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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Sur Lavoisier: Présentation du Discours préliminaire

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Le Discours préliminaire, inséparable du Traité élémentaire de chimie, a été écrit en 1789, année révolutionnaire, qui impose à l’Europe, la ‘chimie française’ .1 Mais en quoi réside l’innovation? Avant de tenter de répondre à la question, évoquons sommairement les thèmes généraux du Discours, si baigné de philosophie: il nous propose un cartésianisme remanié, voire même inversé, mais de cette façon conservé.

Le philosophe du Discours de la Méthode s’appliquait à bien penser, assuré qu’il retrouvait ainsi (Dieu garantit la jonction et sert d’intermédiaire) les lois ou la vérité des choses que nous ne saurions ni voir ni toucher. Mais Newton devait révéler l’irréductibilité de l’univers aux principes et systèmes (imaginatifs): le monde est bien intelligible, mais n’est pas pour autant enfermé dans mon intelligence. Ce qui entraîne une réorganisation du cartésianisme, à laquelle allait travailler le maître de Lavoisier, l’abbé de Condillac. A la métaphysique du cogito, il substitue celle de l’immersion dans la nature, toujours organisée et même ordonnée par Dieu. Celui-ci en sera moins prouvé par l’idée que présupposé par cet agencement du monde sensible.

Laissons Condillac pour son disciple fervent, Lavoisier. Lui aussi, dans le Discours, nous détourne d’une philosophie de l’esprit au profit d’une philosophie de la nature. Mais il commence surtout par un doute radical, déchirant: il faut renoncer non pas à ce que l’enfance nous a enseigné (au contraire nous devrons revenir à cette enfance et de l’esprit et du monde), mais à ce dont les institutions, les écoles, la tradition, les Traités nous ont abusivement imprégnés. Avant Jean-Jacques Rousseau (le chimiste)2, Lavoisier veut nous mettre à l’écoute même des choses.

Deux écrans s’interposent toutefois entre elles et nous, entre l’enfant ingénu et l’univers qu’il convient de ressaisir, à travers l’humilité et la solidité [179] des impressions sensorielles ou des instruments sensibles: a) L’enseignement reçu, nous l’avons noté déjà, mais aussi les mots en usage qui véhiculent les erreurs les plus malfaisantes et portent à son comble le désordre. A cause d’eux, les chimistes ne peuvent plus échanger et les mêmes substances reçoivent des désignations diverses, ce qui déroute l’entendement et fausse les communications. En bon condillacien, Lavoisier vise la merveilleuse coincidence entre les substances et les substantifs, à laquelle il consacre son Traité, destiné ouvertement à réunir les choses, les mots et les esprits, qui tous trois se correspondront et se refléteront les uns dans les autres.3 Projet touchant: il suffira d’entendre pour comprendre, parce que le vocable nouveau contiendra la vérité de ce qu’il représente. Le signifié et le signifiant vont se fondre l’un dans l’autre, grâce à la nomenclature rationnelle qui sera à l’univers analysé ce que les onomatopées sont aux bruits primitifs. Bref, selon le Discours, nous allons enfin assister à la confluence des choses, des signes et des idées désormais inséparables, formés les uns sur les autres. b) Un second nuage doit être dissipé, outre celui des mots anciens: celui des passions des hommes et de leur subjectivité. A chaque page (ou presque) du Discours, le mal est suspecté, traqué: l’amour-propre. L’univers est un peu comme un Discours universel (ou une grammaire) que Dieu nous tient. Ne brouillons pas ce texte par nos bavardages individuels. C’est la raison profonde pour laquelle Lavoisier répugne à nommer les savants (étrangers) et à leur reconnaître ce qui leur revient. La vérité vient des choses, non des intelligences qui la lisent. Tout ce qui est humain doit disparaître et surtout l’histoire inutile de la science. Lavoisier se veut délibérément en dehors du temps: il se refuse à apparaître lui-même, se perd dans la communauté des savants: “L’habitude de vivre ensemble, de nous communiquer nos idées, nos observations, notre manière de voir, à établi entre nous une sorte de communauté d’opinions dans laquelle il nous est souvent difficile à nous-même de distinguer ce qui nous appartient plus particulièrement” (Discours). D’ailleurs, le Traité de 1789 a été précédé d’un travail collégial: le Tableau de mai 1787 proposé par MM. de Morveau, Lavoisier, Berthollet et de Fourcroy.

Bref, vaste et fervent retour à un monde originel, dans ce livre biblique au titre pour nous équivoque: élémentaire, en effet, cache à la fois un souci pédagogique (la clarté et la facilité toujours invoquées) mais aussi un cosmogonique à (partir des données premières et provisoirement indécomposables, reconstruire les ensembles et pouvoir les retrouver). A vrai dire, le chimiste fera en sens inverse le travail de la création: au lieu d’engendrer les complexes, il les brisera (on a évincé le: Ignis mutat res) et descendra aux racines, à l’alphabet primitif avec lequel tout semble avoir été écrit.

[180]Pourquoi ce célèbre projet a-t-il connu une audience européenne? Telle est la question que nous avons posée. En effet, un peu d’histoire appliquée à celui qui la rejette nous montrera mieux ce qui lui revient. Analysons, au feu des textes, la chimie même de l’analyse afin d’en mieux extraire l’audace.

Le souci de nommer, sur des bases claires et naturelles, ne peut pas lui être prêté. Sans entrer dans des détails, bien des chimistes, avant Lavoisier, ont conçu cette réforme et l’ont partiellement réalisée.

Torbern Bergman, en premier lieu, et pour des raisons théologiques d’ailleurs. Fossiles, pierres et roches, selon l’illustre lithographe, stupéfient par leurs irrégularités et leurs invraisemblables entrecroisements. Avec eux, tout semble confondu. Classer les animaux et les végétaux, à la Linné, lui parait une entreprise relativement facile: ces êtres s’individualisent d’eux-mêmes. Leur sexualité les protège et les isole. Dans et avec la terre, tous les mélanges ont été possibles et il y règne le plus noir désordre. En outre, faute d’un minimum d’ ‘âme’ lui les individualise, ces minéraux et ces sels revêtent une grande diversité d apparences: ainsi la silice à la fois quartz, cristal de roche, jaspe, spath, etc. Ou encore: “Une pierre d’un certain volume est placée dans un genre particulier et cette même pierre réduite en poussière est placée dans un autre, qui souvent ne se retrouve pas dans la même classe.”4 Bref, l’extérieur trompe toujours: aspects variables, métamorphoses, et surtout mélanges pétrifiés capables de tout assembler. Il ne faudra rien de moins qu’un chalumeau à souder pour dégager les ‘molécules primitives’ agglomérées, réapprendre la logique cachée de ces corps informes ou les règles de ces ‘jeux de la nature’ qui s’est amusée à tout embrouiller. Faute de s’y consacrer, il faudrait admettre l’empire noir du désordre. Non seulement il importe d’inventorier et de ranger cette richesse, mais il convient d’inventer une langue qui diffusera les lumières nouvelles arrachées aux terres confuses. Le Discours de Lavoisier ne cache pas d’ailleurs que Bergman et Macquer ont décidé les premiers la révolution linguistique: comme s’il se défendait de devoir mettre un ‘bonnet rouge sur le dictionnaire’, Lavoisier n’oublie pas de brandir les noms (historiques) de ces précurseurs.

