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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Remarques pour une théorie générale des idéologies

Contents

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Commençons par rappeler les résultats auxquels nous croyons être parvenu au terme de l’étude précédente1: la proposition générale sur laquelle nous avons fait fond est que toute science - quel que soit par ailleurs son niveau actuel de développement et son lieu dans la structure théorique - est produite par un travail de mutation conceptuelle à l’intérieur d’un champ conceptuel idéologique par rapport auquel elle prend une distance qui lui donne d’un seul mouvement la connaissance des errances antérieures et la garantie de sa propre scientificité. En ce sens, toute science est principiellement science de l’idéologie dont elle se détache.2

Nous avions d’autre part constaté que l’apparition d’une nouvelle pratique scientifique ne devait pas être comprise comme l’effet d’un éclair de génie, d’une intuition originaire du réel (Newton devant son fameux pommier), mais d’un travail théorique parvenant - dans certaines circonstances qui tiennent moins à la ‘valeur’ individuelle des travailleurs qu’à l’état conjoncturel du champ qui se donne à eux - à triompher des résistances (des ‘obstacles’ dans la terminologie bachelardienne) qui assuraient à l’idéologie son inviolabilité.

Cela nous avait conduit à deux ordres de remarques:

a) D’une part, il convenait de distinguer dans une science quelle qu’elle soit le moment premier de la ‘transformation productrice’ de l’objet de cette science par lequel elle se donne la parole, et le moment second de la ‘reproduction méthodique’ de son objet par lequel elle explore de l’intérieur son discours pour éprouver sa cohérence. Le premier temps apparaissait dominé par un travail de type ‘théorique-conceptuel’ destiné à subvertir le discours idéologique naturel ‘donné’ . Le second temps peut être qualifié de ‘conceptuel-expérimental’ dans la mesure où il met en place les phénomènes que cette science produit (rend visibles). Nous avions par là constaté que pour les disciplines dans lesquelles la phase ‘théorique-conceptuelle’ avait été [75] inconsidérément recouverte par la pratique ‘conceptuelle-expérimentale’ - comme c’est, singulièrement, le cas des ‘sciences sociales’ - l’effet de rupture par rapport à l’idéologie ne s’était pas produit, et que, par conséquence, l’expérimentation reproduisait celle-ci en réaffirmant son illusoire réalité (effet de ‘réalisation du réel’ ).

b) D’autre part, nous avions avancé la nécessité de discerner, parmi les résistances au travail théorique, des formes différentielles dues au rapport que le domaine correspondant entretient avec la structure de la formation sociale: d’où la distinction entre les idéologies de type ‘A’ à propos desquelles s’exerce une résistance locale (une idéologie tente de passer pour une science, d’en produire les effets et d’en recueillir les bénéfices), et les idéologies de type ‘B’ dont la résistance est structuralement liée à la structure de la société comme telle où elles jouent le rôle de ciment.

C’est sur cette double forme de la résistance idéologique que nous nous proposons de revenir, pour identifier aussi précisément que possible les causes de cette dualité et les conséquences qu’elle implique.

Le travail antérieurement effectué nous fournit quelques renseignements pouvant servir de point de départ: les idéologies de type ‘A’ sont apparues en cours d’analyse comme des produits dérivés de la pratique technique empirique (nous avions spécialement développé sur ce point l’exemple de l’Alchimie). Les idéologies de type ‘B’ se sont révélées comme les conditions indispensables de la pratique politique, conditions qui se réalisent sous forme de combinaisons variables selon les formations sociales: on constate que cette différence renvoie à la différence structurale fondamentale qui constitue l’essence de tout mode de production, à savoir la différence entre forces productives et rapports de production. Nous montrerons par la suite toutes les conséquences de ce point de départ, lesquelles, disons-le dès maintenant, ne consistent aucunement en une interprétation ‘économiste’ des mécanismes idéologiques.3

Cette première mise en place autorise déjà certaines constatations concernant la conjoncture théorique actuelle: nous dirons qu’une théorie générale des idéologies devient à la fois possible et nécessaire, dans le moment actuel, en raison d’une série d’éléments dont l’origine historique, le statut théorique et l’importance sont variables. Ces éléments sont les suivants:

1. L’apparition échelonnée de sciences dites ‘de la nature’ à propos desquelles nous pouvons identifier les phases de ‘transformation productrice de l’objet’ effectuant la rupture par rapport à un champ idéologique de [76] type ‘A’ (Thalès, Galilée, Lavoisier) et les moments de ‘reproduction méthodique’ . L’ensemble du processus constitue une série d’ ‘effets de connaissance’ de type scientifique.

2. L’apparition des conditions de possibilité d’une science des formations sociales dont le moment de ‘transformation productrice’ porte le nom de Marx. Elle s’est effectuée au prix d’un travail théorique considérable portant à la fois sur les transformations du procès de production (dont la cause dominante réside dans la transformation des moyens de travail, cf. Balibar4) et sur l’autonomisation progressive du niveau juridico-politique, cf. Poulantzas5, rendant visible la fonction de protection-renforcement que les différentes formes de ‘l’idéologie’ (au sens marxiste classique) exercent vis-à-vis de l’instance juridico-politique: ainsi les couches stratifiées des idéologies de type ‘B’ étaient au moins indiquées comme futurs objets de science, elles devenaient en droit visibles.

3. Le troisième élément est beaucoup plus récent, et joue le rôle d’obstacle idéologique à l’égard du développement de la science des formations sociales; il s’agit de l’ensemble plus ou moins théoriquement articulé des ‘sciences sociales’ qui se mettent à la place du processus qui, en droit, aurait pu se produire et qu’elles ont, en fait, massivement refoulé: on peut dire en effet que la phase de ‘reproduction méthodique’ de l’objet de la science des formations sociales n’a pas eu lieu au sens strictement scientifique du terme, et ceci tient à l’immense refoulement de la scientificité du matérialisme historique qui s’est exercé sur lui de ‘l’extérieur’ toujours, et, trop souvent, de ‘l’intérieur’ . Ainsi s’est peu à peu constitué un arsenal théorique-pratique de moyens techno-politiques se donnant pour fin de répondre à une ‘demande’ 6 émanant de la formation sociale existante, et visant à lui adapter-réadapter les ‘rapport sociaux’ réels. L’ensemble de ces moyens théoriques et pratiques constitue, dans son ensemble, une ‘matière première’ idéologique qui peut et doit être théoriquement transformée. Ce dernier point est fondamental: en effet, si toute science est science d’une idéologie, la ‘science des idéologies’ ne peut échapper à cette loi: elle n’a donc pas pour objet premier une réalité qui serait l’idéologie sous ses diverses formes ‘naturelles’ , mais une théorie idéologique de l’idéologie. Les ‘sciences sociales’ dans leur état actuel, produisent globalement cette théorie, et c’est là leur plus grande ‘utilité’ théorique.

