Dialectique d’épistémologies
[45]
On propose ici un exercice de pure dialectique: effectuer le dénombrement de tous les rapports possibles entre science et épistémologie. Comment trouver la loi de ce dénombrement?
Si on fait varier les deux termes choisis selon l’existence et selon le nombre, on obtient évidemment plusieurs cas possibles:
selon que la science existe ou n’existe pas, ce qui en résulte pour l’épistémologie, et réciproquement - selon que science
est à prendre au singulier ou au pluriel, ce qui en résulte pour l’épistémologie, et réciproquement. On imagine évidemment
les cas aberrants ou inféconds qui peuvent se présenter: (qu’est-ce que l’épistémologie d’une non-science? Quelles sont les
épistémologies de la science? Quelle science correspond à une non-épistémologie? etc.). On veut cependant poser l’hypothèse
restrictive suivante: on définit l’épistémologie comme relative à la ou aux sciences, c’est-à-dire qu’on impose un parcours univoque de
‘science’
à
‘épistémologie’
, cette dernière recevant la définition minimale de discours sur la (ou les) science: qu’on se représente concrètement cette
orientation du vecteur dans le sens où l’on dirait qu’il y a retard de la conscience sur la science, que l’épistémologie vient
trop tard. La question qui se pose est alors: à restreindre ainsi le nombre des rapports possibles (puisque le choix d’un
sens de parcours exclut tous les rapports fondés sur le sens inverse) ne limite-t-on pas l’intérêt de l’exercice, ne contamine-t-on
pas le sens des termes choisis, la loi peut-elle encore s’appliquer ou le nombre des exclusions paralyse-t-il son effet? On
répondra d’abord ceci:
- si on examine tous les cas possibles de rapports résultant de la position selon l’existence et selon le nombre des deux
termes, on ne laissera rien de reste eu égard à la nature du rapport: on a dans l’hypothèse précédente préjugé seulement de
sa direction. Il est clair que même si l’un des deux termes disparaît, voire les deux, le rapport demeure formellement orienté,
même d’un néant vers un autre néant. Le sens du vecteur ne préjuge pas de sa valeur, de son intensité. Pourquoi alors avoir
choisi ce sens? C’est la seconde réponse:
- pour des raisons d’abord de commodité langagière, parce que l’épistémologie se définit par la science et non l’inverse;
on donnera bientôt une [46] confirmation de cette commodité dans la matrice choisie de la loi du dénombrement.
Où trouver cette matrice? On l’emprunte rigoureusement et textuellement au Parménide de Platon en sa deuxième partie, celle où figurent les célèbres huit (ou neuf) Hypothèses. Un tel choix pour le présent propos
ne peut se justifier sans, à un endroit, un coup de force. Il ne s’agit pas de le dénier, mais de lui assigner son exacte
place, et, partant, son exacte portée, qu’on ne veut pas plus lourde que dans l’application d’une équation quelconque le choix
pour l’inconnue x d’une valeur quelconque, 3 par exemple. De part et d’autre du coup, toutes les justifications doivent être
données. Les voici1, par ordre d’importance croissante.
(a) On s’autorise d’abord de l’autorité de Cavaillès qui dans Sur la Logique et la Théorie de la Science2 cite textuellement un passage de la seconde Hypothèse du Parménide (142d-143a) pour faire fonctionner le mécanisme d’une théorie appelée par lui paradigmatique de la science. Il est vrai qu’il
s’agit davantage de l’objet spécifique d’une science que de ses rapports avec sa théorie. Cependant dans le cas considéré
la première commande et enveloppe la seconde.
(b) L’autorité de Parménide sous la plume de Platon: il présente en effet l’exercice dialectique comme nécessaire du point de vue de la pédagogie philosophique, formel du point
de vue de la méthode, non dangereux du point de vue des résultats (135c à 137e): “Supposer, en chaque cas, l’existence de l’objet et considérer ce qui résulte de l’hypothèse ne suffit pas. Il faut supposer
aussi l’inexistence du même objet, si tu veux pousser à fond ta gymnastique ... En un mot, pour tout ce dont tu poseras ou
l’existence ou la non-existence ou toute autre détermination, examiner quelles conséquences en résultent, d’abord relativement
à l’objet posé, ensuite relativement aux autres: l’un quelconque, d’abord, à ton choix, puis plusieurs, puis tous. Tu mettras
de même les autres en relation et avec eux-mêmes et avec l’objet à chaque fois posé, que tu l’aies supposé exister ou non-exister.
Ainsi t’exerceras-tu, si tu veux, parfaitement entraîné, être capable de discerner à coup sûr la vérité” (135e; 136bc).
Ces passages désignent un fonctionnement à vide, une matrice des matrices si l’on veut. Pour qu’un exercice effectif ait lieu,
il faut que Parménide pose lui-même une hypothèse, ou plus précisément un ou plusieurs termes à faire entrer dans une ou plusieurs
axiomatiques: “N’êtes-vous point d’avis plutôt, le parti une fois pris de jouer ce jeu laborieux, que je commence par moi-même et par ma
propre hypothèse et que, posant, à propos de l’Un en soi, ou qu’il est ou qu’il n’est pas un, j’examine ce qui en doit résulter” (137 b). C’est de ce choix que résultent les (huit ou) neuf Hypothèses de la fin quant à leur nature et quant à leur nombre.
On nous reprochera donc de commettre une indéfendable allégorie en requérant de la position de la [47] science et de l’épistémologie qu’elle entraîne autant d’hypothèses que l’Un, et les mêmes. En précisant:
1. Soit un objet. Qu’en résulte-t-il pour lui et pour tel autre objet selon que le premier existe ou non? La matrice minimale
contient deux valeurs (0 et 1 par exemple).
2. L’objet posé peut se prendre en plusieurs sens; c’est ce qui entraîne un plus grand nombre d’hypothèses que deux, en droit
un multiple de deux, 2 n si n est le nombre de sens différents de l’objet.
3. Posons l’Un (choix de Parménide). Si on le prend, en gros, en quatre sens différents, on obtiendra huit axiomatiques différentes avec leurs conséquences,
(plus une, que l’on peut considérer comme la variante d’une autre, en tout neuf). En fait, l’être et le non-être qu’on attribue
à l’Un pouvant être pris eux-mêmes en différents sens, il n’est pas besoin d’aller jusqu’à quatre sens de l’Un pour obtenir
les huit hypothèses. Il suffit d’une combinaison de différents sens des deux termes (déduction a priori).
4. Soit les objets
‘science’
et
‘épistémologie’
. De quel droit la matrice de l’Un fonctionnerait-elle pour ces nouveaux objets?
Plusieurs arrangements sont envisageables, mais tous ne sont pas légitimes:
Premier arrangement: On peut faire correspondre, pour des raisons sémantiques, l’Un à la science et l’être à l’épistémologie. Un prétexte faible
en serait que l’Un est plutôt objet de la science, et l’être plutôt objet de la métaphysique, laquelle aurait au moins le
statut épistémologique d’être un discours sur la science (chez Aristote par exemple). On ne peut s’y arrêter parce que la convergence sémantique est subordonnée au fonctionnement syntaxique, ou
plutôt axiomatique, de chaque terme dans chaque hypothèse. Même si l’apparentement de place entre la science et l’Un se conservait,
c’est le sens de l’Un qui se perdrait d’une hypothèse sur l’autre. La proportion seule demeurerait constante.
Un prétexte plus fort serait alors que l’être est dans les Hypothèses du Parménide défini en fonction de l’Un, que le vecteur va de l’Un à l’être: l’Un commande l’être. Dans ce cas, rien ne se conserve du
sens des termes, science et épistémologie traduisent Un et être sans danger, l’allégorie est légitime, mais elle est pauvre.
On obtient bien huit ou neuf rapports de la science et de l’épistémologie (c’est-à-dire, peut-être, neuf épistémologies possibles),
mais il faut tout fournir de soi-même. Pour qu’il s’agisse bien de science et d’épistémologie, (non de cuiller et de fourchette), il faudra introduire leurs propriétés d’ailleurs, c’est-à-dire d’un lieu où elles sont
déjà définies ou présupposées. Alors la matrice non seulement est pauvre, mais elle est inutile: ce qu’on croyait gagner grâce
à elle en formalisme, on le perd ailleurs en propriétés importées: En outre (et en fait), l’Un et l’être ne fonctionnent pas
vraiment dans le Parménide de façon purement formelle, chaque Hypothèse introduit un certain nombre de prédicats (
‘fini, contigu, temporel ...’
) ou de relations (
‘identique, semblable ...’
) qui s’autorisent du sens que ne manquent pas de recevoir chacun des deux termes dans les [48] axiomes dans lesquels ils figurent ensemble. Alors ces propriétés et ces relations se révèleraient gênantes pour celles,
reçues par ailleurs, de la science et de l’épistémologie. Par exemple, si on dit de l’Un qu’il est
‘sans figure’
, ou
‘contigu à soi’
, si on fait équivaloir l’Un à la science, on sera contraint ou bien de laisser de côté ces propriétés, et de mettre à la
place celles de la science, invoquées pour la circonstance et tirées d’ailleurs, ou bien d’attribuer ces mêmes propriétés
de l’Un à la science, ce qui entraînera des difficultés sans nombre, des jeux de mots, des fausses fenêtres ou des absurdités.
L’allégorie pourrait cependant réussir: on verra ainsi que la première Hypothèse, qui pose absolument l’Un et refuse tout
à fait le multiple, revient à poser l’Un comme un pur signifiant auquel tout autre est substituable du point de vue du sens;
on ne peut rien dire de l’Un ainsi posé; en ce cas, à l’Un on peut bien substituer de plein droit
‘science’
, ou n’importe quel autre signifiant. Mais on obtient par là une confirmation toute négative de l’allégorie. On ne cite cette
allégorie que pour la généraliser ainsi: quand bien même, dans les résultats, de façon pragmatique, toutes les hypothèses,
pour des raisons quelconques, confirmeraient l’allégorie comme dans le cas ci-dessus, il n’en resterait pas moins que ce serait
un hasard et que les principes plus haut énoncés rendraient illégitime l’opération allégorique. Il faut donc renoncer à celle-ci.
