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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Freud et la science

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Nous n’avons seulement qu’un tamis. Nous n’avons pas encore de grenier où mettre notre farine; et il se pourrait bien que notre blé pousse encore longtemps en terre étrangère et d’une façon sauvage.

Mieux vaut parler par paraboles quand il s’agit de désigner un manque: celui pour la psychanalyse, d’une épistémologie qui permettrait de la désigner comme ‘science’ , faisant donc subir à ce concept même la torsion qu’impliquent la pratique du psychanalyste et le domaine qui l’occupe: celui de l’inconscient.

Mais la situation est autre et, loin que ce manque inquiète, c’est bien plutôt aux tenants de cette discipline, jugée marginale, que l’on posera en toute quiétude ces questions apparemment simples: Quelle est votre science? Quels en sont les savants? Or, ne pouvant renvoyer à une institution qui n’est somme toute encore que celle où travaillent des médecins, la seule réponse qui ne sera pas prise dans leur idéologie, est celle qui consiste à renvoyer aux textes de son fondateur où une science attend toujours d’être formulée; et cette tache devient de plus en plus urgente, car son rejet par le corps médical en sa presque totalité, ne l’a pas empêchée de reparaître dans le réel sous la forme de l’idéologie psychologique, frappée au coin des concepts les plus suspects: ceux de ‘frustration’ et de ‘compréhension’ , d’ ‘adaptation’ et d’ ‘aptitude’ ...

Il semble en effet que la caractéristique la plus immédiate de ces sciences que sont la psychanalyse ou le marxisme, est de ne pouvoir passer dans le réel qu’une fois rejetées dans le symbolique, la simple écriture d’un texte théorique qui s’adresse au consensus des savants, ne suffisant plus pour leur conférer les critères de ‘l’objectivité’ ou de ‘l’universalité’ , termes qui pour elles font déjà partie de cette idéologie des idéologies qui est le projet de constitution d un ‘univers de discours’ .

Il faut en ce sens prendre acte de l’étonnement et de l’impatience de Freud, dans la postface au chap. I de l’Interprétation des rêves, écrite en 1909, où il se justifie de ne pas compléter sa recension de la littérature sur le rêve, déjà quasiment exhaustive en 1900: “Car les neuf dernières années n’ont rient produit de nouveau ou de valable, que ce soit sous forme de matériel [148] ou d’opinions susceptibles de jeter de la lumière sur le sujet. Dans la majorité des publications qui ont paru dans l’intervalle, mon oeuvre est restée sans être mentionnée ou considérée. Elle a, bien sûr, reçu le moins d’attention de la part de ceux qui sont engagés dans ce qu’on appelle la ‘recherche’ sur les rêves, et qui ont ainsi fourni un brillant exemple de la répugnance à apprendre quelque chose de nouveau, qui est caractéristique des hommes de science. Dans les termes ironiques d’Anatole France: ‘Les savants ne sont pas curieux!’” (S.E., IV, p. 931)

Certes, mais ils ont pour le moins le devoir (et ils y ont peut-être failli) de se tenir au courant de quelque chose qui ne sera jamais pour eux fondamentalement du ‘nouveau’ , puisqu’ils ne sauraient se départir (et surtout dans le domaine de la logique) de cette impression suivant laquelle, avant toute ‘découverte’ , il y avait toujours un ‘sujet supposé savoir’ qu’elle existait déjà, mais qui sera seulement de l’ “ancien” reformulé de façon plus générale et permettant d’interpréter un plus grand nombre de faits.

Or c’est très précisément dans la mesure où le concept de la science structure ainsi le savoir, qu’une science comme la psychanalyse ne peut y trouver place, pour autant que sa pratique consiste d’un même pas à instituer dans le transfert un ‘sujet supposé savoir’ et à amener le malade à reconnaître que celui-ci n’existe pas. C’est dire que son espace théorique tient tout entier dans celui d’une coupure, celle d’un ‘acte psychanalytique’ 2 à partir de laquelle il n’y a justement pas accumulation d’un savoir, mais nécessité de répéter ce qui a institué la psychanalyse comme science, à savoir la coupure elle-même.

Or s’il faut en croire les thèses les mieux établies de l’histoire des sciences une ‘coupure épistémologique’ se définit par les points de non-retour à partir desquels cette science commence, c’est-à-dire, par le fait qu’elle exclut la répétition, qu’elle n’a pas à être répétée, qu’elle n’a lieu qu’une fois. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que cette non-répétition, dans le domaine des sciences physiques elles-mêmes, est purement descriptive, et nullement normative3, et qu’il faut donc effacer de ce terme de ‘coupure’ toute connotation impliquant un sujet fondateur, même si l’on prétend faire abstraction des noms propres.

Aussi n’est-il en aucune façon possible d’importer ce concept de l’histoire des sciences dans les champs mis en place par le marxisme ou la psychanalyse, pour fonder la scientificité de ces sciences, même si ‘après’ Marx et Freud ‘on-ne-peut-plus-penser-de-la-même-façon’ les objets: ‘Histoire’ et ‘Fantasme’ , pour la simple raison que cela n’est nullement évident au niveau des faits (d’institution), et que la partie est loin d’être gagnée au niveau des effets (de la régression); sans quoi l’on ne voit pas ce qui [149] empêcherait de prendre la ‘coupure’ à la lettre, et de supposer imperturbablement que, l’idéologie étant la mère, la science n’est autre que la femme permise, ou l’inverse tout aussi bien ...

La psychanalyse, à partir de laquelle on aurait dû être plus sensible au fétichisme des mots, nous propose justement le terme ‘d’acte’ pour désigner le paradoxe d’une coupure qui se répète, et c’est à la tâche du recommencement qu’elle nous convie. Mais loin de faire du ‘retour à Freud’ une entreprise ‘d’entrée équivoque, intrinsèquement idéologique’ qui pourrait certes avoir des ‘effets scientifiques’ , mais qui aurait pour fonction ‘sa propre suppression’ 4, ce mouvement de relecture, ou même tout simplement de lecture, tellement certains textes donnent encore l’impression de l’inédit, qui a eu sans doute une portée polémique, a surtout une fonction d’acte, toute psychanalyse étant nécessairement une remise en question (quasi théorique) de tous les concepts Freudiens, et toute lecture de Freud étant à penser comme mise en acte de ces concepts sur le texte même qu’ils tissent.

C’est-à-dire que ces concepts ont un statut scientifique bien à eux, étant pour la plupart importés de champs voisins, quand ce n est pas de la ‘science pilote’ de l’époque, à savoir de la thermo-dynamique (!) fonctionnant souvent comme métaphores, sans qu’il soit possible d’en fixer le bougé, tous frappés au coin de l’arbitraire et passant donc au décours des textes d’un sens à son contraire: drôle de science en vérité!

Nous voudrions pourtant montrer que ces concepts, que rien ne distingue de ceux de la psychiatrie classique, ou de la neurologie, ou de la psychologie herbartienne, forment pourtant système, en ce sens très précis qu’ils ont fonctionné comme un ‘tamis’ qui a permis à Freud de cribler la science de son époque et de l’infléchir en une pratique spécifique.

Mais cette opération s’est passée à l’insu de Freud lui-même, persuadé qu’il était, jusqu’à la fin de sa vie, du caractère cumulatif de la Science et de l’assimilabilité de la psychanalyse, ‘pierre d’angle’ , rejetée peut-être, mais pierre à l’édifice tout de même.

Suivant le fil de nos métaphores, qui sont d’un autre ordre, c’est cette illusion que nous voudrions dénoncer comme illusion du ‘grenier’ , en montrant que tous les efforts de Freud pour ‘engranger’ la psychanalyse, étaient en fait destinés à lui cacher cette fonction de ‘tamis’ , qu’elle n’est peut-être pas près d’abandonner.

Et l’exemple le plus probant serait peut-être celui du rêve et de ce livre qu’il lui consacra, le considérant, jusqu’à la fin, comme son oeuvre la plus marquante et la plus solide. Or, alors que Freud a véritablement tout fait pour que son contenu passe dans la communauté des savants, comme une simple contribution à un problème laissé jusque là sans solution, il ne fait pas de doute que ce texte tranche, ne serait-ce que par sa tournure nécessairement autobiographique, sur le style des communications théoriques qu’il commence par abondamment citer.

