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Progrès des sciences

Contents

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Nous donnons ici l’Introduction au Rapport sur les progrès des sciences physiques depuis 1789 jusqu’en 1807, présenté au gouvernement au nom de l’Institut, le 6 février 1808, et rédigé par Cuvier, dans sa fonction de secrétaire perpétuel, pour les sciences physiques, de la classe des sciences et mathématiques.

Difficultés de ce travail

Dans l’honorable tâche prescrite à l’Institut de présenter un tableau général des progrès des connaissances humaines pendant les vingt dernières années, il n’est point de partie plus étendue, et par conséquent il n’en est point de plus délicate que celle qui embrasse les sciences purement physiques ou naturelles; et ce ne serait, en quelque sorte, qu’en tremblant que nous exercerions un ministère où il est si difficile que notre justice soit toujours éclairée, si nous ne comptions sur l’équité des hommes de mérite dont nous ne sommes obligés de nous faire un instant les juges, que pour nous voir bientôt soumis nous-mêmes à leur jugement et à celui du public et de la postérité.

Les sciences sont la propriété commune de tout le genre humain; il nous est ordonné de comprendre dans cette histoire les travaux des étrangers, comme ceux de nos compatriotes; et s’il y a, en effet, une circonstance où la générosité française doive être portée à rendre à nos émules les témoignages qui leur sont dus, c’est lorsqu’il s’agit de parler publiquement de nos propres succès.

Mais, pendant quinze années de guerres et de défiance, les difficultés naturelles que la différence des langues oppose à la propagation des découvertes, ont été augmentées par la cessation presque absolue de tout commerce littéraire, et cela peut-être à l’époque où le zèle pour les sciences a été le plus général, et où les contrées les plus reculées semblent s’être fait un devoir de leur fournir quelque important tribut.

L’impartialité qui nous est recommandée et qui s’accorde si bien avec nos propres sentiments, ne pourra donc pas toujours nous préserver d’une injustice apparente envers ceux dont les écrits nous sont moins familiers; et même dans les ouvrages que nous avons rassemblés, parmi des efforts si nombreux de persévérance et de sagacité, comment saisir toujours avec précision ceux qui ont conduit à des vérités nouvelles? Comment, dans ce vif éclat dont brillent aujourd’hui les sciences, faisceau composé de la réunion de tant de lueurs éparses, distinguer et réfléchir vers chaque auteur les rayons qu’il a fait jaillir! Comment surtout retracer nettement, dans un récit rapide, des travaux si diversifiés, en composer un tableau [220] uniforme, et faire sentir d’une manière également claire leur objet général et leurs liens communs?

Idée générale de l’objet et de la marche des sciences

Ils se lient cependant tous; car les sciences ne sont que l’expression des rapports réels des êtres: elles doivent donc former un ensemble comme les êtres eux-mêmes; l’univers est leur objet commun; si elles se divisent, ce n’est que pour l’envisager par différentes faces. Leur marche est donc tracée; les points où elles doivent se réunir sont fixés; l’édifice qu’elles ont à construire est, en quelque sorte, dessiné d’avance, et son plan toujours sous les yeux des hommes qui se consacrent à cette noble entreprise. Mais c’est précisément pour cela que chacun d’eux peut opérer isolément, et placer à son gré quelques matériaux, laissant à ses successeurs ou à ses émules à remplir les vides qui les séparent.

En suivant une autre comparaison, nous pouvons nous représenter la nature et les sciences comme deux vastes tableaux, dont l’un devrait être la copie de l’autre. Tous deux sont divisés en une infinité de compartiments que les divers ordres de savants semblent s’être partagés, et qui n’en composent pas moins un seul et même système. Mais, dans celui qu’a formé la nature, tout est plein, tout est lié: dans celui que les hommes ont essayé de faire, une grande partie des cases est encore absolument vide; une autre n’est remplie que d’images incorrectes, et qui n’ont avec l’original qu’une ressemblance grossière; enfin, il faut l’avouer, tous les efforts de ceux qui ont cultivé les sciences, ne sont encore parvenus à reproduire avec fidélité qu’un bien petit nombre des traits de l’immense et sublime ensemble des êtres naturels.

Il n’y a toutefois dans ces idées rien de décourageant, quand on songe qu’à peine les premières étincelles des sciences remontent à trente siècles, et que leur lumière, loin de s’être propagée sans obstacle, a été interrompue par une nuit profonde pendant près de la moitié d’un si court intervalle. L’espoir s’étend au contraire, quand on considère qu’elles marchent aujourd’hui avec une rapidité toujours croissante; que les deux derniers siècles ont plus fait pour elles que tous les précédents, et que les trente dernières années ont peut-être à elles seules égalé les deux derniers siècles.

