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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Une Conjuncture philosophique: un entretien avec Etienne Balibar et Yves Duroux

PH: Les Cahiers pour l’Analyse n’étaient pas ton affaire, Etienne, mais ce serait très utile de parler un peu de ce qui se passait à l’Ecole Normale dans ces années là, et surtout pendant les années d’avant, qui coïncident avec ton séjour à l’Ecole. Tu arrives à l’Ecole en 1960, c’est ça?

EB: Oui, je suis entré à l’Ecole en octobre 1960. Je faisais partie de la même promotion qu’Yves [Duroux], nous sommes devenus amis tout de suite.

PH: Vous étiez combien, à faire de la philosophie à l’Ecole?

EB: A l’époque, chaque année il y avait une promotion de 30-40 élèves qui entraient à l’Ecole, dont 5 ou 6 qui faisaient de la philosophie.

PH: Donc votre professeur, Louis Althusser, forcément il vous connaissait tous très bien?

EB: Althusser pouvait connaître chacun individuellement. C’était son rôle. Depuis 1949 Althusser était ‘l’agrégé-répétiteur’ à Ulm – le rôle correspond à certains égards à celui de ‘tutor’, dans le milieu anglo-saxon.1 Ce poste appartenait toujours à un ancien de l’Ecole, un des plus fort des promotions récentes – avant Althusser c’était Georges Gusdorf, Merleau-Ponty, Cavaillès... C’est lui qui aide les étudiants à préparer l’agrégation, c’est lui qui leur donne des conseils, qui s’intéresse à leurs projets.

A l’Ecole, pour les philosophes, il y avait Hyppolite, qui s’occupait de la philosophie ‘du haut’, si tu veux, et Althusser qui s’occupait du corps à corps. Et le corps à corps en question ça consistait à nouer peu à peu le dialogue avec chaque élève, à les encourager, etc. Althusser ne faisait que des cours de préparation à l’agrégation, c’est-à-dire des cours dans l’histoire de la philosophie, ou sur des thèmes qui étaient au programme, très spécialisés, pour un petit nombre d’auditeurs. Et dès que tu entrais à l’Ecole il commençait à te donner des conseils, parler des choses qui t’intéressent, suggérer des lectures, des cours à suivre – d’aller assister au cours de Paul Ricœur, par exemple, ou de Canguilhem, de Derrida, etc. Il envoyait les gens là où il sentait qu’ils voulaient aller. Ses conseils étaient excellents et pas du tout idéologiquement orientés; on a appris retardement qu’il était communiste, et que son marxisme était tout à fait différent du celui, officialisé, du parti, de Roger Garaudy etc., et de celui de Sartre, etc. Nous autres ses élèves on étaient marxistes aussi, évidemment, parce que la conjoncture le voulait. Mais au début il n’y avait pas de raison qu’on discute de ça avec lui. Ce qui devait normalement se produire, c’était qu’il nous fasse travailler sur Malebranche, Rousseau, Kant, etc., et qu’il nous donne des conseils individuels – et c’est ça qui s’est passé, effectivement, avec les gens des générations immédiatement précédentes.

Ce qui a tout changé c’est la double conjoncture politique et philosophique de l’année 1960-61. La conjoncture philosophique, c’était les prodromes de la discussion entre Lévi-Strauss et Sartre sur le marxisme, l’histoire et le structuralisme. Et sur le plan politique c’était la fin de la guerre d’Algérie. Dans le milieu étudiant la gauche était complètement hégémonique; à l’Ecole on était nombreux à se précipiter vers le parti communiste. Dans les assemblées générales à l’Ecole la grande question, cette année là, c’était toujours la guerre, et l’organisation des manifestations contre la guerre. Dans les assemblés il y avait deux groupes qui luttaient pour l’hégémonie: les communistes, surtout des scientifiques mais quelques littéraires aussi, et les scissionnistes du Parti Socialiste (dont Alain Badiou et Emmanuel Terray, qui avaient environs cinq ans de plus que nous), ceux qui s’opposaient à la participation du parti (socialiste) à la guerre d’Algérie. Nous on venait d’arriver, on tombe dans ces assemblés générales, qui fonctionnaient toujours de cette façon: il y avait ou bien Badiou ou bien Terray, d’un côté, et Jean-Pierre Osier, ou bien le mathématicien Ross (qui était devenu célèbre en tournant le dos au Général de Gaulle venu en visite à l’Ecole), je ne sais pas qui, de l’autre, qui s’engueulaient entre eux. De temps en temps ils se tournaient vers nous, vers ‘nos jeunes camarades, qui heureusement ne sont pas encore pervertis par ces disputes idéologiques, qui sont honnêtes, courageux, qui ne se laissent pas prendre par ces staliniens, ces trotskistes, etc.’ C’est pour te décrire un peu l’état d’ébullition dans lequel on se retrouvait. Moi j’ai réfléchi pendant un certain temps, et un jour j’ai dit à Yves [Duroux] je vais entrer dans l’UEC [Union des Etudiants Communistes] parce que finalement les communistes sont plus sérieux, etc. Et Yves m’a souri et il m’a répondu ‘moi je suis entré il y a un mois’.

Pendant ce temps, par ailleurs, on avait tous entrepris de lire la Critique de la raison dialectique, de Sartre, qui venait tout juste de sortir.

YD: C’était le grand ouvrage du moment; je me souviens, c’est Jacques Rancière (qui faisait parti de la même promotion que nous) qui m’a encouragé à le lire.