[150] Nous savons maintenant que ce livre fut quasiment négocié page à page avec Fliess dont l’influence sur la forme finale fut considérable, puisqu il obligea Freud à omettre l’analyse d’un rêve important et même central, où il était directement impliqué. Nous savons aussi que sa matière était prête, aux dires mêmes de Freud, à partir de 1896, et nous pouvons nous en assurer par la lecture de l’Esquisse. Si sa rédaction et sa publication ont attendu si longtemps, c’est bien parce que Fliess était incapable, et pour cause, de savoir manier le ‘transfert’ , matérialisé, pour ainsi dire, dans l’envoi de ces feuillets du livre, à Berlin, à tel point que Fliess lui-même rêve de le voir terminé, et que Freud s’en émerveille (cf. lettre 84, 10 mars 1898).

Mais c’est bien cet aspect, non négligeable pour nous, dont il fallait à tout prix effacer la trace; et c’est très précisément à cette fin qu’est destiné le chapitre I traitant de la littérature sur le rêve, chapitre “qui avait toujours été la bête noire de Freud” (IV, p. XIX-XX) et qui ne fut achevé qu’en juin 1899, donc en dernier lieu. Or, on ne sera pas étonné de constater que ce chapitre contient justement en filigrane ce qu’il ne serait pas abusif d’appeler une ‘théorie de la coupure’ , comme ce passage peut immédiatement nous en convaincre: “Il est difficile d’écrire une histoire de l’étude scientifique sur le problème des rêves, parce que, quelque valable que puisse être cette étude en certains points, aucune ligne de progrès en quelque direction particulière ne peut être tracée. Il n’a pas été creusé, de fondations à partir de découvertes certaines sur lesquelles le futur chercheur pourrait construire; mais chaque nouvel auteur examine les mêmes problèmes de première main et recommence, semble-t-il, à partir du commencement.” (S.E., IV, p. 5.)

En est-il différemment après Freud? On serait tenté, prenant ce texte à la lettre, d’émettre des doutes, puisque chaque individu, qui entre en psychanalyse est bien forcé ‘d’examiner les mêmes problèmes de première main et de recommencer à partir du commencement’. Il y a, bien sûr, la distinction du ‘contenu latent’ et du ‘contenu manifeste’ , la théorie du ‘rêve gardien du sommeil’ (que l’on peut dire avoir été vérifiée après coup grâce à l’électroencéphalographie), les concepts de ‘condensation’ et de ‘déplacement’ , peut-être aussi le concept de ‘régression’ qui font partie de l’acquis scientifique sur lequel aucun ‘savant’ ne pourrait revenir; mais le coeur même de la théorie freudienne, à savoir que ‘le rêve est accomplissement de désir’ reste une affirmation théorique impossible à enregistrer par une science dont le savoir serait structuré sur un modèle cumulatif.

On se souviendra alors que le rêve n’est pas un objet autonome qui pourrait être l’objet de quelque ‘Science des rêves’ et que la recherche freudienne n’a, en fait, constitué qu’un ‘détour’ , le rêve n’étant pour tout dire que “le premier membre d’une classe de phénomènes psychiques anormaux” et ayant “la valeur théorique d’un paradigme”, la corrélation étant d’ailleurs si serrée que “quiconque n’est point parvenu à expliquer l’origine des images [151] de rêve, peut difficilement espérer comprendre phobies, obsessions ou délires, ou avoir sur eux une influence thérapeutique” (Cf. Préface de la première édition, S.E., IV, p. 23.)

Or si c’est bien effectivement sur la corrélation entre rêve et symptôme que Freud dans le réel de sa pratique a fait porter son effort théorique, le livre ne nous montre constamment qu’un volet du diptyque et ne peut donc produire qu’un modèle vide, comme Freud l’avoue à la fin: “C’est seulement en référence à ces forces d’ordre sexuel que nous pouvons combler les lacunes qui sont encore patentes dans la théorie du refoulement. Je laisserai ouverte la question de savoir si ces facteurs sexuels et infantiles sont également requis dans la théorie des rêves. Je laisserai cette théorie incomplète en ce point, car je suis déjà allé un pas au-delà de ce qui peut être démontré en posant que les désirs-du-rêve sont invariablement dérivés de l’inconscient.” (S.E., V, p. 606.)

Il y aurait beaucoup à dire sur cet aveu d’incomplétude, ou ce sentiment d’aller au-delà du démontrable, car nous avons là véritablement les critères les plus sûrs du passage en un autre domaine; c’est bien aussi ce qui fait d’ailleurs le caractère constamment ambigu de ce livre qui prétend d’une part faire la théorie d’un objet, pourtant posé comme paradigme, et qui, d’autre part pense encore le statut du démontrable dans les termes de ces auteurs qui ne font qu’aligner sur le rêve des thèses contradictoires qui ne nous apprennent rien de nouveau.

C’est que pour nous apprendre du nouveau, il faut avoir au préalable changé de lieu, et c’est ce que Freud a fait depuis son retour de Paris en 1886 jusqu’à l’invention du terme de ‘psychanalyse’ en 1896. Il a par la suite tenté de prendre ses distances, sous la forme d’une production théorique, susceptible de justifier un certain nombre de décisions pratiques, ce qui nous a donné l’Interprétation des rêves. Et nous voudrions pour finir montrer comment le rêve est devenu le centre de la toile ou le noeud à partir duquel les fils tressés du ‘tamis’ étaient susceptibles de tenir, noeud qu’il fallait pouvoir nouer ou savoir dénouer.

Quant à la ‘coupure’ , si l’on peut employer ce mot en psychanalyse, elle ne saurait désigner rien d’autre que la fin du rapport de dépendance de Freud à l’égard de Fliess, une fois l’oeuvre menée à bien. C’est dire que loin de rapporter cet acte de rupture à la décision d’un savant, il nous faut en ce domaine le faire dériver de la demande d’un malade. Anna O. oblige Breuer à l’écouter parler, Emmy von N. oblige Freud à abandonner l’hypnose et à s’intéresser aux rêves, Elizabeth von R. oblige Freud à l’écouter sans l’interrompre, etc.

Néanmoins, ces décisions arrachées au médecin ont été entérinées par le théoricien. Nous allons en effet avoir à suivre durant les dix années que nous avons isolées, la démarche qui a mené à la naissance d’une institution et que l’on peut dire ponctuée sous la forme de la répétition, par Freud, de ‘coupures’ opérées dans d’autres champs qui dessinent la forme unitaire du [152] savoir. C’est dans la répétition des différentes coupures que nous allons isoler, qu’a été rendue possible la théorie psychanalytique que nous pourrons en dernière analyse désigner très précisément comme ‘théorie de l’idéologie médicale’ . Cependant s’il est tout à fait remarquable que ces diverses répétitions aient pu passer par le seul nom propre de Freud, ce n’est pas un hasard si ces ‘coupures’ peuvent toutes être désignées du nom de ses maîtres: Charcot, Jackson, Bernheim, Breuer.

Cette présentation en tous les cas ne vise pas à établir des connexions historiques réelles. La population d’ ‘événements discursifs’ forme un tout qui est sans doute plus complexe. Il est par exemple urgent de retracer l’origine de la plupart des concepts freudiens pour mesurer la torsion qu’ils subissent une fois intégrés dans son système. Or il ne fait plus de doute qu’ils sont le plus souvent tirés de la psychologie herbartienne vidée de son contenu philosophique et établie comme une science empirique mâtinée d’associationnisme. Celle-ci formait en effet le schéma de référence de plusieurs chercheurs sur l’anatomie et la physiologie du système nerveux durant la partie spéculative de cette recherche dénommée ‘mythologie du cerveau’ , à telle enseigne que son fonctionnement ne pouvait être structuré que suivant l’image des processus psychologiques donnée par la psychologie herbartienne. On sait maintenant qu’elle pénétra à travers les manuels dans le système scolaire austro-hongrois et que, par exemple, dans le gymnase où Freud étudia, son enseignement était devenu quasi officiel, de telle sorte que toute discussion entre psychologues, psychiatres, neurologues ou éducateurs ne pouvait être conduite qu’en termes herbartiens. La plupart de ces termes sont présents dans ce manuel de Lindner que Freud eut entre les mains; celui-ci, aux dires d’O. Andersson5 dont il vaut la peine de citer les recherches, présente une “conception de la vie psychique comme manifestation d’une ‘Vorstellungsmechanik’ , d’une interaction dynamique des représentations. Plusieurs phases en étaient distinguées sous les termes: ‘Klarheitsgrade, Hemmung, Verdunkelung, Komplikation, Verschmelzung, Modifikation, Aperception, Aufmerksamkeit, Reproduktion’ .”6 Le caractère dynamique de cette conception de la vie mentale est spécialement apparent dans l’usage d’une série de métaphores reliées à la notion herbartienne de ‘Schwelle des Bewusstseins.’ 7 En rapport avec ce seuil, le jeu entre représentations était décrit comme: ‘Herabdrückung, Verdrangung, oder Sinken der Vorstellungen unter die Schwelle des Bewusstseins’ et ‘Aufsteigen der Vorstellungen unter die Schwelle des Bewusstseins’ , avec ou [153] sans ‘Reproduktionshilfen’ ou ‘Wiederstand’ 8 de la plus ou moins intégrée ‘Vorstellungsmasse’ en présence. (ibid., p. 13.)