[77]

1. La double forme de l’idéologie

Reprenons l’examen de la forme double que nous croyons identifier dans l’idéologie:

- L’idéologie, en tant qu’on la réfère au procès de production, apparaît comme le processus original par lequel des concepts opératoires techniques, ayant leur fonction première dans le procès de travail, sont détachés de leur séquence opératoire et recombinés en un discours original: nous avons montré antérieurement ce chiasme technique-idéologique à propos de l’astronomie et de l’alchimie. On conviendra d’appeler effet de connaissance idéologique de type ‘A’ l’effet produit par une telle réorganisation.

- L autre face du processus, à savoir les rapports sociaux de production permettent d’assigner à l’idéologie la fonction d’un mécanisme produisant et conservant les différences nécessaires au fonctionnement des rapports sociaux de production dans les sociétés de classe, et avant tout la ‘différence’ fondamentale: travailleur/non-travailleur. On peut donc dire que l’idéologie a ici pour fonction de faire reconnaître aux agents de la production leur place à l’intérieur de celle-ci: on appellera effet de connaissance idéologique de type ‘B’ l’effet de ce mécanisme.

Dès maintenant se posent divers problèmes:

1. L’idéologie ‘A’ est décrite comme une réorganisation d’éléments, l’idéologie ‘B’ comme un mécanisme. Quelles garanties cette hétérogénéité peut-elle produire pour affirmer sa validité? Ne peut-on pas dire que s’il y a réorganisation d’éléments (en ‘A’ ) il doit y avoir un mécanisme réorganisateur, et que si un mécanisme fonctionne (en ‘B’ ) il s’exerce nécessairement sur des éléments, quels qu’ils soient?

2. D’autre part, on critiquerait aisément ces deux ‘formes pures’ de l’idéologie en remarquant que ‘dans la réalité’ on trouve toujours des formes mixtes: par exemple, on montrera à juste titre que l’idéologie alchimique ( ‘A’ ) a eu aussi une fonction politico-religieuse évidente, que les rites religieux contiennent entre autres choses des éléments magiques dérivés de processus techniques etc. Sommes-nous alors contraints à doser des essences pour les mélanger, pour obtenir une mixture ressemblant à telle ou telle pratique idéologique ‘concrète’ ?

Nous répondrons d’abord à la question n° 2 (la question précédente recevra d’elle-même sa solution au cours du développement): il va de soi que l’on rencontre du ‘religieux’ , du ‘technique’ , du ‘juridique’ en ‘A’ comme en ‘B’ , et que la différence ne porte donc pas tant sur les éléments mis en jeu que sur la forme de leur agencement. Ici intervient un déplacement auquel il convient d’apporter la plus grande attention: jusqu’à maintenant, [78] nous avons dit que les idéologies ‘A’ avaient leur origine dans le champ technique et les idéologies ‘B’ dans le champ politique. On pouvait donc penser que la nature matérielle de l’humus (technique ou politique) sur lequel poussent les champignons idéologiques suffisait pour rendre compte de leur forme et de leurs propriétés. A partir du moment où nous disons que les éléments du champ ont moins d’importance que la forme de leur agencement nous sommes amenés à étudier les conditions formelles qui régissent l’apparition des objets de type ‘A’ et de type ‘B’ , autrement dit, les conditions structurellement différenciées qui produisent les deux variétés: nous allons donc reprendre l’opposition forces productives/rapports de production en cherchant non pas la nature de l’objet idéologique engendré, mais la forme de son engendrement.

- Le procès de production se décrit comme la combinaison spécifique de l’objet (matière première), de l’instrument et de la force de travail, armée de concepts opératoires adéquats: on voit par-là même qu’il opère ce que nous avons antérieurement appelé la réalisation technique du ‘réel’ sous le contrôle d’une idéologie de forme technique-empirique qui assure le sens de l’objet produit.

Nous donnerons alors la définition suivante:

L’effet de connaissance idéologique ‘A’ renvoie à la forme empiriste de l’idéologie, dont le noyau central est la production d’un ajustement entre une ‘signification’ et la ‘réalité’ qui lui ‘correspond’ .

- Les rapports sociaux de production se décrivent comme la loi immanente à une formation sociale donnée, assignant aux agents de la production leur place dans un système de places. Nous avions dit précédemment que l’instrument de transformation de la pratique politique a la forme du discours. Nous préciserons par la définition suivante:

L’effet de connaissance idéologique ‘B’ renvoie à la forme spéculative-phraséologique, dont le noyau central est la cohérence des rapports sociaux de production sur le modèle d’un discours articulé qui détient en transparence la loi d’ajustement des sujets entre eux.

D’où le tableau suivant:

Désignation de l’effet de connaissance Idéologique ‘A’ Idéologique ‘B’
Origine de l’effet technique politique
Forme de l’idéologie empiriste spéculative

Il est clair que si nous distinguons l’origine de l’effet, et sa forme, c’est pour indiquer qu’ils ne se superposent pas automatiquement dans la même colonne; autrement dit, un domaine idéologique est susceptible de recevoir plusieurs formes, ce qui correspond à des possibilités de croisements dans le tableau.

Ainsi, pour reprendre le corps d’exemples dont nous usons depuis le début, on peut indiquer les combinaisons suivantes:

[79]
Origine de l’effet Forme de l’idéologie Exemple
technique empiriste idéologie des techniques pré-lavoisiennes
technique spéculatif discours alchimiste
politique spéculatif discours de la philosophie thomiste
politique empiriste sciences sociales dans leur état actuellement dominant

Les remarques précédentes appellent une précision: elles mettent en évidence une double forme de l’idéologie, que l’on peut caractériser par l’opposition empirique/spéculatif; cette opposition est congruente avec celle qu’indique L. Althusser à propos de la double illusion qui, à chaque pas, menace la théorie. Si l’esquisse d’analyse que nous venons de présenter est fondée et constitue une voie féconde à explorer, il devient possible de montrer théoriquement que cette double menace n’est pas un accident théorique dont la Théorie devrait - idéalement - pouvoir se préserver, mais le terrain même de sa naissance et de son combat.

