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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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La subversion infinitésimalei

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[118] 1. Support et inoccupation

Le fini, transgression itérante, selon Hegel, de sa limite, est essentiellement ce qui admet, et donc exige, une inscription supplémentaire. De là qu’il se constitue selon la place vide où cette inscription, dont il manque, est possible. Un nombre xn est ce qui détermine ‘à droite’ la place de son successeur: (xnS) (xnSxn+1). S’inscrire à l’une des places que distribue S, c’est assigner à l’autre place l’exclusivité contraignante du blanc. L’effet numérique s’épuise à décaler incessamment la place vide: le nombre est déplacement de la place où il manque.

Cette opération présuppose cependant un espace (unique) d’exercice, c’est-à-dire un blanc hors-place où se déplace la place dans la rétro-action de l’inscrit. Cela même que Mallarmé désigne comme blancheur initiale, ou solitaire, ou plus profondément ‘gratuite’ , puisqu’elle ne reçoit que de l’écrit son statut d’être le lieu de l’écriture qui a lieu.1

C’est pourquoi l’infini ‘en puissance’ , l’indéfinité de la progression, avère après-coup l’infinité ‘en acte’ de son support.

On le prouve, si l’on veut objectiver en quelque mécanique le concept de procédure effective, ou d’algorithme. La machine de Turing, qui accomplit ce programme, est en effet réalisable comme dispositif matériel à ceci près, qui seul la sépare de l’inscription lisible sur papier pondéreux, qu’on doit y supposer infini le ruban qui supporte les marques successives. Toute l’idéalité mathématique de la machine de Turing, tout ce qui s’y manifeste de l’universalité des raisons, se concentre dans cette postulation. Que le concept d’algorithme ne puisse être entièrement figuré dans l’espace odologique définit, selon cet impossible même, la réalité de l’infini-support.

L’infini-support est, pour une chaîne algorithmique, l’unité non marquable de son espace d’inscription.

Considérons maintenant un domaine d’objets mathématiques assignables selon les procédures de construction que prescrivent ses axiomes. Par [119] exemple, et comme précédemment, les nombres naturels définis par la logique de l’opération ‘successeur’ .

Supposons que les procédures permettent de désigner une place telle qu’aucun des objets constructibles dans le domaine ne puisse, sans contradiction, s’y marquer. On appellera infini-point du domaine une marque supplémentaire obéissant aux conditions suivantes:

a) Elle occupe la place vide inoccupable.

b) Elle relève, pour tout ce qui n’est pas cette occupation, des procédures initiales.

L’infini est ici la désignation d’un au-delà propre des algorithmes du domaine: le marquage d’un point, inaccessible2 selon ces algorithmes, mais qui en supporte la réitération.

Cet infini est doublement relatif aux procédures de construction, puisque les secondes seules permettent de déterminer la place inoccupable que le premier vient occuper, et que le premier permet le recommencement de l’efficace des secondes. Mais l’infini est également extérieur au domaine d’exercice des procédures - c’est sa supplémentarité -, puisqu’il y marque ce qui n’y est avéré que comme vide. On reconnaîtra ainsi que l’infini ferme le domaine en occultant les vides qui y sont déterminés; mais tout aussi bien qu’il ouvre un surdomaine, comme premier point d’un second espace d’exercice des procédures initiales. Ce battement de la fermeture et de l’ouverture définit: zéro d’une strate supérieure.

Soit par exemple la relation d’ordre sur les nombres entiers naturels. Elle permet de construire le concept d’une place qu’aucun nombre ne peut occuper: la place du nombre qui serait plus grand que tous les autres. Cette place est parfaitement constructible, car l’énoncé ‘pour tout x, x < y’ est un énoncé bien formé du système, référé à une relation définie. Or, dans cet énoncé, la variable ‘y’ marque la place en question. Cependant, aucune constante du système, aucun nom propre de nombre, ne peut occuper cette place - se substituer à la variable ‘y’ - sans contradiction. Assignable selon les procédures du domaine numérique, la place est néanmoins trans-numérique. Tout nombre manque à cette place.

Supposons maintenant lue j’augmente l’alphabet du système d’une constante, soit i, qui n’est l’écriture d’aucun nombre, et que j’en définisse l’usage par l’occupation de la place transnumérique, posant que, pour tout nombre n, on a: n < i.

Au sens des modèles ‘normaux’ du système, il est clair que i n’est pas un [120] nombre entier. Pourtant, si je peux sans contradiction opérer (calculer) sur i, selon les procédures initiales du domaine; si je peux par exemple définir le successeur de i, soit i + 1, ou la somme i + i, etc., je dirai que i est un nombre entier infini. Comprenons: un infini-point relatif à la structure d’ordre sur le domaine des entiers naturels.

L’infini-point est ainsi le marquage d’un inaccessible du domaine, complété par un forçage des procédures, qui les requiert à valoir pour cela même qu’elles ont exclu. Ce forçage entraîne bien entendu un remaniement des dispositions domaniales, puisque les objets constructibles dans le surdomaine peuvent occuper des places qu’inoccupent ceux du domaine. Le nouvel espace d’exercice des procédures se décroche du précédent. Les modèles du système se stratifient. Nous nommerons refonteii ces effets du marquage des places vides constructibles.3

L’infini-point d’un domaine est une inscription-refonte.

On remarquera que si l’infini-support est exigé par la possibilité récurrente d’inscrire une marque dans la place vide assignée par la relation primitive du domaine, c’est en revanche dans l’impossibilité domaniale d’une marque que s’origine l’infini-point. L’un supporte les règles de construction, l’autre, inaccessible, les refond, et les relance, déterminant ainsi un nouvel espace d’inscription, une différence dans le support: l’infini-point est le différentiel de l’infini-support.

2. Signature variable d’un réel

On examinera maintenant ce paradoxe: définissant un concept de l’infini par l’inoccupation d’une place, nous avons cependant admis qu’en un certain sens cette place était toujours déjà marquée. Comment du reste la reconnaître, si elle se dissipe dans l’indistinction rétrospective de l’infini-support? Ayant à écrire que la place est inoccupable, sans doute dois je inscrire ce qui attestera qu’elle est cette place, et nulle autre. Différencier la place inoccupable suppose cette occupation qu’est la marque de cette différence.

Et de fait nous avons accepté d’écrire, sans prétendre sortir de ce que tolère la loi du domaine, ‘pour tout x, x < y’ . Qu’en est-il de cet ‘y’ , appelé variable, qui se tient là même où nulle constante ne peut s’inscrire, [121] et où le symbole supplémentaire ne s’inscrira qu’à forcer la refonte de tout le domaine? Et si l’infini-point n’est que ce qui se substitue à une variable, ne faut-il pas attribuer à celle-ci le pouvoir, mais intra-domanial, d’occuper la place vide, en sorte que le vrai concept de l’infini serait déjà enveloppé dans l’inscription mobile des x et des y?

