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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Métaphysique de la physique de Galilée

Contents

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Bien que préparé par les progrès de l’astronomie, par la physique ‘parisienne’ , l’École d’Oxford et la physique de l’impetus, le passage de la physique aristotélicienne, et des physiques tolérées par elle, à la physique classique est une révolution, comme telle, totalitaire et systématique; et ce qui semble se perpétuer des unes à l’autre, en fait, change radicalement de sens. C’est pourquoi ce moment de partage où se constitue la physique scientifique mérite le nom de coupure épistémologique au sens de Bachelard.

De part et d’autre de cette coupure, la théorie de la connaissance, la définition du réel, l’ontologie virent du tout au tout. La métaphysique qui, non thématisée, soutient la physique classique se pose dans le même temps, selon la loi énoncée par Jules Vuillemin dans sa Philosophie de l’Algèbre (p. 505): “Toute connaissance, quelle qu’elle soit, est de part en part métaphysique, en ce qu’elle implique à son principe des décisions et des choix qui n’appartiennent pas eux-mêmes à la juridiction de cette connaissance.”

Faire venir au jour ces décisions, reconnaître ces choix, dans le Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde, où Galilée expose les termes du partage, en un temps où la révolution peut être considérée comme achevée, 1632, tel est notre propos.

Le titre seul fait problème: comment entre l’avant et l’après de la coupure, quelque chose comme un dialogue est-il possible? Car le nom de coupure a pour fonction précisément de désigner l’absence d’un code commun entre l’ancienne et la nouvelle physique: elles ne peuvent pas plus se rencontrer, ni même polémiquer, que l’ours polaire et la baleine du dicton que cite Freud: “L’ours polaire et la baleine ne peuvent se faire la guerre, car, chacun étant confiné en son propre élément, ils ne peuvent se rencontrer.” (‘L’Homme aux loups’, in Cinq psychanalyses, Paris, Denoël et Steele, p. 408).

Il n’y a pas de terrain neutre ouvert à l’auteur du Dialogue, dont la fin n’est pas une négociation mais une capitulation de l’adversaire (et, effectivement l’adversaire capitule). C’est pourquoi, entre l’aristotélicien Simplicio et Salviati-Galilée, un troisième est nécessaire, par qui ils peuvent communiquer: Sagredo. On voit par là que la fonction de Sagredo ne [139] peut être comprise à partir du schéma thèse-antithèse-synthèse: Sagredo n’est pas le produit du compromis entre l’aristotélisme et le galiléisme, mais leur médiateur, la Bona Mens. Il en a fini avec l’Ecole, il a brisé les chaînes des préjugés de l’aristotélisme et du sens commun, et s’est rendu accessible le savoir de la science nouvelle: s’il ne le possède pas, il en est susceptible. La Bona Mens désigne la disposition d’un esprit qui, ayant franchi les obstacles épistémologiques, a, du même coup, franchi le seuil de la connaissance du vrai; chacun possède la vérité sans le savoir et doit l’expliciter. Sagredo se place donc dans l’après de la révolution de ce qu’il est passé par les fourches caudines qui en conditionnent l’entrée. Sa pensée s’est modifiée dans sa forme pour se modifier dans son objet, dirons-nous en paraphrasant Bachelard. Si Sagredo peut former ceux qui n’ont pas encore assimilé la révolution, ou qui la refusent comme le fait Simplicio, il a encore à être enseigné. C’est de cette position de maître-élève que Sagredo tient la fonction de médiateur entre deux interlocuteurs qui, sans lui, ne pourraient qu’établir un dialogue de sourds.

La vitesse

Révolutionnaire quant à la forme, Sagredo a la tâche ardue d’être à l’égard de Simplicio un maître, et donc un contradicteur, dans la discipline formelle par excellence: la logique, où le disciple d’Aristote se trouve fort à l’aise; tâche d’autant plus ardue qu’elle est stratégiquement cruciale dans le Dialogue considéré comme ‘oeuvre de philosophie’ (Koyré), puisque ce point de vue le convertit, comme nous allons tenter de le démontrer, en une polémique sur le statut ontologique à attribuer aux principes de contradiction et d’identité.