EB: L’UEC était un lieu de bagarre constants, très animé, un groupe de pression importante, très mobilisé contre la guerre, et le Parti Communiste voulait absolument contrôler son organisation étudiante (avec laquelle il a toujours eu des problèmes, à toutes les époques), de façon à pouvoir contrôler, éventuellement, l’UNEF. A l’intérieur de l’UEC on a participé à une série de batailles successives, les unes dans laquelle on était dans l’opposition, les autres dans lesquelles on s’est fait manipuler par la direction du parti. La direction du parti avait un art consommé (dont le grand maître était Roland Leroy, le futur directeur de l’Humanité) d’utiliser certaines dissidences contre d’autres.

Il y a eu trois combats successifs. Le premier, le combat contre les Trotskystes – c’était Krivine et compagnie, qui ont fondé plus tard le LCR, qui avaient acquis un très grande influence dans l’UEC, dans les bagarres du quartier Latin contre les groupes fascistes de Le Pen; ils ont été vaincus, lors d’un congrès, à l’aide des autres. Ensuite il y a eu la bagarre contre les ‘Italiens’, les pro-Italiens, c’est-à-dire l’aile réformiste du parti. Et finalement, la bagarre contre les maoïstes, les pro-Chinois. Leroy a très bien utilisé les maoïstes contre les Italiens.

YD: Rancière raconte cette séquence très bien, dans le deuxième chapitre de sa Leçon d’Althusser (1974). Un moment décisif c’est le 7e congrès du l’UEC, en mars 1964. C’est le congrès où notre jeune camarade, Robert Linhart (qui est entré à l’Ecole en octobre 63) a fait ses armes politiques.

EB: Linhart était l’ami inséparable de Jacques-Alain Miller, à l’époque.

Mais finissons d’abord avec le contexte: la guerre d’Algérie, l’ébullition dans l’UEC, l’intensité des polémiques dans et autour du parti communiste. Le parti était constamment pris dans des polémiques, mais il n’a jamais eu autant de prestige. Un grand évènement de l’époque c’était la ‘Semaine de la pensée marxiste’, organisé par le parti; cette année là (en décembre 61) c’était un événement gigantesque, dont le moment central était un débat, à la Mutualité, une salle historique de meetings politiques, etc., sur la dialectique de la nature.2 Ils ont organisé un débat public entre deux existentialistes, Sartre et Hyppolite, et du côté du parti, Jean-Pierre Vigier (un physicien philosophe, un ancien résistant – qui croyait des trucs délirants sur les variables cachées en physique quantique...) et Roger Garaudy. Il y avait plusieurs milliers de personnes dans la salle, et autant dehors qui ne pouvaient pas entrer. Et même temps il y avait toutes sortes de séminaires sur le marxisme, ça couvrait tout le quartier Latin. Le débat, pour simplifier, se réduisait à un débat entre l’existentialisme de Sartre et le communisme scientifique, la dialectique de la nature.

Là-dessus, Althusser, en avril 1961, donc à la fin de notre première année à l’Ecole, publie dans La Pensée (une revue officielle du parti, mais qui échappait en parti de l’orthodoxie la plus stricte) un article d’apparence érudit, très académique, qui deviendra le deuxième article de Pour Marx, qui s’appelait ‘Sur le jeune Marx’, et qui restera fameux pour sa critique de la méthode téléologico-régréssive. Et nous on lit ça – Yves et moi, Pierre Macherey, Osier. On a trouvé ça très fort. Ca correspondait parfaitement à nos goûts philosophiques, etc. Et d’autre part on s’est dit, on a un Marxiste à domicile, notre prof (et notre ami, déjà, il était toujours assez jeune), qui lui est ni existentialiste, ni dialectique de la nature. On s’est dit: on veux en savoir plus. Donc on est allé le voir, nous trois (Yves, Macherey et moi) et on lui a dit, on aimerait bien que tu nous fasses travailler là-dessus, on veut lire Marx, etc. C’était le printemps de 61. Et Althusser a dit: mettez-vous au boulot, vous lisez un certain nombre de textes (les manuscrits de 44, la question juive, etc., il n’était pas encore question du Capital), et vous revenez me voir à la rentrée (d’octobre), et on verra ce qu’on pourrait faire ensemble. On voyait bien qu’il avait très envie.

Alors je me souviens très bien, j’étais avec Macherey, on a passé un mois de vacance ensemble, à la campagne, et on a écrit ensemble un texte d’une centaine de pages sur les manuscrits de 44 (qui est sans doute disparu par la suite), et on l’a apporté à Althusser, pour lui montrer qu’on avait bossé. C’est ce qu’il attendait. Alors pour l’année 61-62 il a mis sur pied un séminaire sur le jeune Marx – un séminaire officiel de l’Ecole, mais ouvert à tous qui voulaient venir: on était environ 10 ou 15. Et là s’est noué quelque chose d’assez particulier, une espèce de collaboration, assez spéciale. Althusser nous a dit franchement, en somme, que ça fait des années que je rumine certains trucs, et j’attendais ce moment. Il y a eu un déclic, à la fois une conjoncture philosophique et une rencontre personnelle. Il avait envie de travailler en groupe. L’achèvement de ça serait le séminaire ‘Lire le Capital’ (de 64-65), qui en est l’illustration parfaite: il a fait la moitié à lui seul, mais s’il n’y avait pas eu les autres il n’aurait rien fait. L’idée de travailler sur le Capital est venu assez vite mais on était tous d’accord qu’on ne pouvait pas le faire tout de suite. Deux ans plus tard j’ai fait mon mémoire de maîtrise, mon diplôme d’études supérieures, sous la direction de Canguilhem, sur le Capital.