On pourrait alors, non seulement exhiber les ‘méfaits théoriques’ que produit l’idéologie dans le procès de connaissance, mais aussi analyser les mécanismes qui les produisent nécessairement sous leur double forme, selon une dominance conjoncturellement définie: le faux-pas théorique ne serait donc pas simplement un faux-pas, une faute en droit évitable contre la pureté théorique, mais un effet nécessairement impliqué dans la structure de la production théorique, comme l’histoire de celle-ci semble bien le vérifier.

2. Sémantique et syntaxe

Si nous reprenons les définitions qui viennent d’être données de la forme empirique et de la forme spéculative de l’idéologie, nous constatons une propriété structurale qui est sans doute de la plus grande importance, à savoir que la forme empirique concerne la relation d’une signification et d’une réalité, cependant que la forme spéculative concerne l’articulation de significations entre elles, sous la forme générale du discours. Pour user de termes importés de la linguistique, on dira que la forme empirique de l’idéologie met en jeu une fonction sémantique - la coïncidence du signifiant avec le signifié -, cependant que sa forme spéculative met en jeu une fonction syntaxique - la connexion de signifiants entre eux.

Or c’est ici le lieu de mettre en évidence les méconnaissances produites au niveau de ces deux fonctions, et que l’on peut retrouver comme des repères dans ce que nous appelions les théories idéologiques de l’idéologie.

En premier lieu, on pourra constater que l’idéologie empirique est effectivement [80] fascinée par le problème de la réalité à laquelle le signifiant doit s’ajuster: d’où l’inévitable ‘fonction du réel’ attribuée à l’homme, en tant que producteur-distributeur des significations à la surface de la ‘réalité’ conçue comme milieu de l’animal humain. L’homme est, dans cette perspective, l’animal écologique qui organise son milieu en l’étiquetant à l’aide de significations, ce qui conduit au problème de ‘l’ancrage’ des significations sur la réalité, que la psychologie tente de résoudre en termes d’apprentissage et de conditionnement, en même temps qu’elle fonde le découpage sémantique sur les besoins et les tensions vitales de l’animal humain: le but visé est la genèse de la signification à l’intérieur de la relation de connaturalité de l’organisme à son Umwelt, et ‘l’intelligence’ est supposée capable de rendre compte de cette pan-dénomination suscitée par les besoins qui tendent à se satisfaire le plus sûrement et le plus économiquement possible.

En second lieu, on peut montrer que l’idéologie spéculative désigne en la méconnaissant la connexion de signifiants entre eux: la difficulté vient en particulier de la coexistence de deux effets à analyser conjointement et dont la théorie idéologique ne discerne précisément pas la conjonction: il s’agit de ‘l’effet de société’ , et de ‘l’effet de langage’ . Ce dont elle ne peut rendre compte, c’est de ce que la fonction de reconnaissance de sujets entre eux s’assure nécessairement sous la forme du discours. La théorie idéologique spéculative de l’idéologie discerne bien l’existence de ce problème, mais elle ne peut que le désigner et le recouvrir, en énonçant que ‘l’homme’ est toujours impliqué comme élément dans un système de communication des significations (Gestaltisme et fonctionnalisme sociologique) qui joue le rôle d’un code contrôlant les ‘interactions sociales’ des sujets entre eux: ‘L’homme’ devient ici l’animal social, c’est-à-dire l’animal doué de langage et qui se contrôle lui-même grâce au langage. La théorie idéologique-spéculative de l’idéologie en vient ainsi nécessairement à considérer les ‘rapports entre les sujets’ comme des relations ‘naturelles’ dont la nature serait précisément la nature linguistique de l’animal humain comme animal social apte à échanger des significations codées.

Résumons en un tableau les divers points constatés.

Empirique Spéculatif
homme comme animal écologique, producteur-distributeur de significations homme comme animal social, inséré dans un système de significations
‘fonction du réel’ ‘fonction de reconnaissance’
relation signifiant-signifié relation signifiant-signifiant

Examinons rapidement les conséquences que l’on peut tirer de cet examen: la théorie n’est pas totalement démunie sur ce point; nous disposons de [81] repères qui permettront, chemin faisant, d’identifier la nature et l’importance des ‘oublis’ désignant les résistances propres à chaque forme d’idéologie.

1. A propos de l’idéologie de forme empirique, il semble possible d’énoncer que la résistance dominante porte sur la compréhension de la spécificité symbolique de l’animal humain: la pseudo-genèse de l’ordre du symbolique à l’intérieur de l’ordre biologique traduit cette conception empiriste du ‘rapport’ entre le signifiant et le signifié que le thème de la ‘relation d’objet’ (cf. Mélanie Klein par exemple) représente assez bien. La question sans réponse est: comment le passage progressif du besoin biologique à la pulsion et au fantasme est-il possible en continuité homogène? Les travaux épistémologiques récents de la recherche freudienne manifestent au contraire qu’il n’y a pas de genèse du signifiant (ce qui annule l’idée de la production-distribution des signifiants propre à l’idéologie empiriste): le rapport signifiant-signifié résulte d’une propriété de la chaîne signifiante qui produit, par le jeu d’une nécessaire polysémie7, les ‘points de capiton’ par lesquels elle se fixe sur le signifié. Il en résulte du même coup que les rapports de similarité-différence entre les signifiants permettent seuls de comprendre comment s’opère la position de la valeur, de la marque au sens linguistique du terme: en un mot, c’est l’effet de similarité métaphorique qui permet de poser correctement le problème de la ‘réalité extérieure’ et de l’épreuve de cette réalité, ce n’est pas la réalité qui permettrait, à partir d’un lien originaire et non métaphorique à l’ ‘objet réel’ , d’édifier après coup des métaphores.

2. Sur le second point concernant la forme spéculative de l’idéologie, il semble possible de montrer que l’oubli résulte d’une méconnaissance du rapport existant entre ce que nous avons appelé l’effet de langage (ou effet signifiant) et l’effet de société: si l’homme est pensé comme l’animal qui communique avec ses ‘semblables’, on ne comprendra jamais pourquoi c’est précisément par la forme générale du discours que s’assurent les dissymétries, les dissemblances entre les agents du système de production. Une référence nous aidera ici à nous expliquer: N. Poulantzas8 écrit à propos du caractère proprement politique de l’État capitaliste: “Les rapports humains naturels fondés sur une hiérarchie de subordination économico-sociale des producteurs - voir l’État esclavagiste et féodal - sont remplacés par des rapports ‘sociaux’ d’individus autonomisés, situés dans le procès d’échange”.

