa fin), soit par un rapport assignable (même si dans certains cas, il est assez problématique) entre des discours et l’individu qui les a proférés. Et pourtant, dès qu’on y regarde d’un peu plus près, les difficultés commencent. Elles ne sont pas moindres que celles rencontrées par le linguiste lorsqu’il veut définir l’unité de la phrase, ou par l’historien lorsqu’il veut définir l’unité de la littérature ou de la science. L’unité du livre d’abord n’est pas une unité homogène: le rapport qui existe entre différents traités de mathématiques n’est pas le même que celui qui existe entre différents textes philosophiques; la différence entre un roman de Stendhal et un roman de Dostoïevski, n’est pas superposable à celle qui sépare deux romans de la Comédie Humaine; et celle-ci à son tour n’est pas superposable à celle qui sépare Ulysse de Dedalus. Mais de plus les marges d’un livre ne sont jamais nettes ni rigoureusement tranchées: aucun livre ne peut exister par lui-même; il est toujours dans un rapport d’appui et de dépendance à l’égard des autres; il est un point dans un réseau; il comporte un système d’indications qui renvoient - explicitement ou non - à d’autres livres, ou d’autres textes, ou d’autres phrases; et selon qu’on a affaire à un livre de physique, à un recueil de discours politiques ou à un roman d’anticipation, la structure de renvoi, et par conséquent le système complexe d’autonomie et d’hétéronomie, ne sera pas le même. Le livre a beau se donner comme objet qu’on a sous la main; il a beau se recroqueviller en ce petit parallélépipède qui l’enferme; son unité est variable et relative: elle ne se construit, elle ne s’indique, et par conséquent elle ne peut se décrire qu’à partir d’un champ de discours.

Quant à l’oeuvre, les problèmes qu’elle soulève sont plus difficiles encore. En apparence il s’agit de la somme des textes qui peuvent être dénotés par le signe d’un nom propre. Or cette dénotation (même si on laisse de côté les problèmes de l’attribution), n’est pas une fonction homogène: un nom [15] d’auteur ne dénote pas de la même façon un texte qu’il a lui-même publié sous son nom, un autre qu’il a présenté sous un pseudonyme, un autre qu’on aura retrouvé après sa mort à l’état d’ébauche, un autre encore qui n’est qu’un griffonnage, un carnet de notes, un ‘papier’ . La constitution d’une oeuvre complète ou d’un opus suppose un certain nombre de choix théoriques qu’il n’est pas facile de justifier ni même de formuler: suffit-il d’ajouter aux textes publiés par l’auteur ceux qu’il projetait de donner à l’impression, et qui ne sont restés inachevés que par le fait de la mort? Faut-il intégrer aussi tout ce qui est brouillon, premier dessein, corrections et ratures des oeuvres? Faut-il ajouter les esquisses abandonnées? Et quel statut donner aux lettres, aux notes, aux conversations rapportées, aux propos transcrits par les auditeurs, bref à cet immense fourmillement de traces verbales qu’un individu laisse autour de lui au moment de mourir, qui parlent dans un entrecroisement indéfini tant de langages différents, et mettront des siècles, des millénaires peut-être avant de s’effacer? En tout cas la dénotation d’un texte par le nom Mallarmé n’est sans doute pas du même type s’il s’agit des thèmes anglais, des traductions d’Edgar Poe, des poèmes, ou des réponses à des enquêtes: de même ce n’est pas le même rapport qui existe entre le nom de Nietzsche d’une part et d’autre part les autobiographies de jeunesse, les dissertations scolaires, les articles philologiques, Zarathoustra, Ecce homo, les lettres, les dernières cartes postales signées par Dionysos ou Kaiser Nietzsche, les innombrables carnets où s’enchevêtrent les notes de blanchisserie et les projets d’aphorismes.

En fait, la seule unité qu’on puisse reconnaître à l’ ‘œuvre’ d’un auteur, c’est une certaine fonction d’expression. On suppose qu’il doit y avoir un niveau (aussi profond qu’il est nécessaire de le supposer) auquel l’oeuvre se révèle, en tous ses fragments, même les plus minuscules et les plus inessentiels, comme l’expression de la pensée, ou de l’expérience, ou de l’imagination, ou de l’inconscient de l’auteur, ou des déterminations historiques dans lesquelles il était pris. Mais on voit aussitôt que cette unité de l’opus, loin d’être donnée immédiatement, est constituée par une opération; que cette opération est interprétative (en ce sens qu’elle déchiffre, dans le texte, l’expression ou la transcription de quelque chose qu’il cache et qu’il manifeste à la fois); qu’enfin l’opération qui détermine l’opus, en son unité, et par conséquent l’oeuvre elle-même comme résultat de cette opération ne seront pas les mêmes s’il s’agit de l’auteur du Théâtre et son double ou de l’auteur du Tractatus. L’oeuvre ne peut être considérée ni comme une unité immédiate, ni comme une unité certaine, ni comme une unité homogène.

Enfin, dernière mesure pour mettre hors circuit les continuités irréfléchies par lesquelles on organise, par avance, et dans un demi-secret, le discours qu’on entend analyser: renoncer à deux postulats qui sont liés l’un à l’autre [16] et qui se font face. L’un suppose qu’il n’est jamais possible d’assigner, dans l’ordre du discours, l’irruption d’un événement véritable; qu’au-delà de tout commencement apparent, il y a toujours une origine secrète, - si secrète et si originaire qu’on ne peut jamais la ressaisir tout à fait en elle-même. Si bien qu’on serait fatalement reconduit, à travers la naïveté des chronologies, vers un point indéfiniment reculé, jamais présent dans aucune histoire; lui-même ne serait que son propre vide; et à partir de lui tous les commencements ne pourraient jamais être que recommencement ou occultation (à vrai dire, en un seul et même geste, ceci et cela). A ce thème est lié celui que tout discours manifeste repose secrètement sur un déjà dit; mais que ce déjà dit n’est pas simplement une phrase déjà prononcée, un texte déjà écrit, mais un ‘jamais dit’, un discours sans corps, une voix aussi silencieuse qu’un souffle, une écriture qui n’est que le creux de sa propre trace. On suppose ainsi que tout ce qu’il arrive au discours de formuler se trouve déjà articulé dans ce demi-silence qui lui est préalable, qui continue à courir obstinément au-dessous de lui, mais qu’il recouvre et fait taire. Le discours manifeste ne serait en fin de compte que la présence dépressive de ce qu’il ne dit pas; et ce non-dit serait un creux qui anime de l’intérieur tout ce qui se dit. Le premier motif voue l’analyse historique du discours à être quête et répétition d’une origine qui échappe à toute détermination d’origine; l’autre la voue à être interprétation ou écoute d’un déjà dit qui serait en même temps un non-dit. Il faut renoncer à tous ces thèmes qui ont pour fonction de garantir l’infinie continuité du discours et sa secrète présence à soi dans le jeu d’une absence toujours reconduite. Il faut accueillir chaque moment du discours dans son irruption d’événement; dans cette ponctualité où il apparaît, et dans cette dispersion temporelle qui lui permet d’être répété, su, oublié, transformé, effacé jusque dans ses moindres traces, enfoui, bien loin de tout regard, dans la poussière des livres. Il ne faut pas renvoyer le discours à la lointaine présence de l’origine; il faut le traiter dans le jeu de son instance.

Une fois écartées ces formes préalables de continuité, ces synthèses mal maîtrisées du discours, tout un domaine se trouve libéré. Un domaine immense, mais qu’on peut définir: il est constitué par l’ensemble de tous les énoncés effectifs (qu’ils aient été parlés et écrits), dans leur dispersion d’événements et dans l’instance qui est propre à chacun. Avant d’avoir affaire à une science, ou à des romans, ou à des discours politiques, ou à l’oeuvre d’un auteur ou même à un livre, le matériau qu’on a à traiter dans sa neutralité première, c’est une population d’événements dans l’espace du discours en général. Ainsi apparaît le projet d’une description pure des faits du discours. Cette description se distingue facilement de l’analyse de la langue. Certes, on ne peut établir un système linguistique (si on ne le construit pas artificiellement) qu’en utilisant un corpus d’énoncés, ou une collection de faits [17] de discours; mais il s’agit alors de définir, à partir de cet ensemble qui a valeur d’échantillon, des règles qui permettent de construire éventuellement d’autres énoncés que ceux-là: même si elle a disparu depuis longtemps, même si personne ne la parle plus et qu’on l’a restaurée sur de rares fragments, une langue constitue toujours un système pour des énoncés possibles: c’est un ensemble fini de règles qui autorise un nombre infini de performances. Le discours en revanche est l’ensemble toujours fini et actuellement limité de seules séquences linguistiques qui ont été formulées; elles peuvent bien être innombrables, elles peuvent bien, par leur masse, dépasser toute capacité d’enregistrement, de mémoire ou de lecture: elles constituent cependant un ensemble fini. La question que pose l’analyse de la langue, à propos d’un fait de discours quelconque, est toujours: selon quelles règles tel énoncé a-t-il été construit, et par conséquent selon quelles règles d’autres énoncés semblables pourraient-ils être construits? La description du discours pose une tout autre question: comment se fait-il que tel énoncé soit apparu et nul autre à sa place?