YD: Et Rancière a fait son mémoire à lui sur le jeune Marx, avec Ricœur.

EB: Donc en 61-62 on a fait un séminaire sur le jeune Marx. L’année suivante on a fait un séminaire sur les ‘origines du structuralisme’, et la troisième année, donc 63-64, c’était sur la psychanalyse, notamment sur Lacan – et ça c’était complètement Althusser, c’est Althusser qui nous a balancé Lacan, il nous a dit: on ne peut pas travailler si on n’étudie pas Lacan. L’objectif était toujours de travailler sur ce qui nous intéressait, mais il fallait faire le détour par Lacan. Et puis il y avait, bien sûr, d’autres gens qui sont entrés à l’Ecole entre temps: Michel Tort, Jacques-Alain Miller, etc. Nous autres, en 64 on venait de passer l’agrégation, donc en 64-65 on était en année supplémentaire. On avait tout notre temps. On était censé à se mettre à la recherche, mais au lieu de préparer une thèse on a fait le séminaire sur le Capital, qui comme toujours sera un séminaire ouvert; et là il y a eu beaucoup plus de monde. Voila donc les quatre séminaires que nous avons fait, du jeune Marx jusqu’au Capital.

YD: J’aimerais revenir sur ce deuxième séminaire, de 1962-63, sur les origines du structuralisme. Jean-Claude Milner est entré à l’Ecole en 61-62, et en 62-63 arrive Jacques-Alain Miller. (Linhart arrivera l’année prochaine, octobre 63). Le séminaire de 62-63 avait pour point de départ l’Histoire de la folie de Foucault.

EB: Oui c’est ça, le premier exposé d’Althusser était sur l’Histoire de la folie.

YD: Althusser était convaincu que ce livre était très important, et il a beaucoup fait pour relier le livre à la question du structuralisme – dont à la limite le mot n’existait pas vraiment, pas encore. Althusser a demandé à chacun d’entre-nous de préparer quelque chose – je me rappelle que j’ai fait quelque chose sur Dumézil, Jean-Marie Villègier (le futur metteur en scène e théâtre et d’opéra) à fait quelque chose sur le structuralisme chez Freud, et c’est Michel Tort qui a fait l’exposé sur Lacan. Miller est entré à l’Ecole à ce moment-là; il venait d’arriver, et il suivait le séminaire avec les autres, il était très jeune, très brillant.

EB: J’ajoute quelques choses. Althusser avait la manie de tout enregistrer, il avait enregistré tout le séminaire de 63-64 sur Lacan, et il a fait jouer les bandes magnétiques à Lacan, en lui disant ‘vous allez voir, j’ai chez moi des gens qui vous comprennent beaucoup mieux que vos disciples habituels’. Et cela a coïncidé avec le fait que, pour des raisons politiques, internes à son groupe psychanalytique, Lacan avait besoin d’une force de frappe philosophique et universitaire pour consolider sa position. Et après avoir écouté les bandes en question, et sur la suggestion d’Althusser, il est venu faire à l’Ecole deux petits séminaires privés, uniquement pour nous. Je me rappelle qu’il a fait un truc qu’il a repris ensuite, sur l’aphanisis du sujet, ce qu’il appelait l’aliénation. On était cinq ou six: Badiou et Regnault n’étaient plus à l’Ecole mais il y avait Yves, moi, Rancière, Miller bien sur, et puis Milner. Lacan avait bossé, il avait préparé quelque chose de bien soigné.

Ensuite il y a eu les questions, et je me souviens bien, en tant que bon élève d’Althusser, je lui ai demandé: merci monsieur, c’est très intéressant – mais quel rapport voyez vous avec le problème marxiste de l’idéologie? Idéologie, c’était toujours le mot clé des althussériens, le schibboleth de l’althussérisme. Alors Lacan a répondu, en gros, si je me rappelle bien: oui il y en a sûrement un mais ce n’est pas le problème central (ce qui n’a pas empêché Miller, plus tard, quand il a fait l’index des Ecrits [1966] de Lacan – qui est également un truc absolument crucial pour comprendre la fabrication du lacanisme comme doctrine – de coller une grande section sur l’idéologie). Et déjà là, je dirais, il y avait une division, qui n’était pas un conflit mais plutôt un choix, une question de goût et de façon de travailler.

Pour moi, la question ne se posait même pas, il n’y avait pas de doute: je restais avec Althusser, je m’occupais de l’idéologie et de la science, de la coupure, etc. Mais déjà à ce moment-là, probablement, Miller, qui ne voulait pas rompre avec Althusser, avait trouvé un nouveau maître, plus intéressant, qui l’excitait davantage. Et Yves, effectivement, il avait comme toujours des rapports avec tout le monde. Tout cela s’est cristallisé par la suite, au cours de l’année 65, jusqu’à la publication du premier numéro des Cahiers pour l’Analyse en janvier 66: il y a eu des althussériens-althussériens, il y a eu des lacano-althussériens, et puis des gens qui ne voulaient pas s’enfermer dans un seule chapelle. Ce sera redoublé par des divisions politiques, qui seront liés à la question du maoïsme.