Deuxième arrangement: On pourrait tenir compte de la nature de l’Un et de celle de l’être et considérer que ces termes sont si généraux qu’ils
peuvent convenir à tout sujet possible. Certes, il importerait peu que ce fussent les termes de science et d’épistémologie
qui leur fussent substitués, puisqu’ici tout objet dont on pourrait dire qu’il est ou qu’il est un ferait l’affaire. On ne
profiterait alors nullement d’une convergence sémantique, mais plutôt du privilège logique de l’Un et de l’être de se voir
attribuer à toute chose, jusques et y compris, pour l’Un, au multiple lui-même, et, pour l’être, au non-être lui-même, dans
la mesure où, comme le dit Aristote, “il est impossible de rien penser, si l’on ne pense rien d’un” (donc pas même le multiple) et dans la mesure où, comme on le voit dans le Sophiste, il faut attribuer un statut au non-être si on veut seulement en parler. En ce sens, on ne pense quelque chose qu’en tant
qu’un, on ne nomme quelque chose qu’en tant qu’étant; en d’autres termes, “l’Être et l’Un sont ce qu’il y a de plus universel et, s’il n’y a pas d’Un en soi ni d’Être en soi, on ne voit guère comment
il pourrait exister quelque autre être en dehors des choses individuelles.”3 Il en résulterait que ce ne serait nullement commettre une allégorie que de faire passer par cette universalité science et
épistémologie. Dans ce second arrangement, il n’y aurait évidemment rien qui justifiât en droit que la science jouât le rôle
de l’Un et l’épistémologie celui de l’être, puisque l’Un et l’être s’appliqueraient également à chacun des deux termes. Il
faudrait [49] seulement tenir compte du fait que dans le Parménide, comme c’est l’Un qui a été choisi pour l’exercice dialectique, l’être se trouve recevoir son statut du sens donné à l’Un.
Le rapport est donc bien orienté, l’être dépend de l’Un. Telle serait la raison de commodité qui ferait plutôt choisir l’Un
pour la science et l’être pour l’épistémologie, et qui conserverait ainsi le rapport inégal invoqué au début. Mais peut-on
se contenter de cette analogie formelle entre deux inégalités, et donnant un sens général à l’Un et à l’être, conserver les
correspondances respectives? La question doit être examinée ainsi:
Alors que dans le premier arrangement la correspondance sémantique invoquée était prononcée du point de vue de la science
(l’Un est son objet) et du point de vue de l’épistémologie (l’être est son horizon), une autre, à plus juste titre, l’est
ici du point de vue de l’Un et de l’être: il s’agit d’interroger la science (ou l’épistémologie) en tant qu’une (ou que multiple),
et en tant qu’étant (ou que n’étant pas). On débarrassait un moment l’Un et l’être de leurs propriétés d’objets des deux disciplines
en invoquant leur fonctionnement apparent dans l’axiomatique des Hypothèses; c’était pour leur trouver dans ce fonctionnement
même des prédicats gênants pour notre propos. Il n’en va pas de même dans ce second arrangement; certes l’Un et l’être n’ont
de sens d’abord que ceux qu’ils reçoivent dans chaque hypothèse prise séparément4 mais, pris comme termes de logique générale, ils se trouvent en plus conserver un sens général qui les empêche d’être à tout
le moins interchangeables:
1. Que si parfois ils ne reçoivent leurs sens qu’en fonction l’un de l’autre, comme les signes leurs valeurs chez Saussure, ils ne peuvent cependant échanger leurs places: on n’est père que de fils, ou fils que de père, mais non pas comme on est
frère de frère.
2. Que si l’Un perd tout sens, comme dans la première Hypothèse, et devient signifiant pur, le signifiant de l’être ne lui
est pas pour autant substituable en tout, car dans sa matérialité, le signifiant de l’un ne peut s’en voir substituer un autre
et alors tout autre terme que l’
‘Un’
conserve une valeur en tant que son signifiant diffère de celui de l’Un.
3. Que si enfin l’Un n’est pas, à cela s’ajoute que ce n’est qu’en fonction de l’être qu’il n’est pas, et l’être peut se définir comme n’étant d’abord pas l’Un, avant même d’être éminemment (Hypothèse VI, 162a), de ne pas participer à l’Un (VII, 163c), d’être tout aux Autres (VIII, 165c),
ou même de n’être pas, tout comme l’Un (IX, 166c).
En bref, l’Un et l’être conservent une dissymétrie suffisant à les distinguer, et à les placer, mais comme il se trouve qu’ils
conservent aussi, sinon dans toutes les Hypothèses, du moins dans quelques-unes d’entre elles - et cela suffit - davantage
de sens que ne leur en laissaient produire leur seule opposition et la seule dissymétrie de leurs placements, comme c’est
précisément [50] sur ce surcroît de sens que s’appuie, non toujours mais souvent - et cela suffit - la possibilité de leur conférer des propriétés
(grandeur, lieu, mouvement) et des relations (dissemblance, égalité, contiguïté), il en résulte que ces propriétés et ces
relations répugneront une nouvelle fois à celles, propres à la science et à l’épistémologie, qu’on pourrait invoquer encore.
Certes, cette invocation n’est plus semblable à la précédente: dans le premier arrangement, on était contraint d’emprunter un autre champ théorique des propriétés de la science et de l’épistémologie par la pauvreté de la matrice: alors,
de telles propriétés étaient positives, déjà formées ailleurs. Tout était dit et la matrice venait trop tard; dans le second,
où la matrice (de l’Un et de l’être) est plus riche, on n’invoque des propriétés éventuelles de la science et de l’épistémologie
que pour venir les enrichir au moule de cette matrice; alors ces propriétés ne sont plus réelles, mais seulement possibles;
elles remettent à la juridiction de la matrice le soin de constituer leur positivité. Mais la difficulté relative à ce second
arrangement subsiste: il n’y a pas de raison que la science et l’épistémologie reçoivent des propriétés positives de la part
de propriétés qui seraient l’exclusif apanage de l’Un et de l’être; autant il serait normal que l’Un et l’être ne communiquassent
à la science et à l’épistémologie qui tiennent leur place que les propriétés qu’ils reçoivent de leur opposition, (et qu’on
bénéficiât en outre de l’identité d’asymétrie entre les deux ordres de parcours orientés), autant il est illégitime que l’Un
et l’être infligent à nos deux termes des propriétés qu’ils doivent à leurs seuls concepts: ainsi, si l’Un, comme il arrive,
a des aventures qu’il ne doit pas à sa rencontre avec l’être, mais par exemple avec le lieu, le temps, etc., son universalité,
son applicabilité à tout terme, se trouve compromise.
On lèvera la difficulté de ce second arrangement si on veut bien distinguer l’Un pris comme substantif de l’un pris comme
attribut: en effet, toutes les difficultés ont surgi non pas de ce que le terme un s’appliquât à tout sujet, car on ne peut
se reprocher alors de l’appliquer à la science par exemple, mais de ce qu’on a identifié la science à l’Un lui-même et l’épistémologie
à l’être. C’est que l’Un est le sujet sur qui porte la théorie de ce qui est un, de l’un prédiqué. Les aventures du caractère d’unité sont prêtées par la dialectique des Hypothèses à une unité choisie
à cette fin, l’Un. C’est de l’excès de l’Un, pris comme sujet, sur le simple prédicat d’unité, attribuable à tout objet, que vient le surcroît de propriétés
qui rend gênante la substitution salva veritate de la science au terme choisi par Platon. C’est pourquoi il faut corriger quelque peu le formalisme de Cornford qui déclare: “Dans un livre moderne il serait naturel, dans certains contextes, de substituer des lettres, par exemple
‘A’
, à l’
‘Un’
et
‘non-A’
, ou
‘B’
, ou quelque symbole analogue, à les
‘Autres’
.”Cornford, op. cit., p. 112.
Une remarque ici s’impose concernant les dichotomies chez Platon. On [51] sait qu’elles sont binaires (toute ternarité peut être divisée en deux binarités dont l’une commande l’autre; à la rigueur
la ternarité est permise: le Politique, 287c) et disjonctives, mais il est en outre requis une égalité des deux essences distinguées (c’est ce que montre le contre-exemple
de la grue qui classe à tort les bêtes en bêtes et grues, ibid. 263c): or cette égalité peut bien être calculée à propos des
exemples nombrables (les animaux), mais à propos des essences qualitatives, elle ne le peut plus; il faut alors attester l’égalité
en importance ou en valeur des deux essences, ce qui s’intuitionne seulement. Il en va de même ici dans la mesure où l’on ne fait pas tant la théorie
de ce qui est un (prédicat défini par opposition dichotomique), que de l’Un (substance définie par soi-même). “Il ne faut point, dit Platon à propos des deux termes opposés, nous en tenir ... à leur rapport mutuel, mais plutôt distinguer
... d’une part le rapport qu’ils ont l’un à l’autre, et, d’autre part, celui qu’ils ont à la juste mesure.” (Pol. 283e).
Troisième arrangement: Le troisième arrangement découle de la critique des deux précédents. Ils ont permis d’apercevoir les conditions requises
pour appliquer le modèle platonicien à la question de la science et de l’épistémologie.
1. Il faut abandonner la correspondance de ces deux derniers termes respectivement à l’Un et à l’être.
2. Il faut déléguer les fonctions de l’Un et de l’être non plus à la science et l’épistémologie, mais à l’unité et à l’être
de la science ou de l’épistémologie. Laquelle des deux?
3. Si on conserve le postulat de départ selon lequel il y a ordre de parcours orienté de la science vers l’épistémologie,
et la définition de l’épistémologie comme discours sur la science, il s’impose que les fonctions de l’Un et de l’être soient
déléguées à la seule science désormais. Il en résulte deux conséquences:
(a) le modèle platonicien, s’il est complet, va permettre d’établir le dénombrement de toutes les théories possibles de l’unité
(ou de la non-unité) du concept de science. Si Platon fait la théorie de l’Un, il fait alors du même coup la théorie de l’un
de la science en tant qu’une. Il en va de même, quoique moins directement, de l’être. Alors le surcroît de propriétés de l’Un,
(de l’être), ses contaminations sémantiques, le formalisme de son fonctionnement oppositif ne sont plus une gêne pour la science,
puisqu’il ne s’agit d’elle qu’en tant qu’elle est considérée sous les espèces de son unité, (de son être), et peuvent donc
être conservés intégralement. On s’en remettra aux seules conséquences.
(b) Le statut de l’épistémologie en découle: s’il est discours sur la (ou les) science, il sera explicitement tenu, on le verra à l’oeuvre, selon qu’on dira que la science est une ou non, est ou n’est pas. Il y a fort à parier que l’existence
ou l’inexistence, l’unité ou la multiplicité de la science commandent radicalement tout discours épistémologique. Il y aura
en gros autant d’épistémologies [52] que de conceptions différentes de cette existence et de cette unité. On conserve donc le rapport postulé au début, sans le
faire correspondre à celui de l’Un et de l’être.
Que si l’on objecte qu’on préjuge déjà de la nature de l’épistémologie à ne définir son discours que comme explicitement enveloppé
dans les hypothèses de l’unité et de l’existence de la science, on répond que, si le modèle est bien fait et envisage tous les cas possibles, on aura parcouru, du seul fait de la combinatoire, tout l’espace possible du problème, et que par conséquent il n’y a pas
d’épistémologie en dehors de ces cas envisagés, puisqu’ils le sont tous sous une pertinence radicale.