C’est bien à cette physique des représentations que nous renvoie la conceptualisation freudienne, dans ce qu’elle peut avoir de plus théorique. Mais il faudrait voir aussi comment les concepts de la thermodynamique, qui est l’équivalent à l’époque de Freud de ce que fut la linguistique pour les ‘sciences humaines’ se sont coulés dans le modèle herbartien, remplissant cette dynamique purement descriptive, avec une caractérisation de la force mentale sous-jacente.

Mais nous ne pouvons ici qu’émettre des hypothèses, pointer des directions pour la recherche. C’est encore en effet à l’intérieur des textes de Freud que nous devons nous situer, les faisant fonctionner comme tamis pour un blé poussé sur une terre qu’ils n’ont pas semée, et partant du postulat qu’ils ne sont pas réinscriptibles dans le champ des événements discursifs qui les a portés, tant que la portée de l’événement qu’ils représentent, n’aura pas été prise en ligne de compte, remettant en question la forme du savoir elle-même.9

Charcot et le concept de névrose

Il est impossible de retracer l’histoire de ces dix années (1886-96) qui ont vu la naissance de la psychanalyse, sans transgresser le mode d’approche courant en histoire des sciences, laquelle ne peut expliquer que le ‘progrès’ se réalise sous la forme d’une opposition violente, qu’à l’aide de concepts aussi vagues que celui de ‘conflit de générations’ , quand ce n’est pas celui ‘d’émulation’ entre individus ou nations. On commencera, par exemple, par opposer l’école allemande d’anatomo-pathologie à l’école française de neuropathologie, puis on fera bénéficier Freud de l’influence conjuguée de T. Meynert et de Charcot. En un deuxième temps, on fera remarquer que Meynert et Charcot ont finalement vécu à la même époque, celle qui a vu le grand essor des localisations anatomiques, et sont donc tributaires d’une même orientation de la science, alors que Freud a vécu à une époque où le triomphe des localisations passe pour avoir donné lieu à des espoirs excessifs et où les théories fonctionnalistes du système nerveux sont prédominantes, grâce à l’essor que voit l’électro-physiologie.

Cette façon de voir n’est plus seulement naïve, mais positivement fausse, [154] lorsqu’il s’agit de la psychanalyse, car elle constitue un véritable obstacle à la lecture de Freud. C’est en des termes beaucoup moins savants que nous dirons simplement que Freud était animé par la passion du nouveau. Or, “Je devais bien considérer, écrit-il au début de son Rapport sur mes études à Paris et Berlin (1886) que je ne pouvais m’attendre à rien apprendre d’essentiellement nouveau dans une université allemande, après avoir joui à Vienne de l’enseignement direct et indirect des professeurs T. Meynert et H. Nothnagel.” (S.E., I, p. 5.)

Or ces noms propres désignent l’un le type idéal du psychiatre classique qui est lui-même pour finir emporté par la folie, l’autre celui du grand médecin de la haute société capable du langage le plus vert en ‘salle de garde’ , mais qui ne veut pas tenir compte de ces ‘sorties’ dans son rapport avec les malades.

Il semble que Charcot avait une autre envergure et que ce fut véritablement le second maître de Freud, après Brücke. Il faut voir en quels termes il décrit sa rencontre, et à quel usage de rationalisation d’un enthousiasme, peut justement servir l’opposition entre ‘caractères nationaux’ : “L’homme qui est à la tête de toutes ces ressources et services auxiliaires a maintenant soixante ans. Il montre la vivacité, la jovialité et la parfaite correction de langage que nous avons l’habitude d’attribuer au caractère national français; en même temps, il manifeste la patience et l’amour du travail que nous avons l’habitude de revendiquer pour notre propre nation. L’attraction d’une telle personnalité me conduisit bientôt à restreindre mes visites à un seul hôpital et à chercher mon enseignement chez un seul homme” (ibid., p. 8).

De pareils termes dans un rapport scientifique sont pour étonner; mais l’on ne voit pas pourquoi le domaine de la science serait le seul où il faudrait effacer les rencontres. Serait-ce par hasard que l’événement ne peut y avoir la connotation du nouveau? Le fait est que six ans plus tard, à la mort de Charcot, c’est, dans le texte qu’il lui consacre, à ce terme de ‘nouveau’ que Freud fait un sort: “On pouvait l’entendre dire que la plus grande satisfaction q’un homme pouvait avoir, c’était de voir quelque chose de nouveau - c’est à-dire de le reconnaître comme nouveau; et il attirait sans cesse l’attention sur la difficulté et la valeur de ce genre de ‘vision’ . Il lui arrivait de demander pourquoi en médecine les gens ne voyaient que ce qu’ils avaient déjà appris à voir. Il disait qu’il était merveilleux de constater comment on était tout d’un coup capable de voir de nouvelles choses - de nouveaux états d’une maladie - qui doivent probablement être aussi anciens que la race humaine; et qu’il avait à s’avouer qu’il voyait maintenant nombre de choses qui lui avaient passé sous les yeux dans ses salles d’hôpital durant trente années.” (S.E., III, p. 12. 13.)

Ce texte est pour nous capital dans la mesure où il met en place par personne interposée ce qui a constitué l’axe principal de ce qu’il ne serait pas abusif d’appeler l’ ‘ars inveniendi’ de Freud. L’on peut en effet soutenir que toute la méthode psychanalytique est dans cette inversion de la méthode [155] médicale qui ne vise qu’à donner au médecin la possibilité de “voir ce qu’il a déjà appris à voir”, à lui éviter, face à n’importe quel symptôme, toute surprise. On pourrait au contraire définir toute psychanalyse comme répétition systématique de ‘l’ancien’ , induit par la surprise devant ce ‘nouveau’ qu’est le symptôme, afin de rendre possible cette ‘vision’ dont parle Freud.

Mais il nous faut aussi commenter ce terme de ‘vision’ qui a évidemment dans la clinique un passé déjà long, assez long en tous les cas pour être passé du côté de l’idéologie, étant devenu décalé par rapport à la pratique effective du ‘clinicien’ .

Dans le texte même de Freud, en effet, ce que Charcot appelait avec fierté ‘pratiquer la nosographie’ et qui consistait en fait à classer les symptômes suivant une typologie purement formelle, permettant du moins de suivre la gradation des ‘formes frustes’ aux ‘types’ , est curieusement décrit par Freud à grand renfort de métaphores visuelles: “Ce n’était pas un homme de réflexion, un penseur: il avait la nature d’un artiste - il était, pour employer ses mots, un visuel, un homme qui voit. Voici ce qu’il nous apprit lui-même à propos de sa méthode de travail. Il regardait, selon lui, encore et encore les choses qu’il ne comprenait pas, afin d approfondir jour après jour l’impression qu elles lui laissaient, jusqu’à ce que leur compréhension descende soudain sur lui. Alors, pour l’oeil de son esprit, le chaos apparent que présentait la continuelle répétition des mêmes symptômes, laissait place à l’ordre ...” (ibid., p. 12.)