C’est ce que plusieurs épistémologies déclarent, et celle de Hegel. Les écritures littérales de l’algèbre, comme a  b, sont, relativement à un domaine quantitatif donné, des ‘signes généraux’ (allgemeine Zeichen4). Entendons: des infinis de substitution, dont la finitude inscrite détient, et rassemble, l’éparse virtualité d’inscription de tous les quanta du domaine par quoi on peut, dans le calcul, remplacer a ou b. Les lettres sont ici des ‘possibilités indéterminées de toute valeur déterminée’ 5, l’indétermination du possible quantitatif trouvant sa clôture qualitative fixe dans l’invariance formelle de la marque - dans l’exemple de Hegel, le rapport a  b, la barre -.

Ce que pense Hegel dans ce texte est le concept logique de variable, car il rejette, avec raison, la notion de ‘grandeur variable’ , qu’il estime vague et impropre.6 En effet, l’idée de variabilité d’une grandeur mêle des considérations fonctionnelles (variations d’une fonction) et des considérations algébriques (symboles littéraux, ou indéterminés); elle occulte la substitution par la corrélation. Hegel s’attache plutôt au concept de ce qui, bien que rapporté à la quantité (au nombre), n’est pas un quantum. Les lettres (die Buchstaben) sont des variables selon la différence propre qui les assigne aux quanta, comme en logique on sépare deux listes de symboles d’individus, les constantes, noms propres auxquels, une fois inscrites, on ne saurait rien substituer, et les variables, que des constantes peuvent sous certaines conditions remplacer. Par leur pouvoir de disparaître pour laisser place à la fixité des marques, les variables participent de l’Infini véritable, relève dialectique de l’infini d’itération.7

Et il est vrai qu’en apparence, la variable est un carrefour d’infinis. Nous venons de voir en quel sens elle détenait anticipativement les pouvoirs de l’infini-point. Mais pour autant qu’on la peut remplacer par une constante, et qu’elle s’épuise à supporter ces substitutions virtuelles, elle semble marquer toutes les places du domaine considéré qui sont occupables par des constantes. Dès lors, la variable pourrait indexer l’infini-support. C’est bien ainsi que l’entend Quine dans l’aphorisme: “être, c’est être la valeur d’une variable”8, si l’être dont il s’agit est la matérialité de la marque, et le lieu ontologique, l’espace de son inscription.

Cependant il n’en est rien. Inscription effective, la variable présuppose l’infini-support comme lieu des places. Placée là où une constante peut venir, elle appartient au même ordre de marquage que cette constante, et n’en désigne pas le type.

Sans doute la variable marque-t-elle une place constructible, encore que non [122] nécessairement occupable, du domaine. Mais ce marquage se noue à la loi propre du domaine, à sa finitude algorithmique. Si même j’inscris une variable à une place inoccupable, je n’infinitise pas pour autant le domaine, je ne transgresse pas sa règle, m’étant ainsi seulement accordé le moyen d’écrire l’impossibilité de l’impossible.

Soit par exemple, dans le domaine des entiers naturels, l’écriture:

4 - x = x

C’est une écriture possible, à la différence, par exemple, de 4 - 7 = 7, laquelle n’est pas seulement fausse, mais, dans le domaine, illisible, le terme (4 - 7) étant mal formé.

La possibilité générale (indéterminée) d’écrire 4 - x = x, et, disons, x > 4, me permet d’énoncer l’impossibilité de leur inscription conjointe, sous la forme de l’écriture:

non- (4 - x = x et x > 4)

écriture où aucune constante ne peut se tenir à la place marquée par la variable x, et qui, en même temps, écrit cette impossibilité. La variable fonde ici la marque explicite de l’inoccupabilité d’une place constructible.

Disons qu’une variable garantit une suffisante lisibilité des écritures impossibles pour qu’on en puisse lire l’impossibilité.

Or, conformément à une proposition de Lacan, pour un domaine de preuves fixé, l’impossible caractérise le réel. C’est selon l’exclusion de certains énoncés, l’impossibilité pour des constantes d’occuper certaines places constructibles, qu’un système axiomatique opère comme ce système, et supporte d’être différentiellement pensé comme discours d’un réel.

Que tout énoncé soit dérivable, et le système est inconsistant; que toutes les places constructibles soient occupables, et le système, ne marquant plus ni différences ni régions, se fait corps opaque, grammaire déréglée, langue épaisse du rien. La variable, inscription qui disjoint le constructible de l’occupable, réglant, pour les constantes, ce qui, du premier, n’appartient pas au second, s’avère la trace intra-systématique de la réalité du système. Opérateur du réel pour un domaine, elle y autorise en effet l’écriture de son impossible propre. L’existant a pour catégorie le ne-pouvoir-pas-être la valeur d’une variable à la place qu’elle marque.

C’est en quoi précisément la variable est l’inverse de l’infini-point, dont elle prépare l’inscription.

Car cette place de l’impossible, que la variable occupe pour en désigner l’impossibilité, l’infini-point vient s’y inscrire à titre de constante. Il occupe derechef la place inoccupable, il se substitue à la variable, mais selon l’écriture de la possibilité de l’impossible. Une constante désormais se tient là où la variable traçait le manque prescrit de toute constante. L’infini-point est le devenir-constante d’une variable en la place impossible dont elle indexe l’impossibilité.

[123]

La variable réalise la différence d’un système, en tant que pur sillage de la disparition d’une marque - d’une constante - dont elle nomme le manque-en-sa-place. L’infini-point, par quoi cette marque fait retour dans le système, l’irréalise: ce que les mathématiciens savaient, qui ont successivement nommé irrationnel et imaginaire des infinis-points pour le domaine des rapports d’entiers, et pour celui que, dans la rétrospection de sa refonte, on a constitué comme ‘réel’ .

Position, dirait Lacan, hallucinatoire de l’infini-point, dont la variable, loin d’envelopper le surgissement, a bien plutôt marqué l’exclusion prosaïque.

De là que l’infini-point, si proliférant qu’après la refonte il puisse devenir, est axiomatiquement un, ou liste close; cependant que la variable est, si l’on peut dire, aussi nombreuse que les constantes: autre chose est d’écrire x < y, autre chose x < x, puisque l’impossibilité doit être évaluée pour chaque place, au lieu que l’infini-point relatif à un algorithme se lie à une place inoccupable, et l’infini-support, originellement, à toute place.

Dans un calcul logique, la liste des variables est ouverte. Loin de reployer dans l’unité d’une marque les différences du domaine, la variable, instrument du réel des places, ne fait que les redoubler, distribuant autant d’impossibilités propres qu’il peut entrer, ou ne pas entrer, de constantes dans une relation quelconque.

La variable comme marque ne saurait figurer l’Infini des marques du domaine, étant coextensive à leur réalité.

3. Marquer le presque-rien?

On s’occupera ici d’une classe particulière de marques, tenues longtemps, après des succès initiaux, pour irrecevables: les marques infinitésimales. Impossible et infini, variable et point, s’y distribuent dans l’histoire, maintenant dénouée, d’un refoulement.