YD: Oui, alors Lacan, quand il arrive à l’Ecole – la première séance de son séminaire est en janvier 1964 – il avait déjà bien préparé le terrain. Althusser aussi. Ce n’était pas simplement un acte de charité, parce que Lacan avait été viré de Sainte-Anne; Althusser voulait lui aussi faire une alliance stratégique avec Lacan.3 Et nous on était au cœur de ça. On a fait ces premiers séminaires, fermés, avec Lacan, et on a participé au premier séminaire (le séminaire XI, sur Les Concepts fondamentaux de la psychanalyse4) qu’il a donné à l’Ecole, en 1964 – on y retrouve la question que Miller lui a posée, et qui est restée célèbre: ‘quelle est votre ontologie?’ L’année suivante on était plusieurs à faire des présentations dans le séminaire lui-même (le séminaire XII, sur les Problèmes cruciaux pour la psychanalyse5), qui seront repris dans les Cahiers pour l’Analyse.6 Et par ailleurs, beaucoup des psychanalystes de la génération des élèves de Lacan d’avant nous en ont beaucoup voulu, parce que Lacan avait l’air de dire ‘voyez cela, ces petits jeunes ils comprennent mieux que vous’, etc.

Reprenons, alors: dans le travail sur le structuralisme de 62-63 il y a trois choses qui se nouent là – le Marx d’Althusser, la psychanalyse de Lacan, et Foucault. Foucault était très important lui aussi, on l’oublie trop souvent: on ne peut pas comprendre certains déclarations des Cahiers pour l’Analyse sans Foucault.

EB: Oui certains gens des Cahiers ont été très proche de Foucault, et le sont restés, dont Regnault, Grosrichard, et Miller aussi.

Par ailleurs, il faut bien savoir que quelqu’un comme François Regnault pourrait avoir l’air, vu de l’extérieur, de quelqu’un qui n’avait pas de rapport avec l’althussérisme, d’être uniquement du côté lacanien, mais ce n’est pas vrai du tout. Il est d’une famille d’artistes: son père était architecte, son oncle décorateur, il a passé son enfance avec les grandes figures du théâtre français comme Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, etc. Comme le mot d’ordre du jour c’était ‘lutter contre l’humanisme’, alors il fallait montrer que l’humanisme était une problématique qui avait un pied chez les bourgeois et l’autre à l’intérieur du parti communiste. Et Regnault a écrit un article tout à fait extraordinaire, publié dans les Temps Modernes en août 66, de façon anonyme un article contre Teilhard de Chardin: ‘L’Idéologie technocratique et le teilhardisme’7 – (et il a écrit d’autres, d’ailleurs, notamment un très bel article sur Maria Callas avec Pierre Macherey).8 A l’époque, Teilhard de Chardin était formidablement influent: un jésuite, condamné par le Vatican, métaphysicien, personnaliste, paléontologue…

YD: … qui a fait une théorie de l’évolution universelle qui se terminait dans le Christ, dans l’homme et le Christ. L’évolution, tu vois, c’était de la bactérie au Christ.

EB: Althusser est sorti du catholicisme, et évidemment il connaissait très bien le réformisme chrétien, le personnalisme, l’idée qu’on pouvait humaniser le néo-capitalisme, etc. L’article de Regnault mettait en œuvre la critique d’Althusser contre cet humanisme réformiste.

PH: Quand on disait ‘humaniste’ à l’époque, on ne pensait pas exclusivement à Sartre et à la phénoménologie.

EB: Non, pas uniquement. Pourquoi Sartre est-il apparu finalement, vu depuis la gauche humaniste en chef? C’est parce que les althussériens, et Foucault, l’ont dénoncé comme tel. Mais il y avait un tas de gens qui se disaient humanistes.

PH: Y compris dans le parti.

EB: Exactement; après le rapport de Khrouchtchev [au 20e congrès], le parti avait décidé de se faire le défenseur de l’humanisme contre le stalinisme. Et Althusser nous répétait toujours, que le mot d’ordre fondamental de Staline c’était: ‘l’homme, le capital le plus précieux’. Staline était lui-même un humaniste.

YD: C’était les deux faces d’une même médaille: l’économisme et l’humanisme.

PH: Entendu. Avant de laisser tomber ce séminaire sur les origines du structuralisme: est-ce que tu te souviens encore de quelques détails?

YD: L’idée donc c’était, à partir de l’Histoire de la folie, de faire défiler des figures d’ancêtres potentiels du structuralisme, pour démontrer une connexion de pensée, pour démontrer que le mot voulait bien dire quelque chose. Ca remontait à travers l’histoire de la philosophie, avec des présentations sur Montesquieu et Rousseau, pour arriver à Lévi-Strauss et Roland Barthes. Althusser nous a fait rencontrer Barthes, on a passé une soirée chez lui après une conférence que Barthes avait faite à la Sorbonne, qui s’appelait ‘L’activité structuraliste.’9 Nous les comparions. La thèse de Milner, c’est que Barthes a lancé le structuralisme comme doxa; moi par contre j’ai toujours dit que c’était Althusser, dans ce séminaire de 62-63. Mais enfin ils se sont rencontrés.

PH: 1963 c’est l’année où commence le débat entre Barthes et Raymond Picard à propos de Racine, où il serait question du rapport entre critique et vérité, entre université et autorité, etc.10

YD: Oui c’est ça. Barthes était le premier à se déclarer ouvertement structuraliste; Foucault était beaucoup plus prudent...

