Similitude des elements et loi périodique
[195]Ce que nous avons isolé dans le dernier chapitre des principes de chimie (traduction française de M.E. Achkinasi et M.H. Carrion) est trop fragmentaire pour permettre d’étudier la chimie de Mendéléeff, mais suffit à faire comprendre le concept du système périodique des éléments.
Les exemples précédents nous montrent que la somme des notions que nous possédons sur les transformations propres aux corps simples, est insuffisante pour permettre d’apprécier la similitude des éléments.
Les différents éléments peuvent, en effet, se ressembler par différents points. Ainsi Li et Ba ont plusieurs propriétés analogues à celles de Na ou de K; sous d’autres rapports, ils se rapprochent de Mg ou de Ca. Il est donc évident que, pour trancher cette question, il faut se baser non seulement sur les propriétés qualitatives chimiques, mais aussi sur des signes quantitatifs, susceptibles d’être mesurés. Quand une propriété peut être mesurée, elle perd son caractère d’incertitude et devient un signe quantitatif.
Au nombre des propriétés mesurables des éléments, ou de leurs composés correspondants, appartiennent :
(a) L’isomorphisme ou similitude des formes cristallines et la faculté qui en dépend de former des mélanges isomorphes.
(b) Le rapport des volumes des composés semblables des éléments.
(c) La composition de leurs combinaisons salifiables.
(d) Le rapport des poids atomiques des éléments.
............
[Mendéléeff étudie les trois premiers points. Il est conduit alors à traiter du poids atomique des éléments.]
Plusieurs groupes d’éléments semblables sont connus depuis longtemps. L’oxygène, l’azote, le carbone etc. possèdent des analogues qui seront étudiés plus bas. Leur étude nous conduit nécessairement à la question suivante: quelle est la cause de l’analogie et quel est le rapport des groupes d’éléments entre eux?
Sans avoir de réponse à ces questions, il n’est guère possible de grouper les éléments analogues sans tomber dans des erreurs grossières, attendu que les notions du degré de l’analogie ne sautent pas toujours aux yeux et ne sont pas d’une précision rigoureuse. Ainsi, par exemple, le lithium ressemble sous certains rapports [196] au potassium; par d’autres points, il se rapproche du magnésium; le glucinium ressemble à l’aluminium et au magnésium. Le thalium, comme nous le verrons plus tard, et comme on l’a observé dès sa découverte, ressemble au plomb et au mercure mais possède en même temps une partie des propriétés du lithium et du potassium. Il est certain que, là où nous ne pouvons pas mensurer, il faut bon gré mal gré se borner à faire un rapprochement ou une comparaison basée sur les propriétés les plus évidentes qui sont parfois loin de présenter une précision absolue.
Les éléments ont cependant une propriété exactement mensurable, c’est leur poids atomique. Le poids de l’atome exprime la masse relative de l’atome ou, en d’autres termes, abstraction faite de la notion de l’atome, cette grandeur montre le rapport qui existe entre les masses constituantes des unités chimiques indépendantes, c’est-à-dire des éléments. Or, il résulte de toutes les notions précises que l’on possède sur les phénomènes de la nature que toutes les propriétés d’une substance dépendent justement de sa masse, parce que toutes, elles sont fonction des mêmes conditions ou des mêmes forces qui déterminent le poids du corps; or ce dernier est directement proportionnel à la masse de la substance. Il est donc tout naturel de chercher une relation entre les propriétés analogues des éléments d’une part et leurs poids atomique d’autre part.
Telle est l’idée fondamentale qui oblige à DISPOSER TOUS LES ÉLÉMENTS D’APRÈS LA GRANDEUR DE LEUR POIDS ATOMIQUE. Cela fait, on remarque immédiatement la répétition des propriétés dans les périodes des éléments. Nous en connaissons déjà des exemples:
Fl = 19; | Cl = 35.5; | Br = 80 | I = 127 |
Na = 23; | K = 39; | Rb = 85; | Cs = 133 |
Mg = 24; | Ca = 49; | Sr = 87; | Ba = 137 |
Les trois exemples ci-dessus permettent de saisir l’essence de la question. Les halogènes ont des poids atomiques plus petits que les métaux alcalins et ceux de ces derniers sont également inférieurs à ceux des métaux terreux. C’est pourquoi, EN DISPOSANT LES ÉLÉMENTS D’APRÈS LA GRANDEUR CROISSANTE DE LEUR POIDS ATOMIQUE, ON OBTIENT UNE RÉPÉTITION PÉRIODIQUE DES PROPRIÉTÉS. C’est ce qu’énonce LA LOI PÉRIODIQUE: les propriétés des corps simples, comme les formes et les propriétés des combinaisons, sont une fonction périodique de la grandeur du poids atomique.1
[197] ............
[Mendéléeff étudie le système périodique des éléments.]