Nous examinerons d’abord comment procède la logique de Sagredo, à partir d’un exemple qui pour être caractéristique n’est pas unique - celui de la définition de la vitesse.1

Écoutons Salviati-Galilée produire l’énoncé le plus illégitime qui soit pour les logiciens, une contradiction. D’une part, il est parvenu à établir qu’“un mobile se meut plus rapidement par la perpendiculaire que par l’inclinée.” D’autre part, il prétend dire le vrai en posant qu’“absolument les deux vitesses des deux mobiles qui descendent l’un par la verticale, l’autre par le plan incliné, sont égales.” Comme Simplicio, Sagredo, au nom de la logique, se refuse à accorder à Salviati que la conjonction de ces deux propositions puisse être vraie. C’est pourtant la démarche logique de Sagredo qui fournit à Salviati les moyens de démontrer que ces deux propositions sont ‘la vérité même.’

Salviati interroge ses interlocuteurs, convaincus qu’il ne peut être que [140] dans l’erreur, sur le concept qui est au fondement des deux propositions qu’il a à justifier, celui de la vitesse.2 A la question de Salviati: “Mais, dites-moi, Signor Simplicio, quand vous imaginez un mobile plus rapide qu’un autre, qu’avez-vous à l’esprit?”, Simplicio répond en donnant une définition de la vitesse dont l’exactitude est aussi peu contestable que l’étroitesse. Cette étroitesse tient au mode de production aristotélicien de la définition: “Je me figure le premier parcourant dans le même temps un espace plus grand que l’autre, ou dans un temps moindre, un espace égal”, à savoir une définition adéquate à des cas particuliers à envisager, mais non déduite du cas le plus général. Or, c’est d’une telle définition que Salviati veut accoucher son interlocuteur, et c’est pourquoi il pose à Simplicio une seconde question concernant ce qu’il entend, non plus par une vitesse plus grande qu’une autre, mais par une vitesse égale à une autre. A quoi, derechef, Simplicio fait une réponse exacte, mais dont la portée est encore restreinte: des mobiles également rapides “parcourent des espaces égaux en des temps égaux”.

Remarquons que Salviati, dont la première question peut légitimement être entendue comme appelant une réponse particulière, est à l’égard de Simplicio un mauvais accoucheur d’âmes - et pour cause: c’est à la Bona Mens de fournir la bonne réponse - mais ce tort est compensé par son insistance à propos de la seconde réponse de Simplicio: “Vous n’avez pas d’autre idée que celle-ci?” Non, dit Simplicio, qui ne conçoit pas qu’une définition différente des vitesses égales soit possible. C’est alors seulement qu’intervient Sagredo: “Ajoutons pourtant cette autre: des vitesses sont dites égales quand les espaces parcourus sont entre eux dans le même rapport que les temps employés à les parcourir. Ce sera là une définition plus universelle3

Cette intervention marque un temps essentiel : l’universalité de la définition produite par Sagredo permet de l’instancier et par là de démontrer que les propositions contradictoires, en tant qu’instanciation légitimes d’une même proposition vraie, sont, l’une et l’autre, vraies.

Avant d’examiner les implications de cette définition ‘plus universelle’ , poursuivons un peu plus rapidement le débat dont le départ nécessitait le rapport détaillé, pour en arriver à sa conclusion. Simplicio ne perçoit pas les effets de l’universalisation de sa définition, Salviati les explicite: “Vous voyez donc que si nous disons: ‘Le mouvement par la perpendiculaire est plus rapide que par l’inclinée’ , c’est là une proposition qui ne se vérifie pas dans tous les cas, mais seulement pour les mouvements qui se produisent à partir du terme initial, c’est-à-dire du repos. Si cette condition n’est pas remplie, la proposition est inexacte au point que sa contradictoire peut être [141] vraie, autrement dit: que le mouvement est plus rapide par l’inclinée que par la perpendiculaire, puisque nous pouvons prendre, sur l’inclinée, un espace parcouru par le mobile en moins de temps que le même espace pris sur la perpendiculaire. Et puisque le mouvement par l’inclinée est en certains endroits plus rapide que par la perpendiculaire, et en d’autres moins, le temps employé par le mobile pour parcourir certains espaces de l’inclinée sera avec le temps employé pour parcourir certains espaces suivant la verticale, en proportion tantôt plus grande, tantôt moins grande qu’entre les espaces parcourus. Supposons par exemple que deux mobiles partent du repos, c’est-à-dire du point C, l’un suivant la verticale CB, l’autre suivant l’oblique CA: dans le temps que le mobile sur la verticale aura parcouru toute la longueur CB, l’autre, sur l’oblique, aura parcouru une longueur moindre, soit CT. Donc, le temps de la descente CT sera au temps de la chute CB, qui lui est égale, dans un rapport plus grand que la ligne CT à la ligne CB, attendu que la même grandeur est à la moindre dans un rapport plus grand qu’à la plus grande. Inversement, si sur CA, prolongée autant qu’il le faudrait, on prenait une longueur égale à CB mais parcourue en un temps plus court, le temps passé sur la ligne inclinée serait au temps passé sur la perpendiculaire dans un rapport moindre que l’espace à l’espace. Si donc, sur l’inclinée et sur la perpendiculaire, nous concevons qu’il y ait des espaces et des vitesses tels que les rapports entre ces espaces soient les uns plus petits, les autres plus grands que les rapports entre les temps, nous pouvons raisonnablement admettre qu’il y ait aussi des espaces tels qu’ils aient entre eux le même rapport qu’entre les temps employés à les parcourir.”