L’absurdité intrinsèque d’un nombre infiniment petit fut en effet le résultat dogmatique d’un très long parcours que ponctuent, dans ses commencements spéculatifs, les paradoxes de Zénon. Il n’est pas exagéré de dire qu’une tradition mathématico-philosophique s’y noue, séculaire, dont l’unité résulte d’un rejet, celui de l’élément différentiel minimal qui s’inscrirait comme tel dans le tissu de la continuité. L’opposition même entre les atomes indivisibles et la divisibilité à l’infini du continu se tient dans l’espace unifié de cette exclusion, puisque l’indivisibilité réelle de l’atome lui assigne une unité de dimension (très petite), non une ponctualité; et que l’ininterruption infinie de la divisibilité interdit précisément de concevoir un infinitésimal point d’arrêt en acte.

[124]

De là que Hegel peut valider conjointement le ‘principe atomistique’ , voire cette atomistique mathématique que figurent apparemment les indivisibles de Cavaliéri, et la divisibilité à l’infini du continu: il perçoit avec acuité leur corrélation dialectique, dont la signature est l’annulation de l’infiniment petit comme tel.

S’agissant de Cavaliéri, Hegel montre par exemple qu’à travers un langage inadéquat, ce que vise le mathématicien italien n’est pas une composition du continu spatial par des éléments discrets, mais le principe d’un rapport de grandeur. Nul primat du discret n’est ici restauré. Sans doute “la représentation d’un agrégat de lignes va contre la continuité de la figure.9” Mais Cavaliéri le sait parfaitement. Sa conception n’est pas ensembliste, les continus ne sont pas des collections d’indivisibles: “les continus ne suivent que la proportion des indivisibles”.10 Comprenons que l’atomistique des indivisibles sert seulement au chiffrage comparatif des figures, laissant leur être-continu hors de toute atteinte: “Les lignes ne composent pas le contenu de la figure au point de vue de sa continuité, mais pour autant seulement qu’on la doit déterminer comme arithmétique.”11 Bref: la continuité géométrique est le vide où les atomes indivisibles viennent inscrire des rapports de grandeur. Et cette inscription n’entame pas la divisibilité à l’infini du continu, pur possible laissé blanc par un rapport d’indivisibles qui n’en dénote pas l’être quantitatif, mais la figuration dans la structure formelle (qualitative) de ce rapport.12

A son tour la divisibilité du continu ne délivre aucun indivisible propre. Pas plus que les indivisibles ne peuvent composer le continu, la décomposition du continu ne peut buter sur un indivisible, ou même sur la réalité d’une partie ‘infiniment petite’ . La division du continu se défait dès que posée, et restaure l’adhérence, la connexité inséparable du tout: “La divisibilité est seulement une possibilité, et non une existence de parties; la multiplicité en général n’est posée dans la continuité que comme un moment, aussitôt supprimé.”13

Ni progression, ni régression. Il y a, dans l’épistémologie classique, complicité de l’atomistique et du continu.

C’est que, comme Hegel le remarque14, l’atome n’est jamais un infinitésimal du continu. L’atome est l’Un (arithmétique) dont la prolifération combinatoire produit, non le continu, mais la chose sur fond de continu. Le vrai principe incomposable du continu et du mouvement reste le vide, unique [125] espace d’inscription des Uns, infini-support où se marque la discrétion atomistique. Hegel n’a pas de peine à reconnaître, dans la continuité rétroactive du vide, la cause de la combinaison mobile des atomes, l’inquiétude continue du négatif, qui oblige le discret à se déterminer comme numéral, soit comme chose tissée d’atomes.

Dès lors il apparaît que le couple atomes/vide, objectivation physique du couple discret/continu, se constitue d’exclure toute composition infinitésimale du continu même: s’il y a des atomes dans le vide, il n’y a pas d’atomes du vide.

Symétriquement, la définition euclidienne de la grandeur d’espèce donnée interdit tout arrêt du procès d’accroissement-décroissement dont la possibilité permanente est le concept de la grandeur: “On dit que des grandeurs (μεγέθη) ont un rapport (λόγος) entre elles quand elles peuvent, multipliées, se surpasser l’une l’autre.”15 Hegel en conclut, interprète exact des intentions de la mathématique grecque, qu’un prétendu élément infini, qui, multiplié ou divisé, ne peut jamais s’égaler à quelque grandeur finie que ce soit, n’a avec cette grandeur aucun rapport: “Étant donné que l’infiniment grand et l’infiniment petit ne peuvent être l’un augmenté, l’autre diminué, ni l’un ni l’autre ne sont plus, en fait, des quanta”.16 S’efforcer de penser les infinis comme tels, soit de les marquer en tant que nombres, revient à s’établir dans l’άλόγος strict, le non-rapport radical. On n’inscrira donc une marque d’infinitésimal, par exemple dx, que dans la composition d’un rapport déjà donné, et en se souvenant “qu’en dehors de ce rapport, il (le dx) est nul (null).”17 Nullité dont la force est absolue, d’exclure toute mention séparée du dx. Le dx n’est rien, pas même une écriture acceptable, hors la place que lui assigne le dx  (   ) : le dx comme marque est adhérent à un blanc déterminé: c’est la barre préexistante du rapport qui rend seule possible son inscription. Pour Hegel, c’est cette antériorité de la barre qui est justement la qualité de la différentielle, et donc son infinité.

On en conclut aisément que dans l’expression ‘infiniment petit’ , ‘petit’ ne signifie rien, puisque hors la forme - qualitative - du rapport, on ne saurait évaluer la grandeur de ce qui n’est, dx, qu’une marque nulle. Il en va de même, notons-le, dans l’Analyse contemporaine: si la mention séparée de la différentielle y est la règle, ce n’est pas pour autant qu’elle soit un quantum, mais précisément parce qu’elle y est tenue pour un opérateur: il serait donc absurde d’en évaluer la grandeur.

Historiquement, le projet mathématique va donc à se dépouiller de toute mention de l’infini quantifié. Lagrange, principale source scientifique de Hegel, l’annonce expressément dans le titre même de son ouvrage canonique: ‘Théorie des fonctions analytiques, contenant les principes du’ [126] calcul différentiel, dégagés de toute considération d’infiniment petits, d’évanouissants, de limites et de fluxions, et réduits à l’analyse algébrique des quantités finies.

Le geste du rejet est constitutif: l’impureté d’origine du calcul différentiel était le marquage isolé, la trace de l’infiniment petit. L’histoire de ce calcul est donc aussi celle de l’effacement de cette trace.

Il est remarquable que ces conclusions aient, pour l’essentiel, survécu à la refonte cantorienne, dont on sait qu’elle bouleversa complètement le concept de l’infiniment grand. Cantor lui-même se montra, dans le refus des infiniment petits, d’une intransigeance véritablement grecque. Fidèle écho du maître, Fraenkel écrit encore en 1928:

Soumis à l’épreuve, l’infiniment petit a échoué totalement.

Les divers infiniment petits pris en considération jusqu’à maintenant et en partie soigneusement fondés, se sont montrés totalement inutilisables pour venir à bout des problèmes les plus simples et les plus fondamentaux du calcul infinitésimal (...) et il n’y a pas de raison d’attendre un changement dans ce domaine. Sans doute est-il concevable (bien que, avec de bonnes raisons, on puisse le juger invraisemblable et rejeté dans un avenir éloigné) qu’un deuxième Cantor donne un jour un fondement arithmétique incontestable à de nouveaux nombres infiniment petits, qui s’avèrent utilisables en mathématiques, et puissent peut-être ouvrir une voie simple au calcul infinitésimal.