Nature et limites des sciences naturelles

C’est, du moins, ce que nous pouvons affirmer par rapport aux sciences naturelles, objet de cette partie de notre rapport.

Placées entre les sciences mathématiques et les sciences morales, elles commencent où les phénomènes ne sont plus susceptibles d’être mesurés avec précision, ni les résultats d’être calculés avec exactitude; elles finissent, lorsqu’il n’y a plus à considérer que les opérations de l’esprit et leur influence sur la volonté.

L’espace entre ces deux limites est aussi vaste que fertile, et appelle de toute part les travailleurs par les riches et faciles moissons qu’il promet.

Dans les sciences mathématiques, même lorsqu’elles quittent leurs abstractions pour s’occuper des phénomènes réels, un seul fait bien constaté et mesuré avec précision sert de principe et de point de départ; tout le reste est l’ouvrage du calcul: mais les bornes du calcul sont aussi celles de la sciences. La théorie des affections morales et de leurs ressorts s’arrête plus promptement encore devant [221] cette continuelle et incompréhensible mobilité du coeur, qui met sans cesse toute règle et toute prévoyance en défaut, et que le génie seul, comme par une inspiration divine, sait diriger et fixer. Les sciences naturelles, qui n’ont que le second rang pour la certitude de leurs résultats, méritent donc, sans contredit, le premier par leur étendue; et même, si les sciences mathématiques ont l’avantage d’une certitude presque indépendante de l’observation, les sciences naturelles ont en revanche celui de pouvoir étendre à tout le genre de certitude dont elles sont susceptibles.

Une fois sortis des phénomènes du choc, nous n’avons plus d’idée nette des rapports de cause et d’effet. Tout se réduit à recueillir des faits particuliers, et à chercher des propositions générales qui en embrassent le plus grand nombre possible. C’est en cela que consistent toutes les théories physiques; et, à quelque généralité qu’on ait conduit chacune d’elles, il s’en faut encore beaucoup qu’elles aient été ramenées aux lois du choc, qui seules pourraient les changer en véritables explications.

Leurs principes généraux

Il existe cependant quelques-uns de ces principes ou de ces phénomènes élevés, déduits de 1’expérience généralisée, qui, sans être eux-mêmes encore expliqués rationnellement, semblent donner une explication assez générale et assez plausible des phénomènes inférieurs, pour contenter l’esprit, tant qu’il ne cherche pas une précision rigoureuse dans les relations qu’il saisit. Telles sont surtout l’attraction et la chaleur combinées avec les figures primitives que l’on peut admettre dans les molécules des corps, et que l’on peut y considérer comme constantes et uniformes pour chaque substance.

L’attraction générale, si bien établie entre les grands corps de l’univers par les phénomènes astronomiques, paraît, en effet, régner aussi entre les particules rapprochées de matière qui composent les différentes substances terrestres; mais, aux distances énormes où les astres sont les uns des autres, chacun d’eux peut être considéré comme si toute sa matière était concentrée en un point, tandis que, dans l’état de rapprochement des molécules des corps terrestres, leur figure influe sur leur manière d’agir, et modifie puissamment le résultat total de leur attraction. De là les particularités de l’attraction moléculaire, et la possibilité d’attribuer d’une manière générale à son action, limitée par celle de la chaleur et par quelques autres causes analogues, les phénomènes de la cohésion et ceux des affinités chimiques. Ces derniers expliquent à leur tour la formation des minéraux et toutes les altérations de l’atmosphère, les mouvements des eaux et leur composition. Les corps vivants eux-mêmes laissent apercevoir clairement, dans une multitude de leurs phénomènes, l’influence de l’affinité qu’ont entre eux, et avec les substances extérieures, les éléments qui les composent; et beaucoup de ces phénomènes n’échappent peut-être encore aux explications déduites de l’affinité, que parce qu’il nous échappe aussi plusieurs des substances qui prennent part aux mouvements multipliés de la vie.

Toujours voit-on que, dans ces cas compliqués, les principes dont nous parlons sont plus propres à reposer l’imagination qu’à donner une raison précise des phénomènes, et que même, dans les cas plus simples où nul ne peut méconnaître leur influence, on est bien éloigné encore d’en avoir réduit l’appréciation à la rigueur des lois mathématiques.