Un peu plus loin, la plume de Freud va jusqu’à comparer Charcot au milieu de la Salpêtrière à la statue de Cuvier devant le Jardin des Plantes, ou même à une sorte d’Adam devant lequel Dieu ferait défiler les entités nosologiques pour qu’il les nomme! Mais toute cette mise en scène précède dans le texte la fameuse anecdote si souvent reprise par Freud (cf. III, p. 13, n. 2) suivant laquelle Charcot aurait répondu à quelque pédante objection d’un disciple de Helmholtz: “La théorie c’est bon, mais ça n’empêche pas d’exister.” Or l’objecteur n’était autre que Freud lui-même, et la question, essentielle pour porter un diagnostic d’hystérie, portait sur la concomitance de l’hémi-anesthésie et de l’hémi-anopsie (donc, encore une fois, un contexte visuel), comme nous l’apprend une note de Freud à la page 210 de sa traduction des Leçons du Mardi. Mais pour lors, Freud ajoute: “Si seulement on savait ce qui existe!” (S.E., I, p. 139.)

Toute la question est là, et nous ne pouvons pour notre part nous empêcher de considérer cette boutade que Freud rappelle en différents lieux de son parcours comme une sorte d’admonestation qu’il n’aurait cessé de s’adresser pour se défendre d’avoir outrepassé les limites de la ‘clinique’ , une fois le visuel remplacé par l’acoustique, à telle enseigne qu’il suffirait de substituer dans la phrase que nous allons citer le mot ‘voir’ par celui d’ ‘écouter’ pour faire de Charcot le pionnier de la nouvelle clinique: “Charcot, est-il dit, ne se fatiguait jamais de défendre les droits du travail purement [156] clinique qui consiste à voir et à ordonner les choses, contre les empiètements de la médecine théorique.” (ibid., p. 13.)

Or c’est en cela que Charcot peut être dit avoir porté une coupure, sans doute induite par la demande des hystériques auxquelles il avait affaire, car ce qu’il faut entendre par ‘médecine théorique’ n’est rien d’autre que l’anatomie pathologique qu’il se permet de déclarer achevée. Dès 1886 Freud en prend acte: “Charcot avait l’habitude de dire que, généralement parlant, le travail de l’anatomie était achevé et que l’on pouvait dire que la théorie des maladies organiques du système nerveux était complète: ce dont il fallait maintenant s’occuper, c’était des névroses.” (S.E., I, p. 10.)

C’est ici le lieu de retracer l’histoire de ce terme de ‘névrose’ pour mesurer l’importance de cette décision de Charcot. La conception de la ‘névrose’ est en effet à rapporter à un socle épistémologique, non seulement différent de celui de notre époque présente, mais aussi de la médecine du XIXe siècle. Le terme a en effet été forgé à la fin du XVIIIe siècle dans l’école écossaise par William Cullen (1713-1790), l’un des fondateurs de la ‘neural pathology’ . Celle-ci est l’aboutissement des études menées durant tout le siècle sur l’ ‘irritabilité’ et la ‘sensibilité’ des organismes; elle implique une théorie de la médecine suivant laquelle le système nerveux est la source et le régulateur de tous les phénomènes vitaux, de la santé aussi bien que de la maladie, de telle sorte que des troubles dans son fonctionnement global peuvent fournir un principe d’explication pouvant avoir la plus large application.

Mais ce que le XIXe siècle en retient, c’est que les troubles supposés par Cullen pour rendre compte des différentes sortes de maladies n’étaient pas localisés dans des parties délimitées du système nerveux, mais étaient considérés comme des désordres dans son fonctionnement global. Or, dans la mesure où le courant principal de la médecine allait dans le sens d’une localisation effective, ou supposée, de la maladie, les névroses ne pouvaient que constituer un champ marginal où l’ignorance de localisations anatomiques prévalait pour le temps présent.

Or, c’est pourtant ce concept que Charcot va remettre à l’honneur, lui donnant très précisément le sens de Cullen, que l’on retrouve dans le dictionnaire médical de Littré et Robin qui propose de 1855 à 1884: “nom générique des maladies qu’on suppose avoir leur siège dans le système nerveux, et qui consistent en un trouble fonctionnel sans lésion sensible dans la structure des parties ni agent matériel apte à le produire”10 Charcot va pourtant mettre tout le poids de son autorité pour enlever à ce terme toute connotation dépréciative et lui faire désigner un champ de phénomènes tout à fait irréductibles et parfaitement objectifs. Freud, qui en 1886 est encore un tant soit peu neurologue, s’en étonne, mais exprime son étonnement [157] avec une pointe d’humour qui ne trompe pas: “... La tendance principale de sa pensée me mène à supposer qu’il ne peut trouver de repos avant d’avoir correctement décrit et classé le phénomène auquel il a affaire, mais qu’il peut dormir parfaitement tranquille, sans être arrivé à l’explication physiologique de ce phénomène.” (S.E., I, p. 13.).

Or, si une voie nouvelle est ainsi ouverte, c’est bien parce que Charcot s’est surtout intéressé à l’hystérie dont on a beau jeu de ‘décrire et classer’ les symptômes, sans se soucier de leur trouver un substrat anatomique, puisque leur caractéristique essentielle est justement d’être décalés par rapport à l’anatomie et de fonctionner suivant une physiologie organiquement fausse. Le malade n’est pourtant pas un simulateur et le médecin y perd son latin; bien plus, il est pris par ... “la peur aveugle d’être empaumé (‘to be made a fool’) par le malheureux patient - une peur qui jusqu’à présent a été un obstacle pour une étude sérieuse de la névrose ...” (S.E., III, p. 19.)

C’est essentiellement cet obstacle que la coupure instaurée par Charcot permet de franchir. Désormais, le malade ne sera plus traité avec mépris comme un mauvais plaisant, sa maladie ne tombera plus sous le coup du discrédit, et on accordera au phénomène hystérique l’attention que mérite un symptôme original et objectif. Or, si Freud, pour décrire cette révolution, ne craint pas d’avoir recours à l’hagiographie la plus suspecte, c’est bien parce que Charcot faisant son cours est au tableau de la Salpêtrière ce que le réel de l’après-coup est au symbole: “Charcot, écrit-il, avait répété à une petite échelle l’acte de libération en mémoire duquel le portrait de Pinel était suspendu à la Salpêtrière dans la salle de conférence.” (Ibid., p. 19.)

Il s’agit en fait de réaliser la chose à une grande échelle, et donc de poser le concept de névrose dans toute sa généralité. Il semble que les choses soient mûres, comme le prouve l’acceptation immédiate dans le monde médical du concept de Neurasthénie introduit par Beard en 1880-84. Il s’agit en fait de la première théorie psycho-sociologique de la maladie mentale, puisque les ‘conditions de la vie moderne’ étaient jugées suffisantes pour produire ce trouble. Or c’est seulement en 1885 que Charcot présente son explication psychologique des paralysies hystériques; et c’est vers la fin de la même année que Freud arrive à Paris avec dans son dossier la surprenante aventure survenue à Breuer avec le cas d’Anna O. dont la cure remonte à 1882.

L’on voit qu’il est pratiquement possible d’épingler chronologiquement le véritable pli dans la culture qu’a représenté l’émergence du champ des névroses dans le domaine d’investigation de la science. Mais notre conception vise à réintégrer la dimension de l’acte dans ce champ clos des événements du discours et à affirmer que tout se passe en fait non pas tant par ‘généralisation’ que par répétition de coupure.

Or ceci nous amène à rétablir les perspectives et à revenir sur l’idée reçue qui fait dériver la naissance de la psychanalyse de l’étude exclusive de l’hystérie. Un biographe des textes aussi attentif qu’Ola Andersson note à ce propos: “Il semble probable que le séjour de Freud à Paris fut aussi significatif [158] pour le développement de son intérêt théorique et thérapeutique envers la neurasthénie qu’il le fut au regard de l’hystérie. Ses tentatives pour résoudre le problème de la neurasthénie durant les années qui suivent sa visite à Charcot sont pleinement comparables, en termes d’intensité dans le concernement, à ses essais simultanés pour clarifier les problèmes soulevés par l’hystérie.” (Op. cit., p. 45.) Et cela ne fait aucun doute si l’on se souvient que Freud a tout de même choisi ce nom pour désigner sa propre névrose. Dans un texte de janvier 1887, (une note sur le livre d’Averbeck, Die akute Neurasthenie, ein arztliches Kulturbild), Freud parle de la ‘neurasthénie’ comme de la “plus commune des maladies de notre société”, et puis, il précise qu’il ne s’agit pas d’un “tableau clinique au sens des manuels qui se fondent trop exclusivement sur l’anatomie pathologique: il faudrait plutôt la décrire comme un mode de réaction du système nerveux.” (S.E., I, p. 35.) L’on voit que le concert de névrose fonctionne couramment sans même être cité; mais surtout, c est à partir de ce concept de neurasthénie que Freud va produire celui de  ‘névrose obsessionnelle’ ; nous n’en parlerons pas directement à cause de la lacune bizarre que comportent les lettres à Fliess concernant la genèse de cette découverte, mais aussi surtout parce que cela nous ferait passer du côté de la substance que le ‘tamis’ permet de retenir; or, nous nous sommes enjoint d’en rester à la mise en place des fils tendus sur son aire.