Malgré la clarté d’une telle démonstration que deux propositions contradictoires peuvent être l’une et l’autre vraies, Simplicio ne voit là que paradoxes, et se récrie devant le caractère ‘subversif’ (c’est le terme même qu’il emploie) des démarches galiléennes. La méthode galiléenne, en effet, non seulement ne s’en tient pas à l’observation du “divers coloré et varié” (Bachelard) mais transgresse le principe fondamental de la logique, au moment même où elle prétend introduire, dans une science qui ne semble nullement susceptible de l’accueillir, la rigueur des démonstrations mathématiques. Or, Aristote soutient que la démonstration est le syllogisme du nécessaire et qu’elle doit donc partir de principes dont la contradictoire est impossible, si bien que, pour un aristotélicien, transgresser le principe de contradiction c’est renoncer à la démonstration.

Contre Aristote, Salviati-Galilée proclame la transcendance du réel par rapport aux principes de contradiction et d’identité.

Si l’aristotélicien n’est pas convaincu par la démonstration de son adversaire, c’est parce qu’il ne peut pas l’être, à moins d’abandonner la totalité des décisions logiques et métaphysiques sur lesquelles repose son système. Celui-ci ne fonctionne que sous la condition d’attribuer à la logique une valeur ontologique, d’admettre la conformité du réel, tant physique que mathématique, aux principes de contradiction et d’identité. Et Salviati de [142] comparer l’aristotélicien au professeur de rhétorique, qui compose des traités et qui ne sait pas parler, pour dénoncer le logicisme aristotélicien. Car celui-ci ne pratique pas la logique à bon escient parce qu’il ne saisit pas que les seuls ouvrages de mathématiques. Cette méconnaissance s’exprime dans une ontologie, qui forme ainsi l’obstacle épistémologique majeur à la constitution de la science nouvelle. Il faut que s’y substitue l’ontologie de Galilée selon laquelle ce n’est pas à la logique mais aux mathématiques que revient la fonction du fondement.

Décerner cette fonction à la logique ou aux mathématiques décide de deux ontologies: celle de l’aristotélisme est une ontologie de la substance et de la contingence, celle de Galilée est une ontologie de la relation et de la nécessité.

Dans les définitions que Simplicio en a données, la vitesse4 est certes un rapport entre l’espace et le temps - il serait difficile qu’il en soit autrement - mais ce rapport est absolutisé et se fige: quand Simplicio compare deux vitesses, il lui est indispensable que l’un des deux termes au moins, l’espace ou le temps, reste identique à lui-même. Rappelons ses définitions: “Je me figure le premier parcourant dans un même temps un espace plus grand que l’autre ou dans un temps moindre un espace égal” et, des mobiles également rapides “parcourent des espaces égaux en des temps égaux.” Nous pouvons les symboliser de la façon suivante: soit v1 = e1t1 et v2 = e2t2, v1 > v2 si, ou bien t1 = t2 et e1 > e2, ou bien e1 = e2 et t2 > t1; v1 = v2 si t1 = t2 et e1 = e2.

Comparer les vitesses se réduit à comparer chacun à chacun les termes des rapports que sont ces vitesses, soit les temps ou les espaces entre eux lorsqu’elles sont inégales, soit les espaces et les temps lorsqu’elles sont égales. L’égalité des vitesses résulte d’une égalité des termes dont elles sont les rapports, l’inégalité des vitesses de l’inégalité de l’un de ces termes. Ce qu’on peut résumer ainsi: les termes transmettent leurs propriétés aux rapports dont ils sont les éléments.