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Nous sommes dans l’ignorance la plus absolue de la figure des molécules élémentaires des corps; et quand nous la connaîtrions, il serait impossible à l’analyse d’en calculer les effets dans les attractions à petites distances qui déterminent les affinités diverses de ces molécules.

Par conséquent, les seuls principes généraux qui paraissent dominer dans les sciences physiques, sont aussi ce qui les rend rebelles au calcul, et ce qui les réduira longtemps à l’observation des faits et à leur classement. En d’autres mots, nos sciences naturelles ne sont que des faits rapprochés, nos théories que des formules qui en embrassent un grand nombre; et, par une suite nécessaire, le moindre fait bien observé doit être accueilli, s’il est nouveau, puisqu’il peut modifier nos théories les mieux accréditées, puisque l’observation la plus simple peut renverser le système le plus ingénieux, et ouvrir les yeux sur une immense série de découvertes dont nous séparait le voile des formules reçues.

C’est là ce qui donne aux sciences naturelles leur caractère particulier, et ce qui, ôtant du champ qu’elles parcourent tout obstacle et toute limite, y promet des succès certains à tout observateur raisonnable qui, ne s’élevant point à des suppositions téméraires, se borne aux seules routes ouvertes à l’esprit humain dans son état actuel; mais c’est aussi là ce qui multiplie, comme nous l’avons dit, au-delà de toute mesure, les travaux particuliers qui méritent d’entrer dans cette histoire.

Le genre de certitude qui résulte de l’observation bien faite s’applique, en effet, à tout ce qui est observable; et comme les tables astronomiques, rédigées seulement d’après les remarques longtemps continuées des astronomes, constitueraient déjà une science très importante, quand même Newton n’aurait pas créé l’astronomie physique, nous avons aussi, sur tous les objets naturels, depuis la simple agrégation des molécules d’un sel, jusqu’aux mouvements les plus compliqués des animaux, jusqu’à leurs sensations les plus délicates, des espèces de tables moins précises à la vérité, et dont surtout les principes rationnels sont encore loin d’être découverts, mais dont la partie empirique, ou purement expérimentale, ne s’en perfectionne et ne s’en étend pas moins chaque jour.

Vains efforts pour augmenter leur certitude

Au reste, si nous continuons à rapporter ainsi toutes nos sciences physiques à l’expérience généralisée, ce n’est pas que nous ignorions les nouveaux essais de quelques métaphysiciens étrangers pour lier les phénomènes naturels aux principes rationnels, pour les démontrer à priori, ou, comme ces métaphysiciens s’expriment, pour les soustraire à la conditionnalité.

C’est à une autre classe à rendre compte de la partie générale et purement métaphysique de cette entreprise: quant à nous, qui n’avons à parler ici que des applications particulières que l’on en a faites aux divers ordres de phénomènes, depuis le galvanisme et l’affinité chimique, jusqu’à la production des êtres organisés et aux lois qui les régissent, nous ne pouvons nous empêcher de déclarer que nous n’y avons vu qu’un jeu trompeur de l’esprit, où l’on ne semble faire quelques pas qu’à l’aide d’expressions figurées prises tantôt dans un sens et tantôt dans un autre, et où l’incertitude de la route se décèle bien vite, quand ceux qui s’y donnent pour guides ne connaissent pas d’avance le but où ils prétendent qu’elle conduit. En effet, la plupart de ceux qui se sont livrés à ces recherches spéculatives, ignorant les faits positifs, et ne sachant pas bien ce qu’il fallait démontrer, sont arrivés à des [223] résultats si éloignés du vrai, qu’ils suffiraient pour faire soupçonner leur méthode de démonstration d’être fautive.

Nous n’ignorons pas non plus que la plupart de ces métaphysiciens, faisant abstraction de toute idée de matière, se bornent à considérer les forces qui agissent dans les phénomènes, et que les corps eux-mêmes ne sont à leurs yeux que les produits de ces forces: mais ce n’est au fond qu’une différence d’expression qui n’apporte aucun changement dans les théories spéciales; et ceux même qui croient ces subtilités métaphysiques utiles pour accoutumer à l’abstraction l’esprit des jeunes gens, et pour l’exercer à tous les artifices de la dialectique, conviennent qu’elles n’ont point d’influence dans l’histoire et l’explication des phénomènes positifs, et que l’emploi du langage ordinaire y est sans inconvénient.