On voit également que cette description du discours s’oppose à l’analyse de la pensée. Là encore, on ne peut reconstituer un système de pensée qu’à partir d’un ensemble défini de discours. Mais cet ensemble est traité de telle manière qu’on essaie de retrouver par-delà les énoncés eux-mêmes, l’intention du sujet parlant, son activité consciente, ce qu’il a voulu dire, ou encore le jeu inconscient qui s’est fait jour malgré lui dans ce qu’il a dit ou dans la presque imperceptible cassure de ses paroles manifestes; de toutes façons il s’agit de reconstituer un autre discours, de retrouver la parole muette, murmurante, intarissable qui anime de l’intérieur la voix qu’on entend, de rétablir le texte menu et invisible qui parcourt l’interstice des lignes écrites et parfois les bouscule. L’analyse de la pensée est toujours allégorique par rapport au discours qu’elle utilise. Sa question est infailliblement: qu’est-ce qui se disait donc dans ce qui était dit? Mais l’analyse du discours est orientée tout autrement; il s’agit de saisir l’énoncé dans l’étroitesse et la singularité de son événement; de déterminer les conditions de son existence, d’en fixer au plus juste les limites, d’établir ses corrélations aux autres énoncés avec lesquels il peut être lié, de montrer quelles autres formes d’énonciation il exclut. On ne cherche point au-dessous de ce qui est manifeste, le bavardage à demi silencieux d’un autre discours; on doit montrer pourquoi il ne pouvait être autre qu’il n’était, en quoi il est exclusif de tout autre, comment il prend au milieu des autres et par rapport à eux, une place que nul autre ne pourrait occuper. La question propre à l’analyse du discours, on pourrait la formuler ainsi: quelle est donc cette irrégulière existence, qui vient au jour dans ce qui se dit, - et nulle part ailleurs?

On peut se demander à quoi peut servir finalement cette mise en suspens [18] de toutes les unités admises, cette poursuite obstinée de la discontinuité, s’il s’agit, au total, de libérer une poussière d’événements discursifs, de les accueillir et de les conserver dans leur pure dispersion. En fait, l’effacement systématique des unités toutes données, permet d’abord de restituer à l’énoncé sa singularité d’événement: il n’est plus simplement considéré comme la mise en jeu d’une structure linguistique, ni comme la manifestation épisodique d’une signification plus profonde que lui; on le traite dans son irruption historique; ce qu’on essaie de mettre sous le regard, c’est cette incision qu’il constitue, cette irréductible - et bien souvent minuscule - émergence. Aussi banal qu’il soit, aussi peu important qu’on l’imagine dans ses conséquences, aussi vite oublié qu’il puisse être après son apparition, aussi peu entendu ou mal déchiffré qu’on le suppose, aussi vite qu’il puisse être dévoré par la nuit, un énoncé est toujours un événement que ni la langue ni le sens ne peuvent tout à fait épuiser. Événement étrange, à coup sûr: d’abord puisqu’il est lié d’un côté à un geste d’écriture ou à l’articulation d’une parole, mais que d’un autre côté, il s’ouvre à lui-même une existence rémanente dans le champ d’une mémoire, ou dans la matérialité des manuscrits, des livres, et de n’importe quelle forme d’enregistrement; ensuite puisqu’il est unique comme tout événement, mais qu’il est offert à la répétition, à la transformation, à la réactivation; enfin parce qu’il est lié à la fois à des situations qui le provoquent, et à des conséquences qu’il incite, mais qu’il est lié en même temps et selon une modalité toute différente, à des énoncés qui le précèdent et qui le suivent.

Mais si on isole, par rapport à la langue et à la pensée, l’instance de l’événement énonciatif, ce n’est pas pour la traiter en elle-même comme si elle était indépendante, solitaire et souveraine. C’est, au contraire, pour saisir comment ces énoncés, en tant qu’événements et dans leur spécificité si étrange, peuvent s’articuler sur des événements qui ne sont pas de nature discursive, mais qui peuvent être d’ordre technique, pratique, économique, social, politique, etc. Faire apparaître dans sa pureté l’espace où se dispersent les événements discursifs, ce n’est pas entreprendre de l’établir dans une coupure que rien ne saurait surmonter; ce n’est pas le refermer sur lui-même, ni, à plus forte raison, l’ouvrir à une transcendance; c’est au contraire se rendre libre de décrire entre lui et d’autres systèmes qui lui sont extérieurs, un jeu de relations. Relations qui doivent s’établir - sans passer par la forme générale de la langue, ni la conscience singulière des sujets parlants - dans le champ des événements.

Le troisième intérêt d’une telle description des faits de discours, c’est qu’en les libérant de tous les groupements qui se donnent pour des unités naturelles, immédiates et universelles, on se donne la possibilité de décrire, mais cette fois par un ensemble de décisions maîtrisées, d’autres unités. Pourvu qu’on [19] en défroisse clairement les conditions, il pourrait être légitime de constituer, à partir de relations correctement décrites, des ensembles discursifs qui ne seraient pas nouveaux mais seraient cependant demeurés invisibles. Ces ensembles ne seraient point nouveaux parce qu’ils seraient formés d’énoncés déjà formulés, entre lesquels on pourrait reconnaître un certain nombre de relations bien déterminées. Mais ces relations n’auraient jamais été formulées pour elles-mêmes dans les énoncés en question (à la différence par exemple de ces relations explicites qui sont posées et dites par le discours lui-même, lorsqu’il se donne la forme du roman, ou qu’il s’inscrit dans une série de théorèmes mathématiques). Mais ces relations invisibles ne constitueraient en aucune manière une sorte de discours secret, animant de l’intérieur les discours manifestes; ce n’est donc pas une interprétation qui pourrait les faire venir à la lumière, mais bien l’analyse de leur coexistence, de leur succession, de leur fonctionnement mutuel, de leur détermination réciproque, de leur transformation indépendante ou corrélative. A elles toutes, (bien qu’on ne puisse jamais les analyser de façon exhaustive), elles forment ce qu’on pourrait appeler, un peu par un jeu de mots, car la conscience n’est jamais présente dans une telle description, l’inconscient, non du sujet parlant, mais de la chose dite.

Enfin à l’horizon de toutes ces recherches, s’esquisserait peut-être un thème plus général: celui du mode d’existence des événements discursifs dans une culture. Ce qu’il s’agirait de faire apparaître, c’est l’ensemble des conditions qui régissent, à un moment donné et dans une société déterminée, l’apparition des énoncés, leur conservation, les liens qui sont établis entre eux, la manière dont on les groupe en ensembles statutaires, le rôle qu’ils exercent, le jeu des valeurs ou des sacralisations dont ils sont affectés, la façon dont ils sont investis dans des pratiques ou dans des conduites, les principes selon lesquels ils circulent, ils sont refoulés, ils sont oubliés, détruits ou réactivés. Bref il s’agirait du discours dans le système de son institutionnalisation. J’appellerai archive, non pas la totalité des textes qui ont été conservés par une civilisation, ni l’ensemble des traces qu’on a pu sauver de son désastre, mais le jeu des règles qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses. Analyser les faits de discours dans l’élément général de l’archive, c’est les considérer non point comme documents (d’une signification cachée, ou d’une règle de construction), mais comme monuments1; c’est - en dehors de toute métaphore géologique, sans aucune assignation d’origine, sans le moindre geste vers le commencement d’une archè - faire ce qu’on pourrait appeler, selon les droits ludiques de l’étymologie, quelque chose comme une archéologie.

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Telle est, à peu près, la problématique de l’Histoire de la folie, de la Naissance de la clinique, des Mots et les Choses. Aucun de ces textes n’est autonome ni suffisant par lui-même; ils prennent appui les uns sur les autres, dans la mesure où il s’agit chaque fois de l’exploration très partielle d’une région limitée. Ils doivent être lus comme un ensemble encore à peine esquissé d’expérimentations descriptives. Cependant, s’il n’est pas nécessaire de les justifier d’être aussi partiels et lacunaires, il faut expliquer le choix auquel ils obéissent. Car si le champ général des événements discursifs ne permet aucune découpe a priori, il est exclu cependant qu’on puisse décrire d’un bloc toutes les relations caractéristiques de l’archive. Il faut donc en première approximation accepter un découpage provisoire: une région initiale, que l’analyse bouleversera et réorganisera quand elle aura pu y définir un ensemble de relations. Cette région, comment la circonscrire? D’un côté, il faut, empiriquement, choisir un domaine où les relations risquent d’être nombreuses, denses, et relativement faciles à décrire: et en quelle autre région les événements discursifs semblent-ils être le mieux liés les uns aux autres, et selon des relations mieux déchiffrables, que dans celle qu’on désigne en général du terme de science? Mais d’un autre côté, comment se donner le plus de chances de ressaisir dans un énoncé, non pas le moment de sa structure formelle et de ses lois de construction, mais celui de son existence et des règles de son apparition? Sinon en s’adressant à des groupes de discours peu formalisés et où les énoncés ne paraissent pas s’engendrer selon des règles de pure syntaxe? Enfin comment être sûr qu’on ne se laissera pas prendre à toutes ces unités ou synthèses irréfléchies qui se réfèrent à l’individu parlant, au sujet du discours, à l’auteur du texte, bref, à toutes ces catégories anthropologiques? Sinon peut-être en considérant justement l’ensemble des énoncés à travers lesquels ces catégories se sont constituées - l’ensemble des énoncés qui ont choisi pour ‘objet’ le sujet des discours, (leur propre sujet) et ont entrepris de le déployer comme champ de connaissances?