Au contraire, la définition universelle donnée par Sagredo de l’égalité de deux vitesses se symbolise par une proportion: “des vitesses sont dites égales quand les espaces parcourus sont entre eux dans le même rapport que les temps employés à les parcourir”, v1 = v2 si e1e2 = t1t2. Maintenant l’égalité des vitesses ne nécessite pas l’égalité de leurs termes, mais l’égalité des rapports entre ces termes, l’inégalité des vitesses l’inégalité de ces mêmes rapports.

La symbolisation fait bien voir que pour l’aristotélisme un être détient des propriétés intrinsèques, soit dans les éléments qui le composent, soit [143] dans sa totalité (qui institue son individualité), alors que la métaphysique de la physique scientifique définit un être comme le complexe des relations qu’entretiennent ses éléments sans attribut propre, ou que cet être instaure entre des termes qui lui sont extérieurs du point de vue aristotélicien.

L’universalité de la définition galiléenne du rapport de deux vitesses résulte de ce que nous avons nommé l’ontologie relationnelle: pour des espaces parcourus et des temps de parcours quelconques, il sera toujours possible de déterminer si l’un des deux mouvements est plus rapide que l’autre et lequel. Une ontologie de la relation implique que les déterminations de l’être soient construites de telle façon qu’elles soient nécessaires c’est-à-dire ne puissent être autres5: l’égalité des vitesses ne tient pas au fait contingent que deux espaces égaux soient parcourus en des temps égaux; à partir du moment où la grandeur d’une vitesse relativement à une autre est exprimée par une proportion, le physicien n’a pas à attendre que l’expérience combine des éléments égaux deux à deux, mais il peut rendre compte de tous les cas possibles de l’égalité des vitesses. Cette exhaustion détermine chaque possible comme nécessaire.

Par contre, les définitions aristotéliciennes, de substantialiser les rapports eux-mêmes, sont incapables d’y atteindre. C’est un certain espace qui devra être parcouru (un espace égal à l’autre) en un certain temps (un temps égal) pour que deux vitesses puissent être dites égales, et au cas où ni les temps ni les espaces ne sont respectivement égaux entre eux, il sera impossible au physicien de savoir si les vitesses sont égales, ni laquelle est la plus grande. Il s’ensuit que la détermination de l’égalité ou de l’inégalité de deux vitesses sera soumise aux aléas des combinaisons que réalisera l’expérience. Cette détermination ne sera qu’un constat, et non une déduction (instanciation). Ce qui est, en ce sens, affirmer la contingence de l’être.

La ligne

D’où sommes-nous partis? De la transgression par Galilée des principes de contradiction et d’identité. Où sommes-nous arrivés? A sa métaphysique de la relation et de la nécessité. Nous allons maintenant parcourir le chemin inverse: de la nécessité à la relation, puis à la théorie de l’identité.

Il suffit de se reporter à l’ouverture du Dialogue6: Salviati-Galilée y rappelle qu’Aristote attribue la perfection au Cosmos, ou plus exactement à l’espace cosmique, du fait de sa tridimensionnalité. Or, pour lui, la tridimensionnalité ne peut conférer sa perfection au Cosmos que pour autant qu’est démontrée sa nécessité, sans quoi elle n’a pas plus de titre que la bidimensionnalité ou la quadridimensionnalité à remplir une telle fonction.

Soit donc à démontrer que l’espace cosmique ne peut avoir ni plus ni moins que trois dimensions.

[144]

Cette preuve, conformément à sa doctrine de référence, Salviati l’établit au moyen des instruments qu’il obtient en interrogeant ses interlocuteurs et en décomposant la difficulté en trois questions: Comment engendrer chacune des dimensions? Pourquoi les engendrer de la façon choisie et non d’une autre? Pourquoi, ayant engendré trois dimensions, a-t-on engendré toutes celles qui sont engendrables?