PH: ...et plus tard il a refusé l’étiquette.11

YD: Oui mais dans la préface de Naissance de la clinique, qui est un des textes les plus ‘structuralistes’ de Foucault, du printemps 1963, on voit bien qu’il défend une ‘étude structurale’ du discours médical.12

EB: Pour nous c’était un texte capital, cette préface de Foucault; ça représentait l’alternative philosophique achevée à la phénoménologie. Et d’autre part c’était publié dans la collection de Canguilhem, ça marquait le moment où on suivait les cours de Canguilhem; c’était à la fois un grand pas en avant, et un chef d’œuvre dans la tradition épistémologique française. On y trouve une attention au langage qu’il n’y avait pas du tout chez les phénoménologues – mais ce n’était pas non plus comme chez Barthes, de la sémiologie saussurienne.

YD: A l’époque, printemps 63, on terminait notre séminaire sur le structuralisme, et je me rappelle que pour nous ce texte – un des grands textes de méthode de Foucault – confirmait notre interprétation, toujours un peu flottante, un peu obscure, de ce que c’était le structuralisme. Par là on peut commencer à comprendre pourquoi les Cahiers pour l’Analyse auront comme point de départ ce mot de Canguilhem, à propos de travailler un concept13; c’était le moment où on se rendait compte qu’il y avait un rapport entre Foucault et Canguilhem qui n’était pas simplement anecdotique mais épistémologique. Donc en cette année là on avait noué dans notre tête une certaine façon de travailler en histoire des sciences, en l’histoire de la pensée, avec une théorie générale du discours, avec l’épistémologie. On pensait qu’on allait faire tenir ensemble Canguilhem, Foucault, ce que Althusser disait sur la théorie de Marx, et ce que Lacan disait sur la théorie de Freud.

EB: On avait assisté a trois cours de Canguilhem en ces années-là, qu’il avait entièrement rédigés mais que malheureusement il refusait de publier: un premier cours, la même année de la publication de l’Histoire de la folie de Foucault (1961), sur ‘les origines de la psychologie scientifique’, qui traitait par exemple les rapports entre psychologie et physiologie, la psychométrie, etc. L’année suivante (donc 62-63) c’était un cours qui s’appelait ‘le statut social de la science moderne’, qui commençait par Galilée, qui passait par les ingénieurs du XVIIIe siècle, et qui terminait avec Marx. Et l’année d’après, il a repris son travail sur les normes, et il en a rédigé un bout qui ferait partie de la deuxième édition de Le Normal et le pathologique (1943/1966). Donc il y a ces cours, et puis il y avait aussi son séminaire à l’Institut d’Histoire des Sciences, on commençait à y aller à peu près au même moment. Dans le séminaire il se déboutonnait un peu plus sur des questions de théorie générale; souvent ça consistait à dire ‘je suis bachelardien’, mais on commençait à apercevoir qu’il n’était pas bachelardien pur et simple. Il faisait quelque chose qui dépendait de Bachelard mais qui en fait était originale, à la fois parce que il travaillait sur des objets différents, sur la jointure de la biologie et les sciences humaines

PH: ... et non pas la physique

EB: … oui, et ça changeait tout. Et puis parce qu’il avait des préoccupations en histoire des sciences qui finissaient à converger avec des discussions à distance avec Althusser sur la question de l’idéologie, et il en a inventé son propre concept dans les années suivantes, ‘l’idéologie scientifique’. Tout ça pour dire qu’à ce moment, Pierre Macherey (qui était l’étudiant de Canguilhem, qui a fait son mémoire [DES] sur Spinoza avec lui, et qui m’a amené à ses cours) a écrit un très long texte sur Canguilhem, qui a été publié dans La Pensée en février 64 (et donc écrit 63), avec une préface d’Althusser.14 C’est sur l’épistémologie de Canguilhem, et ça explique pourquoi, en partie, il y a des références à Canguilhem tellement importantes dans ce groupe althussérien. Mais en même temps ce n’est pas du tout la même chose de ce qu’en ferait les gens des Cahiers pour l’Analyse, parce que Macherey était plus marxiste, marxiste orthodoxe à sa manière, et il était freudien mais non pas lacanien.

YD: Pourtant je me rappelle qu’il nous a dit un jour, après l’avoir lu en manuscrit, que le plus grand texte de nos jours c’est L’Ethique de la psychanalyse, de Lacan.

EB: En gros ce qu’il faut comprendre c’est qu’on était tous, à un degré ou un autre, des élèves d’Althusser, des élèves de Canguilhem, et des auditeurs de Lacan.

YD: Et par ailleurs Lacan lui-même s’était emparé d’un article de Canguilhem, ‘Qu’est-ce que la psychologie?’, que nous avons réédité dans les Cahiers (CpA 2.1). Lacan était enthousiasmé par ce texte. Mais par ailleurs il faut bien dire que Canguilhem était terrorisé par l’idée que Lacan puisse s’enthousiasmer pour lui [rires]; Canguilhem pensait que Lacan était un drôle de personnage...

EB: Cet article de Canguilhem est dirigé, en partie, contre Daniel Lagache, qui avait une conception psychologisante de la psychanalyse – et à l’époque, lors de la fondation de sa nouvelle école, Lacan se trouvait en conflit avec Lagache. Lacan s’appuyait sur Canguilhem pour poursuivre sa propre critique de la psychologie.

PH: Ok, nous avons donc des points de référence qui nous aident à penser la psychologie, les sciences humaines, l’économie et l’histoire, la politique – mais comment expliquer la fascination, dès le premier numéro des Cahiers pour l’Analyse, pour les mathématique et l’abstraction de la logique mathématique?