Ainsi s’explique le privilège de fait accordé à ce jeu de discours dont on peut dire, très schématiquement, qu’il définit les ‘sciences de l’homme’. Mais ce n’est là qu’un privilège de départ. Il faut garder bien présents à l’esprit deux faits: que l’analyse des événements discursifs et la description de l’archive ne sont en aucune manière limitées à un pareil domaine; et que d’autre part la découpe de ce domaine lui-même ne peut pas être considérée comme définitive, ni comme valable absolument; il s’agit d’une approximation première qui doit permettre de faire apparaître des relations qui risquent d’effacer les limites de cette première esquisse. Or je dois bien reconnaître que ce projet de description, tel que j’essaie maintenant de le cerner, se trouve lui-même pris dans la région que j’essaie, en première approche, d’analyser. Et qui risque de se dissocier sous l’effet de l’analyse. [21] J’interroge cette étrange et bien problématique configuration des sciences humaines à laquelle mon discours se trouve lié. J’analyse l’espace où je parle. Je m’expose à défaire et à recomposer ce lieu qui m’indique les repères premiers de mon discours; j’entreprends d’en dissocier les coordonnées visibles et de secouer son immobilité de surface; je risque donc de susciter à chaque instant, sous chacun de mes propos, la question de savoir d’où il peut naître: car tout ce que je dis pourrait bien avoir pour effet de déplacer le lieu d’où je le dis. Si bien qu’à la question: d’où prétendez-vous donc parler, vous qui voulez décrire - de si haut et de si loin - le discours des autres? je répondrai seulement: j’ai cru que je parlais du même lieu que ces discours, et qu’en définissant leur espace, je situerais mon propos; mais je dois maintenant le reconnaître: d’où j’ai montré qu’ils parlaient sans le dire, je ne peux plus moi-même parler, mais à partir seulement de cette différence, de cette infime discontinuité que déjà derrière lui a laissée mon discours.

3. Les formations discursives et les positivités

J’ai donc entrepris de décrire des relations de coexistence entre des énoncés. J’ai pris soin de ne tenir compte d’aucune de ces unités qui pouvaient en être proposées, et que la tradition mettait à ma disposition: que ce soit l’oeuvre d’un auteur, la cohésion d’une époque, l’évolution d’une science. Je m’en suis tenu à la seule présence des événements voisins de mon propre discours - certain d’avoir affaire à un ensemble cohérent désormais si je parvenais à décrire entre eux un système de relations.

Il m’a semblé d’abord que certains énoncés pouvaient former un ensemble dans la mesure où ils se réfèrent à un seul et même objet. Après tout, les énoncés qui concernent la folie par exemple, n’ont certainement pas tous le même niveau formel (ils sont loin d’obéir tous aux critères requis pour un énoncé scientifique); ils n’appartiennent pas tous au même champ sémantique (les uns relèvent de la sémantique médicale, les autres de la sémantique juridique ou administrative; les autres utilisent un lexique littéraire) mais ils se rapportent tous à cet objet qui se profile de différentes manières dans l’expérience individuelle ou sociale et qu’on peut désigner comme la folie. Or on s’aperçoit vite que l’unité de l’objet ne permet pas d’individualiser un ensemble d’énoncés, et d’établir entre eux une relation à la fois descriptive et constante. Et ceci pour deux raisons. C’est que l’objet, loin d’être ce par rapport à quoi on peut définir un ensemble d’énoncés, est bien plutôt constitué par l’ensemble de ces formulations; on aurait tort de chercher du [22] côté de la ‘maladie mentale’ l’unité du discours psychopathologique ou psychiatrique; on se tromperait à coup sûr si on demandait à l’être même de cette maladie, à son contenu secret, à sa vérité muette et refermée sur soi ce qu’on a pu en dire à un moment donné; la maladie mentale a été constituée par l’ensemble de ce qui a pu être dit dans le groupe de tous les énoncés qui la nommaient, la découpaient, la décrivaient, l’expliquaient, racontaient ses développements, indiquaient ses diverses corrélations, la jugeaient, et éventuellement lui prêtaient la parole en articulant, en son nom, des discours qui devaient passer pour être les siens. Mais il y a plus: cet ensemble d’énoncés qui concernent la folie, et à vrai dire la constituent, est loin de se rapporter à un seul objet, de l’avoir formé une fois pour toutes et de le conserver indéfiniment comme son horizon d’idéalité inépuisable; l’objet qui est posé, comme leur corrélat par les énoncés médicaux du XVIIe ou du XVIIIe siècles, n’est pas identique à l’objet qui se dessine à travers les sentences juridiques ou les mesures policières; de même, tous les objets du discours psychopathologique ont été modifiés de Pinel ou d’Esquirol à Bleuler: ce ne sont point des mêmes maladies qu’il est question ici et là - à la fois parce que le code perceptif et les techniques de description ont changé, parce que la désignation de la folie et sa découpe générale n’obéissent plus aux mêmes critères, parce que la fonction du discours médical, son rôle, les pratiques dans lesquelles il est investi et qui le sanctionnent, la distance à laquelle il se tient du malade ont été profondément modifiés.

On pourrait, on devrait peut-être conclure de cette multiplicité des objets qu’il n’est pas possible d’admettre, comme une unité valable pour constituer un ensemble d’énoncés, le ‘discours concernant la folie’. Peut-être faudrait-il s’en tenir aux seuls groupes d’énoncés qui ont un seul et même objet: les discours sur la mélancolie, ou sur la névrose. Mais on se rendrait vite compte que, à son tour, chacun de ces discours a constitué son objet et l’a travaillé jusqu’à le transformer entièrement. De sorte que le problème se pose de savoir si l’unité d’un discours n’est pas faite, plutôt que par la permanence et la singularité d’un objet, par l’espace commun où divers objets se profilent et continûment se transforment. La relation caractéristique qui permet d’individualiser un ensemble d’énoncés concernant la folie, ce serait alors: la règle d’apparition simultanée ou successive des divers objets qui y sont nommés, décrits, analysés, appréciés ou jugés; la loi de leur exclusion ou de leur implication réciproque; le système qui régit leur transformation. L’unité des discours sur la folie n’est pas fondée sur l’existence de l’objet ‘folie’, ou la constitution d’un horizon unique d’objectivité; c’est le jeu des règles qui rendent possibles, pendant une époque donnée, l’apparition de descriptions médicales (avec leur objet), l’apparition d’une série de mesures discriminatives et répressives (avec leur objet propre), l’apparition [23] d’un ensemble de pratiques codifiées en recettes ou en médications (avec leur objet spécifique); c’est donc l’ensemble des règles qui rendent compte, moins de l’objet lui-même en son identité, que de sa non-coïncidence avec soi, de sa perpétuelle différence, de son écart, et de sa dispersion. En outre l’unité des discours sur la folie, c’est le jeu des règles qui définissent les transformations de ces différents objets, leur non-identité à travers le temps, la rupture qui se produit en eux, la discontinuité interne qui suspend leur permanence. D’une façon paradoxale, définir un ensemble d’énoncés dans ce qu’il a d’individuel ne consiste pas à individualiser son objet, à fixer son identité, à décrire les caractères qu’il conserve en permanence; c’est tout au contraire décrire la dispersion de ces objets, saisir tous les interstices qui les séparent, mesurer les distances qui règnent entre eux, - en d’autres termes formuler leur loi de répartition. Ce système, je ne l’appellerai pas ‘domaine’ d’objets (car le mot implique l’unité, la clôture, le proche voisinage plutôt que l’éparpillement et la dispersion); je lui donnerai, un peu arbitrairement, le nom de référentiel; et je dirai par exemple que la ‘folie’ n’est pas l’objet (ou référent) commun à un groupe de propositions, mais le référentiel, ou loi de dispersion de différents objets ou référents mis en jeu par un ensemble d’énoncés, dont l’unité se trouve précisément définie par cette loi.

Le second critère qu’on pourrait utiliser pour constituer des ensembles discursifs, ce serait le type d’énonciation utilisée. Il m’avait semblé par exemple que la science médicale à partir du XIXe siècle se caractérisait moins par ses objets ou ses concepts (dont les uns sont demeurés identiques et dont les autres ont été entièrement transformés), que par un certain style, une certaine forme constante de l’énonciation: on assisterait à l’instauration d’une science descriptive. Pour la première fois la médecine n’est plus constituée par un ensemble de traditions, d’observations, de recettes hétérogènes, mais par un corpus de connaissances qui suppose un même regard posé sur les mêmes choses, un même quadrillage du champ perceptif, une même analyse du fait pathologique selon l’espace visible du corps, un même système de transcription de ce qu’on perçoit dans ce qu’on dit (même vocabulaire, même jeu de métaphores); bref il m’avait semblé que la médecine se formalisait, si on peut dire, comme une série d’énoncés descriptifs. Mais là encore, il a fallu abandonner cette hypothèse de départ. Reconnaître que la médecine clinique était tout autant un ensemble de prescriptions politiques, de décisions économiques, de règlements institutionnels, de modèles, d’enseignement, qu’un ensemble de descriptions; que celui-ci en tout cas ne pouvait pas être abstrait de ceux-là, et que l’énonciation descriptive n’était que l’une des formulations présentes dans le grand discours clinique. Reconnaître que cette description n’a cessé de se déplacer: soit parce que, de Bichat à la pathologie cellulaire, on a cessé de décrire les mêmes choses; [24] soit parce que de l’inspection visuelle, de l’auscultation et de la palpation à l’usage du microscope et des tests biologiques, le système de l’information a été modifié; soit encore parce que, de la corrélation anatomoclinique simple à l’analyse fine des processus physiopathologiques, le lexique des signes et leur déchiffrement a été entièrement reconstitué; soit enfin parce que le médecin a peu à peu cessé d’être lui-même le lieu d’enregistrement et d’interprétation de l’information, et parce qu’à côté de lui, en dehors de lui, se sont constitués des masses documentaires, des instruments de corrélation, et des techniques d’analyse, qu’il a, certes, à utiliser, mais qui modifient, à l’égard du malade, sa position de sujet regardant.