A la condition de bien considérer que ce qui importe ici, c’est la différence entre ‘rapports naturels’ , et ‘rapports sociaux’ , on peut voir quelle est [82] la nature dont le discours capitaliste se sépare: il s’agit de la ‘communication immédiate’ de l’homme avec l’homme, sous la forme de signaux visibles du contrôle et de la direction hiérarchique, incarnés par le chef, prince ou seigneur entouré des signes de sa puissance. Ajoutons d’emblée que c’est par rapport aux rapports sociaux capitalistes que les rapports féodaux-esclavagistes prennent la valeur d’une nature: il va de soi que cet effet rétrospectif n’implique pas que les rapports humains aient jamais été ‘naturels’ , visibles à ciel ouvert, pour cesser un jour de l’être. Seule la différence a ici un sens et pouvait nous renseigner.

Il n’est pas sans intérêt de constater, à la suite de cette analyse, que c’est précisément au moment où le niveau politique s’autonomise que la politique s’efface apparemment dans la théorie idéologique spéculative, en prenant la forme d’un processus de communication codée entre les agents. Peut-être faut-il en conclure que l’État capitaliste doit, pour parvenir à ses fins politiques, refouler la dimension politique dans les relations d’influence et de contrôle, c’est-à-dire régresser idéologiquement aux mythes de l’époque féodale.

Qu’est-ce donc qui est oublié, c’est-à-dire refoulé, dans l’idéologie spéculative telle que nous la présentons? En quoi le rapport entre ‘effet de société’ et ‘effet signifiant’ est-il non vu ou mal vu? Il semble que cela réside dans l’interprétation du rapport du signifiant avec le signifiant. Si en effet ‘l’effet de société’ est réductible à la communication intersubjective à l’aide des ‘codes’ - quel que soit par ailleurs le statut de ceux-ci - on peut certes énoncer que toute société parle, c’est-à-dire connecte des signifiants entre eux, et que tout langage a une fonction sociale identifiable, mais on ne peut pas énoncer la causalité qui produit ces effets. D’où la tentation théorique de considérer toute société comme un pur système en fonctionnement, où chaque partie est un reflet transformé de l’ensemble du système: nous discernons ici le refoulement de l’instance politique dans l’idéologie spéculative, qui est pourtant de part en part contrôlée par cette instance.

Que si, au contraire, nous appliquons sur la question qui nous occupe l’énoncé que J. Lacan formule à des fins (partiellement) différentes - à savoir: “Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant” - nous discernons que la chaîne syntaxique des signifiants assigne au sujet sa place en l’identifiant à un certain point de la chaîne (le signifiant, dans lequel il se représente), et que ce mécanisme de l’identification différentielle n’est autre que ‘l’effet de société’ dont les dissymétries trouvent ici leur causes.

Nous avancerons le terme de métonymie, avec les connotations qu’il reçoit dans la recherche épistémologique actuelle (connexion du signifiant au signifiant) pour désigner l’effet par lequel les ‘sujets’ sont pris dans l’organisation syntaxique signifiante, qui leur donne le statut de sujet, au sens juridique du terme, c’est-à-dire comme support de droits et de devoirs dans lesquels s’opère l’identification. On voit que le processus métonymique [83] peut rendre compte à la fois de la mise en place des sujets dans la structure syntaxique et de l’oubli de cette mise en place par le mécanisme d’identification du sujet à l’ensemble de la structure, permettant la reproduction de celle-ci.

Disons brièvement que la mise en place de sujets renvoie à l’instance économique des rapports de production, et l’oubli de la mise en place à l’instance politique: nous reviendrons plus loin sur ce problème.

Signalons également que l’usage que nous faisons d’instruments initialement constitués pour la psychanalyse ne va pas sans poser le problème du rapport entre l’inconscient analytique et l’inconscient social du refoulement idéologique, rapport que nous aborderons ultérieurement.

Telle est l’esquisse théorique que nous pouvons actuellement fournir de la forme idéologique spéculative (= à dominance politique), que nous illustrerons par la description que N. Poulantzas donne des idéologies: “Leur dénominateur politique commun (réside dans le fait) de provoquer une ‘identification’ de l’individu, par sa participation réelle à cette communauté présentée comme sa propre société, à l’ensemble de la société et son intégration aux rapports de domination de classe”9

Résumons ce qui est actuellement acquis par le tableau suivant:

Forme de l’idéologie Forme empirique ‘A’ Forme spéculative ‘B’
concepts idéologiques dans lesquels se réfléchit l’idéologie ‘fonction du réel’ , ‘relation d’objet’ ‘fonction de reconnaissance’ , ‘communication-contrôle social’
processus spécifique processus métaphorique de substitution du signifiant au signifiant processus métonymique de connexion du signifiant au signifiant
dominance de l’effet effet à dominance sémantique effet à dominance syntaxique
indication des concepts théoriques destinés à un rôle déterminant épreuve de la réalité identification

Il semble désormais possible d’énoncer les deux principes suivants:

1. Le principe de dualité, qui implique que l’idéologie fonctionne nécessairement selon deux modalités, dont une seule est dominante à l’intérieur d’une forme idéologique donnée: on distinguera la dominance métaphorique sémantique où l’élément différentiel est pertinent (l’idéologie se présente alors comme un système de signaux, permettant de sélectionner les valeurs et de les identifier), et la dominance métonymique syntaxique où l’opérateur de connexion est pertinent (l’idéologie prend alors la forme d un système d’opérations sur les éléments, système symbolique ayant la forme générale du théorique).

[84]

2. Le principe d’inégalité, qui implique l’impossibilité de poser l’existence de formes ‘A’ en dehors de l’existence de formes ‘B’ .

Il en résulte la série de propositions suivantes:

I. Il n’existe pas d’idéologie ‘A’ à l’état pur.

II. Toute idéologie ‘A’ doit passer dans son développement par une forme ‘B’ : niveau du théorique spéculatif, ayant un effet de dominance syntaxique secondaire.

III. Une idéologie ‘A’ oppose dans sa forme ‘B’ une résistance syntaxique que la ‘transformation productrice de l’objet’ a pour effet de vaincre. La science correspondante produite devient la syntaxe du domaine de ‘A’ considéré: il n’y a de science qu’en tant que s’exerce une dominance syntaxique de type spécifique, définie par la science considérée.