YD: Il y a un autre personnage qu’il faut mentionner: Cavaillès. C’est le moment en France où on commencer à parler de lui et, dans la descendance de Cavaillès, s’occuper un peu des mathématiques modernes. C’est l’époque où nos camarades mathématiciens à l’Ecole étaient bourbakistes, le moment où Jules Vuillemin a publié sa Philosophie de l’algèbre, en 62. Moi-même j’avais fait ma maîtrise sur Cavaillès, avec Canguilhem. Il y avait également Michel Serres, qui était notre professeur, qui nous a donné des cours formidables, qui connaissait bien l’histoire des mathématiques, et qui par ailleurs à écrit un article sur l’Histoire de folie de Foucault, ‘Géométrie de la folie’15, dont Althusser nous avait parlé: c’était le premier qui a essayé de dire que ce livre était quelque chose de structuraliste, mais au sens précis d’un structuralisme mathématique.

EB: Michel Serres avait sa propre histoire des origines du structuralisme, qui n’était pas la même que celle qu’on avait bricolée dans le séminaire d’Althusser, et qui remontait à Leibniz sur lequel il faisait sa thèse.

YD: Et qui est une thèse admirable, dans son genre; il y a des leibniziens, plein de ressentiment, qui disent que c’est entièrement faux, mais c’est presque aussi beau que Leibniz lui-même, avec des chapitres extraordinaires. Tout ça pour dire que la référence mathématique, notamment à la conception bourbakistes, axiomatique, faisait partie de la discussion.

EB: Les deux ancêtres étaient Cavaillès et Lautman. Il y avait un célèbre séance de 1939, de la Société Française de la Philosophie, où Cavaillès et Lautman ont parlé tout les deux, c’était une séance tout à fait fascinante.16 Ils venaient tous les deux de publier leurs thèses: Cavaillès sur l’histoire de la théorie des ensembles, et Lautman sur l’analyse, sur le problème de l’existence en mathématiques. D’ailleurs c’est plutôt Lautman qui parlait des structures.

PH: Est-ce que Lacan lui-même était au courant de cette tradition de pensée? Pourquoi s’est-il penché vers la logique mathématique, vers Frege etc., dans son séminaire du printemps de 65?

YD: Le rôle de la logique, ça c’est une chose propre à Lacan, ça venait de lui. Ce n’est pas nous qui lui avons soufflé ça, contrairement à ce que certains disent, à savoir que c’est nous qui avons ‘logicisé la psychanalyse’, etc. Ce n’est pas vrai. C’est Lacan qui nous a fait travailler sur Frege, ce n’est pas nous qui l’avons proposé. Frege n’était toujours pas traduit. Je le lisais en allemand parce que j’étais germaniste, et Milner en anglais. Pour nous, cela allait dans le sens, fondamentalement, du primat de la théorie. Le structuralisme pour nous c’était, au fond, le primat de la théorie, une forme renouvelée du théorique dans laquelle l’aspect mathématique entrait forcément dans le champ. Pour nous ça ne posait aucun problème, de dire qu’il y avait une logique, au sens fort, de l’inconscient.

EB: Mais comment cela rejoint les trucs de Lacan?

YD: Comme je te dis c’est Lacan qui l’a demandé. Je crois que Lacan, depuis toujours, considérait qu’il pouvait avoir une logique de l’inconscient, un calcul de l’inconscient, c’est-à-dire une logique de l’inconscient structuré comme un langage – une logique de l’inconscient. Il a toujours pensé ça, Lacan.

PH: Déjà avec la spéculation sur ‘le temps logique’, par exemple.17

YD: C’est ça. Lacan avait été formé en mathématiques par un type très étrange, Georges Théodore Guilbaud, qui donnait un séminaire privé à trois grands personnages – Benveniste, Lévi-Strauss et Lacan. C’était un mathématicien professionnel, universitaire, qui a écrit très peu de choses mais qui a publié quelques articles toujours extrêmement ingénieux sur justement des zones un peu limites, par exemple sur la topologie. En tout cas ce n’est pas nous qui avons communiqué le virus à Lacan, c’était plutôt une rencontre. Lacan avait déjà l’idée d’une formalisation de l’inconscient, et l’idée du mathème, Lacan l’as eue depuis très longtemps.

PH: Mais avec le temps on dirait que cela s’est radicalisé.

YD: Effectivement, il y a eu la rencontre avec nous, qui en étions très enthousiasmés au sens qu’il était une forme très pure du théorique.

EB: C’est peut-être quelque chose de très français, ça, d’ailleurs, la préférence pour les mathématiques plutôt que la logique. La théorie des ensembles, évidemment, était le fleuron du projet; pour Bourbaki c’était la clef du voûte du système.

YD: Encore une fois ça remontait à Cavaillès: sa thèse secondaire était sur la théorie des ensembles,18 et sa thèse principale était sur La Méthode axiomatique et formalisme,19 qui part des controverses autour de Zermelo et montre comment, à partir de ça, se constitue une mathématique moderne, c’est-à-dire ensembliste. Et Bourbaki considérait que la mathématique moderne, structurale, commence par les ensembles; après il y a des structures différentes, mais le fondement c’est la théorie des ensembles. Le bourbakisme c’était dans un sens la revanche de Russell sur Poincaré.