Toutes ces altérations qui nous font peut-être sortir, aujourd’hui, de la médecine clinique, se sont déposées lentement, au cours du XIXe siècle, à l’intérieur du discours clinique et dans l’espace qu’il dessinait. Si on voulait définir ce discours par une forme codifiée d’énonciation (par exemple description d’un certain nombre d’éléments déterminés sur la surface du corps, et inspectés par l’oreille et les doigts du médecin; identification des unités signalétiques et des signes complexes; estimation de leur signification probable; prescription de la thérapeutique correspondante), il faudrait reconnaître que la médecine clinique s’est défaite aussitôt qu’elle est apparue et qu’elle n’a guère trouvé à se formuler que chez Bichat et Laënnec. En fait l’unité du discours clinique, ce n’est pas une forme déterminée d’énoncés, mais l’ensemble des règles qui ont rendu simultanément ou successivement possibles des descriptions purement perceptives, mais aussi des observations médiatisées par des instruments, des protocoles d’expériences de laboratoires, des calculs statistiques, des constatations épidémiologiques ou démographiques, des règlements institutionnels, des décisions politiques. Tout cet ensemble ne peut pas obéir à un modèle unique d’enchaînement linéaire: il s’agit d’un groupe d’énonciations diverses qui sont loin d’obéir aux mêmes règles formelles, loin d’avoir les mêmes exigences de validation, loin de maintenir un rapport constant à la vérité, loin d’avoir la même fonction opératoire. Ce qu’on doit caractériser comme médecine clinique c’est la coexistence de ces énoncés dispersés et hétérogènes; c’est le système qui régit leur répartition, l’appui qu’ils prennent les uns sur les autres, la manière dont ils s’impliquent ou s’excluent, la transformation qu’ils subissent, le jeu de leur relève, de leur disposition et de leur remplacement. On peut bien faire coïncider dans le temps l’apparition du discours avec l’introduction en médecine d’un type privilégié d’énonciation. Mais celui-ci n’a pas un rôle constituant ou normatif. En deçà de ce phénomène et tout autour de lui, se déploie un ensemble de formes énonciatives diverses: et c’est la règle générale de ce déploiement qui constitue, dans son individualité, le discours clinique. La règle de formation de ces énoncés dans leur hétérogénéité, dans [25] leur impossibilité même à s’intégrer en une seule chaîne syntactique, c’est ce que j’appellerai l’écart énonciatif: Et je dirai que la médecine clinique se caractérise, comme ensemble discursif individualisé, par l’écart ou la loi de dispersion qui régit la diversité de ses énoncés.

Le troisième critère selon lequel on pourrait établir des groupes unitaires d’énoncés, c’est l’existence d’un jeu de concepts permanents et cohérents entre eux. On peut supposer par exemple que l’analyse du langage et des faits grammaticaux reposait chez les classiques (depuis Lancelot jusqu’à la fin du XVIIIe siècle) sur un nombre défini de concepts dont le contenu et l’usage étaient établis une fois pour toutes: le concept du jugement défini comme la forme générale et normative de toute phrase, les concepts de sujet et d’attribut regroupés sous la catégorie plus générale de nom, le concept de verbe utilisé comme équivalent de celui de copule logique, le concept de mot qu’on définit comme signe d’une représentation. On pourrait ainsi reconstituer l’architecture conceptuelle de la grammaire classique. Mais là encore, on aurait tôt fait de rencontrer des limites: à peine sans doute pourrait-on décrire avec de tels éléments les analyses faites par les auteurs de Port-Royal. Et vite on serait obligé de constater l’apparition de nouveaux concepts; certains d’entre eux sont peut-être dérivés des premiers, mais les autres leur sont hétérogènes et quelques-uns même sont incompatibles avec eux. Les notions d’ordre syntaxique naturel ou inversé, celle de complément (introduite au début du XVIIIe siècle par Beauzée) peuvent sans doute encore s’intégrer au système conceptuel de la grammaire de Port-Royal. Mais ni l’idée d’une valeur originairement expressive des sons, ni celle d’un savoir primitif enveloppé dans les mots et transmis obscurément par eux, ni celle d’une régularité dans l’évolution historique des consonnes ne peuvent être déduites du jeu de concepts utilisé par les grammairiens du XVIIIe siècle. Bien plus la conception du verbe comme simple nom permettant de désigner une action ou une opération, la définition de la phrase non plus comme proposition attributive, mais comme une série d’éléments désignatifs dont l’ensemble reproduit une représentation, tout ceci est rigoureusement incompatible avec l’ensemble des concepts dont Lancelot ou Beauzée pouvaient faire usage. Faut-il admettre dans ces conditions que la grammaire ne constitue qu’en apparence un ensemble cohérent; et que c’est une fausse unité que cet ensemble d’énoncés, d’analyses, de descriptions, de principes et de conséquences, de déductions, qui s’est perpétué sous ce nom pendant plus d’un siècle?

En fait, il est possible, en deçà de tous les concepts plus ou moins hétérogènes de la grammaire classique, de définir un système commun qui rend compte non seulement de leur émergence, mais de leur dispersion et éventuellement de leur incompatibilité. Ce système n’est pas constitué de concepts [26] plus généraux et plus abstraits que ceux qui apparaissent en surface et sont manipulés en pleine lumière; il est constitué plutôt par un ensemble de règles de formation des concepts. Cet ensemble se subdivise lui-même en quatre groupes subordonnés. Il y a le groupe qui régit la formation des concepts qui permettent de décrire et d’analyser la phrase comme une unité où les éléments (les mots) ne sont pas simplement juxtaposés, mais rapportés les uns aux autres; cet ensemble de règles, c’est ce qu’on peut appeler la théorie de l’attribution; et sans qu’elle soit elle-même modifiée, cette théorie de l’attribution a pu donner lieu aux concepts de verbe-copule, ou de verbe-nom spécifique de l’action, ou de verbe-lien des éléments de la représentation. Il y a aussi le groupe qui régit la formation des concepts qui permettent de décrire les rapports entre les différents éléments signifiants de la phrase et les différents éléments de ce qui est représenté par ces signes; c’est la théorie de l’articulation, qui peut, dans son unité spécifique, rendre compte de concepts aussi différents que celui du mot comme résultat d’une analyse de pensée, et celui du mot comme instrument par lequel peut se faire une semblable analyse. La théorie de la désignation régit l’émergence de concepts comme celui de signe arbitraire et conventionnel (permettant par conséquent la construction d’une langue artificielle), mais aussi bien comme celui de signe spontané, naturel, immédiatement chargé de valeur expressive (permettant ainsi de réintroduire l’instance de la langue dans le devenir, réel ou idéal, de l’humanité). Enfin la théorie de la dérivation rend compte de la formation d’un jeu de notions très dispersées et très hétérogènes: l’idée d’une immobilité de la langue qui n’est soumise au changement que par l’effet d’accidents extérieurs; l’idée d’une corrélation historique entre le devenir de la langue, et les capacités d’analyse, de réflexion, de connaissance des individus; l’idée d’un rapport réciproque entre les institutions politiques, et la complexité de la grammaire; l’idée d’une détermination circulaire entre les formes de la langue, celles de l’écriture, celles du savoir et de la science, celles de l’organisation sociale, et celles enfin du progrès historique; l’idée de la poésie conçue non point comme une certaine utilisation du vocabulaire et de la grammaire, mais comme le mouvement spontané de la langue se déplaçant dans l’espace de l’imagination humaine, qui est par nature métaphorique. Ces quatre ‘théories’ - qui sont comme autant de schèmes formateurs de concepts - ont entre elles des rapports descriptibles (elles se supposent entre elles; elles s’opposent deux à deux; elles dérivent l’une de l’autre et en s’enchaînant lient en une seule figure des discours qui ne peuvent être ni unifiés ni superposés). Elles constituent ce qu’on pourrait appeler un réseau théorique. Par ce mot, il ne faut pas entendre un groupe de concepts fondamentaux qui regrouperaient tous les autres et permettraient de les replacer dans l’unité d’une architecture déductive mais plutôt la loi [27] générale de leur dispersion, de leur hétérogénéité, de leur incompatibilité (qu’elle soit simultanée ou successive): la règle de leur insurmontable pluralité. Et s’il est loisible de reconnaître dans la grammaire générale un ensemble individualisable d’énoncés, c’est dans la mesure où tous les concepts qui y figurent, qui s’enchaînent, s’entrecroisent, s’interfèrent, se chassent les uns les autres, se masquent, s’éparpillent, sont formés à partir d’un seul et même réseau théorique.