Que si l’on objectait, comme au début, qu’on préjuge de la nature de l’épistémologie à la définir comme discours sur la science,
on redirait que, si le modèle est bien fait et envisage les cas d’existence autant que de non-existence, d’unité comme de multiplicité, de la science, on aura comme neutralisé le danger de présupposition: si la science disparaît, comme être et comme une, il
demeure certes cette subordination à cet Unding du discours qui le dit, mais en même temps le rapport est réduit au minimum, voire à l’indétermination. D’ailleurs on peut
bien, inversant le sens du rapport et renversant toute la démarche, appliquer l’Un et l’être à l’unité et à l’existence de
la seule épistémologie, mais alors tout ce qui se dit de l’Un ou de l’être concernant celle-ci, on se trouverait tenir un
discours sur l’épistémologie, une épistémologie de l’épistémologie si l’on veut. On manquerait tout à fait son rapport à la science; inversement
dans le choix fait ici, on manque sans doute le rapport de la science à son ou à ses objets, mais on ne manque pas le rapport
science épistémologie, sur lequel on a décidé de porter l’analyse. C’est donc limiter à rien, sauf au rapport d’un métalangage
à un langage, les présuppositions, que de se donner le seul postulat suivant: tout énoncé sur la (ou les) science appartient
à ce qu’on appellera épistémologie, domaine ainsi défini de ces énoncés.
Il y a donc autant d’épistémologies que de discours ainsi tenus; on a bien une dialectique d’épistémologies.
Au demeurant, il n’y aurait pas grand danger à commettre des présuppositions intempestives, parce que le traitement combinatoire,
même s il conservait en chaque cas la, positivité du rapport, ne manquerait pas de déplacer son sens de cas en cas: il en
résulterait qu’au travers de son traitement explicite se ferait jour une problématique implicite de la question: en filigrane,
on pourrait découvrir d’autres vrais rapports entre les termes choisis; on pourrait en tout cas débrouiller les équivoques
éventuellement enveloppées dans les concepts. Telle est bien, en effet, la loi de la dialectique platonicienne, relevée par
quelques auteurs, et que Cornford a illustrée à propos du Parménide. On pourrait la caractériser ainsi: un dialogue aporétique ne l’est pas pour tout un chacun: il faut savoir tirer la solution
implicite sous l’embarras explicite des difficultés. Ainsi, dans le Parménide et encore qu’il aboutisse à une aporie complète (166c), le lecteur attentif aura [53] dû repérer au passage les différents sens possibles de l’Un et de l’être, qu’ils ne reçoivent en droit que dans les quelques
axiomes qui inaugurent chaque hypothèse (Exemple: Hypothèse I: si l’Un est un, εί έν έστιυ - Hypothèse II: si l’Un est: έν
εί έστιυ), qui sont développés ensuite dans les propriétés, puis dans les relations qu’on attribue aux termes. On précisera
brièvement les principes corrélatifs de cette lecture, c’est-à-dire de cette interprétation spécifique de Platon choisie entre
plusieurs autres pour répondre aux exigences de cette dialectique d’épistémologies.
1. C’est en fonction de la méthode employée par les interlocuteurs que le dialogue aboutit ou non, et non à cause d’un défaut
du vrai.5 Au travers de l’aporie, on aperçoit la solution. Celle-ci peut en l’occurrence être, la contemplation de l’essence mise à
part, une récapitulation des différents sens des mots. Cornford en donne l’exemple à propos de l’être et de l’Un6 et indique que la Métaphysique d’Aristote se situe dans cette lignée et accomplit le projet de désintrication des sens.
2. Les hypothèses du Parménide ne sont donc pas une
‘parodie’
7 de logique, destinée à brouiller dans l’ironie les arguments zénoniens, ni une suite de sophismes, ni un texte ésotérique
ou mystique, ainsi que certains néo-platoniciens l’ont supposé.8 Ceci signifie que l’interprétation ludique et l’ésotérique doivent être subordonnées à l’interprétation logique ou dialectique.
Accuser la série des Hypothèses d’être un jeu est oublier les lois de ce jeu; l’argument qui lève de droit les sophismes est
celui que Platon indique lui-même: “Nous posons donc que l’Un est et déclarons vouloir accepter, quelles qu’elles puissent être (ποίά ποτε τυγχάνει όυτα), les
conséquences qui en résultent pour l’Un” (142b). Cette loi d’écriture sépare le pensable ou le non-contradictoire du seul inscriptible ou seul dicible: il faut prononcer
l’hypothèse jusqu’au bout, même si on ne peut plus la penser tout à fait. Il n’y aurait qu’au pensable qu’on pourrait imputer
des sophismes. En second lieu, ce sont de telles lois que méconnaîtrait une interprétation théologisante, à moins qu’elle
ne conservât le noyau logique: ainsi, assimiler, comme Plotin, l’Un de la première Hypothèse au Bien, celui de la seconde au Νούς, celui de la troisième à l’Ame du monde est formellement
permis si rien dans l’allégorie ne déroge aux lois du noyau axiomatique. 9
3. Il résulte de là que, si la méthode est cause des apories, mais celles-ci grosses de la vérité, si l’exercice dialectique
n’est pas un rajout parodique, la [54] partie des Hypothèses (135c à la fin) donne une solution implicite aux difficultés du début, découvertes chez Zénon et chez Socrate; que le dialogue est donc un, que les arguments des Hypothèses ne vont pas moins contre les doctrines de Parménide et Zénon que contre la théorie de Socrate exposée au début. Mais on laissera ce point.10
Ces principes autorisent donc à renvoyer pour le détail des Hypothèses au livre de Cornford. Comment engendrer ce détail?
A. Si on considère l’Un, on peut le concevoir comme étant et comme n’étant pas, ce qui fait deux hypothèses.
B. Si on considère l’Un tantôt comme absolument un, tantôt comme relativement à l’être ou comme participable, cela fait deux
autres hypothèses, lesquelles combinées avec les précédentes en donnent quatre.
C. Si on considère cette dialectique minimale de l’Un non plus en elle-même, mais par rapport aux Autres, cela fait quatre
nouvelles hypothèses (l’Un étant absolu, étant relatif; l’Un absolu n’étant pas; relatif n’étant pas; et à chaque fois vu
du point de vue des Autres), qui, ajoutées au résultat précédent, en donnent huit.
Enfin, entre la deuxième hypothèse et celle qui serait la troisième s’en glisse une autre, corollaire selon Cornford de la seconde11, pour des raisons sémantiques, et qui reste toujours à la traîne. On peut en fait lui trouver un statut plus formel. En tout,
les neuf Hypothèses, selon le schéma suivant:
(2 x 2) + (2 x 2) + 1 = 9.
Or on présente cette troisième série d’hypothèses (C) comme celle des Autres considérées tantôt sous le chef de leur propriétés
positives, tantôt sous celui de leurs propriétés négatives12 et c’est ainsi qu’on obtiendrait les Hypothèses IV et V dans la rubrique de l’Un-étant, et VIII et IX dans celle de l’Un
n’étant pas. En fait, les Autres ne sont ainsi définis à chaque fois qu’en fonction de la nature de l’Un:
a) Dans la rubrique de l’Un étant (première partie), la position de l’un absolu et celle de l’Un relatif forment les deux
premières Hypothèses; lorsqu’on repose l’Un absolu, non-participable, on ne peut plus penser alors que les propriétés négatives
des Autres: “L’Un est à part des Autres, et les Autres à part de l’Un” (159c. Hyp. V). Lorsqu’on repose l’Un relatif, on peut penser les Autres par rapport à lui; ils acquièrent alors des propriétés
positives: “ils y ont part en quelque façon” (157c. Hyp. IV).
[55]
b) Dans la rubrique de l’Un n’étant pas (deuxième partie), la position de l’Un absolu et celle de l’Un relatif forment les
Hypothèses VI et VII; lorsqu’on repose l’Un absolu, non-participable, on obtient les Autres sans rapport: “dans les Autres, il n’y a point d’un” (165e. Hyp. IX). Enfin, lorsqu’on repose l’Un relatif, les Autres conservent quelques propriétés positives, quoique évanouissantes,
(puisque l’Un n’est pas). C’est pourquoi Platon ne marque pas leur participation à l’Un, même participable; cependant les Autres au lieu d’être considérés comme n’étant
pas (Hyp. IX) sont considérés comme étant par opposition à l’Un - “il faut d’abord (μέυ), j’imagine, qu’ils soient autres” (164b. Hyp. VIII) - même si ensuite on insiste plutôt sur l’Un comme n’étant pas que comme ayant d’abord permis de leur conférer
leur précaire mais préalable existence.
Mais on peut, plus simplement13, présenter l’ensemble des Hypothèses sous forme dichotomique14, c’est-à-dire selon le schéma:
23 = 8 ou 23 (+ 1) = 9
On a alors:
[56]
ou encore le schéma suivant, qui marque plus nettement les parentés des Hypothèses:
L’HYPOTHÈSE III, (l’Un est n’est pas),
‘corollaire’
de la seconde, se situerait à la jointure de l’Un étant et de l’Un n’étant pas, mais aussi bien à celle de l’Un et des Autres,
puisque c’est l’Hypothèse du devenir. La combinaison des deux lui donne quatre positions possibles sur le schéma, résumables
dans le centre etc. Platon l’aurait placée à l’endroit seulement où il l’aurait rencontrée pour la première fois. En tout
cas, pour des raisons structurales et pour passer d’une moitié quelconque de l’une des trois dichotomies à l’autre moitié, il faut poser cette Hypothèse plurifonctionnelle.
Il y en a donc bien neuf.
On pourrait grouper ensemble les Hypothèses de bien des façons différentes. On préfère conserver de loin l’ordre platonicien.
Cependant, pour des raisons qui s’éclairciront dans la suite, on a tenu à faire suivre chaque Hypothèse consacrée à l’Un pris
en soi-même et par rapport aux Autres de l’Hypothèse correspondante des autres, pris en eux-mêmes et par rapport à lui. L’étude de l’Hyp. I sera donc suivie de l’étude de l’Hyp V; II sera suivie
par IV; puis III à part, puis VI sera suivie par VIII; enfin VII, par IX.
On dispose à présent d’une matrice pour dénombrer les rapports possibles entre épistémologie et science, celle-ci étant considérée
des points de vue de son unité et de son existence. En cela réside le seul coup de force.
Hypothèse I (L’un. Est l’un/autres. L’un absolu)
Axiomes15: L’ Un est un et n’est multiple en aucune façon. Il n’a pas de parties et n’est pas un tout.
Propriétés: Il n’a ni commencement, ni fin, il est illimité, sans figure, ni en autre que soi16, ni en soi ni immobile, ni mû.