Qu’il nous suffise de noter que dès 1888, dans l’article ‘Hystérie’ de l’Encyclopédie de Villaret dont l’attribution à Freud est maintenant certaine, on peut lire: “L’hystérie est fondamentalement différente de la neurasthénie et même, pour parler strictement, elle en est le contraire.” (S.E., I, p. 42.) Et plus loin, à propos des cas complexes, Freud ajoute: “Malheureusement, la majorité des médecins n’a pas encore appris à distinguer les deux névroses l’une de l’autre ... La disposition à la neurasthénie est prépondérante pour le système nerveux mâle, et à l’hystérie, pour le femelle.” (Ibid., p. 53.)

Ces formulations précieuses sont encore évidemment bien maladroites; c’est qu’en ce domaine entièrement nouveau, les chercheurs manquaient à coup sûr de concepts; nous verrons plus loin à quelle sphère Freud et Breuer tenteront de les emprunter. Le fait est en tous les cas que la coupure est loin d’être franche, chez Charcot lui-même, puisque celui-ci se croit obligé d’accompagner ses explications psychologiques de l’hystérie d’une alternative anatomo-physiologique, que Freud évidemment rejettera. Mais la chose a son importance, car c est la première fois qu’une occasion lui est donnée de critiquer le maître.

Charcot en effet, se montrant en l’occurrence tout à fait incohérent, produit une théorie des ‘lésions dynamiques’ qui seraient localisables dans le système nerveux de la même façon que des ‘lésions structurales’ ont été observées dans les maladies organiques. Il y aurait donc une ‘lésion dynamique’ observable en cas de paralysie hystérique dans la même région [159] anatomique où une lésion structurale entraîne une paralysie organique. C’est évidemment à cette thèse que Freud s’en prend, lorsqu’il écrit au tout début du texte de 88: “L’hystérie est une névrose au sens strict du mot - c’est dire non seulement qu’aucun changement perceptible dans le système nerveux n’a été trouvé pour cette maladie, niais qu’il ne faut pas s’attendre à ce que quelque raffinement dans les techniques anatomiques ne révèle aucun changement de cet ordre.” (S.E., I, p. 42.) Il est évidemment hors de question que Charcot à cette époque soit directement cité et critiqué. On sait que Freud retournant de Paris, ramenait dans ses cartons la matière d’un texte sur les critères de distinction entre les paralysies motrices organiques et hystériques, texte que Charcot lui-même avait commandé à Freud, et qui ne paraîtra en français que sept ans plus tard, en juillet 1893, une quinzaine de jours avant sa mort, le 16 août. Jones (I, p. 255-57) et les éditeurs de la Standard Edition (I, p. 157-158) nous donnent toutes sortes de raisons plausibles pour ce retard, auxquelles nous sommes obligés d’ajouter celle de son rapport ambivalent au maître, déjà fort indisposé par les notes que son traducteur se permettait d’ajouter à ses Leçons du mardi. D’ailleurs, le seul texte où Freud touche à ce sujet, dans l’Encyclopédie de Villaret, est resté non signé et n’a été exhumé que tout récemment. On y trouve ce passage fort significatif où c’est sans aucun doute la théorie des ‘lésions fonctionnelles’ qui est visée: “On pourrait dire que l’hystérie est aussi ignorante de la science de la structure du système nerveux que nous le sommes nous-mêmes avant de l’avoir apprise. Les symptômes des affections organiques, comme c’est bien connu, réfléchissent l’anatomie de l’organe central et sont nos sources les plus sûres de notre connaissance de celui-ci. Nous devons pour cette raison dénoncer l’idée suivant laquelle un éventuel trouble organique serait à la racine de l’hystérie; nous ne devons pas non plus avoir recours à des influences vaso-motrices (spasmes vasculaires) comme causes des désordres hystériques. Un spasme vasculaire est de sa nature un changement organique, dont l’effet est déterminé par des conditions anatomiques, et il ne diffère d’un embolisme, par exemple, que par le fait qu’il ne laisse pas de changement permanent.” (S.E., I, p. 49.) Un spasme vasculaire ne peut donc être désigné du terme de ‘lésion fonctionnelle’, toute lésion impliquant un changement permanent. Et il ne fait donc pas de doute que Charcot est en régression par rapport à la ‘coupure’ qu’il a été amené à porter, alors que Freud, du seul fait qu’il est mis en demeure de la répéter à partir de son expérience propre, est à même d’en prendre la mesure et d’en généraliser les effets.

Il ne faudrait pas croire cependant que la décision de Charcot n’ait pas été suivie d’un effort théorique à la mesure de son importance pratique. La théorie qu’il propose de l’hystérie est en effet présentée comme théorie de l’idéologie démonologique de la ‘possession’ . Le médecin qui répugne à traiter les hystériques n’est en fait qu’un inquisiteur qui s’ignore. Et Freud insistera toujours sur le caractère d essence de cette corrélation: “Durant [160] les dernières décades, une femme hystérique aurait été presque certaine d’être traitée comme une simulatrice, tout à fait de la même façon que durant les derniers siècles elle aurait été certaine d’être jugée et condamnée comme sorcière ou comme possédée du démon.” (S.E., I, p. 11.) Dans l’esprit de Charcot, il s’agissait en fait de se défendre, en traçant cette comparaison, contre ceux qui prétendaient qu’il avait forgé de toutes pièces une entité nosologique nouvelle, alléguant qu’ils ne rencontraient pas d’hystériques dans leur service. En fait le ‘nouveau’ n’est rien d’autre que la reconnaissance de l’ancien comme ancien. Freud en tire tout le parti possible: “Durant le Moyen Age les névroses ont joué un rôle significatif pour l’histoire de la civilisation; elles apparurent durant les épidémies comme résultat d’une contagion et étaient à la racine de ce qu’il y avait de factuel dans l’histoire de la possession et de la sorcellerie. Des documents de cette période prouvent que leur symptomatologie n’a subi aucun changement jusqu’au jour présent.” (S.E., I, p. 41.)

Il ne s’agit donc finalement de rien d’autre que d’une sorte ‘d’intuition d’essence’ où l’érudition historique (et bibliographique) du ‘grand patron’ vient jouer le rôle de ‘variation imaginaire’ . Freud, lui, va prendre ces faits à la lettre et commencer par proposer une sorte de ‘théorie naïve’ du phénomène hystérique qui tiendrait compte cependant de tous les faits en présence, théorie qu’il présente comme celle de ‘l’observateur non prévenu et non entraîné’ . Il est vrai qu’il utilise le concept de dislocation de ‘la chaîne associative’ , que cette dislocation est censée permettre au ‘souvenir d’exprimer son affect au moyen de phénomènes somatiques’ et que cela amène en fin de compte à supposer qu’il y a eu ‘clivage de la conscience’ .

Ces termes sont pourtant les plus proches de ceux que pourrait employer d’une façon décalée l’idéologie de la possession: “Personne n’ira faire l’objection que la théorie d’un clivage de la conscience comme solution à l’énigme de l’hystérie serait trop éloignée de l’argumentation possible d’un observateur non prévenu et non entraîné. Car, en déclarant que la possession par un démon est la cause du phénomène hystérique, le Moyen Age en fait choisit cette solution; la chose qui restait à faire n’était plus qu’une question de remplacement de la terminologie religieuse de cette sombre et superstitieuse époque par le langage scientifique d’aujourd’hui.” (S.E., III, p. 20).

Ainsi, loin d’avoir à changer de lieu, la théorie freudienne restant au niveau du savoir exprimé par l’idéologie, la prend au mot pour en élucider la logique et se contente de remplacer une terminologie par une autre, sans qu’il y ait nécessairement lieu de voir en ce changement un ‘progrès’ . La science ne dissipe pas la superstition; elle lui assigne son vrai lieu. Trente ans plus tard, dans un texte sur Une névrose démonologique au XVIIe siècle, Freud ira même jusqu’à écrire: “La théorie démonologique de ces sombres époques l’a finalement emporté sur les conceptions somatiques de la période des sciences ‘exactes’ .” (S.E., XIX, p. 72.)