Mais aussi longtemps qu’il n’en sera rien (...) il faudra en rester à cette idée qu’on ne peut, en aucune manière, parler de l’existence mathématique - donc logique - des infiniment petits, dans un sens identique ou analogue à celui qu’on donne aux infiniment grands.18

L’étrange violence de ce texte, en dépit des précautions d’usage, est le symptôme d’un affleurement idéologique: l’histoire de l’analyse mathématique se confond pour une part avec celle, incessamment contrariée, du refoulement des infinitésimaux. Hegel n’est ici, pour reprendre une expression de L. Althusser, que l’exploiteur philosophique d’une conjoncture singulièrement durable.19

Dès le début du XVIIIe siècle, dans son essai L’Analyste, Berkeley avait instruit le procès sans appel des fondements du nouveau calcul, en s’attachant au maillon le plus faible de la théorie: l’extrapolation des opérations, définies pour des grandeurs finies, aux prétendus ‘infiniment petits’ . On sait que Leibniz éludait cette embarrassante question par un recours, aussi douteux que massif, au postulat métaphysique de l’Harmonie:

(...) il se trouve que les règles du fini réussissent dans l’infini (...) et que [127] vice versa les règles de l’infini réussissent dans le fini (...): c’est parce que tout se gouverne par raison, et qu’autrement il n’y aurait point de science ni de règle, ce qui ne serait point conforme avec la nature du souverain principe.20

On imagine assez que ce “il se trouve” ne satisfaisait plus personne au XVIIIe siècle. D’autant que, comme Berkeley le remarque, il en allait différemment dans les calculs: les infinitésimaux avaient bel et bien des codes opératoires particuliers. On ne se gênait pas pour ‘négliger’ éventuellement les dx, en cours de route, et le marquis de l’Hospital en fait innocemment la demande, dès le début de son fameux traité, premier manuel de calcul différentiel: “(on demande) qu’une quantité qui n’est augmentée ou diminuée que d’une autre quantité infiniment moindre qu’elle, puisse être considérée comme demeurant la même.”21

Or, peut-on dire que ces ‘négligences’ soient des ‘règles du fini’ ? Et que veut dire cette marque, dx, qui tantôt compte, et tantôt ne compte pas? Qu’en est-il d’une autorisation circonstancielle d’effacement pour une inscription, si d’ailleurs on la tient pour une constante séparable?

Soit à calculer la ‘différence’ comme on disait alors, du produit xy, connaissant la différence dx de x, et dy de y, c’est-à-dire les infinitésimaux  ‘associés’ à chacune de ces grandeurs finies. Je développe (x + dx) (y + dy) et je trouve: xy + y dx + x dy + dx dy. Par rapport à xy, j’ai donc une différence calculée, un ‘accroissement’ égal à y dx + x dy + dx dy. Pour obtenir la classique formule d (xy) = x dy + y dx, on me demande de ‘négliger’ le produit dx dy des deux infinitésimaux. Mais pourquoi maintenant, et non dès le début du calcul? Si en effet, comme le dit l’Hospital, dx dy n’est ‘rien’ auprès de x dy puisque dxdx  xdy = dx  x, et que dx, infinitésimal propre de x, n’est rien auprès de lui, à plus forte raison la somme (x + dx) doit-elle être, dès le début, identifiée à x, en sorte que le calcul n’a plus de sens. Pour Berkeley, la consécution des opérations est rompue, car je change en cours de route les principes mêmes de cette consécution, n’utilisant la règle de négligence que quand il me plaît.

Ces objections paraissaient si fortes, qu’à vrai dire il ne leur fut jamais répondu, et que, comme on sait, l’usage des infinitésimaux déclina progressivement au profit de la notion ‘finitiste’ de limite.

Mais plus essentiellement, la nature épistémologique de l’obstacle s’éclaire si l’on remarque que l’exclusion des infiniment petits porte sur un infini-point relatif à la structure de corps ordonné des ‘grandeurs’ . S’efforçant de penser l’infini de la différentielle, Hegel et tous les mathématiciens de son temps veillent d’abord à ne pas le ponctualiser: c’est à cette ponctualisation que la raison classique répugne.

En effet, un élément (un ‘point’ ) infinitésimal dx viendrait occuper la [128] place inoccupable du nombre plus petit que tous les autres, place marquée par une variable comme lieu de l’impossible. Il n’y a pas de nombre réel plus petit, ou plus grand, que tous les autres: c’est ce que pose la théorie des grandeurs continues positives.

Or, nous formulerons la thèse épistémologique suivante: le marquage d’un infini-point est, dans l’histoire des mathématiques, la transformation où se nouent les obstacles (idéologiques) les plus difficiles à réduire.

Nous avons vu par exemple que les nombres irrationnels et les nombres complexes s’étaient historiquement présentés comme marquage d’un infini point (racines carrées ‘inexistantes’ ; équations ‘impossibles’ ). On sait à quelles résistances se heurtèrent l’introduction des premiers au temps de Platon - la fin du Théétète est une discussion élaborée sur le concept de l’élément minimum -, et des seconds, entre les algébristes italiens du XVIe siècle et la mise en ordre de Cauchy.

Et de fait, liée au forçage des blancs propres à un domaine, l’introduction d’un infini-point est un remaniement d’apparence irrationnelle, puisque, dans une conjoncture théorique donnée, la rationalité se définit précisément par le respect de ces blancs, seules garanties, variablement indexées, de différence réelle pour le domaine. Un mathématicien comme Galois, dont le propos est précisément lié à la théorie algébrique des infinis-points - la théorie des extensions d’un corps de base - a clairement marqué qu’à s’établir dans le silence constituant, le non-dit d’une conjoncture domaniale, on avait chance d’en produire le remaniement décisif.

Il semble souvent que les mêmes idées apparaissent à la fois à plusieurs comme une révélation: si l’on en cherche la cause, il est aisé de la trouver dans les ouvrages de ceux qui nous ont précédés, où ces idées sont prescrites à l’insu de leurs auteurs.22

En science comme en politique, c’est l’inaperçu qui met la révolution à l’ordre du jour.

Mais le risque pris fut payé, dans le cas de Galois, par l’oubli incompréhensif des académiciens. C’est que la refonte est une violence théorique, une subversion.

La formule de Lacan, selon quoi ce qui est exclu du symbolique réapparaît dans le réel, s’interprète ici: sous certaines conditions, l’exclu propre d’une structure mathématique déjà produite réapparaît comme marque instauratrice du procès réel (historique) de production d’une structure différente. Si nous avons parlé de la forme hallucinatoire de l’infini-point, marque forclose qui fait retour, c’est qu’à venir là où une variable, sous l’effet d’une négation placée, sanctionnait le réel, l’infini-point qu’un mathématicien déclare fait crier souvent, au mieux à l’obscurité, au pire au fou, et d’abord, cas de Galois, chez ses collègues arrivés, cas de [Siméon] Poisson.