[57]
Relations: Il n’est ni identique à autre que soi, ni à soi, ni différent de soi ou d’autre que soi, ni dissemblable, ni semblable à soi,
ni à autre que soi; ni égal à soi ou à autre que soi, ni plus vieux, ni plus jeune que soi ni qu’autre que soi. Il n’a été
ni devient ni n’est. “Il n’a donc même pas assez d’être pour être un”. De lui, il n’y a ni “science, ni sensation, ni opinion”.
La science est absolument une, son unité est. Aucune multiplicité de sciences n’a de sens, il n’y a donc pas de sciences.
La science n’a pas de parties: la scientificité ne peut être divisée, elle est toute en soi-même; s’il n’y a que la mathématique
ou la logique mathématique pour satisfaire à un tel réquisit, elle est identique à la scientificité même: alors non seulement
“il n’y a de science proprement dite qu’autant qu’il s’y trouve de la mathématique”17 mais même tout ce qui n’est pas en elle cette scientificité n’est rien, est un néant au regard de l’absolu.
A cette mathématique, on ne peut attribuer aucun commencement (ni à partir de l’arpentage égyptien, ni d’aucune idéologie,
ni d’aucune déduction psychologique ou transcendantale), elle n’entretient de rapport (ressemblance, différence) à rien qui
lui soit extérieur: ni d’expérimentation, ni d’application. De cette essence, encore ne peut-on dire qu’elle soit parfaitement
identique à elle-même, mais l’introduction de sa non-identité à soi-même la tire (ou l’exclut) du réel et la laisse à la seule
pensée; elle est “chose non-réelle dans la pensée”.18 On peut prendre en ce sens la formule de Platon “l’objet considéré n’a même pas assez d’être pour être un” (Οΰδ άρα οΰτώς έστιυ ώστε έυ εϊυαι, 141e).19 Se trouve par là même déduit et désigné le seul plan du langage,20 où il reste le signifiant science qui refuse tous les prédicats; il compte alors seulement comme signifiant, et n’importe
quel autre signifiant ferait aussi bien l’affaire. Ce signifiant n’a donc aucun signifiant propre. Il est le signifiant d’un
non-signifiant.
On comprend - et Cornford le souligne21 - que cet
‘un’
de la première Hypothèse ne peut pas être assimilé à l’être parménidien, clos, homogène, absolument un et absolument étant,
qui “est sans manque” car “n’étant pas, il manquerait de tout”.22 L’être parménidien ne manque de rien, l’Un platonicien ici manque même de ne manquer de rien, précisément, il manque d’être.
L’unité de la science ne peut donc être assimilée à une sphère parménidienne; elle aurait plutôt le statut que lui assigne
Cavaillès dans la tentative de Bolzano: “Pour la première fois peut-être, la science n’est [58] plus considérée comme simple intermédiaire entre l’esprit humain et l’être en soi, dépendant autant de l’un que de l’autre
et n’ayant pas de réalité propre, mais comme un objet sui generis, original dans son essence, autonome dans son mouvement ... Une théorie de la science ne peut être que théorie de l’unité
de la science ... Seulement progrès autonome, dynamisme fermé sur lui-même, sans commencement absolu ni terme, la science
se meut hors du temps ... Si le savoir total n’a pas de sens - avec une conscience absolue existe un hiatus aussi réel qu’avec
l’opinion, de sorte qu’il ne peut être question ni d’y préparer ni d’y déboucher - l’extra-scientifique radical n’en a pas
davantage ... La science est un volume riemannien qui peut être à la fois fermé et sans extérieur à lui.”23
La question se pose de la possibilité d’un discours sur cette unité absolue de la science. “La difficulté apparaît aussitôt, dit Cavaillès, de situer la discipline qui pose ces caractères” (de la science selon Bolzano)24: comme il s’agit alors de considérer ce qui au moins se nomme comme l’autre de l’un; la cinquième Hypothèse, corrélative
de la première, doit être introduite.
Hypothèse V (L’un est. Les autres/L’un. L’un absolu)
Axiomes: L’un est à part des Autres. Exclusion d’une tierce solution (il n’y a que l’Un ou les Autres).
Propriétés: Ils n’ont pas de lien commun. L’Un n’est pas dans les Autres. Les Autres ne sont pas un, ni pluralité, ni immobiles, ni mûs.
Relations: Ils ne sont ni semblables ni dissemblables à l’Un, ni identiques, ni différents, ni en devenir, ni plus petits, ni plus grands.
Si l’unité est posée dans son absoluité, et sans extérieur, il n’y a place pour le discours épistémologique qui lui est corrélatif
qu’en elle, et identifié à elle, ou bien à
‘extérieur’
de cette unité, mais sans qu’aucune relation leur soit assignée, et sans qu’aucun autre statut soit assigné à son tour à
l’épistémologie que celui du langage. Le premier cas est la limite de l’épistémologie bolzanienne, le second est celle du
néo-positivisme logique.25
Dans le premier cas, l’épistémologie est science de la science, puisqu’elle est identique à la science; si on la hausse au
niveau du méta-langage de la science, elle est le signifiant du signifiant qui n’a pas de signifiant. Inversement, la science
est toute son épistémologie, ou “la science, si elle est, est tout entière démonstration, c’est-à-dire logique”.26 Mais alors l’épistémologie [59] doit répondre de sa prétention à s’identifier à la scientificité; précisément, la nécessité de lui assigner un statut de
métalangage la rend relative à ce dont elle a pour exacte fonction de le démontrer privé de relations; elle devient le nom de ce à quoi “n’appartient aucun nom” (142a); elle devient seconde: “l’épistémologie scientifique ne peut, sans avoir résolu ces problèmes, se constituer directement la première comme elle en
avait l’ambition, mais elle est postérieure à l’analytique qui donne le contenu de son objet et à l’ontologie qui l’achève
en être.”27
‘L’extérieur’
se réintroduit donc dans l’unité de la science comme l’impossible, c’est-à-dire comme l’innommé nommant le nom de la science;
il l’indique seulement, mais n’a pas d’autre propriété que déictique, il perd jusqu’à son signifiant. D’où l’absence de propriété
que lui assigne Platon dans cette nouvelle hypothèse. On obtient le
‘discours’
sans propriétés sur la science qui clôt le Tractatus Logico-Philosophicus de Wittgenstein: “La méthode correcte en philosophie serait vraiment la suivante: ne rien dire que ce qui peut être dit, à savoir des propositions
de science de la nature - c’est-à-dire quelque chose qui n’a rien à faire avec la philosophie ...”
“Mes propositions servent d’élucidations de la façon suivante: quiconque me comprend peut les reconnaître comme dépourvues
de sens, lorsqu’il les a utilisées - comme des marches - pour accéder au-delà d’elles (il doit, pour ainsi dire, jeter l’échelle
après l’avoir gravie).”
- En termes bachelardiens, on dira que la science est coupée de tout, qu’il n’y a donc pas d’erreur qui ne soit un néant; ou en d’autres termes, pas d’idéologie qui soit extérieure à
la science, ni qui doive lui être rapportée comme à la preuve rétroactive de sa fausseté.
- En termes lacaniens28, on dira que la scientificité peut se définir à partir de la forclusion hors de son champ (il se constitue ainsi) d’un manque;
la science prise en ce sens manque d’un manque.29 Or c’est ce qui ici est à son tour exclu; l’Un de la scientificité est donc ici le manque de ce manque du manque, puisqu’en
dehors de la science prise au sens de cette première Hypothèse, il n y a rien. Au lieu d’exclure à l’extérieur, la science exclut l’extérieur lui-même; cette forclusion de la forclusion, selon des opérations qu’on pourrait
définir, revient à une suture, laquelle consiste en ce qu’est réintroduite dans la science une extériorité de laquelle elle
s’annule comme le sujet de son discours.30 Mais cette suture dans une science (en un sens lacanien à présent et non plus au sens de l’Hypothèse) de ce qui est exclu d’elle: son extérieur réintroduit, étant quand même
la suture d’une forclusion, n’est [60] pas suture de sujet: c’est précisément ici la forclusion qui joue le rôle du sujet. Pour comprendre une telle
‘anomalie’
(la forclusion est une suture), il faut distinguer la structure de cet Un de la première Hypothèse, qui est une structure
de sujet, de ce qu’on lui fait porter ici, le nom d’une prétendue forclusion.
La science ici s’exclut du discours qui se tient sur elle comme le sujet du sien, mais veut-on persister à lui donner le nom
de science, et celui d’épistémologie à ce discours, alors c’est lui qui joue le rôle de la science: il est, comme elle, désuturé,
mais ici, désuturé précisément d’elle. A la fois il est la science, la vérité suprême (Bolzano), et il est, puisqu’on l’oblige à n’en pas détenir le nom ni les propriétés, démuni de tout, comme les Autres de l’Un (ni
un, ni multiple, ni semblable, ni dissemblable, ni mû ni en repos, n’ayant avec l’Un aucun lien commun). Tel est le discours
du Tractatus, qui garantit absolument la vérité de ce dont il parle: “La vérité des pensées qui sont ici présentées me semble irréfutable et définitive31”, mais en même temps ce discours est tout à fait privé de sens,
‘nonsensical’
.
Si structuralement, l’Un et les Autres n’ont pas la même fonction, ils ont les mêmes propriétés, leur différence est absolue
et inassignable.
On ajoute que ces Hypothèses I et V, dans lesquelles l’idéalisme absolu de la science confine à une théologie négative de
la science ineffable32 serviront de limite aux Hypothèses corrélatives IX et VII.
Le passage à une seconde hypothèse est justifié par la nécessité de conférer des propriétés à l’Un, mais il ne faut pas prétendre
la déduire de la première.33 Toutes les hypothèses sont pensables, ou sinon, énonçables (à titre d’expressions bien formées): les contradictions qu’elles
entraînent le cas échéant ne sont pas relevantes. On peut seulement dire que certaines d’entre elles sont aporétiques, et
c’est ce qui rend la transition de l’une à l’autre impossible. C’est donc par la seule considération de la matrice qu’on attribue
à présent l’être à l’Un de façon positive.
Hypothèse II (L’un est. L’un/les autres. L’un relatif.)
Axiomes: II est, mais ne se confond pas avec l’être, ni l’être avec lui: “leur sujet seul est identique, à savoir ‘l’Un qui est’” (142d.). Chaque partie possède à la fois et l’être et l’un, et ainsi de suite à l’infini. Il y aura infinie multiplicité
des êtres.
Propriétés: Multiplicité infinie de l’Un en soi. Il est limité, a commencement et fin, figure; il est en soi et en autre que soi, immobile
et mû.
Relations: Il est identique à soi et différent de soi, identique aux Autres et différent des Autres, semblable et dissemblable à soi-même
et aux Autres, contigu [61] et non-contigu à soi-même et aux Autres égal et inégal à soi-même et aux Autres (plus petit et plus grand aussi). II participe
au Temps (est plus vieux et plus jeune etc.)