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Mais en 1893, alors qu’il commence tout juste à ‘agiter son tamis’ , Freud ne va pas jusque-là; il se contente simplement de remarquer: “Charcot, cependant, n’a pas suivi cette voie pour une explication de l’hystérie, bien qu’il ait copieusement puisé dans les rapports épargnés concernant les procès de sorcières et la possession, dans le but de montrer que les manifestations de la névrose étaient les mêmes en ces jours qu’elles le sont maintenant. Il a traité l’hystérie tout juste comme un autre thème en neuropathologie... ” (S.E., III, p. 20.) Ainsi donc, le processus théorique est clair: pour pouvoir intégrer l’hystérie dans le champ du savoir et la traiter de la même façon que n’importe quel autre thème de la neuropathologie, il faut et il suffit que ses symptômes soient montrés identiques dans le cours du temps, comme s’il y avait déjà au Moyen Age un ‘sujet supposé savoir’ ce qu’il en est de la ‘possession’ , c’est-à-dire de l’hystérie. Freud en est lui-même sincèrement persuadé ...

Mais l’on se doute bien que tout est dans la possibilité non seulement d’écrire cette relation d’identité, mais surtout dans celle de se donner les moyens théoriques d’en intervertir les termes (l’hystérie, c’est-à-dire la possession). Il s’agit bien là d’un événement du discours et non d’une simple adjonction au savoir; et nous pouvons très précisément décrire cette opération comme répétition de coupure: Charcot fait de l’hystérie un ‘thème’ pour la neuropathologie, Freud met la neuropathologie en question à partir de l’hystérie.

Car, de même que l’on peut lire sur certains panneaux de signalisation: ‘Un train peut en cacher un autre’ , il est souvent possible, quand la science classique éprouve le besoin de se désigner comme ‘théorie d’une idéologie’ , c’est-à-dire en fait comme simple révélateur, de constater que cette opération cache un enracinement dans une autre idéologie, à laquelle la dénonciation de la première, toujours un peu désuète et ridicule, sert de paravent.

On peut en effet poser que c’est d’un même pas que Freud à son insu constate d’une part que, suivant la voie tracée par le maître, “Janet, son propre élève, aussi bien que Breuer et d’autres ... ont pu remplacer le ‘démon’ du fantasme des clercs par une formule psychologique” (ibid, p. 22) et d’autre part que “les théories étiologiques soutenues par Charcot dans sa doctrine de la famille névropathique dont il fit la base unique de son concept des troubles nerveux, auront sans doute bientôt besoin d’être passées au tamis et émondées.” (ibid., p. 23).

C’est donc Freud lui-même qui nous fournit la métaphore du tamis; et il est significatif que ce soit à propos du concept d’ ‘hérédité’ qu’elle vienne sous sa plume, concept qui n’est autre que l’envers de celui de ‘dégénérescence’ , principe étiologique dernier de toute la psychiatrie du XIXe siècle et axe majeur de l’idéologie évolutionniste.

Il ne serait peut-être pas inutile ici de retracer à grands traits la doctrine étiologique de Charcot; à travers la lecture et la traduction de ses oeuvres Freud y était tout à fait familier; il avait même pu examiner ces malades que le maître avait présentés au printemps de 1885 et à partir desquels il [162] avait démonté le mécanisme des paralysies hystériques; l’article de l’Encyclopédie de Villaret est tout à fait conforme à ses vues sur le rôle prédominant de l’hérédité11 et la présentation d’un cas d’hystérie mâle12 que Freud fait à son retour de Paris, est en quelque sorte une ‘leçon du mardi’ que le disciple aurait adressée de Vienne à son maître.

Or il est remarquable qu’à côté de l’analyse des facteurs étiologiques d’ordre traumatique, on ne rencontre jamais de discussions des facteurs héréditaires que l’on constate. Charcot la plupart du temps se contente de retracer l’histoire de la famille où, comme de juste, on trouvera des troubles psychiques ou des maladies nerveuses qu’il suffit de mentionner. C’est que l’idéologie pré-Mendelienne de ‘hérédité psychique’ est alors une sorte de cadre de référence inévitable. Ses promoteurs en sont surtout Morel13 et Magnan14; mais le livre de Th. Ribot, L’hérédité psychologique (Paris, 1873), en est encore la présentation la plus claire; cette idéologie suppose d’une part qu’il n’y a pas à faire de distinction entre le concept phylogénétique d’ ‘hérédité des caractères acquis’ et celui ontogénétique de ‘dégénérescence’ , c’est-à-dire de dédifférenciation des tissus, et d’autre part qu’il est tout à fait possible que les caractères acquis, tout aussi bien que la dégénérescence acquise, deviennent héréditaires; dès lors, pour la majorité des psychiatres qui se retranchent derrière ce mur, une fois qu’une dégénérescence, de quelque ordre que ce soit, s’est manifestée dans le système nerveux, il devient aussi difficile de l’éliminer que la fameuse présence du ‘singe dans l’homme’ dont la ‘remontée’ est toujours possible.

Mais il ne faut pas croire que cette bastille idéologique où les psychiatres ont pu (et peuvent sans doute encore) se retrancher, soit restée inattaquée au cours du xlxe siècle, non certes au niveau de la pratique thérapeutique, mais au niveau de la recherche théorique, qui ne vont justement pas de pair au sein de la psychiatrie classique. Les ‘savants’ donc, c’est-à-dire sans doute les ‘psychologues’ de l’époque, se rendent parfaitement compte du caractère vague et diffus du critère d’hérédité, et des discussions assez vives sur ce point sont souvent engagées. Les controverses les plus violentes eurent sans aucun doute lieu entre janvier 85 et juillet 86, au sein de la Société médico-psychologique de Paris, et il est tout à fait probable que Freud a pu assister à certaines d’entre elles.

Néanmoins la théorie sur laquelle Charcot prenait appui constituait une ‘rationalisation’ plus poussée; elle avait été définitivement mise au point en 1884 par Ch. Féré et était désignée du terme de ‘famille neuropathologique’ [163], forgé par Charcot qu’il vaut ici la peine de citer: “Bien souvent, je vous ai parlé de ce que j’ai proposé d’appeler la famille neuropathologique. Sous ce nom, j’ai l’habitude de désigner toutes les affections du système nerveux central et du système neuro-musculaire, organiques ou au contraire, sans lésions anatomiques appréciables, qui sont reliées entre elles par l’hérédité, et vous n’ignorez pas qu’il y a à distinguer ici, à côté de l’hérédité homologue, l’hérédité dissimilaire ou de transformation qui s’observe même beaucoup plus fréquemment que la première.” (Leçons du mardi, 1887-1888, p. 410.) Il est clair que le terme de ‘famille’ est pris ici en ses deux acceptions: celle du modèle de classement et celle du lien de parenté. D’une part, les maladies du système nerveux constituent une seule ‘famille’ , d’autre part cette famille est indissolublement unie par les ‘lois de l’hérédité’ . Celles-ci permettent d’expliquer que ce ne soit pas une même maladie qui soit électivement transmise, mais seulement une ‘disposition névropathique’ diffuse qui, par la suite et en fonction de facteurs non héréditaires, pourra se ‘spécialiser’ en une maladie distincte.

Mais encore une fois, Charcot, avec son concept d’ ‘hérédité dissimilaire ou de transformation’ , que nous ‘n’ignorerons pas’ en effet, se distingue d’un Morel, par exemple; pour ce dernier, la dégénérescence psychique suivait une séquence de maladies de plus en plus sévères qui de génération en génération finissaient par conduire, sans nulle parodie “à la perte de la vie où vous aura conduit votre folie”. Chez le maître de Freud, les choses ne vont pas jusque là, puisque l’étiologie traumatique est quand même reconnue et qu’il s’agit justement de jeter un pont entre elle et l’étiologie héréditaire; on pourrait même dire que le fameux problème Freudien du ‘choix de la névrose’ est ainsi préfiguré, puisqu’à partir d’une même ‘tendance névropathique’ , on pourra dire après-coup qu’il y a eu ‘hérédité dissimilaire’ ou ‘hérédité homologue’ , selon le moment ou la nature de l’événement traumatique qu’il faut dès lors considérer comme un ‘agent provocateur’ .