EB: Oui, mais pour les bourbakistes David Hilbert et les hilbertiens étaient plus important que Russell, aussi bien dans la présentation que Cavaillès en donnait que dans l’idéologie du ‘working mathematician’, comme on dit, dans l’idéologie spontanée des savants (pour reprendre le mot d’Althusser) des bourbakistes. Les bourbakistes étaient aussi des gens de la même génération, comme par hasard – André Weil, Jean Dieudonné, Claude Chevalley, etc.: c’est la génération des Français, mathématiciens, qui dans l’entre deux guerres avaient décidé de rompre avec la tradition de l’école française des mathématiques, la tradition intuitionniste, disons, et de se mettre à l’école du formalisme allemand, c’est-à-dire d’Hilbert et de ses élèves. Cavaillès avait édité, en même temps qu’il écrivait sa thèse, la correspondance de Cantor et Dedekind, et il l’a fait avec Emmy Noether, une des disciples préférés de Hilbert, une algébriste axiomaticienne. Ils étaient devenus des fanatiques de l’axiomatique hilbertienne.

YD: C’est vrai; Lautman et Cavaillès étaient amis avec ces mathématiciens, et leurs thèses respectives représentent la reprise, dans la philosophie, de cette approche axiomatique, en rupture polie mais nette, avec Léon Brunschvicg. Brunschvicg était quand même le grand philosophe de l’épistémologie, le maître de Bachelard après tout. Ce point est important dans la micro-histoire de l’épistémologie française, le fait que Lautman et Cavaillès ont fait leurs thèses avec Brunschvicg, mais ce dernier n’est pas passé par l’école de Göttingen, de Hilbert, où ils sont tous allés –les philosophes d’un côté, et les mathématiciens de l’autre.

EB: En plus Lautman et Cavaillès étaient drôlement forts en philosophie, ils connaissaient admirablement l’histoire de la philosophie,

YD: Leur disparition c’était un drame pour la France: l’histoire intellectuelle de la France n’aurait pas été la même, si ces gens n’étaient pas morts.

EB: Oui cela aurait changé beaucoup de choses. La mort de Cavaillès et Lautman a été une catastrophe pour la philosophie française. Et nous, l’obsession de notre génération, entretenue par Canguilhem (et Althusser s’était greffé là-dessus, même si les maths ne le concernaient pas directement), c’était de recommencer ce qui avait été interrompu. Tu te rappelles de cette préface que Foucault a écrit pour Le Normal et le pathologique de Canguilhem, où il parle des deux branches de la philosophie française, l’une orientée au concept et l’autre à la conscience ou à l’existence20: la première avait été interrompue, et on était plusieurs à vouloir la continuer et la renouveler.

YD: Ca c’est très important. C’est pour ça qu’on insistait tellement sur le texte de Canguilhem sur le concept.

EB: On revenait vers le concept, mais aussi on tournait vers le nouveau...

YD: ... et le nouveau, c’était fondamentalement les sciences humaines: la linguistique, l’anthropologie, la psychanalyse, le structuralisme... et Marx, notre ‘Marx’ à nous. Le dernier mot de Sur la logique et la théorie de la science (1946) de Cavaillès, tu sais, il dit en gros: pour notre génération il faut substituer à la philosophie de la conscience une philosophie du concept.21 Alors je crois on est resté fidèle à cet héritage, finalement, dans notre conception du structuralisme, qui n’était pas celle de Barthes – et d’ailleurs quand tu relis ‘L’Action de la structure’ [CpA 9.6] tu vois bien que c’est contre Barthes, contre ce structuralisme ‘faible’, purement sémiologique, et donc également loin du structuralisme de Lévi-Strauss, pour la même raison. Mais pour développer ce structuralisme ‘fort’, conceptuel, nous on avait plus de moyens, plus de choses: on n’avait pas simplement les maths, comme avait Cavaillès, pour nous le concept en travail dans les maths était aussi en travail chez Marx, chez Freud. C’était surtout ça: Marx, Freud, et les maths.

PH: Tu mets Marx avant Freud, Althusser avant Lacan? Dans les Cahiers eux-mêmes ont dirait que l’influence de Lacan est plus en évidence.

YD: Les Cahiers c’est quelque chose qui s’est fait entre Althusser et Lacan, avec bien sûr une prédominance explicite de Lacan. C’est évident. Et pourquoi? Parce que, l’entrée des Cahiers s’est faite autour de la théorie du discours et de l’épistémologie. Pour voir le rapport à la politique que cela représentait, il faut comprendre le rapport avec les Cahiers pour l’Analyse et les Cahiers Marxistes-Léninistes, auxquels on a également participé, moi, Miller, Regnault etc.

Les Cahiers Marxistes-Léninistes commencent vers la fin de 64 (et les Cahiers pour l’Analyse une année après, vers la fin de 65). Le premier numéro commence avec un texte rédigé Miller, ‘Fonction de la formation théorique’, un texte conçu tout à fait sur le même plan que les Cahiers pour l’Analyse.22 Selon ce texte, la politique c’est quoi? C’est l’éducation dans la théorie, contre l’idéologie. Rancière (dans sa Leçon d’Althusser, de 1974) explique bien tout ça. Rancière, à la différence d’Etienne, était fasciné un peu par le lacanisme, et en plus il était très ami avec Milner, ils venaient de la même khâgne. Evidemment il y avait aussi des liaisons personnelles qui se mêlaient à tout ça: moi j’étais ami avec Etienne, et ami avec Miller, et par Miller, ami avec Milner; Rancière était ami avec Milner mais pas Miller; Etienne pas tellement avec Rancière ni Miller, etc. Il faut bien comprendre que toutes ces histoires, des Cahiers Marxistes-Léninistes et des Cahiers pour l’Analyse, ça ne touche qu’une vingtaine de personnes à l’intérieur de l’Ecole Normale – avec l’unique exception de Badiou, qui est parti de l’Ecole trop tôt, et qui est parti justement comme sartrien, pour passer quelques années comme professeur à Reims, une ville plutôt tranquille...