IV. Une idéologie ‘B’ peut apparaître dans la structure sociale sous la forme ‘A’ (dominance sémantique secondaire) sans cesser de fonctionner sous la forme ‘B’ .

V. Les idéologies ‘B’ fonctionnent selon une dominance syntaxique primaire, qui oppose une résistance spécifique (structurellement différente de la résistance dérivée de type ‘A’ à la transformation-production de leur objet.

Appliquons ces résultats au problème des sciences sociales: nous avons dit antérieurement que les sciences sociales se révélaient être, dans leur forme actuelle, l’application de formes techniques à une idéologie des rapports sociaux. Nous pouvons dire maintenant, plus précisément, que les ‘sciences sociales’ traitent des effets idéologiques ‘B’ (politiques-spéculatifs) à l’aide de structures formelles de type ‘A’ (technique-empirique): la pratique empirique de ‘réalisation du réel’ permet de refouler la détermination politique qui soutient pourtant l’ensemble de leur édifice techno-politique et produit une dominance syntaxique primaire qui les rend particulièrement résistantes à une transformation productrice de leur objet.

3. Signaux et discours

Nous venons de montrer que l’idéologie peut fonctionner selon deux modalités, dont l’une est dominante à l’intérieur d’une formation idéologique particulière donnée:

1. Dans la dominance métaphorique-sémantique, l’idéologie pourra être décrite comme un système de marques: nous dirons que l’homme comme animal métaphorique se repère dans un système de signaux qui balisent son ‘comportement’ , c’est-à-dire l’ensemble des gestes et des paroles effectuables. Citons, à titre d’exemples, des oppositions marquées du genre possible/ impossible, accessible/inaccessible, autorisé/défendu, raisonnable/déraisonnable, convenable/inconvenant, etc. qui sont autant de portes susceptibles [85] de s’ouvrir et de se fermer, des propriétés inscrites sur les objets empiriques, désignant ce qu’on peut attendre de ceux-ci. A ce titre la dominance sémantique est évidente, dans la mesure où la syntaxe minimale qui enchaîne les signaux se présente comme une concaténation élémentaire de gestes et de paroles qui détiennent immédiatement leur propre normativité: on conviendra de parler ici de l’idéologie comme système de signalisation.

2. Dans la dominance syntaxique-métonymique au contraire, l’idéologie est fondamentalement un système d’opérations. Sans doute les opérations exigent-elles une sémantique résiduelle, issue d’une forme ‘A’ , mais celle-ci n’a pas la même fonction que dans le système de signalisation: elle devient ici la matière première d’une construction qui incorpore en elle les sémantèmes qu’elle rencontre. C’est ce qu’a bien vu N. Poulantzas lorsqu’il écrit: “Les idéologies consistent en structures réelles qui, cependant, dans la mesure où elles se rapportent à la relation des hommes avec leurs conditions d’existence, ne constituent pas la simple expression - de l’ordre signifiant/signifié, symbole/réalité - de cette relation, mais son investissement imaginaire.”10 Par opposition aux gestes et paroles relevant du niveau sémantique nous disons que les ‘structures réelles’ (les noyaux constructeurs de l’idéologie de forme ( ‘B’ ) sont les institutions et les discours. D’où l’opposition suivante:

Idéologie de forme métaphorique-sémantique Idéologie de forme métonymique-syntaxique
gestes-paroles institutions-discours

Cette opposition indique la direction à explorer pour saisir la différence entre le comportement idéologique et le discours idéologique.

Les diverses formes repérables de l’idéologie peuvent, dans ces conditions, être construites par variations sur le modèle suivant:

a) niveau sémantique fournissant le découpage fondamental de la ‘réalité’ en éléments syntagmatiques minimaux séparables.

b) niveau syntaxique contenant les lois de combinaison des éléments syntagmatiques, sous la forme d’un répertoire d’opérateurs susceptibles de produire des combinaisons.

c) niveau rhétorique, susceptible de produire des effets de connaissance idéologique de forme ‘A’ et ‘B’ , par le moyen de la métaphore et de la métonymie. La combinaison variée de ces différentes instances permet de rendre compte de la différence et du rapport existant entre le comportement religieux rituel et le discours religieux (ou théologie), entre le comportement moral pratique et la théorie morale etc.

Le point important est ici que les comportements économiques, politiques, moraux, religieux, etc. se métaphorisent entre eux (c’est-à-dire s’empruntent [86] des éléments les uns aux autres), cependant que le discours théorique métonymise les formes spéculatives spécifiques de la politique, de la morale et de la théologie: il devient ainsi nécessaire d’esquisser le système des processus horizontaux (métonymies) et verticaux (métaphores) qui rendent compte des déplacements de l’idéologie, soit le tableau suivant:

Diagram by Thomas Herbert

Les flèches horizontales (de B vers A) désignent les procès métonymiques par lesquels une syntaxe organise les éléments sémantiques du niveau correspondant; les flèches verticales désignent les déplacements métaphoriques du matériel sémantique mis en jeu dans la structure.

Nous pouvons dès lors exposer les résultats acquis jusqu’ici au moyen du schéma général ci-dessous:

Diagram by Thomas Herbert

Commentons ce schéma:

On rencontre sur la ligne 1) des sémantèmes appartenant à la zone A1 du procès de production: il s’agit de marques spécifiques définissant, pour un mode de production défini, le caractère ‘empiriquement donné’ de certaines matières premières, de certains instruments, d’un certain statut de la force de travail. Il faut remarquer que, si nos analyses précédentes sont exactes, les éléments sémantiques n’existent jamais à l’état isolé, mais ne peuvent fonctionner qu’à l’intérieur d’un système de nature syntaxique (au sens défini plus haut) qui se localise dans la zone B1 des rapports de production: [87] signalons certains opérateurs syntaxiques comme la loi de répartition des instruments de production (secteur I) et la loi de répartition des objets de consommation (secteur II); il est clair que l’existence du mode de production économique résulte de l’application de B1 sur A1 (effet métonymique, m1, noté B1 A1). Le déplacement métaphorique M1 ‘fait tomber’ certains éléments du système B1 A1 en A2, où ils deviennent des éléments sémantiques séparables: par exemple, dans une formation sociale de structure capitaliste, ‘chef d’entreprise’ , ‘contrôle de la production’ , ‘salaire du travail fourni’ , ‘ouvrier’ , ‘contrat de travail’ sont des fragments du système B1 A1 qui prennent un sens nouveau au niveau du champ sémantique A2 de l’organisation de la production dans l’entreprise (lieu effectif des rapports de communication-contrôle - gestion, mettant en jeu un marquage de l’espace social de l’entreprise, une distribution de signaux sociaux). Ces éléments sont simultanément l’objet de l’effet métonymique m2, par lequel les significations de ‘direction de l’entreprise’ , ‘salaire’ , ‘rétribution du travail fourni’ , ‘contrat de travail’ , etc. sont réorganisés selon une syntaxe différente B2, à savoir le groupe des opérateurs juridiques qui sont à la base des codes, lois et institutions légales propres à une formation sociale déterminée, et qui constituent ce qu’on pourrait appeler son axiomatique juridico-politique. Nous citerons sur ce point les opérateurs juridiques de l’évaluation, de la comparaison, de l’égalisation - tout ceci nécessitant des précisions supplémentaires exigeant des travaux ultérieurs.

