Chimie de la Raison
Préambule
Suivant, que le procédé porte sur le segment ou sur l’ensemble, sur les termes ou les relations, il serait aisé de classer les usages de reprise qu’un discours quelconque peut faire d’une science: sur un segment - simple métaphore comme reprise des termes sans la relation, analogie si c’est la relation sans les termes; à partir du lieu où le tout de la science s’engage, accentuer les termes revient à constituer la science en réserve ou plutôt règle de formation des images, source unique de références diverses et toujours topiques1: mais si la reprise de ce tout se fait au niveau des relations qui l’organisent, la science obtient par contraste la fonction d’une forme dont tel discours donné sera une interprétation.2
Du même coup il faut singulariser un tel mouvement puisqu’on y voit la possibilité qu’une science devienne pour tous les discours non pas un modèle, mais tout à la fois le langage dernier qui en expose la systématique et la matrice première dont ils sont obtenus par substitution des objets. Toute science peut-être viendrait à son tour donner cette forme générale puisque les phénomènes peuvent toujours être représentés dans leur indifférence comme physiques ou géométriques ou mesurables; alors le corps entier des sciences, rapporté à son corrélat d’unicité sous le nom de Raison, serait physique ou géométrie ou calcul.
Une chimie de la Raison est donc a priori possible et décrira au moins ce croisement où le plus singulier d’une science régionale paraît donner la clé de l’ensemble qui la place. Mais il y faut:
1. Que le tout de la science soit impliqué et non pas un segment, que l’on s’attache donc aux principes qui en décident; à quoi sont essentiels les textes énonçant la coupure initiale ou la scansion des refontes.
2. Que les relations importent plus que les termes; moins alors les expériences que le système des notions et parmi les notions, moins celles des corps que la relation de leur coprésence ou combinaison: moins les éléments que le tableau qui les relie.
3. Que le tout des sciences soit proposé et relu comme interprétation de la forme auparavant cernée comme chimie, à quoi tous les textes de la théorie des sciences ne sont pas également propres, s’il est vrai qu’une telle possibilité n’est pas indifférente mais engage des assomptions définies.
Si l’on consent en effet, à la lumière de Lavoisier et de Mendéléev, à ramener la chimie à une science du simple et du composé et le rapport de ses objets à la combinaison, une chimie de la Raison voudra que les sciences d’abord soient un tout, [169] mais aussi que ce tout se marque comme continu, la relation d’une science à l’ensemble répétant celle du segment à la science = et comme simple, cette relation unique étant, sans autre spécification, celle de la partie au tout.
De ceci qui ne va pas de soi, d’Alembert offre un exemple porté jusqu’à l’explicite3, lui qui dès l’abord prononce les paroles décisives et peut, à ce prix, lire comme composition des corps la dépendance des propositions, identifier comme combinaison ou enchaînement leur relation fondamentale et comme élément le terme premier de cette relation.
On peut même, et chez d’Alembert et chez Lavoisier, le premier parlant le tout des sciences comme une chimie, le second la chimie comme une partie de ce tout, repérer la plurivocité qui suit de tels principes.
Comme relation orientée, la combinaison suppose un absolument premier; l’élément est alors aussi bien le corps sans parties que la proposition indépendante, autre nom du savoir divin comme connaissance impossible du simple.
Mais il suffit aussi de délimiter une combinaison pour que la relation soit univoquement dé nie et la place de premier univoquement reconnaissable, le terme qui y apparaît pouvant être d’ailleurs en lui-même composé ou dépendant.
Enfin tout ordre imposé aux termes suivant quelque critère (par exemple celui des étapes que suit la connaissance) revient encore à poser un premier, l’élément se réduisant à cette simple précession (qui serait alors celle du facile sur le difficile).
Construire une chimie de la raison est ainsi référer les sciences à la juridiction du tout, mais c’est du même coup les soumettre à une autre nécessité. Car ce tout est aussi substantiel puisque, science du simple et du composé, la chimie doit mettre son effort à générer par la seule opération de combinaison toutes les matières qui font les choses du monde; sauver les phénomènes revient alors pour elle à constituer comme telles une plénitude et une liaison des substances. On voit ici que la relation cruciale au tout n’est que le revers d’un rapport à la représentation à quoi la chimie est si intimement liée, que, tout représentable lui étant objet d’analyse, toute analyse est aussi déduction d’un corps représentable.
S’il convenait donc que Lavoisier repérât en clair dès les origines le triple représentatif chose-mot-idée, il faut aussi que la logique s’en exerce de façon décisive; sur le fond radical de la coïncidence représentative parfaite, à quoi se mesureront les distords, la plénitude se clive, ne coïncidant pas avec elle-même, suivant qu’elle vient de la science ou de son objet, la nature, de sorte qu’on peut alternativement lire l’excès de l’une sur l’autre: de tout ceci le noeud se nomme tableau - tableau de Cuvier ou tableau de Mendéléeff - où la place vide est d’emblée place d’objet, parce que le tableau représente, place d’objet manquant parce que la nature peut manquer à la science, place d’objet réel parce que la nature ne manque jamais.
La chimie de la raison ne ferait-elle dans son décours que confirmer le poids de la configuration classique? Ce n’est pas le lieu ici de défaire une attache si forte, ni même de la réfléchir, mais seulement de la nommer et de nommer peut-être la voie de sa résolution: construire la logique du simple dont à son tour la chimie est ici une interprétation et le substitut.