Chaque élément occupe dans le système périodique une place déterminée par le groupe (chiffre romain) et par la série (chiffre arabe) auxquels il appartient et qui indiquent la grandeur de son poids atomique, les analogies, les propriétés et la forme de l’oxyde supérieur, du composé hydrogéné et des autres combinaisons; en un mot les principaux signes qualificatifs et quantitatifs de l’élément. Il reste encore toute une série de détails ou de particularités individuelles dont la cause doit, peut-être, être recherchée dans les petites différences qui existent entre les poids atomiques.
Si un groupe quelconque renferme des éléments R1, R2, R3 et si l’un de ces éléments, par exemple R2, se trouve placé dans la série entre les éléments Q2 et T2, les propriétés de R2 pourront être déterminées d’après celle de R1, de R2, de Q2, de T2.
Ainsi, par exemple,
R2 = 1/4 (R1 +R3 + Q2 + T2)
Le sélénium, par exemple, se trouve dans le groupe du soufre = 32 et du tellure = 125. Avant lui se trouve dans la 5. série As = 75, et après,Br = 80. Par conséquent le poids atomique du sélénium
Se = 1/4 (32 + 125 + 75 + 80) = 78,
nombre très voisin de la réalité.
On pourrait déterminer de cette manière les autres propriétés du sélénium si elles n étaient pas connues. Ainsi, par exemple, As forme H3As; Br donne HBr; [198] il est évident que le sélénium qui se trouve entre ces deux éléments doit former H2Se avec des propriétés intermédiaires à H3As et HBr.
Les propriétés physiques du sélénium elles-mêmes et celles de ses combinaisons, sans parler de leur composition qui est définie par le groupe, peuvent être déterminées avec une très grande exactitude d’après les propriétés de S, Te, As et Br.
IL DEVIENT DONC POSSIBLE DE PRÉVOIR LES PROPRIÉTÉS DES ÉLÉMENTS ENCORE INCONNUS.
Ainsi, il n’y a pas longtemps encore, la place IV-5 (quatrième groupe, cinquième série) était vide.
On peut désigner ces éléments inconnus par le nom de l’élément précédent appartenant au même groupe auquel on ajoute le préfixe kA qui signifie un en langue sanscrite.
L’élément occupant IV-5 vient après IV-3 occupé par le silicium, nous appellerons donc ékasilidum Es l’élément inconnu.
Indiquons les propriétés que doit posséder ce nouvel élément, en prenant pour point de départ les propriétés connues de Si, Sn, Zn et As. Son poids atomique se rapproche de 72; son oxyde supérieur a la composition Es02 et l’oxyde inférieur EsO, la forme la plus ordinaire de ses combinaisons sera EsX4, les composés inférieurs, chimiquément stables auront la composition EsX2. L’ékasilicium forme des composés organométalliques volatils, par exemple, Es(CH3)4, Es(CH3)Cl, Es(C2H5)4 qui bout vers 160º., etc. Il forme en outre une combinaison chlorée liquide et volatile EsCl4, bouillant vers 900, ayant comme poids spécifique 1.9; Es02 sera l’anhydride d’un acide faible, colloïde; Es métallique s’obtiendra facilement de son oxyde et de K2EsFl6 par réduction; EsS2 ressemblera à SnS2 et à SiS2 et sera probablement soluble dans le sulfure d’ammonium. Le poids spécifique de Es sera voisin de 5.5; Es02 aura pour densité environ 4.7, etc.
Cette détermination des propriétés de l’ékasilicium, je l’ai donnée en 1871 d’après les propriétés des éléments qui sont ses analogues IV-3 Si, IV-7 = Sn, II-5 = Zn, V-5 = As.
Aujourd’hui que cet élément est connu, grâce à la découverte de Winkler de Fribourg, il est prouvé que ses propriétés réelles correspondent absolument à celles qui avaient été prévues.2 Ce sont les faits de ce genre qui démontrent le mieux l’exactitude de la loi périodique.
[199]L’élément qui occupe la place de l’ékasilium a été appelé par son inventeur Germanium Ge (Voir chapitre XVIII). Ce n’est pas le seul dont l’existence Rit annoncée à l’aide du système périodique.3 Nous verrons, en effet, plus tard, dans la description des éléments du groupe III, que les propriétés décrites par un procédé analogue pour l’ékaaluminium El = 68 furent celles du Gallium, découvert par Lecoq de Boisbaudran. De même la description de l’ékabore correspondit à celle du scandium découvert par Nilson.
Attendu qu’une véritable loi de la nature ne souffre pas d’exceptions, la relation périodique entre les propriétés et les poids atomiques des éléments fournit un NOUVEAU MOYEN DE DÉTERMINER, D’APRÈS L’ÉQUIVALENT, LE POIDS ATOMIQUE ou la valence de certains éléments déjà connus mais peu étudiés, pour lesquels les autres méthodes de détermination du poids atomique n’ont pu être appliquées. A l’époque ou le système périodique fut proposé (1869), il y avait beaucoup d’éléments mal définis. La loi périodique permit de fixer leurs véritables poids atomiques qui furent confirmés dans la suite par des recherches expérimentales. A ce nombre appartiennent: l’indium, l’uranium, le cérium, l’yttrium, etc.