Le passage à la ligne 3) s’effectue par un nouveau déplacement métaphorique M2 effectué par rapport au système juridico-politique B2 A2: de ce système ‘tombent’ des termes isolés (par exemple ‘le juste’ et ‘l’injuste’ , le ‘convenable’ etc.) qui constituent le champ sémantique de la signalisation idéologique A3, sur lequel s’exerce la pratique idéologique spéculative B3. L’application B3 A3 détermine ainsi l’apparition de formes théoriques spéculatives du juridique, du moral, du théologique etc., réorganisant dans la syntaxe B3 propre à la théorie spéculative les éléments sémantiques A3 (gestes et paroles à signification morale, religieuse etc.).11

Cette esquisse ne prétend pas réaliser le travail qui doit porter sur cette importante question du système de déplacements, mais simplement indiquer la forme qu’elle est susceptible de prendre: il est important en particulier de constater que l’idéologie ne peut pas être considérée simplement comme une région assignable dans une formation sociale - la ligne 3) du schéma - , mais qu’il faut assigner à la ‘base’ de la formation sociale une fonction dans la structure de l’idéologie, sans que pour autant cette base soit le lieu où l’on puisse identifier une quelconque causalité productrice: si notre analyse a un sens, la 12 se rencontre aussi au niveau de l’instance de [88] l’économie, et pas seulement dans la région des  ‘objets’ (geste et paroles, institutions et discours) idéologiques, région conçue comme la ‘culture’ de la société considérée, ou d’une classe à l’intérieur de celle-ci.

Il est donc théoriquement impossible de considérer l’idéologie comme une ‘conscience de groupe’ , une représentation du monde, un bloc d’idées valables pour une société ou une classe, et qui tendrait à s’imposer comme un ‘tout’ que le fonctionnalisme pourrait appréhender. On doit bien plutôt la décrire en termes de processus traversant la formation sociale selon un style susceptible de variations structurales. Tentons d’exposer les composantes de ce processus, pour identifier la nature de son fonctionnement: le principe de dualité, énoncé plus haut, va une fois de plus nous être utile; nous allons montrer que le processus idéologique doit être compris comme la combinaison de l’effet métaphorique et de l’effet métonymique.

L’effet métaphorique consiste en un déplacement de significations qui jouent un rôle dans le ‘système de base’ (primaire économique): ainsi, la loi économique qui assigne à l’agent de production sa position dans le procès de production est refoulée et travestie en d’autres chaînes signifiantes qui ont pour effet à la fois de signifier cette position au sujet-agent de production, sans qu’il puisse y échapper, et de lui dissimuler que cette position lui est assignée. En d’autres termes, l’effet métaphorique produit les significations en les déplaçant.

L’effet métonymique, en tant qu’articulation horizontale des éléments idéologiques selon une structure syntaxique produit une rationalisation-autonomisation à chaque niveau structurel considéré, qui apparaît dès lors doué de ‘cohérence interne’ . Ainsi se produit l’identification du sujet aux structures politique et idéologique qui constituent la subjectivité comme origine de ce que le sujet dit et fait (de normes qu’il énonce et qu’il pratique): cette illusion subjective par laquelle se constitue la ‘conscience d’être en situation’ , pour employer un vocable phénoménologique, dissimule à l’agent sa position dans la structure.

Indiquons au passage que cette illusion subjective contient en elle la fonction essentielle de réconnaissance-méconnaissance du processus idéologique: elle l’entretient elle-même à l’aide de ce que nous appellerons le couple des formes idéologiques de la garantie, qui renvoie à l’alternance des dominantes:

a) La garantie ‘empirique’ (forme A) permet à l’idéologie de se refléter dans les ‘faits’ , le ‘donné’ . Ainsi est mis en jeu le système perception-conscience qui garantit qu’on voit bien ce qu’on voit: l’assurance que le signifié est bien ‘derrière’ le signifiant est ici le point essentiel: nous sommes ici dans l’ordre de ce qui est ‘donné en personne’ , du fait comme fait accompli, de la vision du sujet ‘par ses propres yeux’ , du spectacle vu ‘des premières loges’ etc.

b) La garantie ‘spéculative’ (de forme B) permet à l’idéologie de se refléter par le support de l’autre, en tant que discours reflété. Ici sont mis en jeu les mécanismes de la croyance communiquée, le ‘quasi-donné’ du [89] témoignage, du récit - de la preuve ou du mythe qui identifie les subjectivités au discours qu’elles prononcent - c’est-à-dire, qui se prononce en elles.

On peut donc énoncer que tout sujet empiriquement rencontré dans une formation sociale supporte les effets idéologiques dont il est le ‘Träger’ , et en garde des traces repérables, à savoir:

1. le groupe sémantique des normes énoncées et pratiquées marquant son ‘milieu’ et définissant la forme de ses structures comportementales (gestes et paroles) qu’une éthologie humaine permet de répertorier.

2. le groupe syntaxique de la phraséologie idéologique et des structures institutionnelles dans lesquelles ses paroles et gestes prennent place à titre d’éléments.

Il est clair qu’une telle cartographie, susceptible d’identifier et de localiser les structures comportementales d’une part, et leur matrice phraséologique et institutionnelle d’autre part relève d’une pratique sociologique actuellement réalisable sous certaines conditions impératives qui, faute d’être respectées, conduisent l’enquête sociologique à reproduire spéculairement l’idéologie dont elle prétend montrer le mécanisme.