Enfin on pourrait essayer de constituer des unités de discours à partir d’une identité d’opinion. Dans les ‘sciences humaines’ , vouées à la polémique, offertes au jeu des préférences ou des intérêts, si perméables à des thèmes philosophiques ou moraux, si prêtes dans certains cas à l’utilisation politique, si voisines également de certains dogmes religieux, il est légitime en première instance de supposer qu’une certaine thématique est capable de lier, et d’arrimer comme un organisme qui a ses besoins, sa force interne et ses capacités de survie, un ensemble de discours. Est-ce qu’on ne pourrait par exemple constituer comme unité tout ce qui de Buffon à Darwin a constitué le discours évolutionniste? Thème d’abord plus philosophique que scientifique, plus proche de la cosmologie que de la biologie; thème qui a plutôt dirigé de loin des recherches que nommé, recouvert et expliqué des résultats; thème qui supposait toujours plus qu’on ne savait, mais contraignait à partir de ce choix fondamental à transformer en savoir discursif ce qui était esquissé comme hypothèse ou comme exigence. Est-ce qu’on ne pourrait pas de la même façon parler de l’idée physiocratique? Idée qui postulait, au-delà de toute démonstration et avant toute analyse, le caractère naturel des trois rentes foncières; qui supposait par conséquent le primat économique et politique de la propriété agraire; qui excluait toute analyse des mécanismes de la production industrielle; qui impliquait en revanche la description du circuit de l’argent à l’intérieur d’un État, de sa distribution entre les différentes catégories sociales, et des canaux par lesquels il revenait à la production; qui a finalement conduit Ricardo à s’interroger sur les cas où cette triple rente n’apparaissait pas, sur les conditions dans lesquelles elle pourrait se former, et à dénoncer par conséquent l’arbitraire du thème physiocratique?

Mais à partir d’une pareille tentative, on est amené à faire deux constatations inverses et complémentaires. Dans un cas, le même fait d’opinion, la même thématique, le même choix s’articule à partir de deux jeux de concepts, de deux types de discours, de deux champs d’objets parfaitement différents: l’idée évolutionniste, dans sa formulation la plus générale, est peut-être la même chez Benoît de Maillet, Bordeu ou Diderot, et chez Darwin; mais en fait, ce qui la rend possible et cohérente n’est pas du tout du même ordre ici et là. Au XVIIIe siècle, l’idée évolutionniste est un choix [28] opéré à partir de deux possibilités bien déterminées: ou bien on admet que la parenté des espèces forme une continuité toute donnée au départ, et que seules les catastrophes de la nature, seule l’histoire dramatique de la terre, seuls les bouleversements d’un temps extrinsèque l’ont interrompue et comme déchirée (c’est alors ce temps qui crée la discontinuité, ce qui exclut l’évolutionnisme); ou bien on admet que c’est le temps qui crée la continuité, les changements de la nature qui contraignent les espèces à prendre des caractères différents de ceux qui leur étaient donnés au départ: de sorte que le tableau à peu près continu des espèces est comme l’affleurement, sous les yeux du naturaliste, de toute une épaisseur de temps. Au XIXe siècle l’idée évolutionniste est un choix qui ne porte plus sur la constitution du tableau des espèces, mais sur les modalités d’interaction entre un organisme dont tous les éléments sont solidaires et un milieu qui lui offre ses conditions réelles de vie. Une seule ‘idée’ , mais à partir de deux systèmes de choix.

Dans le cas de la physiocratie au contraire, on peut dire que le choix de Quesnay repose exactement sur le même système de concepts que l’opinion inverse soutenue par ceux qu’on peut appeler les utilitaristes. A cette époque l’analyse des richesses comportait un jeu de concepts relativement limité et qui était admis par tous (on donnait la même définition de la monnaie, qui était un signe et qui n’avait de valeur que par la matérialité pratiquement nécessaire de ce signe; on donnait la même explication d’un prix par le mécanisme du troc et par la quantité de travail nécessaire pour l’obtention de la marchandise; on fixait de la même façon le prix d’un travail: ce que coûtait l’entretien d’un ouvrier et de sa famille pendant le temps de l’ouvrage). Or, à partir de ce jeu conceptuel unique, il y avait deux façons d’expliquer la formation de la valeur, selon qu’on l’analysait à partir de l’échange, ou de la rétribution de la journée de travail. Ces deux possibilités inscrites dans la théorie économique, et dans les règles de son jeu conceptuel, ont donné lieu, à partir des mêmes éléments, à deux opinions différentes.

On aurait donc tort sans doute de chercher dans ces faits d’opinion des principes d’individualisation d’un discours. Ce qui définit l’unité de l’histoire naturelle ce n’est pas la permanence de certaines idées comme celle d’évolution; ce qui définit l’unité du discours économique au XVIIIe siècle, ce n’est pas le conflit entre les physiocrates et les utilitaristes, ou les tenants de la propriété foncière et les partisans du commerce et de l’industrie. Ce qui permet d’individualiser un discours et de lui accorder une existence indépendante, c’est le système des points de choix qu’il laisse libre à partir d’un champ d’objets donnés, à partir d’une gamme énonciative déterminée, à partir d’un jeu de concepts définis dans leur contenu et dans leur usage. Il serait donc insuffisant de chercher dans une option théorique le fondement général d’un discours et la forme globale de son identité historique: car [29] une même option peut réapparaître dans deux types de discours; et un seul discours peut donner lieu à plusieurs options différentes. Ni la permanence des opinions à travers le temps, ni la dialectique de leurs conflits ne suffit à individualiser un ensemble d’énoncés. Il faut pour cela qu’on puisse repérer la répartition des points de choix et qu’on définisse, en deçà de toute option, un champ de possibilités stratégiques. Si l’analyse des physiocrates fait partie des mêmes discours que celle des utilitaristes, ce n’est point parce qu’ils vivaient à la même époque, ce n’est point parce qu’ils s’affrontaient à l’intérieur d’une même société, ce n’est point parce que leurs intérêts s’enchevêtraient dans une même économie, c’est parce que leurs deux options relevaient d’une seule et même répartition des points de choix, d’un seul et même champ stratégique. Ce champ, ce n’est pas le total de tous les éléments en conflit, ce n’est pas non plus une obscure unité divisée contre elle-même et refusant de se reconnaître sous le masque de chaque adversaire, c’est la loi de formation et de dispersion de toutes les options possibles.

En résumé, nous voici en présence de quatre critères qui permettent de reconnaître des unités discursives qui ne sont point les unités traditionnelles (que ce soit le ‘texte’ , l’ ‘œuvre’ , la ‘science’ ; ou ce que soit le domaine ou la forme du discours, les concepts qu’il utilise ou les choix qu’il manifeste). Ces quatre critères non seulement ne sont pas incompatibles, mais ils s’appellent les uns les autres: le premier définit l’unité d’un discours par la règle de formation de tous ses objets; l’autre par la règle de formation de tous ses types syntaxiques; le troisième par la règle de formation de tous ses éléments sémantiques; le quatrième par la règle de formation de toutes ses éventualités opératoires. Tous les aspects du discours sont ainsi couverts. Et lorsque, dans un groupe d’énoncés, on peut repérer et décrire un référentiel, un type d’écart énonciatif, un réseau théorique, un champ de possibilités stratégiques, alors on peut être sûr qu’ils appartiennent à ce qu’on pourrait appeler une formation discursive. Cette formation groupe toute une population d’événements énonciatifs. Elle ne coïncide évidemment pas, ni dans ses critères, ni dans ses limites, ni dans ses relations internes, avec les unités immédiates et visibles, sous lesquelles on a l’habitude de regrouper les énoncés. Elle met au jour, parmi les phénomènes de l’énonciation, des rapports qui étaient jusqu’ici restés dans l’ombre, et ne se trouvaient pas immédiatement transcrits à la surface des discours. Mais ce qu’elle met au jour, ce n’est pas un secret, l’unité d’un sens caché, ni une forme générale et unique; c’est un système réglé de différences et de dispersions. Ce système à quatre niveaux, qui régit une formation discursive et doit rendre compte non de ses éléments communs mais du jeu de ses écarts, de ses interstices, de ses distances - en quelque sorte de ses blancs, plutôt que de ses surfaces pleines -, c’est cela que je me proposerai d’appeler sa positivité.

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4. Le savoir

Au point de départ, le problème était de définir, sous les formes hâtivement admises de synthèse, des unités qu’il serait légitime d’instaurer dans le champ si démesuré des événements énonciatifs. A cette question, je m’étais efforcé de donner une réponse qui fût empirique (et articulée sur des enquêtes précises) et critique (puisqu’elle concernait le lieu d’où je posais la question, la région qui la situait, l’unité spontanée à l’intérieur de laquelle je pouvais croire que je parlais). De là ces investigations dans le domaine des discours qui instauraient ou prétendaient instaurer une connaissance ‘scientifique’ de l’homme vivant, parlant et travaillant. Ces investigations ont mis au jour des ensembles d’énoncés que j’ai appelés ‘formations discursives’ , et des systèmes qui sous le nom de ‘positivités’ doivent rendre compte de ces ensembles. Mais au total n’ai-je pas fait purement et simplement une histoire des ‘sciences’ humaines - ou, si l’on veut, de ces connaissances inexactes dont le cumul n’a pas pu encore constituer une science? Est-ce que je ne suis pas resté pris dans leur découpage apparent et dans le système qu’elles prétendent se donner à elles-mêmes? Est-ce que je n’ai pas fait une sorte d’épistémologie critique de ces figures dont il n’est pas certain qu’elles méritent véritablement le nom de sciences?