On retiendra que Linné n’a sauvé Dieu, le créateur, que là où il n’était pas en danger; que sa réforme des appellations, appliquée aux végétaux et aux animaux, lui était suggérée par les vivants eux-mêmes. Le dehors de ces êtres indique leurs appartenances et propriétés, mais les pierres, au contraire, doivent être brûlées et porphyrisées, pulvérisées. “Je désire, écrit Bergman, que les dénominations soient, autant qu’il est possible, conformes à la nature des choses. Je sais bien que les mots sont comme les pièces de monnaie et que les changements de noms peuvent occasionner une grande confusion; on ne peut disconvenir cependant que la chimie [181] n’ait été, comme les autres sciences, autrefois surchargée de noms très impropres ... Il importe surtout de donner aux nouvelles substances des noms conformes à-leurs caractères; c’est pour cela qu’au lieu de la dénomination d’air fixe, qui tient à une idée peu exacte, j’emploie celle d’acide aérien ...”5

Désignation bien hasardeuse et critiquable: s’il existe plusieurs “acides aériens”, on entretient la confusion avec ce néologisme, qui assimile l’espèce et le genre. Mais Macquer et surtout Guyton prennent l’affaire en main et du même coup ouvrent le chemin à Lavoisier. Dans un Mémoire célèbre, fondamental, Guyton a fixé des règles pour la création des vocables chimiques, qu’on apposera sur les substances de plus en plus nombreuses et nouvelles.

Comment nommer?

1. Ce signe parlé ne devra pas, selon Guyton, relever du jargon mais au contraire, exprimer avec simplicité la chose qu’il représentera. Les droguistes, apothicaires, artisans ne doivent-ils pas prononcer ce substantif? Mais peut-on concilier ces deux exigences: le caractère savant et l’usage populaire? S’inspirer du savoir mais conserver les sonorités usuelles?

2. Il devra être bâti sur une langue morte (non susceptible d’évolution, le latin ou le grec) mais, en même temps, se plier au génie de la langue nationale. Ces deux règles de la dialectologie sont-elles compatibles? “Dans le choix des dénominations à introduire, on doit préférer celles qui ont leurs racines dans les langues mortes les plus généralement répandues, afin que le mot soit facile à retrouver par le sens et le sens par le mot”6, mais: “Les dénominations doivent être assorties avec soin au génie de la langue pour laquelle elles sont formées”7 Guyton joint l’exemple à la parole: il demande de remplacer l’expression malheureuse de “terre de spath pesant” par ce signe plus maniable de “barote” d’où se tirera l’épithète de barotique (qui désignera les sels).

3. Autre exigence: le néologisme doit être léger, manipulable, ne pas équivaloir à une locution chargée (“Une phrase n’est point un mot”8) toutefois, il doit inclure au moins trois possibilités de variation, un préfixe, un radical plus ou moins complet, enfin un suffixe détachable et déclinable. Dans ces conditions, le mot nouveau exprimera, s’il le faut, la composition, sa nature et ses proportions.

Nous demandons ici à ouvrir une parenthèse: ce langage dont Guyton codifie l’invention ne manque pas de ressources. Mais des philosophes de la chimie, intéressés à la question méthodologique de savoir pourquoi et quand le graphe ou la formule écrite allait devoir remplacer la forme sonore, manifestement débordée, ont trop vite sous-estimé ou méconnu “la chimie [182] parlée”. Nous ne pensons pas que l’introduction prochaine (dès le début du XIXe ou même la fin du XVIIIe) des notions stoechiométriques et électrovalentielles aient forcé ce passage dans ‘l’écriture’ , pour la simple raison que le langage oral offrait de larges possibilités de modulations. Ainsi on peut et l’on a pu désigner le même acide (HCl), à l’origine d’une véritable bataille chimique, de cinq manières qui spécifient ces degrés: anhydride hypochloreux, chloreux, acide hypochlorique, chlorique, hyperchlorique ou perchlorique. On aura bientôt les proto-, sesqui-, bi-, tri-, per- oxyde, etc.9 Comme le souhaite Guyton, le mot, sans trop s’alourdir, sait se charger de signes vocaux qui signifient les niveaux et quantités.

4. Règle à respecter plus difficile: le mot adéquat doit désigner, mais aussi ‘être vide’ . Aperçu génial: Guyton a toujours craint de trop lier, dans un bain de théorie, la substance et le substantif. Il veut entre eux un lien moins serré, de ce fait même, plus durable. Dès 1780, il s’opposait sur ce chapitre à Bergman: “Si ces noms qu’on peut appeler significatifs ont l’avantage de soulager la mémoire, ils sont presque toujours plus nuisibles qu’utiles à la science. L’espèce de définition qu’ils contiennent ne peut jamais être exacte, parce qu’au temps où l’on commence à nommer les choses, on est bien éloigné de les connaître assez pour les définir, et qu’à mesure que l’on découvre leurs vraies qualités essentielles, ces noms se trouvent en opposition avec les idées qu’ils doivent rappeler ...”10 Bien sûr, pas d’allusion à l’essence ou aux rapports, dans la crainte d’énoncer de faux rapports ou des relations qui, dès demain, s’avèreront insignifiantes ou inessentielles! Cependant, le vocable devra être spécifique, caractéristique, consubstantiel. Guyton veut ménager un avenir à l’intérieur même du mot; il rêve d’une liaison, mais qui ne soit pas un enchaînement. Toutefois, peut-on maintenir cet équilibre d’une association lâche et durable? Les commencements de la réforme linguistique, qui substitueront à un chaos une autre tour de Babel, sont semés d’obstacles, livrés aux antinomies.