Laissant donc de côté les vains efforts que l’on a faits, dans tous les siècles, pour procurer aux objets qui nous entourent et aux apparences qu’ils manifestent un autre genre de certitude que celui qui peut résulter de l’expérience, et nous en tenant à celle-ci, autant qu elle est gouvernée par les lois d’une saine logique, qui seules lui sont supérieures, nous allons parcourir son vaste domaine dans l’ordre de simplicité et de généralité des faits qu’elle nous présente.

Plan de ce Rapport

Prenant pour guide celui de tous les phénomènes que nous avons dit être le plus général et exercer sur les autres l’influence la plus universelle, nous considérerons d’abord l’attraction moléculaire dans ses effets les plus simples, dans les lois auxquelles elle est soumise, et dans les modifications qu’elle éprouve de la part des autres principes généraux. La théorie des cristaux et celle des affinités commenceront donc cette histoire, et avec d’autant plus d’avantage, que ce sont deux sciences entièrement nouvelles, et nées dans la période dont nous avons à rendre compte.

Passant ensuite aux combinaisons et décompositions que les affinités produisent ente les diverses substances simples, soit dans nos laboratoires, soit au-dehors, nous tracerons l’histoire de la chimie, dont la météorologie, l’hydrologie et la minéralogie sont en quelque sorte des dépendances.

Mais il faudra, bientôt après, considérer le jeu des affinités dans ces corps d’une forme plus ou moins compliquée, dont l’origine n’est point connue, et dont la composition est loin encore de l’être; dans les corps organisés, en un mot, où l’action simultanée de tant de substances entretient, au milieu d’un mouvement continuel, une constance d’état, objet éternel de notre étonnement, et borne peut-être à jamais insurmontable pour toutes les forces de notre esprit.

L’anatomie, la physiologie, la botanique et la zoologie s’occupent de ces êtres merveilleux, et forment des sciences tellement unies par des rapports nombreux, que leurs histoires seront presque inséparables.

Les circonstances les plus favorables au développement, à la propagation et à la vie des espèces utiles, et les altérations de l’ordre de leurs fonctions, c’est-à-dire, les maladies, qui elles-mêmes sont soumises à un certain ordre dont on peut saisir les lois, forment, à cause de leur importance pour la société, l’objet de deux sciences particulières, bases de l’agriculture et de l’art de guérir.

C’est par leur histoire et par celle des arts qui en dépendent que nous terminerons cet exposé des progrès des sciences naturelles, ajoutant seulement, en [224] quelques mots, l’indication des principaux avantages qu’ont retirés de ces progrès les arts plus matériels.

Si nous parlions à des hommes ordinaires, c’est sur ces avantages immédiats que nous insisterions le plus. La plupart des gouvernements se croient le droit de ne voir et de n’encourager dans les sciences que leur emploi journalier aux besoins de la société; et sans doute le vaste tableau que nous avons à tracer pourrait ne leur paraître, comme au vulgaire, qu’une suite de spéculations plus curieuses qu’utiles. Mais vous le savez, toutes ces opérations de pratique, sources des commodités de la vie, ne sont que des applications bien faciles des théories générales, et il ne se découvre dans les sciences aucune proposition qui ne puisse être le germe de mille inventions usuelles. Nulle vérité physique n’est donc indifférente aux agréments de la société, comme nulle vérité morale ne l’est à l’ordre qui doit la régir. Les premières ne sont pas même étrangères aux bases sur lesquelles reposent l’état des peuples et les rapports politiques des nations: l’anarchie féodale subsisterait peut-être encore, si la poudre à canon n’eût changé l’art de la guerre; les deux mondes seraient encore séparés sans l’aiguille aimantée; et nul ne peut prévoir ce que deviendraient leurs rapports actuels, si l’on parvenait à suppléer aux denrées coloniales par des plantes indigènes.

Mais, sans nous jeter dans ces hautes conjectures, en parcourant un moment les procédés des arts, nous verrons aisément qu’il n’en est aucun qui n’ait ressenti jusque dans ses moindres détails l’influence bienfaisante des découvertes scientifiques qui ont illustré notre période.

Puissions-nous donc peindre dignement ce grand ensemble d’efforts et de succès! Puissions-nous présenter dans leur véritable jour à l’Autorité suprême ces hommes respectables, sans cesse occupés d’éclairer leurs semblables et d’élever l’espèce humaine à ces vérités générales qui forment son noble apanage, et d’où découlent tant d’applications utiles! Cet espoir seul nous soutiendra dans la longue et pénible carrière où nous sommes engagés.