Il devient, il a été et il est. Il peut donc y avoir de lui et
‘science, et opinion, et sensation.’
L’unité de la science est, mais non pas en tant qu’elle est une. C’est
‘l’Un qui est’
, cependant, qui est le seul sujet et de l’Un et de l’être; c’est l’unité de la science - appelons-la ici scientificité -
qui est tantôt une et tantôt autre chose. On pourrait dire existante, mais il vaut mieux ne pas restreindre à la seule existence34 le sens du mot être. C’est pourquoi on dira: la science est science et davantage, ce qui veut dire qu’on peut lui attribuer
des limites, un commencement, une fin, une configuration, un espace et une histoire. Par exemple, on pourra dire dans le temps:
la science grecque, la science classique, mais cette multiplicité ne sera pas un éparpillement discontinu, ce sera à bon droit
que la catégorie de science sera conservée dans tous les cas.
On pourra dire aussi dans l’espace: la mathématique, la physique, etc. mais là non plus, on ne sera pas voué à une multiplicité
pure, sinon il n’y aurait non seulement aucune raison d’appeler science ces êtres particuliers, mais même, on se trouverait
autorisé aussi bien à appeler science n’importe quoi. Cette Hypothèse induit donc une épistémologie régionalisante, comme
celle de Bachelard, mais elle n’autorise pas la dispersion, elle garantit des propriétés communes à chaque science particulière, et précisément,
ces propriétés qu’on était en droit de conférer à l’instant à la scientificité en général: toutes les sciences ont en commun
leur scientificité, et celle-ci ne peut pas n’être que rien: “N’y a-t-il pas là, inévitablement, un tout: l’Un qui est; et, devenant parties de ce tout, l’Un d’abord et puis l’être?” (142 d). Par conséquent, si on dit que l’Un a un commencement et une histoire, on devra le dire de tous les uns qui découlent
de lui. Il s’agit ici d’une déduction conceptuelle et non pas d’un développement historique: ainsi, on ne dira pas que la
mathématique a donné la physique, puis la chimie, etc., mais on dira par exemple, pour employer les concepts de Bachelard, que la scientificité (ce qu’il appelle l’esprit scientifique) s’institue par rupture épistémologique d’avec le
‘tissu d’erreurs’
qui la précède et on devra marquer cette rupture à propos de chaque science particulière, et chaque science particulière
possèdera la scientificité pour elle (ce sont bien des uns que l’Un engendre). Il en va ainsi dans la classification des sciences d’A. Comte, qui sont des sciences (ont toutes les critères de la positivité), et qui pourtant ont entre elles une filiation ordonnée.
[62]
Qu’on ajoute à cet engendrement de la partie un de l’Un l’engendrement parallèle de son autre partie, alors s’ouvre un champ
de la science qui n’est pas coïncidant avec la scientificité même, et qui rend possible le mouvement de cette scientificité.
Encore faut-il distinguer l’Un par rapport à l’être et l’Un par rapport aux Autres: “Je suppose que nous prélevions, à ton gré, soit l’être et le différent, soit l’être et l’Un, soit l’Un et le différent” (143bc). Ceci conduit à trois dialectiques différentes.
a) celle de l’Un et de l’être: L’unité de la science ou de chaque science peut mordre sur l’être et produire un rejeté d’être,
‘être’
étant le nom du terme formellement rejeté. Ainsi, dit Bachelard: “la science crée de la philosophie”35; on pourrait appeler ce rejeté la philosophie spontanée des savants selon l’expression de Louis Althusser. Par exemple, Newton donne à l’espace et au temps le caractère purement mathématique de variables indépendantes du mouvement du corps de référence
(dans la scientificité), mais il leur ajoute le caractère métaphysique d’absoluité (dans l’être36).
Inversement, on dira qu’il n’y a pas d’être ou d’énoncé métaphysique qui ne doive quelque chose à une scientificité éventuelle
“car l’Un est toujours gros de l’être, et l’être, gros de l’Un” (142e). C’est ce qu’on exprime par exemple en ne faisant commencer la métaphysique qu’avec la science grecque.
Ce processus est décrit de façon plus pertinente et plus intrinsèque par Cavaillès lorsqu’il utilise cette Hypothèse du Parménide pour penser ce qu’il appelle une conception paradigmatique de la pensée: “La synthèse est coextensive à l’engendrement du synthétisé ... Il n’y a pas de sens sans acte, pas de nouvel acte sans le
sens qui l’engendre.”37 Mais le rapport bachelardien d’une science à la quantité de métaphysique qu’elle contient (et dont elle se déleste) est au
fond le même rapporté à son noyau; car si, en tant que scientificité pure, elle se définit par la seule forclusion de l’être,
en tant que scientificité en devenir, elle en rejette sans cesse. L’histoire des sciences [63] est la séquence de ces réjections. Il n’y a que l’Un premier qui fonctionne comme l’idéal de la science, tout le reste est
grevé d’être.
b) celle de l’Un et des Autres; ceci nécessite, comme dans la première hypothèse, qu’on ajoute à cette seconde sa corrélative (Les Autres/l’Un), l’Hypothèse
IV.
Hypothèse IV (L’un est. Les autres/L’un. L’un relatif)
Axiomes: L’Un est. Les autres ont part à lui; ils ont communauté avec lui et avec eux-mêmes.
Propriétés: Ils sont un tout, et multiples, limités et illimités.
Relations: Ils sont semblables et dissemblables à eux-mêmes et les uns aux autres.
b) (suite): L’Un, parce qu’il ne coïncide pas avec l’être, s’engendre une altérité. L’être est le nom de cette altérité en tant qu’elle
est rapportée à cet Un (il est gros de l’Un); mais on peut aussi bien considérer cette altérité comme altérité (de l’Un) plutôt que comme altérité de l’Un. Alors l’autre de la scientificité pris dans son ensemble, c’est le domaine préscientifique, qui reçoit son statut et
son espace de la coupure que l’Un effectue d’avec lui: ainsi la science galiléenne révèle comme préscientifique la physique
médiévale des impetus. Partant, c’est tout un de l’Un qui détermine et circonscrit son altérité spécifique: à toute science correspond l’idéologie
avec laquelle elle avait rompu. Les Autres, ou les idéologies (ici déduites) ont donc bien “communauté avec l’Un” (158d) (l’alchimie est l’autre de la chimie, non de la physique) “et avec eux-mêmes”, et les uns avec les autres (toutes les idéologies ont des caractères communs, ne fût-ce que leur résorption rétrospective
dans des configurations toujours plus vastes: l’alchimie rejoint la pseudophysique des impetus). C’est à bon droit qu’on dira une science contiguë et non-contiguë (148 d-149 d) à son autre pour caractériser le rapport
de coupure qu’elle entretient avec son idéologie.
Ainsi toutes les relations que Platon, soit dans l’Hypothèse II, soit dans l’Hypothèse IV, pose entre l’Un et ses autres,
on peut, en ajoutant la dialectique a et la dialectique b les appliquer aussi bien à une science en devenir et à sa scientificité idéale qu’à cette même science et à son idéologie
de rupture:
- l’Un est identique à soi = toute science est sa scientificité;
- l’Un est différent de soi = l’état du savoir ne coïncide pas avec l’idéal de la science;
- l’Un est identique aux Autres = il n’y a d’idéologie que s’il y a science. Elles sont identiques en ce qu’on les nomme ensemble
et qu’on les sépare du reste;
- l’Un est différent des Autres = une science n’est pas son idéologie, etc.
En outre, la multiplication de la dialectique a par la dialectique b induit une troisième dialectique:
[64]
c) celle de l’être et des Autres; l’être, ou ici, le rejeté, le forclos de la science38, n’est pas identique au coupé de la science. Il peut en effet rendre compte du fait que Galilée par exemple pouvait proférer une métaphysique (l’Univers est écrit en Langage mathématique) qui n’était pas incompatible
avec sa physique39, alors qu’il ne pouvait avaliser la pseudo-physique de ses prédécesseurs, ce qui n’empêche pas que la métaphysique compatible
avec l’état d’une science peut fort bien devenir incompatible avec un état suivant de cette même science, comme Bachelard explique que l’épistémologie cartésienne ne convient pas à la physique moderne. Alors cette métaphysique retombe dans le
champ des idéologies, il se fait un mouvement de l’être vers les autres de l’Un, du forclos vers le simplement renié. Une
science à la fois rompt avec sa préhistoire et s’exclut de la métaphysique qui l’accompagne.
- En termes comtiens, l’état positif rompt avec l’état théologique et se distingue de l’état métaphysique. Ce dernier vacille
entre les deux autres. Il n’est peut être que l’effet du positif sur le théologique.
- En termes lacaniens, la forclusion de l’être forclos détermine celui-ci à se rapporter sans cesse à l’espace qui l’exclut; c’est par cette
suture impossible à une forclusion qu’il parvient à exclure sa suture réelle à un autre espace, celui des Autres de la Science,
suturé par nature, espace du sujet. L’être est toujours gros de l’Un, et prétend comme lui manquer du manque, mais il est
aussi renvoyé lui-même comme annulé de son un, il vient à manquer tout court, ce qui ne le distingue plus du sujet.
Ainsi l’espace absolu selon Newton, pourtant éloigné de tout sujet et référé au seul grand Autre à titre de sensorium Dei, retombe, depuis la relativité, dans l’espace des petits autres, impetus, horreur du vide et phlogistique. On dira que ce lieu, forclos de la science, (“écarté par le bras du secret qu’il détient”) et en même temps émergeant des profondeurs d’un espace autrement suturant (“naufrage cela direct de l’homme”) est celui de la surdétermination.40
Qu’il y ait un discours tenable sur ces trois dialectiques et qu’il ait ici son lieu, c’est ce qu’atteste encore Platon: “Il peut donc y avoir de lui [de l’Un] et science et opinion et sensation puisqu’aussi bien nous-mêmes, présentement, ne laissons
point de mettre en oeuvre, à son sujet, toutes ces manières de connaître” (155d). Epistémologie est son nom, mais ce discours vient d’être tenu sous l’autorité des différents noms propres assignés
à cette Hypothèse.
[65]
Hypothèse III (L’un est et n’est pas, absolu et relatif, etc.)
Axiomes: L’Un est un et multiple. Il est et n’est pas.
Propriétés: inassignables.
Relations: Il devient semblable et dissemblable, plus grand et plus petit; mû, il s’immobilise, immobilisé, il se meut, etc.
Dans l’Hypothèse précédente, il y avait savoir de l’Un parce qu’à chaque étape de sa démultiplication à l’infini, on pouvait
effectivement distinguer sa partie d’un et sa partie d’être, la partie stable de sa scientificité et la partie vacillante
de ce qu’elle excluait d’elle-même. En introduisant de bien autres déterminations que ne le permet la seule catégorie d’unité,
on pourrait décrire des configurations effectives de la science, ou de chaque science, et leur trouver des états stables.