5. La nomenclature de Guyton se réclame encore de deux règles contradictoires ou quasiment incompatibles: regorger d’analogies (peu de mots, attendu que la plupart des matières résultent de combinaisons) mais, parallèlement, si étendu que soit le nombre des corps qui augmente d’ailleurs prodigieusement, chacun doit avoir son ‘étiquette’ . Peu de signes mais beaucoup de caractères ou d’idiomes, ou encore, un petit nombre de lettres mais une multiplicité de néologismes: la tâche n’est pas facile. Et Lavoisier, un peu plus tard, dans son célèbre Traité de chimie, en dépit de ses déclarations préliminaires, se chargera de tout embrouiller et-remettre en cause, parce qu’il veut à la fois rénover mais ne pas révolutionner. Ainsi, simple citation qui justifie notre remarque: “L’azote est donc véritablement le radical nitrique, ou l’acide du nitre est un véritable acide azotique. On voit donc que pour être d’accord avec nous-mêmes et avec nos principes, nous [183]] aurions dû adopter l’une ou l’autre de ces manières de nous énoncer. Nous en avons été détourné cependant par différents motifs; d’abord, il nous a paru difficile de changer le nom de nitre ou de salpêtre généralement adopté dans les arts, dans la société et dans la chimie. Nous n’avons pas cru, d’un autre côté, devoir donner à l’azote le nom de radical nitrique, parce que cette substance est également la base de l’alkali volatil ou ammoniaque, comme l’a découvert M. Berthollet. Nous continuerons donc de désigner sous le nom d’azote la base de la partie non-respirable de l’air atmosphérique, qui est en même temps le radical nitrique et le radical ammoniac.”11 Texte révélateur, qui étale d’ailleurs un sophisme : Lavoisier accepte trois ‘mots’ pour un même élément et refuse de choisir, parce qu’en somme le protée pourrait bien encore surgir dans d’autres composés (Berthollet vient de l’apercevoir à nouveau dans l’alkali). Alors que le Discours prêche la simplicité et la clarté, se prononce pour les choix les plus nets, déclare une guerre sainte aux usages et aux amphibologies, le Traité s’en accommode et enfreint la règle qu’il prêchait. Et ce n’est là qu’un exemple d’indétermination.

Si donc Lavoisier, - on peut nous l’accorder - n’a pas conçu ce projet d’un langage chimique articulé et systématique, il ne faut pas lui attribuer davantage l’idée qui le sous-tend: la conception scalaire des substances. Macquer, en effet, l’avait développée avant lui et aussi nettement. Pour l’auteur du célèbre Dictionnaire de chymie, le problème central est de découvrir les constituants dont le reste est issu par composition. Et Macquer a complaisamment décrit les diverses opérations d’analyse, - dissolution, distillation, précipitation, extraction, sublimation, etc. - qui permettent de diffracter les ensembles ou mixtes. “L’union des parties hétérogènes forme la composition ou combinaison proprement dite, et son résultat constitue le composé : ces parties se nomment ou doivent se nommer parties constituantes ou composantes ou principes des corps. Il est étonnant combien cette division, fondée sur la nature des choses et d’une nécessité indispensable pour avoir des idées nettes et un langage intelligible dans les théories physiques et chimiques a été négligée …”12 La seule différence entre Macquer et Lavoisier - encore doit-elle être affaiblie - vient de ce que le premier tient pour fondements “le feu, l’air, l’eau et la terre …”13 que le second cherche à dissocier. Pour tous deux, les corps résultent d’additions: peu à peu, on s’élève des minéraux ‘universels’ aux végétaux et animaux, qui rassemblent davantage de ‘simples’ . Et de même que dans le Traité élémentaire de chimie, la fermentation (plantes et sucs) et la putréfaction (animaux) ont reçu, dans le Dictionnaire, une large place: l’une et l’autre dégradent et libèrent. La Nature vient au secours de l’art du feu, pour décomposer les ensembles complexes, malaisés à fractionner.

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On a coutume de réserver à Lavoisier des éloges qui, en réalité, s’envolent vers d’autres.

On le crédite, par exemple, de la découverte de l’oxygène et de l’hydrogène. Incontestablement, il a dénommé ces nouveaux venus sur la liste des simples (ou fondements): malencontreux baptême, d’ailleurs. Le premier vocable (oxygène) n’exprime pas la transparence rêvée entre les substances et les substantifs, mais implique et propage un système fautif. (L’oxygène, cause de l’acidité ou générateur d’acide, όξύς, piquant.) Le second - hydrogène - souffre également la discussion et entretient la discorde. D’abord, pourquoi la chimie de l’analyse s’évertue-t-elle à construire des signes désignatifs qui rappellent des synthèses? Mais surtout pourquoi relier le gaz inflammable ou ‘artificiel’ à l’eau, alors que ce constituant entre dans bien d’autres composés, de façon plus intensive? Plus proportionnellement abondant dans l’huile que dans l’eau, n’aurait-il pas mieux valu, demande de la Metherie, ennemi juré des néologues, le nommer ‘Eléogène’ (έλαιου, huile)? La nouvelle nomenclature brise l’unité qu’elle visait, intercale une buée philosophique entre la réalité et les signes qui doivent la refléter; ceux-ci, à leur tour, brouilleront les esprits. La chimie du simple et du naturel, qui veut épeler le texte premier, ne peut pas éviter les conventions et leurs artifices.

Surtout, on ne saurait contester que le gaz déphlogistiqué (l’O) et l’inflammable (l’H) ont été isolés, le premier, par Priestley, et, le second, par Cavendish. Tout au plus faut-il reconnaître à Lavoisier l’extension à l’eau (addition) de ce que les Anglais, grands ‘manipulateurs d’esprits’ avaient établi pour l’air (mélange). Dans son Mémoire de 1783, “dans lequel on a pour objet de prouver que l’eau n’est point une substance simple, un élément proprement dit, mais qu’elle est susceptible de décomposition et de recomposition”14, Lavoisier s’est lui-même expliqué sur les circonstances et lisons qui l’ont acheminé à cette vérité: bien entendu, chez ce systématique résolu, c’est la force d’une analogie qui le pousse. Parce que la plupart des gaz connus qui brûlent dans l’oxygène donnent des anhydrides ou acides (C, S, N,) l’hydrogène, à son tour, ne doit-il pas se convertir en un acide? Mais Lavoisier ne peut obtenir que de l’eau (en vérité, pour la chimie ultérieure, par certains côtés et pour des raisons qui contredisent d’ailleurs le système lavoisien, cette eau peut être une sorte d’acide). “L’eau, écrit Lavoisier, ne donnait aucun signe d’acidité ... Ces résultats me surprirent d’autant plus que j’avais antérieurement reconnu que, dans toute combustion, il se formait un acide, que cet acide était l’acide vitriolique, si l’on brûlait du soufre, l’acide phosphorique, si l’on brûlait du phosphore, l’air fixe, si l’on brûlait du charbon; et que l’analogie m’avait porté invinciblement à conclure que la combustion de l’air inflammable devait également produire un acide.”15