C’est très précisément en ce point que Freud reprend les choses, essayant de penser ensemble cette double étiologie et obligé par sa pratique de laisser petit à petit tomber le côté héréditaire pour se pencher d’une façon de plus en plus attentive sur ce qui se présente sous ce concept de  ‘trauma’ comme ‘agent provocateur’ . Charcot lui-même, parti d’une conception très réaliste du trauma comme accident physique, est insensiblement amené à s’intéresser à ce qui se passe dans la personne qui le subit, à utiliser l’hypnose pour le découvrir et à se rendre à même de reproduire ainsi des paralysies hystériques, c’est-à-dire en fait d’en produire le mécanisme qui est un processus psychique. Or, Freud a la conscience très nette que Charcot se tient ainsi au bord extrême de la coupure qu’il porte et que c’est bien en ce point qu’il ouvre le plus clairement la voie de l’avenir. Il suffit de le lire: “En un point de son oeuvre, Charcot s’élève même à un [164] degré au-dessus de celui de son traitement usuel de l’hystérie. Le pas qu’il fit lui assure aussi pour tous les temps la gloire d’avoir été le premier à expliquer l’hystérie. Alors qu’il était occupé à l’étude des paralysies hystériques se produisant après les traumas, il eut l’idée de reproduire artificiellement ces paralysies qu’il avait auparavant soigneusement distinguées des paralysies organiques. Dans ce but, il utilisa des malades hystériques qu’il mit en état de somnambulisme en les hypnotisant. Il réussit à prouver en une chaîne d’arguments sans faille que ces paralysies étaient le résultat de représentations qui avaient dominé le cerveau du malade à des moments où ils y étaient spécialement disposés. De cette façon, le mécanisme d’un phénomène hystérique était pour la première fois expliqué.” (S.E., III, p. 22)

Ce texte est particulièrement intéressant dans la mesure où Freud vient de louer Charcot pour son entêtement à affirmer que l’hystérie “était la même en tout lieu et en tout temps” (ibid., p. 22). Or, il semble que le dispositif expérimental qu’il monte pour le prouver permette d’inscrire cette “intuition d’essence” non seulement dans le temps des événements du discours qui portent un nom propre (“Charcot ... le premier à expliquer l’hystérie”), mais aussi dans celui des événements tout court qui n’entretiennent pas nécessairement avec le nom propre ce rapport d essence. La portée de l’expérience de Charcot que Freud est sans doute le seul à avoir bien vue, réside en effet en ce qu’il s’agit d’amener le malade sous hypnose à reproduire réellement une ‘première fois’ , celle de la coïncidence entre l’événement traumatisant et cet élément de la vie mentale qu’est une “représentation”. Or il semble que dans l’institution que représente le rapport entre l’hypnotiseur et son malade, et dont la psychanalyse sera l’héritière, comme nous le verrons plus loin (dans notre texte sur “Bernheim et le concept de traitement psychique”), on peut, en quelque sorte, recommencer la première fois à volonté. Ainsi désormais, l’événement de reconnaissance par un sujet de la ‘première fois’ et l’événement de reprise par un discours de cette ‘première fois’ , seront indissociables et la psychanalyse pourra donc se présenter sans contradiction et en toute rigueur comme ‘science de l’événement’ .

Mais avant d’en arriver là, il nous faut voir comment Freud passe du concept de l’ ‘hérédité psychique’ dont nous étions parti, à celui de ‘séduction précoce’ qui n’est en fait rien d’autre que la dénotation d’une nouvelle hérédité, celle du nom propre, avec les nouveaux concepts de temps et de causalité qu’elle suppose.

L’idéologie de l’ ‘hérédité psychique’ n’est en effet qu’un langage décalé et non pertinent sur une série d’événements où, remarque Freud, il faudrait “inverser l’adage cessante causa cessat effectus” (S.E., II, p. 7). Et c’est à partir d’une réflexion sur l’ “événement traumatique” que Freud est amené à tracer une conclusion à portée aussi générale. Ce trauma qui n’était pensé chez Charcot que comme ‘agent provocateur’ actualisant la ‘disposition névropathique’ inhérente à la famille du malade, est à penser suivant une conception moins aristotélicienne de la causalité.

[165]

C’est en ce sens que nous pourrions relire la première partie de la ‘Communication préliminaire’ écrite conjointement avec Breuer et datée de décembre 1892. D’emblée, ce texte nous confronte au concept d’un événement pensé comme ‘cause précipitante’ de la maladie, comme ‘point d’origine’ du symptôme hystérique, ou plus précisément comme ‘ce qui provoque la première occurrence, souvent bien des années plus tôt, du phénomène en question’ (ibid., p. 3). Il y a donc une ‘connexion causale’ entre un événement et un symptôme; mais, outre que cette connexion est difficile à découvrir en une anamnèse classique, il est impossible de la faire découvrir au patient, qui fut, pour ainsi dire, le spectateur et l’acteur de l’événement, sans le déloer de la place de sujet qu’il occupe; le moyen le plus simple est encore del hypnotiser. “Ceci fait, il devient possible de démontrer la connexion de la façon la plus claire et la plus convaincante” (ibid.). Mais alors, utilisant le, même protocole expérimental que Charcot, mais s’étant mis en position de répéter sa coupure, Freud peut déjà porter cette conclusion d’ordre général: “les événements extérieurs déterminent la pathologie de l’hystérie dans une mesure beaucoup plus grande que celle qui est connue et admise” (ibid., p. 4). Il va donc falloir généraliser le concept d’ ‘hystérie traumatique’ aux dépens de celui d’une hystérie induite à partir d’une mythique ‘famille neuropathologique’ .

Mais, dans la mesure où ce rapport causal entre trauma et maladie peut aussi servir de modèle d’interprétation du rapport entre la maladie et ses différents symptômes, produits spontanément, mais “aussi strictement reliés au trauma précipitant” (ibid.), il devient nécessaire de s’interroger sur ce qui rend un événement traumatisant. C’est que “dans d’autres cas la connexion n’est pas si simple. Elle consiste seulement dans ce qui pourrait être appelé une relation ‘symbolique’ entre la cause précipitante et le phénomène pathologique - une relation analogue à celle que les personnes bien portantes forment en rêve” (ibid., p. 4). Or, si l’on regarde le texte de près, on constate que ce sont en fait ces cas complexes de connexion symbolique entre événement et symptôme qui ont permis une généralisation et que celle-ci supposait en fait une distinction entre “névrose traumatique” et “hystérie commune” qu’on peut maintenant subsumer sous le concept d’ “hystérie traumatique”, dont l’ “extension” peut alors se justifier. De plus, il faut distinguer entre l’ “atteinte physique” et le “trauma psychique” puisqu’entre eux s’intercale une interprétation symbolique. Or, ce “trauma psychique”, c’est dans la “névrose traumatique” “affect d’effroi”, alors que dans l’ “hystérie commune” il s’agit plutôt d’une série de ‘traumas partiels’ formant un groupe de causes provocantes et pouvant se présenter comme des chapitres d’une “même histoire de souffrances” (ibid., p. 6). Mais il y a des cas encore plus complexes qui sont aussi sans doute les plus généraux, où cette connexion symbolique se fait sous la forme d’une combinaison entre des ,“circonstances apparemment banales” et l’ ‘événement réellement opérant’ et donc sous la forme d’une connexion fausse, mais [166] rendue néanmoins possible en des moments de ‘particulière sensibilité à la stimulation’ (ibid.).