Mais que l’on réduise à la seule ponctualité formelle de l’Un chaque configuration, la division entre l’un de l’Un et son
être se multipliera à l’infini dans l’instant, et on ne pourra plus assigner aucune proposition possible à l’Un ni à l’être.
Alors l’Un est un et multiple, il est et n’est pas, l’état de la science et des sciences devient liquide: la science est réduite
à sa seule dénomination; sans propriétés, elle peut être attribuée à n’importe quel objet: il en advient ainsi lorsqu’on proclame
science tout ce qui surgit à la limite évanouissante entre l’espace de la scientificité et l’espace idéologique. Dans l’espace,
cela signifie qu’on appellera science toute branche d’une science, et toute branche de branche à l’infini. Dans le développement
temporel, il naîtra une science par jour.41 Ou encore, et sans aller jusqu’à cette extrémité, on peut voir dans ce qu’on pourrait appeler un positivisme minimal et dont
on trouverait des échos chez Claude Bernard, l’idée que la science est l’instant présent évanouissant qui rend caduc tout ce qui la précède et entérine tout ce qui la
suit: la science est l’avenir de la science. Son développement est réduit au pur développement d’un curseur sur la ligne du
temps: “La médecine se dirige vers sa voie scientifique définitive. Par la seule marche naturelle de son évolution, elle abandonne donc peu à peu la région des systèmes pour revêtir de plus en plus la forme analytique, et rentrer graduellement dans la méthode d’investigation commune aux sciences expérimentales”.42
Cette troisième Hypothèse peut s’appliquer à son tour à la quatrième déjà envisagée. On considère alors les Autres que l’Un,
mais ceux-ci n’ont pas plus de stabilité que lui. Il n’y a plus de propriétés, cette fois-ci, des idéologies, et elles ne
peuvent se distinguer des sciences; dès lors leurs caractères peuvent être attribués aux sciences elles-mêmes dans l’indistinction
des propriétés. Le scepticisme surgit, c’est le moment du malin génie, lorsque [66] Descartes taxe de nullité toutes les sciences elles-mêmes et la certitude mathématique elle-même au nom d’une hypothèse plus
forte.
On a remarqué que c’est la même troisième Hypothèse qui appliquée sur la seconde instaure le règne du
‘tout est science’
ou
‘tout peut passer pour science’
, et, sur la quatrième, la réduction des sciences les meilleures à rien, par une décision du sujet. Une suture absolue exclut
toutes les forclusions, mais aussi bien toutes les sutures.
On n’ajoutera plus grand-chose au contenu quasi nul de cette Hypothèse, sinon qu’elle est celle de toute transition d’une Hypothèse à une autre, puisqu’elle consiste à rendre évanouissant le statut de l’Un: “et pourtant, même changer, il ne peut le faire sans changer” (156c). Il en résulte qu’on peut en droit retrouver cette même Hypothèse III entre les Hypothèses II et IV, IV et VIII, VI
et VIII, II et VI, entre les Hypothèses I et V, V et IX, IX et VII, VII et III.
Réduite à la pure vacillation, elle sert de lieu commun à toutes les Hypothèses (l’Un à la fois est n’est pas, est un et multiple,
etc.); elle est la racine multiple de toutes les équations, ou la médiation de toutes les instances. Leur dialectique est
donc d’ordre hégelien.43
On va désormais entrer dans le champ de l’Un n’étant pas. Si on traduit que l’unité de la science n’est pas, on pourra comprendre
soit que
‘la’
science est par essence multiple, qu’il n’y a que des sciences, soit qu’il n’y a pas de science du tout. Le premier cas correspond
en gros aux Hypothèses VI et VIII de la négation relative, et le second aux Hypothèses VII et IX, de la négation absolue.
Ici, c’est l’unité qui se perd, et la scientificité est éclatée en objets particuliers, là, c’est la scientificité elle-même
qui vient à manquer, ce qui implique, en passant à la limite, une épistémologie ici radicalement pluraliste, là, intégralement
sceptique.
Hypothèse VI (L’un n’est pas. L’un/autres. L’un relatif)
Axiomes: C’est l’Un qui n’est pas. Il est connaissable, différent des Autres (c’est en tant qu’il est qu’on lui attribue le non-être:
il participe à l’être “par quelque biais” (INSERT PI*ⁿ’, 161e).
Propriétés: Il en a en grand nombre, car il participe à toutes sortes de choses, il est en mouvement et en repos.
Relations: Il est différent des Autres, dissemblable aux Autres, ressemblant à soi-même, inégal aux Autres, mais égal à soi-même (grand
et petit). Il est objet de science.
[67]
Cette Hypothèse, qui fait participer l’Un à des propriétés bien qu’elle lui refuse l’être, est la symétrique de l’Hypothèse
II. L’Un n’est suscité que pour être congédié aussitôt comme existant. L’unité de la science n’est pas réellement, il ne faut
plus dire que les sciences. De quel droit? En ce qu’au moins leur signifiant rassemble leur pluralité: l’unité des sciences
n’est pas, mais elle a un être de langage ou d’illusion. Le non-être de l’unité ressemble à celui du Sophiste, introduit pour définir précisément le statut de l’image.
L’unité n’est donc posée que comme nom. Ce nom peut servir de lieu-commun à bien des objets pourvus de propriétés, mais il
n’est qu’un nom indéfiniment répété à propos de chacun d’entre eux; on peut donc parler de lui, “de lui, il y a science” (160d), mais c’est pour n’en rien dire d’autre sinon qu’il circule d’objet en objet, n’assurant que leur liaison sans prédicats,
par conséquent leur pure différence: “A lui donc, s’applique, en plus de la science, la différence” (160d). Égal à lui seul, il est la différence des Autres. Il joue exactement le rôle de l’Esprit dans des épistémologies
telles que celles de Brunschvicg, Lalande, etc. En effet, ce n’est pas l’unité de la science qui est une, c’est l’unité d’un quelque chose dont on ne peut rien dire
mais dont les sciences donnent à chaque moment une version différente. L’unité de la science est hors de la science, si on
entend par science les configurations rigides où se paralyse de moment en moment la spontanéité perpétuelle de la raison:
“En réaction contre le logicisme issu de Frege et de Russell où elle apercevait un renouveau de la traduction aristotélicienne, elle [l’épistémologie de Brunschvicg] oppose à la pensée,
en tant que création échappant à toute norme, son expression linguistique, qui, phénomène social, tombe sous le coup à la
fois des illusions de la cité et des lois de la nature”.44 De même Lalande oppose la raison raisonnante, spontanéité pure toujours à l’oeuvre dans la science, mais démunie de toute propriété, (l’Un
n’étant pas, mais étant en quelque façon) à la raison raisonnée, système des retombées visibles de l’activité invisible de
l’Esprit.
Cette épistémologie est en un sens l’aboutissement du kantisme: l’entendement, ou pouvoir des règles, a en effet des propriétés
formelles, mais positives, chez Kant, et la science est subordonnée à ce pouvoir, même si la question de sa sévérité effective ne fait pas de doute.45 Cependant: “il n’y a pas de science en tant que réalité autonome et caractérisable comme telle, mais unification rationnelle, suivant
un type fixe, d’un divers déjà organisé par l’entendement, ou parcours d’un ensemble d’évidences sans plan ni découverte”.46 Cette position à cheval sur la seconde Hypothèse (l’unité est [68] réelle) et la sixième (il n’y a pas d’unité) accentue donc l’unité, encore que cette unité ne soit pas précisément celle
de la science. Mais si on retire à l’unité ses propriétés - et c’est tout le sens de la critique par Brunschvicg des catégories kantiennes - alors on ouvre aux sciences une histoire effective, mais on n’a pas pour autant abandonné leur
subordination à l’unité d’un terme fixe, à la fois étant et n’étant pas, dût-on n’en rien pouvoir dire.
Le constructivisme intuitionniste n’est pas sans rapport avec une telle représentation. Il franchit un pas de plus en ce qu’il
n’affirme plus la subordination des vérités construites aux vérités éternelles, mais il la présuppose seulement: “En fait tous les mathématiciens et même les intuitionnistes sont convaincus qu’en un certain sens les mathématiques portent
sur des vérités éternelles, mais quand on essaie de définir précisément ce sens, on se trouve empêtré dans un dédale de difficultés
métaphysiques. La seule façon de les éviter est de les bannir des mathématiques”.47 L’être n’est donc plus dans l’Un, il est tout dans la construction: “‘exister’ doit être synonyme de être construit”.48
Hypothèse VII (L’un n’étant pas. Les autres/L’un. L’un relatif)
Axiomes: L’Un n’est pas. Les Autres sont différents de lui.
Propriétés: Les Autres sont pluralité infinie et ne peuvent recevoir que des propriétés apparentes qui s’évanouissent aussitôt.
Qu’enfin l’on exclue jusqu’à cette référence à l’Un, on obtient une multiplicité infinie de propriétés inassignables et un
pluralisme incohérent de sciences: “Ainsi force est, je crois, que se brise et s’émiette tout être qu’on aura saisi par la pensée; car ce qu’à chaque fois on
appréhendera sera comme un bloc où il n’y a rien d’un” (165b).
On rejoint l’Hypothèse III dans cet éparpillement absolu; il y a cependant quelque différence: on n’avait considéré la troisième
Hypothèse qu’à la place qu’elle occupait alors; aboutissement de la seconde, elle avait été obtenue par prolifération de la
division de l’Un. L’Un était maintenu comme idéal de la science et on s’en éloignait d’autant plus qu’on descendait plus loin,
dans le temps, ou plus bas, dans l’espace de la division: ainsi les sciences humaines et leurs branches multiples se rattachaient
toujours en droit à un idéal de scientificité. Mais, dans le cas présent, on n’a pas obtenu le multiple par prolifération
de l’Un, mais l’unité de la science étant abolie (l’Un n’est pas), sa participation à l’être étant réduite à rien (l’Esprit
comme plasticité vide), c’est du côté des propriétés prétendues positives des objets particuliers qu’on s’est tourné; on n’est
plus rattaché à aucun idéal, l’idéal est dans la chose, il ne s’agit plus que de faire. Le bricolage devient la vérité de la science. [69] Toutes les combinaisons sont possibles et portent le nom de science. “C’est comme dans un tableau en perspective: de loin tout y paraît former unité, et cela y met apparence d’identité et de ressemblance
... Mais à qui se rapproche, tout apparaît multiple et différent; et ce simulacre de différence y met aspect de diversité
et de dissemblance” (165c).49 L’épistémologie brunschvicgienne rattachait encore à l’Esprit ou à l’Homme les réalisations historiques de la science et
se sous-tendait donc d’une anthropologie, idéal de son épistémologie (homo faber, artifex, sapiens50). Ce terme de référence annulé, l’épistémologie combinatoire ou structuraliste n’a pas d’autre espace que celui où répéter
cette multiplicité pure; elle s’identifie à son objet. Aussi identique à lui que l’épistémologie de l’Hypothèse I, celle du
néo-positivisme, l’était au sien, elle en diffère en ce qu’alors, l’épistémologie était science de la science. A présent,
en l’absence de science, c’est son objet qui s’identifie à son activité, qui devient activité pure; mais ce n’est plus non
plus l’activité de l’Esprit ou de l’Homme, c’est l’activité de la structure.51
En termes lacaniens, puisque dans cette hypothèse la science est exclue, mais non pas son rapport à ce qu’elle-même exclut d’ordinaire, elle
se trouve ici suturée au discours multiple. Suture d’une forclusion, c’est-à-dire tout simplement suture: l’Un est alors le
sujet suturé et porte le nom d’Esprit (Brunschvicg); le discours multiple, démuni de l’Un (car si une chose est suturée à une autre, cette autre manque de la première) a presque
effectué une forclusion. Forclusion, puisque c’est à peine un sujet qu il a exclu. Presque, parce que ce discours, perdant,
dans sa perpétuelle différence d’avec lui-même (“C’est donc mutuellement qu’ils sont autres; c’est la seule ressource qui leur reste, sous peine de n’être autres que (de) rien”) (164c), l’unité de cette forclusion, se trouve rétablir une suture en chacun de ses éléments. On espérait au moins la psychose, on n’obtient que le rêve: όυαρ έυ ύπυώ, dit Platon (164 d).