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L’oxygène, - il nous faut l’ajouter à la question - s’il ne fut pas matériellement isolé et reconnu par Lavoisier (Priestley et Cavendish l’ont largement devancé), fut cependant par lui formellement compris et représenté. Au lieu de tenir l’air devenu irrespirable pour infecté et le corps carbonisé pour délesté de son principe inflammable, Lavoisier a écrit en sens inverse les deux phénomènes inséparables. Il change les signes algébriques des substances qui entrent dans la réaction: ce que l’air a perdu (et non reçu), le métal calciné l’a absorbé (il n’a rien abandonné). On retrouve dans le second membre de l’équation ce qu’on n’aperçoit plus dans le premier. L’opération effectuée consiste en un simple déplacement, favorable à la fois à la logique condillacienne de l’identité, à la philosophie chimique des signes, à l’économie des échanges. Dans le livre de comptes de la nature harmonieuse, où les marchandises circulent, les entrées correspondent aux sorties. Aucune arrivée réelle, ni aucun départ possible, pour le chimiste-financier.

A cet égard, le premier Mémoire nous paraît révélateur et ceux qui suivront s’inspireront tous de sa manière de raisonner et d’interpréter: à l’encontre de ce qu’ont cru Boyle et Newton, sans même accepter l’hypothèse plus vraisemblable de Boerhaave (reprise à son tour par J.-J. Rousseau), Lavoisier peut y montrer que l’eau (qu’il devait ensuite analyser) ne se métamorphose pas en terre. Il suffit de peser “le système entier”: le poids du pélican où la conversion semble avoir lieu n’a ni diminué ni augmenté. Il faut donc admettre la réalité d’un simple transfert (avec changement de signe: le moins de l’un est devenu le plus de l’autre). Dans l’expérience apparemment positive, l’eau a dissous le verre qui entre dans la réaction-circuit.

Du même coup, nous croyons pouvoir préciser l’apport de Lavoisier.

Il nous a paru indispensable, sous peine de le perdre, de le détacher de la cohorte des chimistes qui le précèdent, explorateurs passionnés, empiriques habiles qui ont effectivement isolé des éléments malaisés à stabiliser ou à extraire (Margraff, Scheele, Priestley, etc.). Lavoisier se situe ailleurs: il n’a rien surpris, mais s’est efforcé de rassembler et de classer. Avec lui, la chimie change de nature ou de style: non plus rechercher ce qu’on ignore encore, mais mettre en ordre ce qu’on connaît. Et s’il ne découvre plus, au sens matériel du terme, il construit le Tableau (formel) où les éléments viennent se placer.

Sur cette voie, il ne ressemble pas à ceux qui s’efforçaient avant lui de “ranger” seulement et d’ “étiqueter”. En dépit d’expressions comparables, affleure dans le Traité un dessein plus radical. Jusqu’alors, les chimistes (aristotéliciens) demeuraient attachés à la croyance en une hiérarchie naturelle (minéral, végétal, animal); ils entendaient aligner les corps selon leur degré de complexité et d’organisation, en conséquence de quoi ils leur [186] conféreraient un ‘nom’ . Lavoisier dépasse cette façon de distribuer: il simplifie. Chaque substance est non seulement un composé, mais la somme de celles qui la précèdent, un empilement qu’il convient de démonter ou un mot qu’il faut réduire en ses lettres. L’eau, s’il en était besoin, se révèle une addition de deux simples, une diphtongue.

La nomenclature en sort transformée. Si la multiplicité foisonnante des corps se réduit à des juxtapositions de quelques simples (et encore susceptibles, à leur tour, de décompositions), il devient possible de fabriquer un lexique rationnel.

D’où l’enthousiasme de Lavoisier qui a moins classé ou mis en colonnes les substances matérielles que découvert les lois par lesquelles on peut progressivement les engendrer et donc les nommer. Le tableau des emplacements respectifs ne représente plus les gradations de la nature et ses lignes, mais implique surtout une philosophie de la constitution des mixtes. En d’autres termes, Lavoisier ne nous offre pas un classement (empirique) mais une classification méthodique (un système). AB, par exemple, doit être tenu pour A + B. Il n’est pas véritablement un autre, un nouveau, mais le regroupement de A et B. On devra, en conséquence, le disposer après A et B, non plus en raison de sa richesse (qu’il a) mais parce qu’il en dérive. Et si A et B donnent AB, à ce dernier peut (éventuellement) s’associer encore A ou B, d’où ABA ou ABB, ensembles ternaires; puis, les quaternaires. Remarque centrale et quasi cartésienne de Lavoisier: l’univers se divise en séries régulières et la chimie évoque une mathématique naturelle de l’ordre, une science des nombres ou des lignes (arithmétique ou géométrie élémentaires). Quand il s’agit de la réaction même, Lavoisier préfère recourir à l’algèbre ou à l’équation, mais les deux comparaisons se recoupent: l’une n est possible que par l’autre. Si nous avons AB, c’est parce que l’air (devenu B) a cédé B qui peut rejoindre A. La combustion (oxydation) réalise une soustraction et une addition, puisque ‘rien ne se perd ni ne se crée’ .

L’oxygène se situe au coeur de cette philosophie chimique de l’association additive (dont la nomenclature et le Tableau ne sont que des corollaires): Ce simple est le ‘médiateur’ par excellence, l’élément qui, combiné aux autres, les forme ou les définit. Avec un radical (gaz ou métal) il donne d’abord un oxyde. Un peu plus de lui, nous obtenons, selon Lavoisier, un acide faible (terminaison en -eux). Davantage encore, un acide fort (terminaison en -ique). Enfin, dans certains cas, des suroxygénés. Cette loi (spécieuse) de composition croissante nous fournit moins un exemple qu’un modèle avec lequel le reste doit se comprendre ou se concevoir. Détail à ne pas négliger: c’est parce qu’il a voulu appliquer cette règle à l’hydrogène16 que Lavoisier a rencontré ou reconstitué l’eau.