Pour construire la première dimension, Salviati se donne deux points, les joint par deux courbes quelconques et une droite, et demande d’une part, lequel de ces segments de ligne fournit la solution, et d’autre part, pour quelle raison il faut opter pour tel segment plutôt que pour tel autre. A cette double question, dont la simplicité permet de penser qu’il suffit d’être non prévenu et capable de faire bon usage de son intelligence pour posséder les connaissances nécessaires à sa solution, Sagredo fait une réponse dont la correction et la complétude lui confèrent le statut de modèle pour le traitement ultérieur du problème: “Je dirai que c’est la droite et non les courbes parce que la droite est la plus courte et parce qu’elle est une, seule et limitée alors que les autres sont en nombre infini, inégales entre elles et plus longues; or la détermination, me semble-t-il, doit être tirée de ce qui est un et sûr.”

Les trois temps fondamentaux de la métaphysique de Galilée sont marqués dans cette réponse.

1. Entre une infinité de solutions apparemment possibles, il faut élire celle qui est unique, ce qui démontre nécessaire la détermination de l’objet que l’on étudie, à la condition d’avoir admis le principe ontologique où le réel trouve le fondement de sa nécessité: à savoir son unicité. Cependant: que le réel est et ne peut être autre, n’est-ce pas encore une forme du principe d’identité? Si toutes deux reposent sur le même principe, alors l’ontologie aristotélicienne et celle de Galilée ne diffèrent en rien.

2. En fait, ce ne serait vrai que si la transcendance du réel par rapport au principe de contradiction entraînait la non-identité à soi du réel. Or, il n’en est pas ainsi de ce que cette transcendance prend son sens de la définition relationnelle de l’être7, autrement dit de la définition du réel par la place qui détermine son identité. Par la ligne droite seule, est définie la première dimension, parce que ‘la ligne droite est la plus courte’ des lignes qui joignent deux points. Mais si, placée entre deux parallèles, la droite se trouve oblique, et non perpendiculaire à celles-ci, il n’est plus vrai qu’elle soit la plus courte. Ce n’est pas de son être de ligne droite que la droite reçoit la fonction de déterminer la première dimension, mais de la relation qu’elle institue entre deux points.

3. La ligne droite est donc la plus courte et n’est pas la plus courte. Elle est la plus courte entre deux points: selon les relata choisis, la détermination [145] d’un être se transforme jusqu’à tomber éventuellement dans la contradiction, mais pour un ensemble donné de relata, la détermination sera toujours la même, ce que notre analyse du concept de vitesse confirme. Si l’origine du déplacement d’un mobile sur la perpendiculaire est le repos, comme celle du déplacement d’un autre mobile sur l’inclinée, la vitesse du premier est plus grande que celle du second. Mais, si la première origine choisie demeure identique alors que la seconde est fixée en un point suffisamment avancé du parcours sur l’inclinée, la vitesse du mobile qui descend par l’inclinée se trouve supérieure. Cependant en fonction d’un choix donné des origines, la vitesse du premier mobile conservera la qualité d’être plus grande ou plus petite.

L’unicité est nécessité, la nécessité relation, la relation identité transgressant le principe de contradiction. C’est selon cette séquence que le principe de contradiction est transgressé et que s’établit la métaphysique de la physique de Galilée.

Revenons maintenant à la tridimensionnalité de l’espace pour examiner comment est résolue la question de la production de la seconde dimension. Les données initiales sont, d’une part, le premier segment de droite déjà construit (première dimension), d’autre part, un segment parallèle à celui-ci. La seconde dimension, la largeur, sera-t-elle, demande Salviati, déterminée par la mesure de la courbe ou de la droite (tracée obliquement par Salviati) qui joignent ces deux parallèles, ‘ou encore ...’ ... mais Simplicio l’interrompt qui a saisi l’exemplarité de la réponse de Sagredo, sans comprendre en quoi elle consiste, ou plus exactement, en l’interprétant selon ses propres catégories: “De la droite (AF) et non de la courbe, les courbes étant impropres à cet usage.”

Par ces mots, l’aristotélicien livre les structures de son ontologie.

1. “Les courbes étant impropres à cet usage”: cette propriété d’impropriété est affirmée, sans être expliquée, en raison même de son être de propriété, parce qu’elle est attribuée à un être, saisi abstraction faite de toute relation, qui, en tant que substance, se soutient par lui-même, avec ses qualités. Une droite est une droite, et, comme substance-droite, si elle a la propriété de définir la première dimension, elle doit avoir la propriété de définir la seconde, puisque c’est définitivement qu’une substance possède (ou ne possède pas) une propriété. Ainsi une ligne droite en son être linéaire droit a la propriété de définir chacune des dimensions, sans que sa place entre tels ou tels éléments entre en ligne de compte.