En fait les formations discursives qui ont été découpées ou décrites ne coïncident pas exactement avec la délimitation de ces sciences (ou de ces pseudo-sciences). Sans doute est-ce à partir de l’existence à l’heure actuelle d’un discours qui se dit psycho-pathologique (et qui peut avoir aux yeux de certains la prétention d’être scientifique) que j’ai ouvert l’enquête sur l’histoire de la Folie; sans doute également est-ce à partir de l’existence d’une économie politique et d’une linguistique (auxquelles certains peuvent bien contester les critères de la rigoureuse scientificité) que j’ai entrepris d’analyser ce que, au XVIIe et au XVIIIe siècles, on avait pu dire sur les richesses, la monnaie, l’échange, sur les signes linguistiques, et le fonctionnement des mots. Mais les positivités obtenues au terme de l’analyse et les formations discursives qu’elles regroupent ne couvrent pas le même espace que ces disciplines, et ne s’articulent pas comme elles; bien plus, elles ne se superposent pas à ce qui pouvait être considéré comme science, ou comme forme autonome de discours à l’époque étudiée. Ainsi le système de positivité analysé dans l’Histoire de la folie ne rend pas compte exclusivement, ni même d’une façon privilégiée, de ce que les médecins ont pu dire, à cette époque, sur la maladie mentale; il définit plutôt le référentiel, la gamme énonciative, le réseau théorique, [31] les points de choix qui ont rendu possibles dans leur dispersion même les énoncés médicaux, les règlements institutionnels, les mesures administratives, les textes juridiques, les expressions littéraires, les formulations philosophiques. La formation discursive, constituée et décrite par l’analyse, déborde largement ce qu’on pourrait raconter comme la préhistoire de la psychopathologie, ou comme la genèse de ses concepts.

Dans les Mots et les Choses, la situation est inverse. Les positivités obtenues par la description isolent des formations discursives qui sont moins larges que les domaines scientifiques reconnus en première instance. Le système de l’Histoire naturelle permet de rendre compte d’un certain nombre d’énoncés concernant la ressemblance et la différence entre les êtres, les constitutions des caractères spécifiques ou génériques, la répartition des parentés dans l’espace général du tableau; mais elle ne régit pas les analyses du mouvement involontaire, ni la théorie des genres, ni les explications chimiques de la croissance. L’existence, l’autonomie, la consistance interne, la limitation de cette formation discursive est précisément une des raisons pour lesquelles une science générale de la vie ne s’est pas constituée à l’âge classique. De même la positivité qui, à la même époque, a régi l’analyse des richesses ne déterminait pas tous les énoncés concernant les échanges, les circuits commerciaux et les prix: elle laissait de côté les ‘arithmétiques politiques’ qui ne sont entrées dans le champ de la théorie économique que beaucoup plus tard, lorsqu’un nouveau système de positivité eut rendu possible et nécessaire l’introduction dans ce type de discours de l’analyse économique. La grammaire générale ne rend pas compte non plus de tout ce qui a pu être dit sur le langage à l’époque classique (que ce soit par les exégètes de textes religieux, les philosophes, ou les théoriciens de l’oeuvre littéraire). Dans aucun de ces trois cas, il ne s’agissait de retrouver ce que les hommes ont pu penser du langage, des richesses ou de la vie à une époque où se constituaient lentement et à bas bruit une biologie, une économie et une philologie; il ne s’agissait pas non plus de découvrir ce qui se mêlait encore d’erreurs, de préjugés, de confusions, de fantasmes peut-être à des concepts en voie de formation: il ne s’agissait pas de savoir au prix de quelles coupures ou de quels refoulements une science ou du moins une discipline à prétention scientifique allait enfin se constituer sur un sol si impur. Il s’agissait de faire apparaître le système de cette ‘impureté’ - ou plutôt, car le mot ne peut pas avoir de signification dans cette analyse, de rendre compte de l’apparition simultanée d’un certain nombre d’énoncés dont le niveau de scientificité, dont la forme, dont le degré d’élaboration peuvent bien, rétrospectivement, nous paraître hétérogènes.

La formation discursive analysée dans la Naissance de la clinique représente un troisième cas. Elle est bien plus large que le discours médical au sens strict [32] du terme (la théorie scientifique de la maladie, de ses formes, de ses déterminations, et des instruments thérapeutiques); elle englobe toute une série de réflexions politiques, de programmes de réforme, de mesures législatives, de règlements administratifs, de considérations morales, mais d’un autre côté, elle n’intègre pas tout ce qui, à l’époque étudiée, pouvait être connu au sujet du corps humain, de son fonctionnement, de ses corrélations anatomophysiologiques, et des perturbations dont il pouvait être le siège. L’unité du discours clinique n’est en aucune manière l’unité d’une science ou d’un ensemble de connaissances essayant de se donner un statut scientifique. C’est une unité complexe: on ne peut lui appliquer les critères par lesquels nous pouvons - ou du moins nous estimons pouvoir - distinguer une science d’une autre (par exemple la physiologie de la pathologie), une science plus élaborée d’une science qui l’est moins (par exemple la biochimie de la neurologie), un discours vraiment scientifique (comme l’hormonologie) d’une simple codification de l’expérience (comme la sémiologie), une vraie science (comme la microbiologie) d’une science qui n’en était pas une (comme la phrénologie). La clinique ne constitue ni une vraie science ni une fausse science, bien qu’au nom de nos critères contemporains nous puissions nous donner le droit de reconnaître comme vrais certains de ses énoncés, et comme faux certains autres. Elle est un ensemble énonciatif à la fois théorique et pratique, descriptif et institutionnel, analytique et réglementaire, composé aussi bien d’inférences que de décisions, d’affirmations que de décrets.

Les formations discursives ne sont donc ni des sciences actuelles en voie de gestation, ni des sciences autrefois reconnues comme telles, puis tombées en désuétude et abandonnées en fonction des exigences nouvelles de nos critères. Ce sont des unités d’une nature et d’un niveau différents de ce qu’on appelle aujourd’hui (ou de ce qu’on a pu appeler autrefois) une science. Pour les caractériser, la distinction du scientifique et non scientifique n’est pas pertinente: elles sont épistémologiquement neutres. Quant aux systèmes de positivité qui en assurent le groupement unitaire, ce ne sont point des structures rationnelles, ce ne sont point non plus des jeux, des équilibres, des oppositions ou des dialectiques entre les formes de rationalité et des contraintes irrationnelles; la distinction du rationnel et de son contraire n’est pas pertinente pour les décrire: car ce ne sont pas des lois d’intelligibilité, ce sont des lois de formation de tout un ensemble d’objets, de types de formulation, de concepts, d’options théoriques qui sont investis dans des institutions, dans des techniques, dans des conduites individuelles ou collectives, dans des opérations politiques, dans des activités scientifiques, dans des fictions littéraires, dans des spéculations théoriques. L’ensemble ainsi formé à partir du système de positivité et manifesté dans l’unité d’une formation discursive, c’est ce qu’on pourrait appeler un savoir. Le savoir n’est pas une [33] somme de connaissances - car de celles-ci on doit toujours pouvoir dire si elles sont vraies ou fausses, exactes ou non, approchées ou définies, contradictoires ou cohérentes; aucune de ces distinctions n’est pertinente pour décrire le savoir, qui est l’ensemble des éléments (objets, types de formulation, concepts et choix théoriques) formés, à partir d’une seule et même positivité, dans le champ d’une formation discursive unitaire.

Nous voici maintenant en présence d’une figure complexe. Elle peut et elle doit être analysée à la fois comme une formation d’énoncés (quand on considère la population des événements discursifs qui en font partie); comme une positivité (quand on considère le système qui régit dans leur dispersion les objets, les types de formulation, les concepts et les opinions qui sont mis en jeu dans ces énoncés); comme un savoir (quand on considère ces objets, types de formulation, concepts et opinions, tels qu’ils sont investis dans une science, dans une recette technique, dans une institution, dans un récit romanesque, dans une pratique juridique ou politique, etc.). Le savoir ne s’analyse pas en termes de connaissances; ni la positivité en termes de rationalité; ni la formation discursive en termes de science. Et on ne peut demander à leur description d’être équivalente à une histoire des connaissances, ou à une genèse de la rationalité, ou à l’épistémologie d’une science.

Il n’en demeure pas moins qu’on peut décrire entre les sciences (avec leurs structures de rationalité et la somme de leurs connaissances) et les formations discursives (avec leur système de positivité et le champ de leur savoir) un certain nombre de rapports. Car il est vrai que seuls des critères formels peuvent décider de la scientificité d’une science, c’est-à-dire définir les conditions qui la rendent possible comme science, ils ne peuvent jamais rendre compte de son existence de fait, c’est-à-dire de son apparition historique, des événements, épisodes, obstacles, dissensions, attentes, retards, facilitation qui ont pu marquer son destin effectif. S’il a fallu par exemple attendre la fin du XVIIIe siècle pour que le concept de vie devienne fondamental dans l’analyse des êtres vivants, ou si le repérage des ressemblances entre le latin et le sanscrit n’a pas pu donner naissance avant Bopp à une grammaire historique et comparée, ou encore si le constat des lésions intestinales dans les affections ‘fiévreuses’ n’a pu donner lieu avant le début du XIXe siècle à une médecine anatomo-pathologique, la raison n’est à chercher ni dans la structure épistémologique de la science biologique en général, ou de la science grammaticale, ou de la science médicale; ni non plus dans l’erreur où se serait obstiné longtemps l’aveuglement des hommes; elle réside dans la morphologie du savoir, dans le système des positivités, dans la disposition interne des formations discursives. Bien plus, c’est dans l’élément du savoir que se déterminent les conditions d’apparition d’une science, ou du moins d’un ensemble de discours qui accueillent ou revendiquent les modèles de scientificité: si, vers [34] le début du XIXe siècle, on voit se former sous le nom d’économie politique un ensemble de discours qui se donnent à eux-mêmes des signes de scientificité, et s’imposent un certain nombre de règles formelles; si, à peu près à la même époque, certains discours s’organisent sur le modèle des discours médicaux, cliniques et sémiologiques, pour se constituer comme psychopathologie, on ne peut pas en demander rétrospectivement raison à ces ‘sciences’ elles-mêmes - que ce soit à leur équilibre actuel, ou à la forme idéale vers laquelle on suppose qu’elles s’acheminent; on ne peut pas non plus en demander raison à un pur et simple projet de rationalisation qui se serait formé alors dans l’esprit des hommes, mais qui ne pourrait prendre en charge ce que ces discours ont de spécifique. L’analyse de ces conditions d’apparition c’est dans le champ du savoir qu’il faut la mener - au niveau des ensembles discursifs et du jeu des positivités.