Nous demandons la possibilité de le répéter: nomenclature et classification [187], qui n’en avait ressenti l’urgence? Mais Lavoisier a été plus loin, a révolutionné ces deux tâches, parce que la combustion (qui réunit le feu, l’eau, la terre et l’air) lui a montré que les composés se créaient par juxtaposition ou agglomération. Semblablement, le mot n’est bâti que de lettres. Pour comprendre le monde, l’ordonner et le refléter dans un discours qui le livre, il suffit de le fractionner et de ressaisir l’alphabet avec lequel il a été composé. D’où cet éloge constant de la simplicité naturelle, de ‘élémentaire’ , tout à la fois cosmogonique (tout en découle), pédagogique (il faut réapprendre à lire et à parler) et unitaire (dans la série, le même ne cesse de s’ajouter à lui-même).

Projet typiquement cartésien, bien qu’exprimé en des termes qui condamnent le rationalisme (imaginatif) et les systèmes, afin de revenir à la nature première. Mais Condillac assure la transition entre le XVIIe et le XVIIIe: il a remodelé la métaphysique classique et placé à l’intérieur des choses l’organisation et les liaisons que l’intelligence croyait apercevoir en elle-même et par elle seule. La sensation se substitue à l’entendement et peut l’engendrer d’autant mieux qu’elle en conserve l’allure et a été conçue en fonction de lui. Dieu n’est plus en nous mais entraperçu ou deviné à travers le sensible. L’univers a été agencé par lui. C’est pourquoi la science expérimentale peut marcher d’un pas si conquérant, généraliser (ni Condillac ni Lavoisier ne doutent de la force de l’analogie) et identifier. L’ordre de la nature doit peu à peu se décalquer en nous et pouvoir se représenter par des signes qui le condensent. Chez Lavoisier qui s’imagine chasser la métaphysique et ses constructions frivoles, nous percevons de nombreux thèmes cartésiens. Sa chimie corrige mais reprend néanmoins la philosophie qu’il blâme: 1) c’est pourquoi, le monde s’étale en un tableau qui met en lumière son ordonnance, les proportions et ses degrés régulièrement croissants. 2) Lavoisier célèbre et pratique la généralisation: à partir de quelques cas connus, voire d’un seul, s’il est essentiel, tirer et énoncer la loi de la série. 3) L’unité des sciences permet de les assimiler à une science des rapports, une combinatoire et de ne plus séparer la chimie de la géométrie élémentaire. 4) Ce n’est plus la quantité de mouvement (constance trop abstraite) qui demeure mais la masse des éléments qui toujours tourbillonnent, voyagent les uns dans les autres (conservation des poids).

Un domaine surtout manifestait ce rationalisme nouveau, non plus imaginaire mais réel, comme si celui des pesées prenait enfin la place de celui des pensées: la calorimétrie. Il s’y révélait que 1) tous les changements de forme ou d’état (solide, liquide, gaz) sont liés à l’absorption d’une certaine quantité de calorique. Le Traité élémentaire de chimie débute par là, tellement le reste en dépend. 2) La mécanique va désormais pénétrer et expliquer le jeu des (apparentes) métamorphoses matérielles: le Mémoire sur la chaleur (de MM. Lavoisier et de Laplace, 1780) absorbe délibérément le chimique dans le thermique et celui-ci dans le cinétique et les lois des forces vives. “Si, dans une combinaison ou dans un changement d’état quelconque, il y a [188] une diminution de chaleur libre, cette chaleur reparaîtra tout entière lorsque les substances reviendront à leur premier état, et, réciproquement, si, dans la combinaison ou dans le changement d’état, il y a une augmentation de chaleur libre, cette nouvelle chaleur disparaîtra dans le retour des substances à leur état primitif.17” 3) Toutefois, nuançons, les corps possèdent des capacités d’absorption et de restitution fort inégales, qui ont pu tromper les calculateurs et fausser les méthodes de mesure. Cette spécificité ou cette latence empêchent des équations thermiques trop immédiates, valables pour la seule chaleur libre. “Si l’on suppose deux corps égaux en masse, et réduits à la même température, la quantité de chaleur nécessaire pour élever d’un degré leur température peut n’être pas la même pour ces deux corps”18 (loi de la spécificité). “Dans les changements causés par la chaleur à l’état d’un système de corps, il y a toujours absorption de chaleur, en sorte que l’état qui succède immédiatement à un autre, par une addition suffisante de chaleur, absorbe cette chaleur sans que le degré de température du système augmente”19 (loi de latence). 4) Autre loi plus troublante: la syncristallisation. “Le passage des corps d’un état à un autre, par l’action de la chaleur, doit présenter des phénomènes très singuliers, qui tiennent aux lois d’équilibre de la chaleur.”20 Dans ce cas, pour schématiser, une légère addition suffit à modifier l’état d’équilibre d’un système: le fluide se solidifie. Cette brusque modification n’en rentre pas moins dans les lois de la transmission ou de la répartition du calorique. Ce dernier peut donc se comparer à l’oxygène chimique, si même il ne le surpasse pas: comme lui, voire mieux que lui, il permet de réduire, la chimie à une science d’additions et de rapports. Selon sa présence et sa quantité, il justifie la phase matérielle, sa stabilité et son degré. D’ailleurs, l’un et l’autre se fondent: la combustion oxydative implique et le calorique et l’air vital. Une double mécanique qui rend compte et des changements d’état et des déplacements d’éléments. Et l’animal-machine, pour la première fois vraiment réalisé, se comporte également comme le métal ou les gaz combustibles: par là s’explique aussi bien la nécessité de la respiration que le dégagement de chaleur (animale).

Assurément, les travaux de Black ont précédé Lavoisier, mais celui-ci leur a donné un tour nouveau: Black s’attachait surtout à différencier les substances (capacités dissemblables) alors que Lavoisier, avec les mêmes résultats, s’évertue à résorber le chimique dans le mécanique, à écrire ces équations égalitaires et à annuler de ce fait les particularités. Les mots, pour ainsi dire, n’existent pas: ils se résolvent en lettres (analyse) et respectent des règles syntaxiques de construction (thermologie).