2. Une substance a une certaine propriété de ce qu’elle se trouve l’avoir; cela est manifeste; inutile d’en rendre raison, et en ce sens il faut s’en tenir au donné, c’est-à-dire au tel quel de la contingence.

3. Néanmoins, certaines propriétés y sont incompatibles avec d’autres: en particulier, il est impossible que la courbe soit à la fois propre et impropre ‘à cet usage’, celui de définir une dimension, ou inversement, que la droite y soit propre à l’égard de la première dimension et impropre à l’égard [146] de la deuxième, en vertu du principe de contradiction qui régit l’être en sa totalité et chaque être en sa spécificité.

Sagredo, par contre, rejette l’une et l’autre des solutions que Salviati-Galilée a eu le temps de proposer: aucun des segments de ligne, courbe ou droit, ne définit la seconde dimension dans sa nécessité, puisqu’aucun des deux n’est unique et déterminé comme tel par la relation qu’il instaure entre les deux parallèles. Une seule troisième ligne satisfait à ces conditions, à savoir la perpendiculaire à la droite par laquelle est définie la première dimension. La troisième dimension, de manière analogue, est construite à partir de la ligne orthogonale aux deux précédentes, ‘ligne unique, bien définie et aussi courte que possible’ quand doit être mesurée la distance entre deux plans parallèles.

La démonstration jusqu’ici a été solide, encore faut-il répondre à la troisième question du problème: pourquoi n’est-il pas possible de construire une quatrième dimension? Question cruciale, puisque Galilée veut la démonstration du fait que l’espace a trois dimensions ni moins ni plus. Cette question revient dans la bouche de Simplicio, et Salviati triomphe alors: “Vous ne pouvez pas faire concourir à un même point plus de trois lignes droites formant entre elles des angles droits.” Mais il va sans dire que la totalité de la démonstration est inscrite dans les limites de la géométrie euclidienne dès la solution du problème de la première dimension, qui, on l’a vu, n’est autre que le premier postulat d’Euclide. En ce sens, Salviati n’a ici rien démontré. La physique classique n’est pas relativiste mais relationnelle.

Décidant que toute assertion en physique devra faire l’objet d’une preuve et non d’un constat, Galilée exige l’intégration de la physique au corps des ‘sciences démonstratives’ , c’est-à-dire sa transformation radicale. A la proposition aristotélicienne “dans les choses naturelles, nous ne sommes pas tenus à la rigueur de la démonstration mathématique”, se substitue le manifeste galiléen: “La philosophie est écrite dans un grand livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux (je dis: l’univers), mais on ne peut le comprendre si d’abord on ne s’applique à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et les caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques.”

Nous avons montré qu’une telle substitution requiert une métaphysique de la relation. Cette métaphysique a choisi ‘l’hypothèse structuraliste’ , comprise dans le sens que Hjelmslev lui donne (‘Linguistique structurale’, 1948 in Essais linguistiques, p. 24): “L’hypothèse structuraliste veut qu’on définisse les grandeurs par les rapports et non inversement.”

Notes

1. Galilée, Dialogues et lettres choisies, p. 123.

2. Cette interrogation maïeutique est un des signes les plus manifestes par lesquels Galilée se déclare le sectateur du platonisme; signe trop manifeste pour que l’on puisse s’y fier: si Galilée-Salviati se réclame du platonisme, c’est d’ “un certain platonisme”, qui est un mathématisme, dit Koyré (Études Galiléennes, Paris, Hermann, 1939, III, p. 53, note 4), ce que nous expliquerons.

3. Ici, comme par la suite, c’est nous qui soulignons le texte de Galilée.

4. Si nous avons choisi pour exemple la vitesse dont Simplicio reconnaît la structure relationnelle, c’est qu’elle est un cas limite qui pourrait faire douter de la pertinence du couple d’opposition par lequel nous tentons de cerner la mutation ontologique galiléenne.

5. C’est dorénavant le sens que nous donnerons à la nécessité chez Galilée.

6. Galilée, Dialogues et lettres choisies, p. 105.

7. Il est remarquable que dans ses Principes (paragraphe 30 de la seconde partie), Descartes recule, tout en l’explicitant, devant la conséquence qu’emporte le statut relationnel du mouvement et du repos, à savoir la transgression du principe de contradiction.