Hypothèse VII (L’un n’est pas. L’un/Les autres. L’un absolu)
Axiomes: L’Un n’est pas. Il ne participe aucunement à l’être.
Propriétés, relations: Aucune propriété, ni aucune relation ne lui est assignable. Il est inconnaissable.
On peut à présent nier tout à fait l’unité de la science, comme sa participation à quoi que ce soit d’autre. On peut bien
dire que si l’unité de la science n’a aucun sens, alors c’est la multiplicité qui en a un (retour à l’Hypothèse VI): en fait
cette multiplicité ne participe en aucune façon avec cet [70] Un. Il n’a même pas de nom, ou du moins, dans son manque sans reste, il emporte jusqu’à son nom. Rien en dehors de lui ne
peut porter le nom de science. Il n’y a tout simplement plus de science du tout, et plus d’épistémologie non plus52: “science et opinion et sensation, définition ou nom, tout cela ou rien autre qui soit se pourra-t-il rapporter à ce qui n’est
pas? - Aucunement” (164 ab). Comme l’ont souligné les commentateurs, on rejoint la première Hypothèse; mais alors qu’on disposait, en l’Un absolument
Un, du signifiant de l’innommable, on indique plutôt ici l’innommable du signifiant. Les néo-platoniciens concevaient le premier comme un être transcendant (idéal de la
science, ici), et le second comme abîme du rien (manque de la science), forclusion de toute forclusion. Demeure-t-il place
pour quoi que ce soit d’autre? Il faut pour cela introduire la neuvième et dernière Hypothèse.
Hypothèse IX (L’un n’est pas. Les autres/L’un. L’un absolu)
Axiomes: L’Un n’est pas. Les Autres sont, mais ils ne sont ni un, ni plusieurs, n’ont aucun rapport avec l’un. Aucune propriété ni
aucune relation ne peuvent être assignées aux Autres. Ils sont inconnaissables.
Il faut en effet poser que si ni la science, ni son unité ne sont absolument, la symétrie inverse par rapport à la première
Hypothèse implique un statut cette fois pour les Autres que l’Un. Ils sont en quelque façon. Mais à leur tour, ils n’ont de statut, comme l’Un de l’Hypothèse I, que celui de “chose non réelle dans la pensée.” Choses plutôt, et choses en nombre infini. On peut bien alors leur conférer le nom d’épistémologie, on n’obtient que l’épistémologie
éclatée d’une non-science, ce nom même est illégitime; c’est le règne plutôt d’idéologies sans nombre et sans prédicats. La
circulation des signifiants est indéfinie, ils sont signifiants sans signification: “si l’Un n’est pas, rien n’est” (166c). Encore leur circulation leur ôte-t-elle leur
‘antériorité sur le sujet’
pour qui il y aurait signification.53 Tout signifiant est alors suturé à tout autre. Il ne reste plus que des sutures, tout vient à manquer, encore n’est-ce de
rien.
Cette Hypothèse est donc symétrique de la première, mais sous sa forme inverse; c’était l’Un qui dans la première jouait le
rôle des Autres d’à présent (une structure de sujet), et les Autres de la première jouaient le rôle de l’Un d’à présent (ils
étaient forclos, par l’Un, c’est lui à présent qui l’est par eux). Mais comme ni ces Autres n’étaient, ni cet Un n’est, on
a simplement dans les deux cas forclos non pas à l’extérieur, mais l’extérieur lui-même, et on obtient une forclusion de forclusion,
à savoir la suture qu’on vient [71] d’indiquer, suture de forclusion là (Hypothèse I), prolifération de sutures ici (Hypothèse IX).
Que, faisant jouer la troisième Hypothèse, on réduise à ces riens qu’ils sont devenus ces Autres que l’Un-rien, on obtient
alors l’Hypothèse symétrique I, celle de l’Un réduit à rien et des autres inexistants. Ainsi les structures des deux hypothèses
(I et IX) s’identifient exactement, comme, au début de la Logique de Hegel, celle de l’être et celle du néant (ici l’Un absolument étant, et l’Un n’étant absolument pas): l’être “est l’indétermination pure et le vide pur. Il n’y a rien à contempler en lui, si toutefois il peut être question à son propos
de contemplation, à moins que ce ne soit de contemplation pure et vide. Il n’y a rien non plus à penser à son sujet, car ce
serai également penser à vide. L’être, l’immédiat indéterminé, est en réalité Néant, ni plus ni moins que Néant... L’être pur et le néant pur sont donc la même chose. Ce qui est vrai, ce ne sont ni l’être
ni le néant, mais le passage.54”
Il n’y a plus d’hypothèse possible, le cercle est donc bouclé. L’exercice est terminé.
Il n’est pas question de conclure, puisque la matrice se suffit à elle-même; on n’ajoutera donc rien sinon quelques tours
d’écrou.
1. La matrice peut servir maintenant à autre chose. Il ne faudrait pas croire qu’elle était faite pour la science. Tout au
plus pourrait-on dire, mais à condition d’adopter la seconde Hypothèse, qui faisait correspondre à tout être son un corrélatif
dans la division de l’Un, que c’est la science grecque qui a induit cette métaphysique de l’un et du multiple chez Platon
(dans sa rigueur logique, et non dans son acception mystique, car les mythologies n’ont pas manqué là-dessus avant les Grecs),
et donc que ce n’est pas un hasard si elle fonctionne aussi bien que possible lorsqu’on réintroduit dans la matrice une dialectique
de la science. Verum index sui.
2. On retiendra d’autre part qu’on n’a considéré la science (et l’épistémologie comme discours sur elle) que sous les espèces
de son unité, voire de son existence, mais non pas sous celles de sa nature, ni de son contenu, ni de son fonctionnement,
ni de son histoire réelle, etc. Il s’agit de la science réduite au problème de son unité, mais il s’agit au moins de cela,
et on ose en affirmer le caractère fondamental.
3. On a dit au début qu’il y avait un excès de l’Un-substance sur l’un prédicat, et que c’est ce qui empêchait en partie qu’on
assimilât l’Un à la science par exemple. Aussi une telle substitution n’a-t-elle pas été effectuée, elle a seulement résulté
parfois de la nature de certaines Hypothèses.
Le danger résidait dans le concept d’unité, qui risquait de recevoir, essence suréminente, des propriétés bien plutôt dues
à la métaphysique platonicienne [72] valorisante des essences qu’à leur réduction à leur plus simple expression logique. Nous aurions récolté, avec le bon grain
de l’Un, pur terme formel, l’ivraie de l’Un-valeur. Ce danger doit être dissipé.
Certes, chaque Hypothèse a sécrété quelques excès métaphysiques sur la quantité de logique qu’elle contenait, relative aux
seuls axiomes que nous avons fait figurer en son début. Mais si on tient compte du caractère intégral et circulaire de la
matrice, on pourra considérer que chaque excès n’est dû qu’à ce que dans chaque Hypothèse, l’Un peut conserver ou annoncer
des propriétés qu’il reçoit dans une autre. De proche en proche, la matrice axiomatique aura donc résorbé, au total, les excès
de chaque axiomatique particulière. Au fond, l’Un-substance n’excède l’un-prédiqué, dans une Hypothèse donnée, que de la quantité
possible de prédicats qu’il est capable de recevoir dans toutes les autres. L’exercice dialectique, curieusement, réduirait,
dans le Parménide, en la faisant circuler dans la matrice, la métaphysique essentialiste (alors que dans les dialogues sans matrice, éthiques
ou politiques, l’Essence conserverait au contraire les fastes et les privilèges de sa valorisation solitaire).
L’excès de sens se trouve alors référé à sa vraie cause, l’équivocité de l’Un due à sa distribution en Hypothèses opposées.
L’Un n’est substance que parce qu’il est support commun à tous les prédicats, contradictoires ou non, que lui distribue la
matrice.
On ajoutera d’ailleurs que Platon limite le plus dans chaque Hypothèse les risques d’excès et s’en tient au cas considéré.
4. Il en résulte qu’on a dû pour manifester cette circulation distributive, réduire l’Un à son seul signifiant, c’est-à-dire
introduire nécessairement le plan du langage. C’est redire ici à propos de la dialectique générale ce qu’on a pu vérifier
dans chaque Hypothèse partout où on a introduit ce plan (avec les distinctions qu’il comporte: langage-métalangage, et l’ontologie
qu’il implique: l’être et l’existence d’objets non-réels) sans lequel le jeu des Hypothèses eût été injouable. Introduction
nécessaire du langage, pour sauver la vérité au sacrifice du pensable, seul devoir du logicien.
5. La considération de ces plans peut résoudre une dernière difficulté, celle qui surgirait de porter sur le statut de
‘notre discours à nous.’
Notre procès s’instruirait ainsi: Utiliser une matrice d’épistémologies, c’est déjà préjuger de l’épistémologie elle-même.
A quoi nous répondrons: sans doute, mais à quel endroit de la matrice cette présupposition se trouve-t-elle? On peut refuser
la question, et ainsi à l’infini, mais il est utile de savoir seulement qu’on peut ranger l’exercice matriciel dans l’une
quelconque de ses cases par un processus de métonymisation qui reviendrait à substituer au langage tenu le plan de son métalangage, ou encore à remplacer dans tout ce qui précède
‘science’
par
‘épistémologie’
, et
‘épistémologie’
par l’exercice matriciel lui-même. Ainsi, si on dit que se rapporter à une matrice des épistémologies est la marque d’un
scepticisme avéré, on n’aura rien fait d’autre que ranger cet exercice dans l’Hypothèse VIII.