On conçoit qu’une mathématique qui avait procédé à l’expulsion laborieuse [129] des infinitésimaux ait ensuite veillé, avec l’appui intéressé des philosophes, au gardiennage du réel que cette expulsion, baptême d’une Analyse-enfin- rigoureusement-fondée, lui fit investir au début du XIXe siècle sous la direction soigneuse du baron Cauchy.

D’autant que les problèmes soulevés par Berkeley étaient fort sérieux. Dans leur forme générale, ils revenaient à ceci: qu’en est-il, dans notre définition de l’infini-point, de l’extension à ce terme impossible des algorithmes qui déterminent la place inoccupable où il se tient? La surprise inventive des Grecs et des algébristes italiens fut de montrer qu’on pouvait calculer sur les irrationnels ou sur les imaginaires. Mais enfin la refonte ne conserve pas tout. Si on clôt algébriquement les nombres réels, on obtient sans doute un surcorps (les nombres complexes) qui en est une infinitisation ponctuelle. Mais ce surcorps n’est plus ordonné: la structure d’ordre ne vaut pas pour le domaine refondu. Si on compactifie par adjonction d’un ‘point à l’infini’ la topologie normale de ces mêmes nombres réels, on perd la structure algébrique de corps etc. Le plus souvent, la refonte par marquage d’un infini-point, liée par définition à la possibilité d’étendre la structure spécifique dont il est l’infini, ne garantit rien quant aux autres précédures définies dans le domaine, et qui n’interviennent pas dans la construction de la place vide où vient la marque supplémentaire.

On sait par exemple que le corps des nombres réels est archimédien: étant donné deux nombres a et b positifs, avec a < b, il existe toujours un nombre entier n tel que b < na.

Or cette propriété essentielle ne saurait survivre à l’introduction d’un élément dx infiniment petit, défini comme l’infini-point de la place ‘être plus petit que tous les autres’ . En effet, pour tout nombre réel positif fini ε, l’infinie petitesse de dx impose dx< ε. On aura en particulier pour tout nombre entier n, dx < ε  n car < ε  n est lui aussi un nombre réel fini. Et par conséquent, quels que soient ε fini positif et n entier, on a, pour dx infinitésimal: n dx < ε. On ne peut espérer surpasser ε fini donné en multipliant l’infinitésimal dx par un entier, si grand soit-il: le domaine des réels refondu par le marquage d’un infiniment petit est non-archimédien.

Cette perte est-elle isolée? Et n’est-il pas naturel de penser que l’introduction explicite d’infinitésimaux provoquerait de tels dégâts dans ce faisceau de structures qu’est le corps des nombres réels, que l’Analyse s’en trouverait paralysée? On le voit: Lagrange après d’Alembert, Hegel après Berkeley, sont, dans le rejet de toute actualité marquable pour le dx, selon l’obstacle. Une prudence épistémologique vient ici étayer le refoulement d’un imperceptible ponctuel. Aussi bien jusqu’à ces dernières années, la question paraissait réglée: le presque-rien, l’infiniment petit, sont sans marque propre. L’infinitésimal n’est pas un nombre.

[130]

4. L’innombrable nombré

Mais l’infinitésimal est un nombre: énoncé qui subvertit l’Analyse dans l’exclusion dont elle avait fini par naître, et restaure, fondée, l’innocence inventive des pionniers du ‘nouveau calcul’ .

De plus loin, cette subversion déplace l’effet ininterrompu, à travers plusieurs époques du concept, des apories de Zénon sur continuité et divisibilité; elle redispose le champ de rationalité que ces apories commandaient selon l’impératif, souvent muet, d’avoir à ne pas s’y exposer.

Depuis une dizaine d’années, les travaux d’Abraham Robinson23 ont établi qu’on pouvait reconstruire entièrement l’analyse classique en ‘plongeant’ le corps des réels dans un corps non-archimédien, par le marquage inaugural d’un infini-point - un nombre infiniment grand - et le libre usage corrélatif d’éléments infinitésimaux.

Outre qu’elle transfère enfin le refoulement séculaire de ces concepts, la découverte de Robinson administre une preuve convaincante des capacités productives de la pensée formelle. C’est en effet une large classe d’infinis-points dont Robinson garantit le marquage cohérent, par le recours exclusif à la théorie des systèmes formels.

Soit à réfléchir la forme générale du problème que léguait l’histoire dans la modalité du refus: il n’existe pas de nombre plus grand que tous les autres. Ceci veut dire: pas de nombre plus grand que les termes de toute suite infinie strictement croissante. En revanche, étant donné un ensemble fini de nombres, il est bien clair qu’on peut toujours trouver un nombre supérieur à tous ceux de cet ensemble. Tel est même le principe de l’indéfinité du domaine numérique, elle-même étayée sur l’infini-support: toute suite finie peut être dépassée. La relation d’ordre transgresse le fini.

Formellement, cette indéfinité pour une relation (ici, l’ordre) peut s’exprimer ainsi: soit un système formel S comportant un ensemble infini de constantes, notées ai, (dans notre exemple, les marques des nombres), et une relation binaire R(x, y) où les variables x et y dénotent la réalité des places distribuées par R aux constantes (dans notre exemple, R(x, y) est x < y). Supposons que pour tout ensemble fini de constantes {a1, a2, ..., an}, il soit cohérent avec les axiomes du système formel S d’affirmer qu’il existe une constante b soutenant avec a1, a2, ... an, la relation R.

[131]

Autrement dit, supposons que pour tous les ensembles finis de constantes, l’énoncé:

(y) [R(a1, y) et R(a2, y) et … et R(an, y)]

soit cohérent avec le systéme S.

Alors, la relation R structure une indéfinité sur les constantes: toute suite finie a1, a2, ..., an admet le marquage d’un ‘point-de-suite’ selon R (un majorant, dans le cas où R est la relation d’ordre). Pour souligner que l’indéfinité s’attache à ce marquage, nous dirons qu’une relation qui obéit à cette condition est transgressive-dans-le-fini, ou, plus simplement: transgressive.24

Soit maintenant R1, R2, ... Rn, ... les relations transgressives qu’admet notre système S (nous supposons, pour simplifier, cet ensemble dénombrable.) Associons à chacune de ces relations une marque supplémentaire, qui ne figure pas parmi les constantes ai du système sous sa forme initiale. Ecrivons ρn la marque associée à Rn. Et adjoignons comme axiomes nouveaux tous les énoncés de la forme Rn (ai, ρn) soit tous les énoncés affirmant que ρn soutient avec une constante ai la relation Rn. Rn parcourt toutes les relations transgressives, cependant que ai prend successivement toutes les valeurs possibles parmi les constantes du système S.

Dans le cas de la relation d’ordre sur les nombres entiers naturels, ceci revient à associer à <; (qui est évidemment transgressive-dans-le-fini) une marque supplémentaire i, qui n’est pas un nom de nombre, et à poser comme axiomes tous les énoncés n < i, où n est une constante numérique. Nous reconnaissons en i un infini-point pour la structure d’ordre des entiers naturels.

D’une façon générale, le nouveau système obtenu par la procédure ci-dessus est la théorie formelle des infinis points pour les relations transgressives-dans-le-fini d’un système donné.