Sous le terme général de ‘conditions de possibilité’ d’une science, il faut donc distinguer deux systèmes hétéromorphes. L’un définit les conditions de la science comme science: il est relatif à son domaine d’objets, au type de langage qu’elle utilise, aux concepts dont elle dispose ou qu’elle cherche à établir; il définit les règles formelles et sémantiques qui sont requises pour qu’un énoncé puisse appartenir à cette science; il est institué soit par la science en question dans la mesure où elle se pose à elle-même ses propres normes, soit par une autre science dans la mesure où elle s’impose à la première comme modèle de formalisation: de toutes façons, ces conditions de scientificité sont intérieures au discours scientifique en général et ne peuvent être définies que par lui. L’autre système concerne la possibilité d’une science dans son existence historique. Il lui est extérieur, et non superposable. Il est constitué par un champ d’ensembles discursifs qui n’ont ni le même statut, ni la même découpe, ni la même organisation, ni le même fonctionnement que les sciences auxquelles ils donnent lieu. Il ne faudrait pas voir dans ces ensembles discursifs une rhapsodie de fausses connaissances, de thèmes archaïques, de figures irrationnelles, que les sciences en leur souveraineté repousseraient définitivement dans la nuit d’une préhistoire. Il ne faudrait pas non plus les imaginer comme l’esquisse de futures sciences qui seraient encore confusément repliées sur leur avenir et qui végèteraient, un temps, dans le demi-sommeil des germinations silencieuses. Il ne faudrait pas enfin les concevoir comme le seul système épistémologique dont soient susceptibles ces fausses, ou quasi -, ou pseudo-sciences que seraient les sciences humaines. En fait il s’agit de figures qui ont leur consistance propre, leurs lois de formation et leur disposition autonome. Analyser des formations discursives, des positivités et le savoir qui leur correspond, ce n’est pas assigner des formes de scientificité, c’est parcourir un champ de détermination historique, qui doit rendre compte, dans leur apparition, leur rémanence, leur transformation, [35] et le cas échéant dans leur effacement, de discours dont quelques-uns sont encore reconnus aujourd’hui comme scientifiques, dont les autres ont perdu ce statut, dont certains ne l’ont jamais acquis, dont d’autres enfin n’ont jamais prétendu l’acquérir. D’un mot, le savoir n’est pas la science dans le déplacement successif de ses structures internes, c’est le champ de son histoire effective.

5. Plusieurs remarques

L’analyse des formations discursives et de leur système de positivité dans l’élément du savoir ne concerne que certaines déterminations des événements discursifs. Il ne s’agit pas de constituer une discipline unitaire qui se substituerait à toutes ces autres descriptions des discours, et les invaliderait d’un bloc. Il s’agit plutôt de donner leur place à différents types d’analyses déjà connus, et pratiqués souvent depuis longtemps; de déterminer leur niveau de fonctionnement et d’efficacité; de définir leurs points d’application; et d’éviter finalement les illusions auxquelles elles peuvent donner lieu. Faire surgir la dimension du savoir comme dimension spécifique ce n’est pas récuser les diverses analyses de la science, c’est déployer, le plus largement possible, l’espace où elles peuvent se loger. C’est avant tout donner congé à deux formes d’extrapolation qui ont chacune un rôle réducteur symétrique et inverse : l’extrapolation épistémologique, et l’extrapolation génétique.

L’extrapolation épistémologique ne se confond pas avec l’analyse (toujours légitime et possible) des structures formelles qui peuvent caractériser un discours scientifique. Mais elle laisse supposer que ces structures suffisent à définir pour une science la loi historique de son apparition et de son déploiement. L’extrapolation génétique ne se confond pas avec la description (toujours légitime et possible) du contexte - qu’il soit discursif, technique, économique, institutionnel - dans lequel une science est apparue; mais elle laisse supposer que l’organisation interne d’une science et ses normes formelles peuvent être décrites à partir de ses conditions externes. Dans un cas, on fait porter à la science la charge de rendre compte de son historicité; dans l’autre on charge des déterminations historiques de rendre compte d’une scientificité. Or c’est méconnaître que le lieu d’apparition et de déploiement d’une science n’est ni cette science elle-même répartie selon une succession téléologique, ni un ensemble de pratiques muettes, ou de déterminations extrinsèques, mais le champ du savoir, avec l’ensemble des relations qui le traversent. Cette méconnaissance s’explique en fait par le privilège accordé à deux types de sciences, qui servent en général de modèles alors qu’ils sont [36] sans doute des cas limites. Il y a en effet des sciences qui sont telles qu’elles peuvent reprendre chacun des épisodes de leur devenir historique à l’intérieur de leur système déductif; leur histoire peut se décrire comme un mouvement d’extension latérale, puis de reprise et de généralisation à un niveau plus élevé, de sorte que chaque moment apparaît soit comme une région particulière, soit comme un degré défini de formalisation; les suites s’abolissent au profit de voisinages qui ne les reproduisent pas; et les datations s’effacent pour faire apparaître des synchronies qui ignorent le calendrier. C’est le cas, évidemment, des mathématiques où l’algèbre cartésienne définit une région particulière dans un champ qui fut généralisé par Lagrange, Abel et Galois; où la méthode grecque de l’exhaustion paraît contemporaine du calcul des intégrales définies. En revanche, il existe des sciences qui ne peuvent assurer leur unité à travers le temps que par le récit ou la reprise critique de leur propre histoire: s’il y a une psychologie depuis Fechner et une seule, s’il y a depuis Comte ou même depuis Durkheim une seule sociologie, ce n’est pas dans la mesure où on peut assigner, à tant de discours divers, une seule structure épistémologique (aussi légère qu’on puisse l’imaginer); c’est dans la mesure où la sociologie, où la psychologie ont placé à chaque instant leur discours dans un champ historique qu’elles parcouraient elles-mêmes sur le mode critique de la confirmation ou de l’invalidation. L’histoire des mathématiques est toujours sur le point de passer la limite de la description épistémologique; l’épistémologie de ‘sciences’ comme la psychologie ou la sociologie est toujours à la limite d’une description génétique.

C’est pourquoi, loin de constituer des exemples privilégiés pour l’analyse de tous les autres domaines scientifiques, ces deux cas extrêmes risquent plutôt d’induire en erreur; de ne pas laisser voir, à la fois dans leur spécificité et dans leurs rapports, le niveau des structures épistémologiques et celui des déterminations du savoir; que toute science (même aussi hautement formalisée que les mathématiques), suppose un espace d’historicité qui ne coïncide pas avec le jeu de ses formes; mais que toute science (fût-elle aussi lourde d’empiricité que la psychologie, et aussi éloignée des normes requises pour constituer une science) existe dans le champ d’un savoir qui ne prescrit pas simplement la succession de ses épisodes, mais qui détermine, selon un système qu’on peut décrire, ses lois de formation. En revanche, ce sont des sciences ‘intermédiaires’ - comme, par exemple, la biologie, la physiologie, l’économie politique, la linguistique, la philologie, la pathologie - qui doivent servir de modèles: car avec elles, il n’est pas possible de confondre en une fausse unité l’instance du savoir et la forme de la science, ni d’élider le moment du savoir.

A partir de là, il est possible de situer dans leur possibilité, mais aussi de définir dans leurs limites, un certain nombre de descriptions légitimes du [37] discours scientifique. Descriptions qui ne s’adressent pas au savoir, en tant qu’instance de formation, mais aux objets, aux formes d’énonciation, aux concepts, aux opinions enfin auxquelles il donne lieu. Descriptions qui cependant ne resteront légitimes qu’à la condition de ne pas prétendre découvrir les conditions d’existence de quelque chose comme un discours scientifique. Ainsi il est parfaitement légitime de décrire le jeu des opinions ou des options théoriques qui se font jour dans une science et à propos d’une science; on doit pouvoir définir, pour une époque ou un domaine déterminé, quels sont les principes de choix, de quelle manière (par quelle rhétorique ou quelle dialectique) ils sont manifestés, cachés ou justifiés, comment s’organise et s’institutionnalise le champ de la polémique, quelles sont les motivations qui peuvent déterminer les individus; bref il y a place pour une doxologie qui serait la description (sociologique ou linguistique, statistique ou interprétative) des faits d’opinion. Mais il y a illusion doxologique chaque fois qu’on fait valoir la description comme analyse des conditions d’existence d’une science. Cette illusion prend deux aspects: elle admet que le fait des opinions, au lieu d’être déterminé par les possibilités stratégiques des jeux conceptuels, renvoie directement aux divergences d’intérêts ou d’habitudes mentales chez les individus; l’opinion, ce serait l’irruption du non-scientifique (du psychologique, du politique, du social, du religieux) dans le domaine spécifique de la science. Mais d’un autre côté, elle suppose que l’opinion constitue le noyau central, le foyer à partir duquel se déploie tout l’ensemble des énoncés scientifiques; l’opinion manifesterait l’instance des choix fondamentaux (métaphysiques, religieux, politiques) dont les divers concepts de la biologie, ou de l’économie, ou de la linguistique, ne seraient que la version superficielle et positive, la transcription dans un vocabulaire déterminé, le masque aveugle à lui-même. L’illusion doxologique est une manière d’élider le champ d’un savoir comme lieu et loi de formation des options théoriques.

