Nouvelles questions
[41] Ce n’est pas nous qui ferons le compte de ce qui reste en suspens, après la ‘Réponse’ de Michel Foucault, des questions que nous avons posées. Car le mouvement par lequel elle excède la dimension épistémologique où nous nous sommes cantonnés, est assez impérieux pour faire oublier maintenant les élisions qui le permettent.
Qu’on ne s’y trompe pas: le texte qu’on vient de lire, par le système qu’il articule pour la première fois des rapports nécessaires qu’entretiennent aux yeux de leur auteur, Histoire de la folie, Naissance de la clinique et les Mots et les Choses, donne une fondation renouvelée à l’archéologie des sciences, et recentre la théorie du discours qui la supporte jusqu’à défaire sa méthode de lecture, telle que l’introduction à Naissance de la clinique l’avait instituée.
C’est pourquoi il y a mieux à faire pour nous que de nous répéter. Une tâche se propose d’elle-même, celle de prendre un départ nouveau de ce texte nouveau, et nous insérer ainsi, comme nous y autorise Michel Foucault, dans le procès d’un travail dont c’est le titre le plus éminent que d’être maintenant encore, et véritablement, en cours.
Du cercle de la méthode
Notre premier mot doit être pour dire le cercle de la méthode.
En effet, la critique de la continuité, si corrosive qu’elle pourrait réunir Martial Gueroult et Heidegger sous le reproche d’ ‘anthropologisme’ dès lors qu’ils étudient des totalités que rassemblent des noms propres, engage inévitablement Foucault dans un cercle lorsqu’il entreprend de circonscrire ses propres objets. Au niveau radical distingué comme ‘le référentiel’ , l’ensemble des énoncés à étudier n’a d’autre unité que celle de la loi même qui règle la dispersion des ‘différents objets ou référents’ que cet ensemble ‘met en jeu’ , ce qui veut dire: la loi définit ce qui la définit.
Il est juste de reconnaitre que ce cercle selon toute vraisemblance est [42] assumé, puisque la discontinuité l’implique en ce qu’elle est à la fois ‘objet et instrument de recherche’ , et délimite ‘le champ d’une analyse dont elle est l’effet.’
Mais une théorie de cet effet est nécessaire sans doute.
Si la méthode se trouve contrainte en vertu de son cercle de prendre son départ d’un découpage provisoire, par quoi celui-ci diffère-t-il des ‘synthèses spontanées’ dont le texte instruit le procès? Voilà qui enclenche le processus d’une correction interminable, progressive-régressive. Le cercle de l’archéologie des sciences serait-il le cercle herméneutique?
Si le premier découpage au contraire est définitif, il est arbitraire.
Entre l’interminable et l’arbitraire, pour quoi y-a-t-il place?
De la règle de formation
Pour résoudre le problème de l’unité des objets, la ‘Réponse’ propose un concept inédit, la ‘règle de formation’ .
Aux quatre niveaux qui épuisent les aspects des discours, ce concept est mis en jeu, et ses effets énoncés quatre fois dans des termes identiques. Mais la règle est-elle rien d’autre que le nom donné à la relation, inspécifiable, d’une variété à une unité, puisque son propre singulier s’oppose sans médiation à la dispersion des objets qu’elle passe pour former?
Si la règle est d’ores et déjà articulable pour Michel Foucault, il faut lui demander alors quelles en sont les propriétés, qui l’opposent à d’autres types de règles, et qui la distinguent en particulier des règles structuralistes?
Le système d’un ensemble d’énoncés doit être capable de seulement former, dit la ‘Réponse’, les énoncés effectivement produits, et nul autre en plus, ou à la place. Ne faut-il pas reconstituer un système de formation à productivité indéfinie, avant de lui imposer la limitation de ne produire que le nombre fini des énoncés qui ont eu lieu? Gueroult a-t-il tort, en répondant à la place de Descartes à des questions que celui-ci n’a pas rencontrées, d’effectuer ainsi la puissance du système cartésien?
Du discours, de l’énoncé, et de l’événement
Il faut revenir maintenant sur le concept du discours, dont on constate dans la ‘Réponse’ que la valeur n’est pas fixée. Il semble qu’on puisse distinguer trois sens du terme, qui se laissent ordonner en processus.
1. En un premier sens, le discours est un groupement donné d’énoncés donnés, l’énoncé n’étant ici que l’entité indéterminée du type immédiatement inférieur au discours; c’est en ce sens qu’on parle de la ‘surface des discours’ .
[43] 2. En un sens, le discours est le concept de ce qui tient son unité des quatre critères; c’est en ce sens qu’on parle des ‘aspects des discours’ .
3. Enfin, le discours comme formation discursive est ce qui résulte du traitement de 1 par 2, soit, parmi tous les groupements possibles, celui qui tombe sous le concept défini en 2. C’est de ce point de vue qu’on peut dire que la formation discursive ‘groupe toute une population d’événements énonciatifs’ .