[73] On obtiendra donc, en généralisant, les dialectiques d’épistémologies suivantes (on groupe les Hypothèses par couples):
Hyp. I-V |
L’Un absolu est |
= |
Une seule épistémologie est vraie, mais laquelle? Impossible de le savoir (Idéalisme absolu). |
Hyp. II-IV |
L’Un participé |
= |
Une seule épistémologie est vraie, celle qui communique aux autres par division (dogmatisme de la participation). |
Hyp. VI-VIII |
Le Non-Un participé |
= |
Toutes les épistémologies sont vraies, aucune n’a de privilège (scepticisme relatif). |
Hyp. VII-IX |
Le Non-Un absolu |
= |
Aucune n’est vraie (scepticisme absolu). |
Enfin l’Hypothèse III, médiation de toutes les autres, ne serait plus que nom de l’exercice matriciel lui-même.
On choisira donc sa place dans la matrice et on sera bien content (ou surpris) de se découvrir des voisins que peut-être on
ne se connaissait pas - ses voisins, c’est-à-dire souvent, son destin. Mais on ne peut quitter la table. Il n’est de mauvais
joueur que parmi ceux à qui on a déjà distribué les cartes.
Notes
1. On peut aisément sauter les préliminaires qui suivent et passer à l’application des Hypothèses. ↵
2. P.U.F., p.27 et p.28. ↵
3. Aristote, Métaphysique, B. 4, 1001a, trad. Tricot, t. I, p. 156. ↵
4. Sur ce formalisme, voir F. M. Cornford, Plato and Parmenides, London, 1939, p. III et sq. ↵
5. Ce point a été assuré par V. Goldschmidt, les Dialogues de Platon, P.U.F. Voir surtout les § 1, 6, 13 à 16. Voir aussi, pour le Ménon, A. Koyré, Introduction à la lecture de Platon. ↵
6. Op. cit., p. 111. ↵
7. Taylor, trad. du Parménide, p. 10. ↵
8. Cornford, op.cit, p. VI, 113. ↵
9. “Nos théories n’ont donc rien de nouveau, et elles ne sont pas d’aujourd’hui; elles ont été énoncées il y a longtemps, mais
sans être développées, et nous ne sommes aujourd’hui que les exégètes de ces vieilles doctrines, dont l’antiquité nous est
témoignée par les écrits de Platon.” Plotin, Ennéades, V. 1, 8. Il en vient ensuite au Parménide. ↵
10. Voir Cornford, op.cit., p. 106, 134, etc. dans la suite. ↵
11. C’est pourquoi il compte en tout huit hypothèses et les numérote en conséquence. Nous conser¬vons la numérotation de 1 à
9. ↵
12. Cf. les sous-titres de la traduction Robin, éd. de la Pléiade. Diès donne l’explication satisfaisante (éd. des Belles Lettres,
notice, p. 35). Ce qui conduit Platon à considérer les Autres par rapport à eux-mêmes dans les Hypothèses V et IX, c’est justement que l’Un, qu’il soit ou ne soit
pas, est précisément non-participable. (Cf. Diès, p. 36 et aussi Cornford à propos de chaque Hypothèse). ↵
13. Quelle que soit la loi, elle repose bien sur l’équivocité (axiomatique) des concepts de l’un et d’être, ainsi que l’a bien
vu Proclus qui dit qu’il y a neuf hypothèses parce que
‘Un’
et
‘être’
ont plus d’un sens (début du livre VI de son Commentaire). Un traducteur et commentateur du Parménide contemporain de V. Cousin, J. A. Schwalbé, déclare qu’on peut concevoir l’Un de trois façons (absolu, relatif à l’être, relatif à l’autre), et le non-être de deux
façons (partielle, totale). “De là, ajoute-t-il, résultent neuf hypothèses”, et il les énumère; mais on n’aperçoit pas une loi, mais seulement l’agrégat:
(3 + 2) + (2 + 2) = 9. ↵
14. Dichotomie combinatoire et non pas classificatoire comme celles de Platon, puisqu’elle peut être prise en choisissant arbitrairement l’ordre des trois critères. ↵
15. On résumera à chaque fois les thèses de chaque Hypothèse pour plus de commodité. La traduction utilisée est celle de Diès,
éd. Les Belles Lettres ↵
16. En ce qui concerne l’espace et le temps, on peut considérer
‘être dans’
,
‘vieillir’
etc. aussi bien comme des propriétés que comme des relations. Les distinctions ne sont pas ici très rigoureuses. ↵
17. Kant, Premiers principes métaphysiques de la Nature, éd. Vrin, p. 11. ↵
18. Voir J.A. Miller, ‘La suture’, Cahiers pour l’Analyse, no. 1, p. 46. En droit toute son analyse doit s’appliquer ici. ↵
19. Sur ce droit d’introduire une telle fonction de zéro dans le texte d’un grec qui l’ignore, voir J.C. Milner, ‘Le Point du Signifiant’, Cahiers pour l’Analyse, no. 3, p. 82 et toute l’analyse qui précède. ↵
20. Le mode de réalité propre au langage diffère de celui propre aux autres substances et les objets visibles diffèrent absolument
des paroles (Sextus Empiricus, Contre les logiciens, I, 86). ↵
21. Op. cit., p. 134 ↵
22. Parménide, Poème de la Nature, Fr. VIII, vers 33, trad. Rinieri – Beaufret. ↵
23. Sur la logique et la théorie de la science, p. 21 à 24. Nous lui emprunterons quelques analyses. ↵
24. Ibid., p. 24. ↵
25. Qu’il soit clair une fois que le caractère minimal des hypothèses envisagées exclut que ces convocations de discours épistémologiques
effectivement tenus soient autre chose que formelles. On procède comme par idées régulatrices. Toute épistémologie réelle
est un mixte. De plus, tous les mixtes ne peuvent figurer: d’où l’absence de certains noms de première importance. ↵
26. Cavaillès, op. cit., p. 25. ↵
27. Ibid, p. 26. ↵
28. On trouve ici des transformations des opérations lacaniennes. Il n’y aurait que dans l’Hyp. II qu’elles fonctionneraient à l’état pur (l’Un opérant une forclusion, les Autres étant
suturés). ↵
29. Pour l’explication de ces concepts, voir J. Lacan, Écrits et J. A. Miller, ‘Action de la Structure’ dans le présent numéro. ↵
30. C’est ce qui justifie, mais en termes de manque, la réintroduction d’un
‘extérieur’
à l’Un, exposée plus haut en termes de langage. ↵
31. Tractatus, Préface ↵
32. Les commentateurs, néo-Platoniciens ou non, ont bien assigné à la théologie négative son origine dans cette première hypothèse. ↵
33. Trad. Diès, p. 32. Trad. Schwalbé, p. 339. Cornford, op. cit, p. 134-5. ↵
34. Cornford préfère éviter le sens d’existence dans cette hypothèse et dit fort bien “Être est à prendre dans le sens le plus large ... Il appartient à tout ce sur quoi on peut énoncer une proposition vraie quelconque” (op. cit. p. 136). ↵
35. Le Nouvel Esprit Scientifique, p. 3. ↵
36. Principia mathematica ..., Scolie des définitions, éd. de Cajori, t. I. p.6. ↵
37. Cavaillès, op. cit. pp. 26 à 30. ↵
38. On verra dans l’article de Judith Miller comment dans la physique galiléenne la relation exclut précisément l’être. Dans notre seconde Hypothèse, l’Un signifie la
science et l’être signifie donc l’être, mais la coïncidence est fortuite en droit, et l’allégorie ne peut nous être imputée:
on y parvient, on ne la pose pas. ↵
39. Voir à ce sujet les analyses d’A. Koyré in Études Galiléennes, Études d’Histoire de la Pensée Scientifique, etc. ↵
40. Cf. ‘Action de la structures’ où l’épistémologie est définie comme discours de la surdétermination. ↵
41. Ce qui se rencontre dans de nombreux cas de sciences humaines. Toute interrogation épistémologique est alors réduite à une
pure question de désignation. ↵
42. Introduction a l’étude de la médecine expérimentale, Introd. C’est nous qui soulignons. ↵
43. On peut donc conférer à la troisième le statut d’Hypothèse réelle (solution traditionnelle), ou celui d’un corollaire de la
seconde, solution de Cornford qui restreint cependant sa fonction, puisqu’elle peut, selon nous, circuler. Il refuse en outre
de lui accorder le rôle de synthèse au sens hégelien. Il pourrait au moins lui accorder celui de moyen terme, de médiation. Mais il refuse a priori tout rapprochement avec Hegel. Il est vrai qu’il accorde à Platon tout ce qu’il dénie à Hegel (p. 195, 202): il a contre lui sur ce point l’autorité de Hegel lui-même, qui a souvent précisé ce qu’il devait (ou non) au Parménide. Par exemple: Logique, Introd. trad. Aubier, p. I, p. 42, livre I, 1er section, p. 180, etc. ↵
44. Cavaillès, op. cit. p. 17. ↵
45. Le fait de la science ne suffit cependant pas à Kant: “Tel serait le cas si nous supposions comme des faits donnés l’existence des mathématiques et de la Physique à titre de science,
pour nous interroger ensuite sur leurs conditions de possibilité. Une telle méthode, qu’on a appelée régressive, n’est autre
que la méthode apagogique, que Kant condamne, du moins en tant que la Philosophie doit apporter des preuves rigoureuses à ses affirmations, sans se contenter
d’opinions.” J. Vuillemin, La Philosophie de l’Algèbre, p. 54. ↵
46. Cavaillès, Sur la logique, 14. ↵
47. A. Heyting, Intuitionism, 2nd éd. 1966, p. 3. ↵
48. Ibid, p. 2. ↵
49. Voir l’analyse de la collerette de Clouet, dans La Pensée Sauvage de Cl. Lévi-Strauss, pp. 33 et sq. ↵
50. Cette anthropologie est, pour Brunschvicg, dans son ouvrage De la connaissance de soi, 1931. ↵
51. On se reportera sur ce point à l’analyse de P. Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, p. 165 à 173. ↵
52. Voir E. Gilson, Les Tribulations de Sophie, une philosophie en chasse une autre et toute science fait de même. La théologie seule demeure une et la même (ce qui renvoie
à la première Hypothèse et forclôt tout le reste abominé). ↵
53. J. A. Miller, ‘La Suture’, article cité, p. 51. ↵
54. Hegel, Logique, ‘Théorie de l’Être’. Trad. Aubier. t. I, p. 72 et 73. Voir aussi Encyclopédie. §86 à 88. ↵