Il s’agit, remarque essentielle, d’une simple extension de S: nous n’avons fait qu’ajouter une constante et des énoncés. Tous les axiomes et règles du système initial restant inchangés, tous les théorèmes de ce système sont aussi des théorèmes de la théorie des infinis-points. En particulier, les théorèmes quantifiés universellement restent valides, et s’étendent donc au ‘cas’ de la constante supplémentaire. (voir l’appendice à notre texte).

C’est ainsi que dans le système formel des nombres entiers, l’assertion universelle assignant à tout nombre n un successeur n + 1 reste vraie, en sorte qu’à la constante supplémentaire i se trouve assigné un successeur i + 1. Plus généralement, si on a un théorème du système initial de la forme ‘tout x a la propriété P’ , les règles logiques élémentaires permettent de démontrer P(ai) pour toute constante. On aura donc en particulier: ‘ρn a la propriété P’ . Nous sommes bien dans les conditions de relance des algorithmes, [132] qui fondent l’infini-point. La ‘structure’ du domaine initial est à certains égards conservée dans le domaine refondu. Nous appellerons donc le nouveau système l’extension transgressive du système initial.25

La question-clef est évidemment de savoir si l’extension transgressive est un système cohérent; si nous avons, logiquement, le droit d’introduire les axiomes supplémentaires requis. L’adjonction de tous les énoncés Rn (ai, ρn) ne vient-elle pas contredire le fait que les relations Rn, ne sont transgressives que dans le fini? Car dans le système des entiers naturels, il est faux, par exemple, qu’un nombre puisse être plus grand que tous les autres. La transgression infinie n’excède-t-elle pas les pouvoirs logiques du langage formel adopté?

La logique pure donne la réponse, sous la forme d’un théorème très général, qui soutient toute la construction:

Si un système est cohérent, son extension transgressive l’est aussi.26

On est donc autorisé à marquer un infini-point pour toute relation transgressive-dans-le-fini: ce marquage conserve la cohérence formelle, et définit une extension ‘non-conforme’ de la structure qui est le modèle ‘conforme’ (ordinaire) du système.

Dès lors, tout est simple. Étant donné, comme système de base, la théorie usuelle des nombres réels, soit R son domaine (les ‘objets’ marqués par les constantes). La relation d’ordre est évidemment transgressive. Soit α l’infini-point relatif à cette relation: α est ‘plus grand’ que tout élément de R: il est infiniment grand.

Comme les énoncés universels de la théorie initiale valent aussi pour α (‘retour’ des algorithmes sur l’infini-point), et que pour tout couple de nombres dans R la somme et le produit existent, on pourra définir, par exemple, α + 1, α + α, ou αn, etc. qui sont tous infiniment grands (plus grands que toute constante de R).

Remarquons d’ailleurs que l’infini-point α, instrument scriptural de la refonte, ne conserve dans le domaine refondu aucun privilège particulier: bon exemple d’effacement de la cause dans le dispositif d’une structure. En particulier, α n’est nullement, bien qu’inscrit formellement comme unique constante de transgression, le plus petit nombre infini, pas plus, nous venons de le voir, qu’il n’est le plus grand. C’est ainsi que le nombre α - r, où r est un nombre positif quelconque du domaine initial, est évidemment plus petit que α. Il n’en est pas moins un nombre infini. Si en effet il ne l’est pas, c’est qu’il est plus petit qu’un nombre fini, soit t. Mais α - r < t entraîne [133] α < t + r, ce qui est absurde, α étant infini, et t + r, somme de deux nombres finis, fini. Il y a en réalité un nombre indéfini de nombres infinis plus petits (ou plus grands) que α: la refonte distribue les infiniment grands dans un espace ouvert, vers le ‘bas’ comme vers le ‘haut’ . C’est dans cet espace que la marque α ne dénote aucune position assignable, particulière: son opération la dissipe.

Néanmoins, il est clair que toute écriture complète d’un nombre infini, tout tracé effectivement construit pour le désigner à partir du matériel graphique de l’extension, comporte au moins une mention de α: toute écriture qui ne combine que des constantes du système initial dénote un nombre du domaine initial, un nombre fini. La causalité de la marque α, c’est ici, dans l’effacement domanial de ce qu’elle désigne, l’omniprésence marquée pour toute occupation d’une place où ne peuvent venir que les ‘nouveaux’ nombres infinis. Le marquage d’un infini-point est une opération du signifiant comme tel.

Pareillement, l’infiniment petit s’introduit par combinaison scripturale à partir de α. On peut en effet définir 1  α, puisque R est un corps, et que donc l’énoncé  ‘tout élément a un inverse’ est un axiome pour R. Le théorème de cohérence de l’extension nous garantit l’existence de cet inverse pour l’élément infiniment grand α. Or, cet inverse est infinitésimal (infiniment petit relativement aux constantes de R).

En effet, soit a un nombre réel positif fini aussi petit que l’on veut (une constante du système initial). On a toujours a < α, puisque α est infiniment grand. Divisant les deux membres de l’inégalité par le produit aα - qui est un nombre infiniment grand -, on obtient: 1  α < 1  a pour tout a fini positif, donc 1  α < 1  1  a, 1  a étant évidemment fini si a est fini, soit 1  α < a. Par conséquent, quel que soit a fini positif aussi petit que l’on veut, < est plus petit que a.

A son tour, cet infinitésimal 1  α, ou α-1, donne par extension des algorithmes une famille infinie d’infinitésimaux. En particulier, si β est infinitésimal, si grand que soit le nombre entier n fini, nβ est encore infinitésimal. En effet, pour tout a fini, on a β < a (puisque β est infinitésimal, et a fini), et par conséquent β < a  n ( a  n restant fini), donc nβ < a.

On vérifie ainsi que le domaine de l’extension est non-archimédien.

Finalement, soit R[α] le surdomaine refonte de R selon le marquage d’un infini-point pour la relation d’ordre. Il contient, outre un corps isomorphe aux réels (R, dénoté par les constantes du système initial), une infinité d’éléments infiniment grands, et d’éléments infiniment petits.

[134] Plus précisément, appelons nombres conformes les marques de R [α] qui appartiennent à R, qui sont des constantes ‘d’avant la refonte’ . On distinguera, parmi les nombres positifs de R [α]:

- Les nombres finis: nombres compris entre deux nombres conformes positifs non-nuls. Naturellement, tout nombre conforme est fini. Mais il y en a d’autres: par exemple la somme d’un nombre conforme et d’un infinitésimal est un nombre fini non-conforme.

- Les nombres infinis: nombres plus grands que tout nombre conforme.

- Les nombres infinitésimaux: nombres plus petits que tout nombre conforme (on tiendra zéro, par convention, pour un infinitésimal).

Dans ce cadre, on définit très simplement ce qui demeurait une idée vague dans la période héroïque du calcul différentiel: la proximité infinie. Un nombre a est infiniment proche d’un nombre b si la différence a - b est un nombre infinitésimal.

A partir de quoi Robinson reconstruit tous les concepts fondamentaux de l’Analyse dans un langage qui, pour rappeler souvent celui du marquis de l’Hospital, n’en est pas moins assuré d’être systématique.