Notes
1. La loi périodique et le système périodique tels qu’ils sont exposés ici ont été publiés dans la première édition de cet ouvrage commencé en 1868 et terminé en 1871. Au commencement de 1869 j’ai adressé à beaucoup de chimistes mon Essai d’un système de classification des éléments basé sur leur poids atomique et leur ressemblance chimique, et dans la séance du mois de mars 1869 de la société chimique Russe j’ai parlé Du rapport entre les propriétés et le poids atomique des éléments. Voici les conclusions de cet article:
Toute la loi périodique est renfermée dans ces lignes.
............
[Mendéléeff dresse la liste des travaux ultérieurs qui confirment les principes de la loi périodique et des travaux antérieurs qui ont permis la formulation de la loi.]
Il est utile de rappeler à la fin de cet historique que jamais une loi générale ne s’établit d’emblée. Ce n’est qu’après avoir subi l’épreuve de l’expérience, cette juridiction suprême que doivent reconnaître tous ceux qui étudient la nature, qu’une loi reçoit sa sanction. C’est pour cette raison que je considère Roscoe, Lecoq de Boisbaudran, Nilson, Winckler, Brauner, Carnelley, Thorpe et tous les autres auteurs qui ont appliqué la loi périodique à la réalité chimique, comme les véritables promoteurs de la loi périodique qui pour atteindre son entier développement, a encore besoin de nouvelles recherches. ↵
2. Les lois naturelles ne soufflent pas d’exceptions et c’est en cela qu’elles se distinguent des règles semblables à celles de la grammaire, par exemple. Une loi peut être confirmée seulement lorsque toutes les conséquences que l’on peut en tirer ont subi la sanction de la vérification expérimentale. C’est pourquoi après avoir découvert la loi périodique, j’en ai déduit (1860-1871) des conséquences logiques propres à démontrer si cette loi était exacte ou non. Au nombre de ces dernières, appartient la prévision des propriétés des éléments non encore découverts et la correction des poids atomiques de plusieurs éléments encore peu étudiés. Ainsi, par exemple, on considérait l’uranium comme triatomique, et on lui attribuait le poids atomique U = 120. A cet état, ce métal ne se classait pas dans le système périodique; j’ai proposé de doubler son poids atomique U = 240; cette modification a été justifiée par les recherches de Roscoe, Zimmermann et par d’autres (chap. XXI). Il en fut de même pour le cérium (Chap. XVIII) dont le poids atomique a dû être modifié conformément au système périodique; j’ai déterminé la chaleur spécifique de cet élément et corrigé quelques formules de ses composés; les recherches de Hilldebrandt, de Rammelsberg, de Brauner, de Clève, ont confirmé les modifications proposées. De deux choses l’une, ou bien il faut considérer la loi périodique comme exacte dans tous ses points, et comme constituant une nouvelle arme des sciences chimiques, ou bien il faut la rejeter.
Considérant que la voie expérimentale est la seule qui soit vraie, j’ai vérifié moi-même tout ce que j’ai pu et j’ai mis entre les mains de tous la possibilité de vérifier ou de rejeter la loi; je n’ai pas été du tout de l’avis de L. Meyer qui s’exprime ainsi (Liebig Annalen, 1870. Edg. B. VII, p. 364) en parlant de la loi périodique: “Es würde voreilig sein, auf so unsichere Anhaltspunkte in eine Aenderung der bisher angenommenen Atomgewichte vorzunehmen” (il serait prématuré de modifier les poids atomiques adoptés jusqu’à ce jour en se basant sur un point de départ aussi peu sûr).
A mon avis, le nouveau point d’appui offert par la loi périodique devait être ou accepté ou rejeté; or l’expérience l’a justifié partout où l’on a essayé de le vérifier. Aucune loi de la nature ne peut être établie sans cette vérification.
Ni de Chancourtois, auquel les Français attribuent la priorité de la découverte de la loi périodique, ni Newlands que citent les Anglais, ni L. Meyer, considéré par les Allemands comme fondateur de la loi périodique, ne se sont hasardés à prédire les propriétés des éléments non encore découverts, n’ont cherché à modifier les “poids atomiques adoptés” et en général à considérer la loi périodique comme une nouvelle loi de la nature reposant sur des bases solides et pouvant embrasser des faits non encore généralisés, comme je l’ai fait dès le début (1869). ↵
3. Quand, en 1871, j’écrivais l’article sur l’application de la loi périodique à la détermination des propriétés des métaux encore inconnus, je ne pensais pas être un jour témoin de la justification de cette conséquence de la loi; la réalité en a décidé autrement, A peine vingt ans après que j’eus décrit les trois éléments: l’ékabore, ékadliminium, et l’ékasilicium, j’ai eu l’extrême joie de les voir découverts et baptisés des noms du pays où a été faite la découverte des minerais très rares qui les renferment: le gallium, le scandium, le germanium. Ce sont les auteurs de cette découverte qui ont contribué à entraîner la conviction générale. ↵