L’Univers dans sa totalité finit par s’étaler devant nous, entièrement réductible; les substances ont perdu leur nouménalité que la chimie préalable préservait et croyait atteindre (la teinture, que rien ne pourra arracher, l’alliage qui ressoude en profondeur, la cuisson irréversible, intimement formatrice, etc.); désormais, elles se font et se défont à volonté, ne dissimulent [189] plus rien, ne sont même pas ce qu’elles nous apparaissent: un peu moins encore, puisqu’elles se délitent et découvrent leurs constituants agglomérés. Jamais le monde ne fut plus abaissé, du fait même que Lavoisier découvrait à son insu peut-être cette loi de la création divine: quelques natures simples, mais une infinité de combinaisons. Celles-ci elles-mêmes ne peuvent effectuer que des additions ou des soustractions - simples déplacements spatiaux. De là aussi, avec Lavoisier, ce déconcertant mélange, qui caractérise le Discours préliminaire (condillacien) d’une métaphysique sous-jacente qui rend possible, au-dehors, le rejet de toute métaphysique. Empirique parce que rationnel, ou encore fidèle à la sensation, parce que logique. Lavoisier nous étonne par cette philosophie naïvement accompagnée d’un refus de toute philosophie. Au nom de quoi, malheureusement, ses successeurs, oublieux de l’ensemble, croiront pouvoir s’autoriser de lui afin de balayer rageusement les hypothèses aventureuses. Chez Lavoisier, le culte de la facticité suppose une philosophie, ainsi que son rejet: il brûle ce qu’il adore, suit le cartésianisme (remanié) qu’il blâme en paroles. Les positivistes de la chimie équivalentielle commettront le contresens de négliger l’un des thèmes ou aspects. Ils ne garderont que le second, le déclaré ou même le déclamé dans le Discours (s’accrocher au seul sensible), sans s’apercevoir qu’il n’a de raison d’être que par le premier ou le sous-entendu. Ils tombent dans un phénoménisme de moins en moins intelligible, superficiel et intolérant, bientôt impossible. Autant les mises en garde de Lavoisier s’expliquent (la donnée est ordonnée), autant, par la suite, détachées de leur fondement, elles se désagrégeront. Il nous paraît indispensable de surprendre ce profond malentendu, de reconnaître ce glissement de la chimie: elle va d’une religion cachée ou supposée, incitatrice de la science, à une science qui s’idolâtre, s’enferme dans le positif, condamne la transcendance, l’esprit qui suppose et la religion même. L’une (la religion qui entraîne la science) achemine à l’autre (une science qui interdit la religion) qui la nie quand elle lui doit ses concepts et son existence.

Mais ne sommes-nous pas en pleine gratuité, dans la fantaisie? En guise de défense et de conclusion, nous voudrions retenir un passage du Discours, difficile à interpréter, si l’on rejette notre thèse. Même avec elle, il demeure d’ailleurs énigmatique.

Moment bien étrange. Lavoisier, dans le Discours, se refuse, bien entendu, à survoler les expériences (pas “d’écarts”) et à s’abandonner à des hypothèses ou suppositions invérifiables. Mais il n’en écrit pas moins: “Cette loi rigoureuse ... de ne rien conclure au-delà de ce que les expériences présentent ... ne m’a pas permis de comprendre dans cet ouvrage la partie de la chimie la plus susceptible, peut-être,21 de devenir un jour une science exacte: c’est celle qui traite des affinités chimiques ou attractions électives.”22 Le ‘peut-être’ est éloquent. “La science des affinités, continue Lavoisier, est d’ailleurs à la [190] chimie ordinaire ce que la géométrie transcendante est à la géométrie élémentaire et je n’ai pas cru devoir compliquer par d’aussi grandes difficultés des éléments simples et faciles, qui seront, à ce que j’espère, à la portée d’un très grand nombre de lecteurs.”23 Ce passage mériterait une large exégèse, mais, incontestablement, du moment qu’il compare cette partie de la chimie au calcul ou à la géométrie des courbes, il en fait l’éloge. Lavoisier y mêle un aveu surprenant pour se disculper de son silence: “M. de Morveau est au moment de publier l’article Affinité de l’Encyclopédie méthodique et j’avais bien des motifs pour redouter de travailler en concurrence avec lui.”24

Ces remarques avantageuses sont cependant mêlées de réserves furtives. Un peu auparavant, dans le Discours, Lavoisier écrit que la table des affinités fournit une base fautive à la chimie, et par voie de conséquence, en compromet l’enseignement. Le seul moyen de prévenir l’erreur, en effet, est-il noté brutalement, “consiste à supprimer ou au moins à simplifier autant qu’il est possible le raisonnement, qui est de nous et qui seul peut nous égarer.”25 Ici, la célèbre ‘simplicité’ revêt un ton dogmatique agressif: le simple n’est plus le facile, que les ‘enfants’ peuvent entendre, c’est le vrai et le conforme à la nature. Justement, la table des attractions tient de l’imaginaire et introduit des ‘suppositions’ . Dans les Cours maudits, “on commence, par traiter des principes des corps, par expliquer la table des affinités, sans s’apercevoir qu’on est obligé ... de se servir d’expressions qui n’ont point été définies et de supposer la science acquise par ceux auxquels on se propose de l’enseigner.”26 Et impossible de remettre ce dogme (des affinités) les pieds sur terre, sur le sol qu’il ne faut pas quitter, puisque, quelques lignes plus loin, Lavoisier ne le dissimule pas: “Les données principales manquent, ou du moins, celles que nous avons ne sont encore ni assez précises ni assez certaines.”27 N’est-ce pas un plaidoyer embarrassé? Si cette science se développera dans l’avenir, elle appartient aussi au passé de la scolastique. Si elle se compare à la géométrie transcendante, elle s’appuie également sur des principes assez vagues, purement théoriques donc, selon la logique du Discours, imaginaires et spécieux. Si elle n’est pas exposée, est-ce bien en raison de sa difficulté ou parce que sophistiquée? Car nul ne prendra au sérieux le souci allégué de ne pas marcher sur les brisées de M. de Morveau avec lequel Lavoisier publia, en 1787, un ouvrage collégial.

Si vraiment les citations alignées trahissent un malaise, il nous faut l’éclairer, voire le justifier.

On aurait pu s’attendre à ce que Lavoisier reprit la chimie des affinités, qu’il promet à un avenir glorieux. Tous les classificateurs ne rêvent que de pouvoir s’appuyer sur les coupures réelles, les familles naturelles, les parentés aperçues, les liaisons, bien entendu, régulières. Quoi de plus utile? L’univers semble indiquer les regroupements et manifester son ordre. Et les scrupules [191] ‘idéologiques’ de Lavoisier s’expliquent d’autant moins qu’il ne jure, dans son oeuvre, que par l’ ‘affinité’ et ne cesse d’y recourir.