Remarquons d’abord que dans R [α], il existe des nombres entiers infinis: en effet, l’extension transgressive de R est aussi une extension de N, ensemble des entiers naturels, qui est un sous-ensemble de R. Soit maintenant une suite s1, s2, s3, ... sn,… de nombres conformes. On dira que le nombre conforme l est limite de la suite sn si pour tout nombre entier infiniment grand n, l - sn est infiniment petit; le verbe ‘être’ peut se substituer au classique ‘tendre-vers’ , puisqu’être infiniment grand (ou petit) veut dire: être un nombre infini (ou infinitésimal). Le concept de convergence n’est plus construit selon des assignations d’évanouissement, ou des propriétés tendancielles, mais par le recours à des éléments de sous-ensembles définis de R [α].

Ainsi se trouve subvertie, par ponctualisation de sa définition, l’objection principale de Hegel - et de Lagrange - contre l’idée de limite, en même temps que cette idée perd sa fonction fondatrice. On sait en effet qu’à la suite du déclin des infiniments petits, marqué d’une première clarification par d’Alembert, c’est sur le concept de limite que Cauchy, Bolzano et Weierstrass devaient asseoir définitivement le calcul différentiel: procédure qui avait à leurs yeux l’inestimable mérite, sanction rationalisante du refoulement, de ne faire apparaître dans les textes que des marques finies. Quand je dis: “la suite sn a pour limite le nombre l si, quel que soit le nombre positif ε, il existe un nombre entier M tel que n > M entraîne│l - sn│< ε”, les seules constantes numériques mentionnées, ε, n, M sont toutes finies. Le concept de limite opère donc efficacement le rejet de toute marque d’infinitésimal, et c’est précisément pourquoi, dans l’Encyclopédie, d’Alembert en salue la positivité:

Il ne s’agit point, comme on le dit encore ordinairement, de quantités infiniment petites dans le calcul différentiel: il s’agit uniquement de limites de quantités finies. Ainsi la métaphysique de l’infini et des quantités infiniment [135] petites plus grandes ou plus petites les unes que les autres est totalement inutile au calcul différentiel. On ne se sert du terme d’infiniment petit, que pour abréger les expressions.27

Symétriquement, cette positivité, qu’il reconnaît aussi, est pour Hegel manquement à l’infini (véritable). L’idée sous-jacente que le dx marque une proximité, que x ‘tend vers’ une valeur x0, n’a pour lui aucun sens spéculatif:

Le rapprochement est une catégorie qui ne dit rien et ne rend rien concevable; dx a déjà son rapprochement derrière lui; il n’est ni proche, ni plus proche, et l’infiniment proche équivaut à la négation de la proximité et de l’approximation.28

Dans l’analyse non-conforme, cette négation est retournée en l’existence numérique d’un infinitésimal, qui marque la différence infiniment petite; quant à la ruse positive du détour par les marques finies, elle devient inutile: la proximité infinie est en effet chiffrable. Partisans et adversaires du concept de limite sont renvoyés dos à dos, le terrain commun de leur opposition se définissant par le refus d’un tel chiffrage.

Dans le même style, la continuité d’une fonction au point réel (conforme) xo donne lieu à des énoncés comme: f(x) est continue au point x0, a < x < b, si et seulement si, pour tout x infiniment proche de x0 (soit x - x0 infinitésimal), f(x) est infiniment proche de f(x0), ce qui veut dire: f(x) - f(x0) infinitésimal.

Pour définir l’intégrale de Cauchy, on divisera l’intervalle [a, b] en tranches infiniment nombreuses (la suite xn de ces tranches sera indexée sur les nombres entiers de R [α], qui comporte des entiers infinis, en sorte que ‘infiniment nombreux’ a une signification numérale stricte); on demandera que chaque tranche soit infiniment petite (autrement dit xn+1 - xn sera un nombre infinitésimal) etc.

L’Analyse s’avère bien le lieu des infinités nombrables.

Rétrospectivement, l’évidence hégélienne et classique relative aux quanta infinitésimaux s’est donc entièrement défaite.

Et sans doute Hegel, ou Berkeley, ne faisaient-ils que l’épistémologie instantanée des mathématiques de leur temps. Il n’ont pas contredit ces mathématiques. Mais si Berkeley n’a établi l’obscurité fondamentale de l’Analyse que pour sauver par comparaison le droit de la religion au mystère, Hegel à son tour n’a validé le rejet de l’infini-point que pour voler au secours des mathématiques en quête de fondement, et leur faire le venimeux cadeau du rapport ‘qualitatif’ . L’abaissement de la multiplicité, le refus de penser les concepts de l’Analyse dans une logique des marques, si nourris qu’ils puissent être d’une actualité scientifique confuse, n’en sont pas moins asservis aux objectifs de la spéculation. Seuls ces objectifs requièrent la suprématie [136] de la qualité, et le discrédit relatif de la pensée par algorithmes, de la pensée inscrite: de la pensée structurale.

Que cet effet rétroactif soit à son tour préparé, dans toute l’histoire de la philosophie, par une secrète et permanente suprématie du continu sur le discret, Hegel le déclare sans ambages: “la variation des grandeurs variables est déterminée qualitativement et est, par conséquent, continue.”29 Qualité et continuité s’impliquent: implication qui a pesé sur l’histoire même des concepts théoriques du Calcul différentiel, et qui a pour une part commandé la censure des infinitésimaux.

Qualité, continuité, temporalité et négation: catégories asservissantes des objectifs d’une idéologie.

Nombre, discrétion, espace et affirmation; ou, mieux, Marque, Ponctuation, Blanc et Cause: catégories des processus scientifiques.

Ainsi se repèrent formellement les deux ‘tendances’ en lutte, selon Lénine, depuis les commencements de la philosophie. En lutte dans les discours eux-mêmes, et formative des choix historiques de la science. Lutte entre la matérialité du signifiant et l’idéalité du Tout.

De cette lutte, les traces infinitésimales furent en mathématique les victimes, non parce qu’elles contrevenaient à quelque intemporalité formelle, mais parce qu’une histoire enchevêtrée soutenait la Raison d’une époque à les exclure, et à n’y pas enchaîner l’Infini.

Qu’il soit, dans l’acte et l’effet de l’infini, question d’écarts et de suppléments scripturaux, c’est en effet ce qu’on préférait ne pas entendre, comme Cantor, deux siècles après les fondateurs du ‘nouveau calcul’ , en fit l’expérience.30

Le retour imprévu, dans une stupeur renouvelée, des infinitésimaux31, si même il se produit trop tard pour l’Analyse, qui n’est certes plus à la recherche de ses fondements, ou de ses fondations, a cette inestimable valeur de désintriquer selon une science ce qui, dans l’acceptation orchestrée de leur rejet, tenait moins aux nécessités du concept, qu’aux illusions contraignantes dont il importait de garantir idéalement le salut.

[137] Appendice

On s’étonnera peut-être de ce que nous affirmions la ‘conservation’ des axiomes d’un système formel pour son extension transgressive, alors que par exemple, R [α] est non-archimédien, quand R est archimédien. Mais précisément, il s’agit là d’un bon exemple du caractère formel de la procédure.