Tout le processus est suspendu à la définition manquante de l’énoncé, qui entre dans le concept du discours au sens 1, et que suppose le discours aux sens 2 et 3.
S’agissant de l’énoncé, on peut se demander si cette unité est assez spécifiée d’être la plus petite douée de sens? Et quels sont les critères d’individualisation de tel énoncé, dès lors que celui-ci est considéré comme inanalysable? La place est-elle au nombre de ces critères ? Et tous ne se réduisent-ils pas à elle seule? Dans ce cas, quel sens y aurait-il à dire qu’un énoncé se répète?
Il y a plus: la place est une détermination double, puisque l’énoncé se conçoit comme un élément dans un système et un événement d’énonciation. En effet, la ‘Réponse’ explicite le principe de lecture de l’énoncé comme élément (saisie de lois de non-coïncidence, d’écart et de dispersion, renvoyant aux règles de formation) tout en laissant entendre qu’il existe un principe de l’énoncé comme événement (saisie des conditions régissant l’apparition d’énoncés comme événements, à travers leur articulation sur d’autres événements, de nature non-discursive).
Pourtant, y a-t-il effectivement deux principes de lecture ? Et quelle serait l’articulation du second sur le premier? En fait, l’événement d’être toujours inscrit dans une configuration, et rapporté au système de ses conditions, semble n’être rien qu’un élément.
Mais, de nouveau, toutes les caractérisations qu’il est possible de donner de la singularité de l’événement ne se réduisent-elles pas à la singularité d’une présence? Et celle-ci a-t-elle d’autre fin que de permettre de dissoudre les unités de tous ordres que sécrète pour ainsi dire ce quelque chose qui n’a pas de nom plus précis que la ‘culture’ ?
Néanmoins, Michel Foucault peut reconnaître, dans la dispersion des événements ‘un jeu de relations’ , ‘un ensemble de règles’ qui se présentent elles-mêmes comme fondées dans l’unicité d’un système définissant l’ensemble des conditions historiques de possibilité de ces événements.
Il nous paraît que cette séquence : 1) Unités, 2) Singularité, 3) Unicité (ou des termes équivalents) forme maintenant système, opère en processus (2 traite 1 pour produire 3) et permet de présenter comme thèses les postulats suivants:
[44] 1. Événement et énoncé s’appartiennent, tout événement apparaissant comme énoncé dans ‘l’espace du discours’ .
2. Dans l’ensemble des énoncés, qui est en droit fini, tout énoncé est irremplaçable.
Si ces postulats étaient explicités, la question se poserait toujours de savoir ce qui permet aux quatre ‘règles de formation’ de s’appartenir, ou aux ‘formations discursives’ et aux ‘positivités’ de se correspondre. Ne serait-ce pas qu’un principe de cohérence est supposé qui réduit, dans ‘l’inconscient de la chose dite’ , l’événement dans son émergence pure au statut d’un élément? Faut-il employer le terme d’ ‘Époque’ pour désigner le système qui permet de rendre pertinents les divers événements, qu’ils soient enregistrés ou non?
Faisant un pas de plus, l’abandon du principe de cohérence entraînerait-il comme conséquence l’indépendance véritable de ‘l’événement non-discursif’ ? Et ne faudrait-il pas supposer que chaque fois qu’un événement est repris comme énoncé et passe comme élément dans l’ensemble du savoir, il y a un reste irréductible qui limite les prétentions d’une ‘description pure des faits du discours’ , et qui implique nécessairement une articulation du savoir sur ce qu’il ne peut intégrer?
De l’impensé
Enfin, nous conclurons sur ce qui nous paraît l’écart majeur de la ‘Réponse’ par rapport à ce que nous comprenions de la pensée de Foucault.
Puisque c’est ici son axiome qu’il n’est d’impensé que des règles, il s’interdit de parler de l’impensé d’un énoncé ou d’un discours: cet impensé ne serait jamais qu’un autre énoncé, un autre discours.
Faut-il donc que la critique de la continuité, (du livre, de l’oeuvre, de l’histoire en son ensemble ou d’une formation qui la recouvre, comme pour Heidegger, la métaphysique) exclue désormais qu’un énoncé soit produit pour tenir place d’un autre? C’est-à-dire: pour l’empêcher de paraître, pour le refouler?
Qu’un discours puisse venir à la surface pour en refouler un autre dans ses dessous, c’est pourtant ce qui, de la psychanalyse, nous paraissait l’acquis définitif.
Après la ‘Réponse au cercle d’épistémologie’, la question se pose: où Foucault se tient-il maintenant, par rapport à Freud, et à Nietzsche?
Le Cercle d’épistémologie.
A ces questions, Michel Foucault a de nouveau accepté de donner une réponse. Elle paraîtra dans un numéro des ‘Cahiers pour l’Analyse’.