Toutefois, Lavoisier ne classe les substances, selon nous, et ne les nomme que secondairement, par ricochet. Primitivement, il unifie, donc simplifie. Cartésien, plus que newtonien, mais d’un cartésianisme que Newton a aidé à situer dans les choses, alors qu’au préalable, selon les faux révoltés, il ne vivait que dans l’esprit ou l’imagination incontrôlée. Lavoisier revient à Lémery plus qu’il ne suit Macquer ou Bergman. En 1775, note Macquer28, paraît un ouvrage qui rallume la querelle mal éteinte; il s’intitule: Que le système des affinités est une belle chimère plus propre à amuser nos chymistes scolastiques qu’à avancer cette science. Sans aller aussi loin, Lavoisier se méfie de l’affinité parce qu’elle met de l’obscur ou des forces dans le monde, empêchant de ce fait: a) la spatialisation des échanges et leur liberté, b) la constitution rigoureusement additive des combinés, c) la chimie de l’égalité réversible, d) la pure mécanique des changements et des états. La parenté (ou l’attraction) détruit la croyance en un univers homogène, déshabité, où “rien ne se passe de nouveau” et où ne s’opèrent que des transferte. Curieusement, Lavoisier, parce qu’il est un déterministe absolu, un adepte de la mécanique stricte, postule la liberté des éléments, en ce sens que n’importe lequel doit, à la limite, pouvoir s’associer à tous les autres. Le laboratoire peut réaliser des liaisons encore inconnues. Surtout la variété des composés ne doit pas masquer la possibilité de leur convertibilité les uns dans les autres. Ainsi, les acides de la chimie organique, Lavoisier les énumère, mais il croit que leur nombre ira en diminuant, qu’on apprendra bientôt à passer de l’un à l’autre (grâce à un quelconque empilement ou ajout). L’unité du monde, sa transparence, sa profonde simplicité détourne le regard des liaisons spécifiques ou préférentielles.

Ce serait bien tentant pour un classificateur de pouvoir se servir de ces attachements ou de ces inclinations que la nature atteste, mais, d’abord, le dessein de classer serait vite limité et surtout on y perdrait le reste: la théorie cartésienne des ‘simples’ qui s’agglomèrent provisoirement dans un pur espace vide, tellement désert que la méthode ne s’y heurte à rien et que nous pouvons tout reconstruire ou tout décomposer.

Addition: Sur l’un des problèmes lavoisiens

Certains (pour des raisons diverses) sont pressés de minimiser les possibilités de la formule chimique orale, jugée insuffisante et peu maniable. Ils se hâtent de la remplacer par l’écrite, tenue pour plus riche, plus mobile et susceptible de condenser plus d’information. On raccourcit ou fausse l’histoire du symbolisme, afin d’imposer cette conclusion.

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L’évolution qui conduit du ‘parlé’ à l’ ‘écrit’ s’est bien produite qui en disconviendrait? - mais moins précipitamment qu’on ne le veut et surtout pour d’autres raisons que celles qu’on avance. Il faudrait déterminer plus exactement les circonstances et les avantages de la transformation.

La question est d’importance, d’autant plus qu’à l’heure actuelle les chimistes devront trouver un nouveau système capable d’enregistrer l’extraordinaire somme de leur savoir. Ni les livres ni les bibliothèques n’y parviennent plus. Comment codifier les connaissances et à qui les confier? Aujourd’hui, par exemple, la chimie organique a dépassé le million d’éléments ou de substances connues (chiffre indéniable, mais déjà insuffisant). Chacune, à son tour, définit un univers (et pour elle, des articles, des livres, des colloques, des discussions, des communications, etc.). La plupart entretiennent entre elles des relations multiples et particulières qui peuvent découvrir des propriétés définies: des millions de rapports, et encore sont-ils écrits dans toutes les langues nationales, ce qui ajoute un coefficient de multiplication. Une immense Tour de Babel s’élève chaque jour. Or, le moindre laboratoire peut-il se souvenir? S’il cherche ce que d’autres ont déjà énoncé, il est clair qu’il se fourvoie et se supprime lui-même. Comment le savoir, cependant, si les travaux ne sont pas résumés, enregistrés, répertoriés, éventuellement remémorisés? La nature, au XVIIIe siècle, au temps où Lavoisier peignait son célèbre Tableau et créait des mots ‘pour le dire’ , se ramenait à peu d’éléments. Les chimistes étaient peu nombreux, les appareils rares, les civilisations ou langues savantes (on écrit encore, s’il le faut, ou presque, en latin et on utilise quelques abréviations universelles) pratiquement réduites à l’unité. Surtout, à cette époque toujours, la chimie ou les chimistes (inséparables) reconnaissent à tel ou tel centre un rôle de capitale, à tel ou tel savant la fonction magistrale de gardien du dogme. Ainsi, Berzélius, qui succéda à Lavoisier et au règne de a ‘chimie française’ , peut-il, dès le début du XIXe, empêcher les schismes. Il n’a pas failli à cette haute mission: il excommunia les hérétiques, imposa aux universités européennes ses préférences et ses conceptions. Ses Rapport diffusent ses arrêts ou jugements.

Aujourd’hui, le problème lavoisien a pris des proportions inquiétantes. Il faut toujours représenter, enfermer le monde de plus en plus grand dans ou sous des signes de plus en plus petits. L’urgence d un ‘Tableau’ semble plus aiguë encore qu’à la période de l’unanimité, des échanges à sens unique, des éléments à ordonner aussi peu variés que les livres ou que les chimistes eux-mêmes. La société chimique s’est accrue prodigieusement: ce dont elle parle, ceux qui la parlent, les symboles par lesquelles on peut en parler. Toujours les choses, les mots, les idées, mais tous trois ont éclaté, pullulé.

Le dessein d’assembler, pour être plus ardu, ne doit pas être irréalisable. Cette création d’un système qui traduit et récapitule les travaux et acquisitions se heurtera cependant à des difficultés: faut-il tout enregistrer? Comment séparer le vrai savoir et le douteux? Faut-il mêler le grain et l’ivraie? [193] Où s’arrête le champ du recensement (chimique) et où commence le suivant? Mais nous n’envisageons pas ici ce problème de la ‘mémoire de la science’ , l’enregistrement du passé qui conditionne l’avenir et le rend possible. Laissons l’ordinateur et bornons-nous à une remarque de détail sur la nomenclature parlée, les signes vocaux de la préhistoire, dans le prolongement de notre commentaire sur Lavoisier.

La nomenclature, l’art d’appeler, tellement célébré var Lavoisier, avant d’être finalement déclassé ou dépassé, n’a pas manqué d évoluer pour tenter d’accompagner l’augmentation des substances à représenter.