Dans le système initial, l’archimédisme s’exprime par un énoncé du type: ‘pour deux nombres a et b tels que a < b, il existe toujours un entier n tel que b < na.’

On formalisera ainsi cet énoncé:

(x) (y) [x < y (n) (y < nx)]

Nous disons: cet énoncé formalisé est bien un théorème de R [α]. Mais bien entendu, la variable quantifiée ‘n’ prend ses valeurs dans les entiers de R [α], qui comporte, on le sait, des entiers infinis.

R [α] n’est pas archimédien, au sens où, pour un infinitésimal, il n’existe pas n fini tel que l’infinitésimal multiplié par n puisse surpasser un nombre donné fini.

Mais l’énoncé formel de l’archimédisme reste valide, car en multipliant un infinitésimal par un nombre entier infini convenable, on peut en effet, surpasser tout nombre fini donné.

Notes

1. “Quand s’aligna, dans une brisure, la moindre, disséminée, le hasard vaincu mot par mot, indéfectiblement le blanc revient, tout à l’heure gratuit, certain maintenant (...)”. Mallarmé, Le mystère dans les lettres.

2. En théorie des ensembles, un cardinal inaccessible est précisément un infini-point, relativement aux cardinaux plus petits que lui, pour les algorithmes expansifs: a) passage à l’ensemble des parties b) passage à l’ensemble-union ou, ensemble des éléments des ensembles qui sont éléments de l’ensemble initial.

L’axiome qui pose l’existence d’un cardinal inaccessible supérieur à l’infini dénombrable est un axiome d’infini extrêmement fort. Dans la théorie obtenue par adjonction d’un tel axiome à la théorie classique des ensembles, on peut démontrer la consistance de cette théorie classique. Cf. par exemple J.R. Shoenfield, Mathematical Logic, 303 sqq.

3. Nous empruntons à F. Regnault le concept de refonte, par lequel il désigne ces grands remaniements où, faisant retour à l’impensé de son époque antérieure, une science transforme globalement, mécanique relativiste après mécanique classique, le système de ses concepts. On évaluera la logique de cet emprunt en remarquant par exemple que le système des nombres ‘imaginaires’ s’obtient par occupation, dans le domaine des nombres réels, de la place qu’y désigne x selon l’équation x2 + 1 = 0. Le symbole i, assigné formellement à cette place, d’être un nombre, assure la refonte extensive des réels par une infinité ponctuelle, celle de ce qu’historiquement les mathématiciens nommaient un élément idéal.

4. Hegel, Science de la Logique, trad. S. Jankélévitch, tome I, p. 271. J’ai parfois modifié la traduction. Dans la suite, on désignera ce livre par SL.

5. Ibid.

6. SL, I, 177.

7. J’emprunte ici à J. Derrida la traduction de Aufhebung par relève.

8. W. V. Quine, ‘Notes on existence and necessity’, J. Phil., 1943.

9. SL, I, 346.

10. SL, I, 347.

11. SL, I, 345

12. A. Koyré reprend sur ce point, sans la mentionner, la démonstration hégélienne. Cf. ‘Bonaventura Cavalieri et la géométrie des continus’ repris dans les Études d’histoire de la pensée scientifique (1966). L’article est de 1954.

13. SL, I, 213.

14. SL, I, 171, sqq.

15. Euclide, Livre V, définition 4.

16. SL, I, 267

17. SL, I, 269.

18. A. H. Fraenkel, Einleitung in die Mengenlehre; dans Grundlehren der mathematischen Wissenschaften, 9.

19. Dans sa Philosophie de l’algèbre (1962), J. Vuillemin sanctionne encore tout recours aux indivisibles comme une régression intellectuelle: “(...) si on entend par différentielles des grandeurs à la fois plus petites que notre grandeur assignable et néanmoins différentes de zéro, on retourne à l’époque pré-critique du Calcul” (p. 523).

20. Leibniz, Mémoire de 1701 sur le calcul différentiel. Cité par Robinson (voir note 22 plus bas).

21. De L’Hospital, Analyse des infiniment petits pour l’intelligence des lignes courbes. Ce livre reproduit pour l’essentiel les idées de Bernoulli.

22. E. Galois, Écrits et mémoires, 19, 62. C’est moi qui souligne.

23. Cf. le livre fondamental, qui nous sert ici de référence constante: A. Robinson, Non-standard analysis, Amsterdam, 1966. La découverte de Robinson remonte à l’automne 1960. Les premières publications sont de 1961. Mais l’idée de base figurait implicitement dans les travaux de Skolem sur les modèles non-standard de l’arithmétique, travaux qui remontent à 1930-35. Dans la suite, nous traduirons ‘standard’ par ‘conforme’ .

24. Robinson, dans le texte anglais, emploie, pour caractériser ces relations, l’adjectif ‘concurrent’ .

25. Robinson emploie ‘enlargement’ .

26. Ce théorème dépend d’un autre, fondamental en théorie des systèmes formels: le théorème de compacité. Ce dernier garantit qu’un système dont le nombre d’axiomes est infini, est cohérent si tous ses sous-systèmes finis (dont le nombre d’axiomes est fini) le sont.

Or, qu’une relation R d’un système S soit transgressive-dans-le-fini signifie essentiellement que la théorie obtenue par adjonction d’un ensemble fini d’énoncés R (ai, ρn) est cohérente avec S: il existe en effet toujours, par définition, un élément qui soutient avec tous les ai (en nombre fini) la relation R.

Le théorème de compacité garantit alors la cohérence de l’extension transgressive obtenue par adjonction de l’infinité des énoncés Rn (ai, ρn).

27. Article ‘Différentiel’ de l’Encyclopédie

28. SL, I, 299.

29. SL, I, 299.

30. Et comme en témoigne aujourd’hui même, 1968, l’incroyable et grotesque succès d’opinion fait au livre, très largement diffusé, de G.A. Métrios: Cantor a tort; risible symptôme de l’obstination réactionnaire où se perpétuent les idéologies para-mathématiques de l’Infini.

31. Cf. la révision déchirante à quoi consent très honnêtement Fraenkel dans Abstract Set Theory (3e édition, 1966), p. 125, juste après un passage consacré à la stérilité de l’infiniment petit: “Récemment, un usage inattendu des grandeurs infiniment petites, et en particulier une méthode pour fonder l’analyse (le calcul) sur des infinitésimaux, ont été rendues possibles grâce à une extension propre non-archimédienne et non-standard du corps des nombres réels. Pour ce surprenant développement, le lecteur ... etc ...”

Editorial Notes

i. This version of the article incorporates the list errata included in later printings of Cahiers volume 9 (and added as a final page to the pdf version of this article).

ii. The primary meaning of refonte refers to the remoulding or recasting of a metal. Gaston Bachelard used the term in order to describe revolutionary scientific change. “Crises in the development of thought imply a total remoulding [refonte] of the system of knowledge. The mindset [la tête] must at such a time be remade. It changes species [...]. By the spiritual revolutions required by a scientific invention, man becomes a mutable species, or better, a species that needs to mutate, one that suffers from failing to change” (Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique [1938] [Paris: Vrin, 2004], 18).