Or, tout ce tissu serré d’analyses aux articulations sournoisement dissimulées, surtout lorsqu’il s’agit de passer de cas simples aux cas plus complexes, toujours en fait présentés comme d’ “autres cas” qui s’ajoutent aux premiers alors qu’ils permettent de généraliser - toute cette série d’arguments donc, ne vise en fait qu’à une seule chose: remettre en question le type de causalité sous-jacent à la séquence ‘famille neuropathologique’ ‘agent provocateur’ et lui en substituer un autre qui sera, nous pouvons maintenant le dire, celui de l’ “après-coup”. Freud se sert encore ici de l’image du “corps étranger” (qu’il dénoncera plus tard dans l’analyse du cas d’Elizabeth Von R.): “Mais la relation causale entre le trauma psychique déterminant et le phénomène hystérique n’est pas d’une sorte impliquant que le trauma agit simplement comme agent provocateur dans le déclenchement du symptôme. Nous devons plutôt supposer que le trauma psychique - ou plus précisément le souvenir du trauma - agit comme un corps étranger qui longtemps après son entrée doit continuer à être considéré comme un agent toujours au travail ...” (ibid, p. 6.) A la notion d’ “agent provocateur” impliquant une causalité linéaire et ponctuelle, doit donc être substituée celle d’ ‘agent au travail’ (ou en travail) pour laquelle un autre type de causalité est à produire, permettant justement d’expliquer l’effet de la reviviscence du trauma qui est de faire disparaître le symptôme, en même temps qu’on se souvient de l’événement et qu’on ‘abréagit’ l’affect.

Or cette découverte ‘thérapeutique’ due à la connivence de Breuer et d’Anna O., et que le texte voudrait, au “niveau manifeste” (cf les italiques), présenter comme son point d’aboutissement, n’est en fait à considérer, dans l’économie de notre lecture, que comme une sorte d’exemple venant dans l’ ‘ordre des raisons’ , corroborer la thèse, suivant laquelle l’ “adage cessante causa cessat effectus” est “à renverser”, et sa célèbre conséquence: “les hystériques souffrent essentiellement de réminiscences” (ibid., p. 7). On peut maintenant se passer du concept d’ ‘hérédité psychique’ et, dans la suite du texte, ces points vifs où la théorie de Charcot devrait être directement prise à partie, apportent les exemples du replâtrage le plus laborieux. Quant à sa dernière phrase de conclusion, elle est un chef-d’oeuvre d’insidieuse ambiguïté dans la dénégation: “Si en découvrant le mécanisme psychique du phénomène hystérique, nous avons fait un pas en avant sur la voie ouverte avec tant de succès par Charcot, lors de son explication et de son imitation artificielle des paralysies hystéro-traumatiques, nous ne pouvons pas nous cacher que ceci nous a rapproché de la compréhension du seul mécanisme des symptômes hystériques et non des causes internes de l’hystérie. Nous n’avons rien fait de plus que toucher à l’étiologie de l’hystérie et n’avons en fait jeté une lumière que sur les formes acquises - sur le rapport des facteurs accidentels avec la névrose.” (ibid., p. 17.)

Mais tous les fils que tissent l’aire du ‘tamis’ et toute l’armature conceptuelle de ce texte visent, nous l’avons vu, à cribler ce concept de ‘névrose’ [167] qui est le dernier mot sur lequel on nous laisse, et à montrer que la question des ‘causes internes’ de l’hystérie n’est plus en rien pertinente. C’est donc uniquement du côté d’une élucidation du trauma qu’il va falloir se tourner pour expliquer l’ ‘étiologie de l’hystérie’ .

On sait à quels résultats Freud est amené durant sa recherche. Dans le cas de l’hystérie, le trauma est à situer durant la période infantile, avant la seconde dentition, et c’est dans les rapports de l’enfant à l’instance parentale qu’il est provoqué. Le ‘destin’ , que l’on préférait habiller du terme idéologique d’ ‘hérédité psychique’ , c’est en fait le père qui le représente, ou tout simplement l’adulte pervers (les gouvernantes viennoises...) que l’innocence de l’enfant provoque et qui lui instille, en quelque sorte, le venin sexuel, “corps étranger” au corps des besoins ... Or même si cette théorie de la “séduction précoce” est un fantasme que Freud aura reconnu pour tel dès la lettre 69 du 21 septembre 97, on sait que la ‘théorie traumatique’ a encore continué à fonctionner assez longtemps; et il est de toutes les façons intéressant de voir comment Freud étaie sa thèse dans ce texte qui limite notre période et où il emploie pour la première fois le terme ‘psychanalyse’ , à savoir les ‘Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense’ de 1896. Après avoir insisté sur le caractère “sexuel et passif” de l’événement, qui a eu lieu durant la période infantile, Freud, sans plus citer le nom de Charcot, se contente d’écrire: “Combien les titres de la disposition héréditaire sont affaiblis par l’établissement, de cette façon, comme déterminants, de facteurs étiologiques accidentels, mérite à peine d’être mentionné.” (S.E., III, p. 163.) Et pourtant, deux pages plus loin, à propos du cas d’une famille où le frère est atteint d’obsessions et la soeur d’hystérie, Freud ne peut s’empêcher de parler de “disposition névrotique familiale” et d’employer le terme significatif de “pseudo-hérédité” (ibid., p. 165). On aura beau dire que cette “pseudo-hérédité” peut être réinterprétée en fonction du complexe d’Oedipe dans le modèle du ‘roman familial’ , il n’en reste pas moins que pour nous, Freud restera malgré tout en bien des sens un disciple de Charcot. D’ailleurs la ‘théorie des pulsions’ qui ne fait son apparition qu’en 1905, le terme même de ‘Trieb’ étant tout à fait absent dans les textes, avant cette date, n’est-elle pas une sorte de résurgence de la ‘théorie traumatique’ , la pulsion étant elle-même à nouveau considérée comme “corps étranger” et son ‘destin’ étant quelque chose d’aussi opaque et fatal que l’hérédité?

Il faudrait évidemment apporter des preuves plus solides; mais nous ne voulons ici qu’esquisser l’idée suivant laquelle toute ‘coupure’ qui rend possible la ‘théorie d’une idéologie’ entraîne une ‘refente’ , du champ théorique mis à jour, mais que cette ‘refente’ dans le cas de la théorie freudienne n’est en quelque sorte que l’envers d’un endroit, puisque tout le discours théorique développé ne se soutient que dans l’acte de répétition de cette coupure, le malade étant mis en demeure de refaire par rapport à Charcot ou celui qui le représente, le travail de Freud même.

(à suivre)ii

Notes

1. S.E. = Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud (The Hogarth Press - London)

2. Titre du séminaire de Lacan à l’E.N.S. pour l’année 1967-68.

3. Nous voulons ici parler du discours de la science et supposons qu’il serait encore possible de le distinguer d’un discours sur la science dans le style de Wittgenstein.

4. Cf. M. Tort, ‘Freud et la Philosophie’ in l’Arc, no. 34, p. 111-112.

5. Studies in the Prehistory of Psychoanalysis (Scandinavian University Press, Norstedts, 1962) et notre note in Critique de février 1968.

6. ‘Degré-de-clarté, Inhibition, Obscurcissement, Complication, Fusion, Modification, Aperception, Attention, Reproduction.’

7. ‘Seuil de la conscience’ .

8. ‘Répression, Refoulement ou Chute des représentations sous le seuil de la conscience’ et ‘Montée des représentations sous le seuil de la conscience’ avec ou sans ‘le concours de la Reproduction’ ou la ‘Compréhension’ .

9. Nous compléterons cette étude par des parties qui porteront sur Jackson et le concept d’inconscient, Bernheim et le concept de ‘traitement psychique’ , Breuer et le concept d’économie. Le texte que nous présentons sur Charcot et le concept de névrose est exemplaire de la méthode adoptée, laquelle permet d’entrevoir les raisons qui nous font accoler à chacun de ces concepts un nom propre. Nous tenterons d’élucider pour finir les liens qui relient ces noms propres entre eux d’une part et avec la forme du savoir en général d’autre part.

10. Cité in O. Andersson, op. cit., p. 31. A noter que la 15e edition de 1884 remplace “sans lesion sensible” par “sans lesion actuellement appreciable.”

11. “L’étiologie du status hystericus est à rechercher entièrement dans l’hérédité: les hystériques sont toujours héréditairement disposés à des troubles de l’activité nerveuse et des épileptiques, des malades mentaux, des paralytiques, etc., sont rencontrés parmi leurs parents.” (S.E., I, p. 50).

12. ‘Observation d’un cas sévère d’hémianesthésie chez un hystérique mâle’ (1886) (S.E., I, p. 23-31).

13. Traité des maladies mentales, Paris, 1860.

14. Leçons cliniques sur les maladies mentales, deuxième série, Paris, 1897.

Editorial Notes

i. In the original text the author is given as ’Jean Nassif’

ii. The sequel did not appear in the Cahiers pour l’Analyse, but further material appears in Nassif’s major work, Freud: L’Inconscient (1977)