C’est ainsi que la prodigieuse chimie organique, si nous en croyons les derniers livres, compte à l’heure actuelle plus d’un million de composés. Or, elle sait les appeler tous par leurs noms, sans aucun risque d’interférence. Pour pouvoir réussir la correspondance vocostructurale, elle a usé de moyens que ni Guyton ni Lavoisier n’ont eu à imaginer, vu que leur monde ne comptait guère que cinq cents éléments; et encore était-il minéral, donc moins ramifié; surtout, il était constitué de corps bien distincts, moins entrecroisés les uns dans les autres.

Parmi les procédés, celui-ci, le plus simple: la multiplication des préfixes et des suffixes (par exemple, -ane pour les alcanes, -ène pour les alcènes, -yne pour les alcynes, -al pour les aldéhydes, -ol pour les alcools, -oïque pour les acides organiques, etc.) et les nombreux ortho-, méta-, penta-, iso-, néo-, cyclo-, mono-, di-, tri-, tétra-, etc.

Règle déjà plus fructueuse, créer des vocables qui en résument d’autres trop chargés, de telle sorte que le langage se miniaturise et s’allège. Bien des termes glissent de leurs fonctions primitives individuelles (donc désignatives) à une plus large, générique et représentative d’un groupe ou d’une famille. Le méthane (C), l’éthane (C2) le propane (C3) le butane (C4) par exemple donneront les méthyl-, éthyl-, propyl-, butyl-, etc.

Deux conventions nous paraissent à méditer: grâce à elles, le langage parlé sera capable de refléter l’espace buissonnant, et, dans son écoulement temporel inévitable, exprimer des ensembles pluridimensionnels. A cet effet il faut (par décision logique) définir la chaîne carbonée la plus longue de la substance comme la colonne vertébrale sur laquelle les chaînes latérales viennent se greffer. L’inverse est exclu : on ne doit pas lire (ou dire) le grand accroché sur le petit, mais le contraire. Seconde règle de l’équilibre des mots : on doit commencer l’appellation (s’il n’y a pas de rameaux, pour éviter toute méprise, il n’est pas défendu d’ajouter normal au nom final : par exemple, le CH3-CH2 -CH2-CH3 sera le butane normal, ou mieux le n butane) par les branchements, suivis d’un numéro qui précise le lieu de jonction; et ensuite, mais ensuite seulement, invoquer la lourde chaîne carbonée qui porte les appendices. On va des branches à l’arbre, de l’extérieur au centre, de ce qui se détache à ce qui le soutient. Par exemple, le

Chemical formula
[194]

bien qu’hydro-carbure en C5, sera tenu pour un C4, donc pour un butane. Mais il lui est associé en C2, un radical méthyle. Donnons-lui, en conséquence le terme qui le peint dans sa nature et sa bi-dimension: méthyl-2 butane. Et n’entrons pas ici dans plus de détail: tout, cependant, en cette énonciation, est logique (y compris le fait qu’on numérote de droite à gauche ou parfois de gauche à droite. Le sens de la lecture permet de différencier).

Ce travail (un million de baptêmes!) ne serait pas possible si les organiciens n’avaient pas su ou pu préalablement apercevoir les organisations sous-jacentes, les homologues, parents, familles, séries, surtout les fonctions (une vingtaine seulement), qui facilitent les remembrements. De ce fait, l’univers réellement compris se prêtait incontestablement à la symbolique vocale. En chimie, pas plus qu’ailleurs, peut-être, il n’y a pas d’indicible ni d’inexprimable. Lavoisier le premier l’a bien vu.

En règle générale, la chimie définit un îlot de résistance dans la mer philosophique déchaînée, hostile à la formule et à la représentation apollinienne. Non seulement les substantifs dessinent les êtres mais ils les enrichissent, les dévoilent dans leur organisation. Impossible de les contourner ou de les amoindrir. Dans un domaine proche (la biologie) où règne également la classification, les mots ne peuvent qu’évoquer ou désigner mais nullement signifier: ils glissent sur les êtres qu ils cachent. Ici, à l’opposé, ils condensent et livrent. L’intuition de Lavoisier a été perfectionnée mais prolongée. Assurément, cette méthode va disparaître, débordée par la multiplicité qu’elle a favorisée. Une autre symbolique, qui s’est depuis longtemps cherchée, la remplacera. Elle remplira pleinement la fonction représentative et l’accomplira. Si oui, bien que submergée, la solution lavoisienne mérite plus qu’un vague rappel: elle a fourni, parmi les premières, une réponse à un problème de plus en plus actuel et son esprit demeure véritablement dans les systématiques en voie d’élaboration.

Notes

1. “MM. Fourcroy, Berthollet et Guyton, note Cuvier dans son Rapport de 1810, inéritérent de partager la gloire de cet heureux génie (Lavoisier) et ils firent donner à la nouvelle théorie le nom de ‘chimie française’ sous lequel elle est adoptée aujourd’hui de toute l’Europe” (p. 79).

2. Rappelons que Jean-Jacques Rousseau a composé ou plutôt laissé un imposant manuscrit, les Institutions chymiques, 2 vol. (publié par les Annales J.-J. Rousseau, 1918-9 et 1920-21).

3. Sur Lavoisier, ordonnant et, de ce fait, premier ordinateur (mais humain), cf. la note terminale, p. 192.

4. Opuscules chimiques et physiques, t. 1780, p. 12.

5. Ouv. cité, Discours préliminaire, t.1, p. XXVIII.

6. Observations sur la physique, mai 1782, Mémoire sur les dénominations chimiques, la nécessité d’en perfectionner le système et les règles pour y parvenir, p. 375.

7. Id., p. 376.

8. Id., p. 373.

9. Cf. note terminale.

10. Remarque incluse dans Bergmann, Opuscules physiques et chymiques qu’il a traduits, 1780, t. 1, p. 3.

11. Traité élémentaire de chimie, éd. 1789, p. 79.

12. Dictionnaire de chymie, 2e éd. 1788, t. V, p. 307-8 (§ Ordre des articles).

13. Id., p. 310.

14. Mémoire, Oeuvres de Lavoisier, 1842, t. II, p. 337.

15. Mémoire, Oeuvres de Lavoisier, 1842, t. II, p. 337.

16. Cf. le passage déjà cité (p. 185).

17. Mémoire cité, p. 287.

18. Id., p. 289.

19. Id., p. 314.

20. Id., p. 315.

21. C’est nous qui soulignons, afin d’appeler l’attention.

22. Discours, p. 172.

23. Discours, p. 172.

24. Id., p. 272.

25. Id., p. 171.

26. Id., p. 172.

27. Id., p. 172.

28. Ouv. cité, t. I, p. 67 (article: Affinité)