De même, il est parfaitement légitime de décrire, pour une science donnée, tel de ses concepts ou de ses ensembles conceptuels; la définition qui en est donnée, l’utilisation qu’on en fait, le champ dans lequel on essaie de le valider, les transformations qu’on lui fait subir, la manière dont on le généralise ou dont on le transfère d’un domaine dans un autre. Il est également légitime de décrire à propos d’une science les formes de propositions qu’elle reconnaît comme valables, les types d’inférence auxquels elle a recours, les règles qu’elle se donne pour lier les énoncés les uns aux autres ou pour les rendre équivalents, les lois qu’elle pose pour régir leurs transformations ou leurs substitutions. Bref, on peut toujours établir la sémantique et la syntaxe d’un discours scientifique. Mais il faut se garder de ce qu’on pourrait appeler l’illusion formalisatrice: c’est-à-dire s’imaginer que ces lois de construction [38] sont en même temps et de plein droit des conditions d’existence; que les concepts et les propositions valables ne sont rien de plus que la mise en forme d’une expérience sauvage, ou le résultat d’un travail sur des propositions et des concepts déjà instaurés: que la science se met à exister à partir d’un certain degré de conceptualisation, et d’une certaine forme dans la construction et l’enchaînement des propositions; qu’il suffit, pour décrire son émergence dans le champ des discours, de repérer le niveau linguistique qui la caractérise. L’illusion formalisatrice élide le savoir (le réseau théorique et la répartition énonciative) comme lieu et loi de formation des concepts et des propositions.

Enfin il est possible et légitime de définir, par une analyse régionale, le domaine d’objets auxquels une science s’adresse. Et de l’analyser soit sur l’horizon d’idéalité que la science constitue (par un code d’abstraction, par des règles de manipulation, par un système de présentation et d’éventuelle représentation), soit dans le monde de choses auquel ces objets se réfèrent: car s’il est vrai que l’objet de la biologie ou de l’économie politique se définissent bien par une certaine structure d’idéalité propre à ces deux sciences, s’ils ne sont pas purement et simplement la vie à laquelle participent les individus humains ou l’industrialisation dont ils ont été les artisans, c’est tout de même à l’expérience, ou à une phase déterminée de l’évolution capitaliste que ces objets se réfèrent. Mais on aurait tort de croire (par une illusion de l’expérience) qu’il y a des régions ou des domaines de choses qui s’offrent spontanément à une activité d’idéalisation et au travail du langage scientifique; qu’elles se déploient par elles-mêmes, dans l’ordre où l’histoire, la technique, les découvertes, les institutions, les instruments humains ont pu les avoir constitués ou mis en lumière; que toute l’élaboration scientifique n’est qu’une certaine manière de lire, de déchiffrer, d’abstraire, de décomposer et de recomposer ce qui est donné soit dans une expérience naturelle (et par conséquent à valeur générale) soit dans une expérience culturelle (et par conséquent relative et historique). Il y a une illusion qui consiste à supposer que la science s’enracine dans la plénitude d’une expérience concrète et vécue: que la géométrie élabore un espace perçu, que la biologie donne forme à l’intime expérience de la vie, ou que l’économie politique traduit au niveau du discours théorique les processus de l’industrialisation; donc que le référent détient en lui-même la loi de l’objet scientifique. Mais il y a également illusion à s’imaginer que la science s’établit par un geste de rupture et de décision, qu’elle s’affranchit d’un coup du champ qualitatif et de tous les murmures de l’imaginaire, par la violence (sereine ou polémique) d’une raison qui se fonde elle-même dans ses propres assertions: donc que l’objet scientifique se met à exister de lui-même dans sa propre identité.

S’il y a à la fois rapport et coupure entre l’analyse de la vie et la familiarité [39] du corps, de la souffrance, de la maladie et de la mort; s’il y a entre l’économie politique et une certaine forme de production à la fois lien et distance, si d’une façon générale la science se réfère à l’expérience et pourtant s’en détache, ce n’est point le fait d’une détermination univoque, ni d’une coupure souveraine, constante et définitive. En fait ces rapports de référence et de distance sont spécifiques pour chaque discours scientifique, et leur forme varie à travers l’histoire. C’est qu’ils sont eux-mêmes déterminés par l’instance spécifique du savoir. Celle-ci définit les lois de formation des objets scientifiques, et spécifie par le fait même les liens ou oppositions de la science et de l’expérience. Leur extrême proximité, leur infranchissable distance n’est pas donnée au départ; elle a son principe dans la morphologie du référentiel; c’est celui-ci qui définit la disposition réciproque - le face à face, l’opposition, leur système de communication - du référent et de l’objet. Entre la science et l’expérience, il y a le savoir: non point à titre de médiation invisible, d’intermédiaire secret et complice, entre deux distances si difficiles à la fois à réconcilier et à démêler; en fait, le savoir détermine l’espace où peuvent se séparer et se situer l’une par rapport à l’autre la science et l’expérience.

Ce que l’archéologie du savoir met hors circuit, ce n’est donc pas la possibilité des descriptions diverses auxquelles peut donner lieu le discours scientifique; c’est plutôt le thème général de la ‘connaissance’ . La connaissance, c’est la continuité de la science et de l’expérience, leur indissociable enchevêtrement, leur réversibilité indéfinie; c’est un jeu de formes qui anticipent sur tous les contenus dans la mesure où déjà elles les rendent possibles; c’est un champ de contenus originaires qui esquissent silencieusement les formes à travers lesquelles on pourra les lire; c’est l’étrange instauration du formel dans un ordre successif qui est celui des genèses psychologiques ou historiques; mais c’est l’ordonnancement de l’empirique par une forme qui lui impose sa téléologie. La connaissance confie à l’expérience la charge de rendre compte de l’existence effective de la science; et elle confie à la scientificité la charge de rendre compte de l’émergence historique des formes et du système auquel elle obéit. Le thème de la connaissance équivaut à une dénégation du savoir.

Or, à ce thème majeur, plusieurs autres sont liés. Celui d’une activité constituante qui assurerait, par une série d’opérations fondamentales, antérieures à tous les gestes explicites, à toutes les manipulations concrètes, à tous les contenus donnés, l’unité entre une science définie par un système de réquisits formels et un monde défini comme horizon de toutes les expériences possibles. Celui d’un sujet qui assure, dans son unité réflexive, la synthèse entre la diversité successive du donné, et l’idéalité qui se profile, dans son identité, à travers le temps. Enfin et surtout le grand thème historico-transcendantal [40] qui a traversé le XIXe siècle et s’épuise à peine encore aujourd’hui dans la répétition inlassable de ces deux questions: quelle doit être l’histoire, de quel projet absolument archaïque faut-il qu’elle soit traversée, quel telos fondamental l’a établie dès son premier moment (ou plutôt dès ce qui a ouvert la possibilité de ce premier moment) et la dirige, dans l’ombre, vers une fin déjà détenue, pour que la vérité s’y fasse jour, ou qu’elle reconnaisse dans cette clarté toujours reculée, le retour de ce que l’origine, déjà, avait occulté? Et aussitôt l’autre question se formule: quelle doit être cette vérité ou peut-être cette ouverture plus qu’originaire pour que l’histoire s’y déploie, non sans la recouvrir, la cacher, l’enfoncer dans un oubli dont cette histoire toutefois porte la répétition, le rappel, donc la mémoire jamais accomplie. On peut bien faire tout ce qu’on voudra pour rendre ces questions aussi radicales que possible: elles demeurent liées, malgré toutes les tentatives pour l’en arracher, à une analytique du sujet et à une problématique de la connaissance.

Par opposition à tous ces thèmes, on peut dire que le savoir, comme champ d’historicité où apparaissent les sciences, est libre de toute activité constituante, affranchi de toute référence à une origine ou à une téléologie historico-transcendantale, détaché de tout appui sur une subjectivité fondatrice. De toutes les formes de synthèse préalables par lesquelles on voulait unifier les événements discontinus du discours, il est probable que celles-ci ont été pendant plus d’un siècle les plus insistantes et les plus redoutables; ce sont elles sans doute qui animaient le thème d’une histoire continue, perpétuellement liée à elle-même, et indéfiniment offerte aux tâches de la reprise et de la totalisation. Il fallait que l’histoire soit continue pour que la souveraineté du sujet soit sauvegardée; mais il fallait réciproquement qu’une subjectivité constituante et une téléologie transcendantale traversent l’histoire pour que celle-ci puisse être pensée dans son unité. Ainsi était exclue du discours et rejetée dans l’impensable la discontinuité anonyme du savoir

Notes

1. Je dois à M. Canguilhem l’idée d’utiliser le mot en ce sens.