Si, en effet, on se contente de répertorier les normes énoncées et pratiquées, pour les classer en tableaux de fréquences, on renforce purement et simplement la garantie empirique de l’idéologie.

Si, comme le fait parfois la sociologie classique, on interroge systématiquement la différence entre les énoncés et les pratiques, et la différence entre la phraséologie et les structures institutionnelles, on produit la connaissance du décalage entre les comportements conscients des sujets et les conditions de ces comportements (phraséologie et institutions), mais on risque de faire de ces conditions la vérité des comportements conscients, ce qui conduit finalement à renforcer la garantie spéculative: le sujet agissant et parlant baigne dans des systèmes phraséologiques-institutionnels qu’il ne voit pas, parce qu’il est consciemment centré sur ses propres gestes et paroles, et qui pourtant lui imposent en réalité ses gestes et ses paroles. Cela revient à dire que chaque système est ainsi par définition la loi inconsciente productrice d’effets conscients: on oublie par là même que les systèmes phraséologiques institutionnels sont eux-mêmes produits par les processus idéologiques traversant la formation sociale: en d’autres termes, nous dirons en employant la distinction que Cl. Lévi-Strauss établit entre loi et règle que l’on confond ainsi le pré-conscient de la règle syntaxique immanente à un système phraséologique-institutionnel donné avec l’inconscient de la loi structurale qui met en place les règles elles-mêmes.

En reprenant les notations utilisées dans le schéma général ci-dessus, nous écrirons les oppositions suivantes:

Loi inconsciente Règles préconscientes Comportements conscients
(articulations entre m1, m2, m3, M1 et M2) (B2 et B3) (A1, A2 et A3)
[90]

Il en résulte que si l’assignation de la place faite à un sujet par une formation sociale donnée résulte des mécanismes de la loi inconsciente, ce n’est pas la ‘prise de conscience’ des règles pré-conscientes qui pourra le ‘libérer’ de son ‘aliénation sociale’ . La décentration obtenue sur le sujet auquel on fait ‘prendre conscience de sa situation’ (cf. toutes les idéologies de la ‘conscience de classe’ ... ) ne concerne que le pré-conscient social qui restait jusque-là ‘non-vu’ et le mécanisme de la Loi, par lequel à la fois le sujet se ‘voit’ assigner sa place et est frappé d’aveuglement sur le processus d assignation, n’est le plus souvent aucunement mis en cause.

Il est donc clair qu’une analyse des formes d’existence idéologiques supportées par les sujets ‘concrets’ d’une formation sociale donnée implique bien autre chose qu’une pure observation de leur dire et de leur faire, et qu’elle doit tenter de remonter jusqu’au mécanisme où s’élaborent les formes d’existence de l’individualité subjective dans lesquelles précisément ce mécanisme se dissimule. De ce point de vue, la tâche essentielle du matérialisme historique est semble-t-il de localiser B1 (les rapports sociaux de production) et de démontrer qu’il ne s’agit pas d’une règle pré-consciente, au même titre que B2 et B3 mais d’un système d’opérateurs appartenant au domaine de la Loi inconsciente, conjointement au groupe M1, M2, m1, m2, m3. Ajoutons pour terminer que l’usage fait ici du terme d’inconscient n’est pas simplement métaphorique à l’égard du système conceptuel freudien: à la condition de reconnaître que l’inconscient n’est ni individuel ni collectif, mais structural, il devient possible d’envisager l’inconscient freudien comme un effet spécifique de la loi inconsciente au sens où nous l’entendons, en ce sens que la reproduction des processus idéologiques comporterait à titre essentiel le moment de la reproduction dans chaque sujet humain de l’opération d’imposition-dissimulation, à travers le ‘dit’ , le ‘bruit’ ou la ‘légende’ familiale: ainsi se réaliserait l’exigence structuralement nécessaire, inscrite dans la loi, de la reproduction de l’homme comme force de travail, problème que Freud n’a pas totalement ‘laissé de côté’ puisqu’il écrit: ‘Au point de vue de l’éducation, la société considère comme une de ses tâches essentielles de réfréner l’instinct sexuel lorsqu’il se manifeste comme volonté de procréation, de le limiter, de le soumettre à une volonté individuelle se pliant à la contrainte sociale. La base sur laquelle repose la société humaine est, en dernière analyse, de nature économique: ne possédant pas assez de moyens de subsistance pour permettre à ses membres de vivre sans travailler, la société est obligée de limiter le nombre de ses membres et de détourner leur énergie de l’activité sexuelle vers le travail’ .13

[91]

4. Variation et mutation idéologique

Nous venons de voir comment les mécanismes de l’idéologie instituent les sujets humains dans la place qui leur est assignée, en leur dissimulant le fait qu’il s’agit d’une institution: l’idéologie est donc nécessairement vécue comme une condition naturelle, que les garanties empirique et spéculative viennent assurer.

Comment est-il dès lors possible de penser l’effet de connaissance théorique par lequel l’idéologie peut devenir visible? Comment peut-on ‘sortir’ de l’idéologie et produire la scientificité du domaine recouvert? Ces questions concernent à la fois les deux formes de l’idéologie, à propos desquelles nous avons cru nécessaire de formuler des distinctions: il est clair que la théorie ne libère pas de la même manière de l’effet ‘A’ et de l’effet ‘B’ .

Par ailleurs, on ne rencontre jamais l’idéologique comme tel, mais des formations idéologiques spécifiques qui diffèrent selon leur place dans la formation sociale: ce que l’on pourrait appeler les différentes combinaisons idéologiques dont une formation sociale donnée est capable. Enfin, la forme des différentes combinaisons n’est pas définie une fois pour toutes, elle change au contraire constamment, pour répondre à la commande sociale. On voit ainsi constamment apparaître des formations ‘atypiques’ , déviantes par rapport à la formation dominante pour une combinaison donnée: tout le problème revient sur ce point à identifier la nature du déplacement. Il peut se faire (et c’est le plus souvent le cas), que ce déplacement soit exigé par les conditions mêmes de maintien de la combinaison idéologique: on pourrait alors dire qu’elle change afin de ne pas changer, les formes atypiques dérivées, que nous appellerons des variations d’une combinaison idéologique donnée, sont le plus souvent récupérables par le processus idéologique dominant. Il y a cependant des cas où la formation produite est refoulée plus ou moins intensément: il en va ainsi par exemple de certains effets politiques, de certains effets ‘esthétiques’ , et des effets de connaissance scientifique au sens strict du terme. Nous choisirons d’appeler mutation idéologique de tels effets non-récupérables par l’idéologie dominante dans le secteur considéré.

Le problème est désormais de savoir comment on peut identifier une mutation idéologique et les conditions auxquelles elle doit répondre pour produire un objet doué d’un statut théorique original - il est clair que sur ce point des distinctions s’imposent selon le lieu structural concerné par la mutation. On peut dire que G. Bachelard, entre autres épistémologues, a fourni à la théorie les moyens d’identifier la mutation idéologique dans les sciences de la nature (domaine A, à dominance syntaxique secondaire, selon notre terminologie): qu’en est-il dans le cas des régions idéologiques à dominance syntaxique primaire? En quoi certains résultats obtenus à propos des domaines idéologiques technique-empirique sont-ils utilisables [92] ailleurs? Telles sont les questions auxquelles il faudra un jour répondre.

Ce qu’on peut dire dès maintenant, c’est que la mutation résulte toujours d’un déplacement, d’un ‘bougé’ dans le système de garanties. Tout se passe comme si la brusque superposition, en un même lieu de l’espace idéologique, de plusieurs formes de découpage et d’articulation non congruentes avaient pour effet de ‘donner à voir’ des objets restés jusque-là invisibles, ayant le statut de l’insolite à l’égard de l’idéologie dominante au point considéré. Tout se passe alors comme si l’apparition de ces objets déclenchait une crise des systèmes de garanties, (qui définissent normalement l’admissibilité ou l’inadmissibilité des objets) et, par voie de conséquence, un affaiblissement de la résistance idéologique en ce point.

Comment une telle superposition vient-elle à se produire? Nous indiquerons ici simplement une direction de recherche en parlant de la mobilité de l’idéologique comme tel: il semble que le concept de ‘personne déplacée’ soit ici fondamental pour rendre compte du fait qu’un sujet puisse soudain voir et comprendre autre chose que ce qui lui est ‘donné’ à comprendre et à voir. Il reste dans ce cas à savoir comment la loi structurale d’une formation sociale donnée produit des sujets ‘déplacés’ qu’elle ne peut pas récupérer comme tels.

Ajoutons pour terminer que, pour les raisons que nous avons exposées, la mutation idéologique a toujours le statut d’un discours délirant pour l’idéologie dominante au point considéré (ceci semble valable aussi bien pour les mutations scientifiques qu’esthétiques ou politiques). On doit alors se poser la question de savoir comment l’effet de connaissance (scientifique) et l’effet esthétique ou politique homologues peuvent se différencier du délire: il est clair que cela implique une transformation des normes d’admissibilité, c’est-à-dire du système de garanties qui assurent l’idéologie de son inviolabilité.

Il semble que le critère susceptible de trancher soit la possibilité d’instaurer, dans le lieu précis de l’espace idéologique concerné, un dispositif à la fois instrumental (répondant à la garantie empirique) et institutionnel (répondant à la garantie spéculative) susceptible de produire les nouvelles formes d’admissibilité qui permettront d’appréhender de manière adéquate les nouveaux effets produits.14

Cela vérifie bien que toute forme de connaissance non-idéologique se développe dans et contre un élément idéologique. Cela signifie par ailleurs que l’on ne peut ni entreprendre un dialogue spéculatif avec le premier interlocuteur rencontré, ni expérimenter en n’importe quelles conditions, mais qu’une mutation idéologique impose elle-même le point de station à partir duquel elle se vérifiera ou s’annulera. C’est bien ce que l’histoire des sciences et l’histoire politique, dans la forme conjoncturale de leur développement, semblent l’une et l’autre chaque jour réaffirmer.

Septembre 1967.

Notes

1. ‘Réflexions sur la situation théorique des sciences sociales et, spécialement, de la psychologie sociale’, Cahiers pour l’Analyse, 2, p. 174-203.

2. Les notes en bas de page tiennent compte de certaines critiques auxquelles le texte primitif donnait lieu, et tentent, autant qu’il est possible, de redresser les erreurs qu’elles désignent.

3. Il est, à la lettre, faux de parler d’une ‘pratique technique’ opposée à la ‘pratique politique’ , puisque toute technique, qu’elle soit économique, politique ou idéologique, est un élément dans la structure d’une pratique. Ce qui est en question n’est donc pas une impossible ‘pratique technique’ opposée à une ‘pratique politique’ d’où toute technique serait absente: ce sont les effets différentiels produits par la dominance de l’élément technique dans la structure ‘A’ et par son effacement dans la structure ‘B’ qui doivent être pris en compte. Ajoutons que ces effets sont toujours des effets dans l’idéologie: on verra plus loin les fantasmes théoriques qui en résultent, respectivement en ‘A’ et en ‘B’ .

4. E. Balibar, ‘Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique’, Lire le Capital, t. 2, p. 187.

5. N. Poulantzas, ‘Préliminaires à l’étude de l’hégémonie dans l’État’, Temps modernes, 1965, no. 234 et 235.

6. Le concept de ‘demande’ est d’ailleurs lui-même un élément nécessaire de l’arsenal, étant donné la fonction qui lui est assignée.

7. J. Laplanche et S. Leclaire, Temps modernes, 1961, n° 183, p. 112: ‘... Nous dirons que ce qui empêche un terme de basculer – et ceci sans fin – dans un autre, ce n’est pas sa liaison empirique à une chose, mais le fait que le terme n’est pas univoque, qu’il comporte plusieurs définitions; c’est l’ensemble des sens b, c, etc. qui empêche un vocable x de filer par la porte que lui ouvre le sens a’.

8. N. Poulantzas, ‘L’étude de l’hégémonie dans l’État’, Temps modernes, 1965, no 234, p. 873.

9. Op. cit.

10. Op. cit. p. 886.

11. Le défaut majeur de cette présentation est de simuler une genèse, par ‘chutes’ successives d’un niveau dans un autre, alors qu’il n’y a pas, en fait, de forme originaire de l’idéologie, susceptible d’engendrer une forme développée en un autre lieu de la structure. Il faut seulement en retenir la double direction (verticale et horizontale) de rapports inter-éléments, et les conséquences qui peuvent en résulter pour l’analyse structurale de l’idéologie dans une formation sociale.

12. forme de l’idéologie

13. Freud, Introduction à la Psychanalyse, Payot, Paris, 1962, p. 291.

14. Ce point est à développer sous la forme d’une théorie de l’expérimentation.