PH: Et il y a eu cette dispute entre Miller et Rancière, lors de Lire de Capital.

YD: Oui il y a eu un conflit, c’est vraiment de la petite histoire mais bon, Althusser était très embêté et c’est moi qui a joué le rôle de casque bleue. Le concept de causalité métonymique était évoqué dans ce texte ‘Action de la structure’ (CpA 9.6)23, mais ce texte n’était pas publié, il circulait entre nous: on l’avait écrit septembre-octobre 64, au même moment où le séminaire sur le Capital se préparait (et qui aura lieu, si je ne me trompe pas, entre avril et juin 65). Comme le texte lui-même, c’est un concept que nous avons formulé ensemble, en groupe. Et Rancière s’est servi de l’idée de causalité métonymique pour l’appliquer à quelque chose de Marx, ce qui n’était pas du tout aberrant par rapport à ce qu’on disait tous à l’époque. Bon, il a ajouté une note dans le texte pour Lire le Capital pour renvoyer à ce texte, pas encore paru. Et par ailleurs, personne n’a mieux raconté cette période, le projet des Cahiers Marxistes-Léninistes etc., que Rancière lui-même, dans sa Leçon d’Althusser.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que dans l’année de 1965, au sein de l’UEC, le groupe des élèves de l’Ecole Normale pensaient que, d’une certaine façon, il n’y avait plus rien à faire. Ils avaient été utilisés, comme expliquait Etienne, contre les ‘Italiens’, ils ont été manipulés par le parti, et donc ils allaient maintenant vers la scission. Il s’agissait dès lors de créer un groupe propre, qui sera l’UJC-ml. Officiellement, l’UJC est fondé par un congrès de juillet 1966, et ça commence à exister à la rentrée (octobre) de 66. Ce groupe se réclamait de la rigueur théorique althussérienne plus la Révolution culturelle chinoise. Rancière raconte ça, mais comme (dans son livre) il est contre Althusser il ne voit pas pourquoi nous on ne pouvait pas faire des différences. Quand Althusser se servait des textes de Mao Tsé-Tung sur la contradiction24, il disait qu’il s’en servait pour la rigueur théorique, justement, et pas pour les positions politiques des Chinois contre les Soviétiques. A l’époque c’était très important, d’autant plus à cause du fait que, si la guerre s’était terminée en Algérie, elle continuait en Vietnam. Ca c’est extrêmement important. Rien ne pourra permettre de comprendre la mobilisation étudiante en 68, si on ne sait pas que c’est commencé dans les Comités de Vietnam de Base (CVB)25, où il y avait une lutte ouverte contre le parti communiste: le parti disait, ‘paix au Vietnam’, et nous on disait, ‘FLN vaincra!’. Nous on pensait que le PCF, comme d’habitude, était opportuniste, et refusait la lutte et la victoire pour avoir de la paix. Ils ont commencé dès l’automne de 65, ces Comités de Vietnam de base. Il y a donc une conjoncture politique de cette mobilisation à propos de Vietnam, d’une part, et d’autre part, l’aspect théorique des Cahiers Marxistes-Léninistes.

PH: Qui étaient maintenant bien établis, au cours de l’année 65? Donc bien avant la création de l’UJC.

YD: C’est ça. Les Cahiers Marxistes-Léninistes sont le travail du Cercle d’Ulm, c’est-à-dire le cercle des normaliens dans l’UEC. On a écrit ce texte, Miller et moi, pour le premier numéro, en octobre 64. La tête politique des Cahiers Marxistes-Léninistes c’était Robert Linhart, un ami de Miller et de moi aussi, très proche. Ensuite il y aura Benny Lévy, qui est entré à l’Ecole en octobre 66. Les Cahiers Marxistes-Léninistes étaient conçus comme une sorte d’instance intermédiaire entre un groupe politique et une revue théorique, pour aider ce qu’on appelait des ‘écoles de formation théorique’. Ces écoles, on gros, elles répétaient ce qu’il y avait dans Lire le Capital: elles enseignait le Marx d’Althusser, la théorie de la révolution. Rancière était un des professeurs de ces écoles de formation théorique, qui ont fonctionné de l’automne 65 à l’été 66 (donc juste au moment où se crée l’UJC-ml). Elles coïncidaient, donc, avec la Révolution culturelle.

Au départ, alors, les Cahiers Marxistes-Léninistes et les Cahiers pour l’Analyse ce sont les mêmes personnes. Mais avec le temps, et assez rapidement, il y a une politisation de plus en plus intense du côté des Cahiers Marxistes-Léninistes, tandis que du côté des Cahiers pour l’Analyse se produit quelque chose de plus théorique. Quand tu dis que dans les Cahiers, finalement on y trouve peu de politique, c’est vrai; ça pousse de plus en plus vers une sort d’épistémologisme. Le dernier numéro, sur la formalisation, est celui qui va le plus loin du côté ‘théoriciste’ du structuralisme.

PH: Pourtant l’accent est bien marqué dès le début, avec le premier article, de Lacan sur la science et la vérité (CpA 1.1).

YD: Oui, cet article est très particulier; c’était quasiment une commande qu’on a passé à Lacan, pour que, dans son séminaire de 65-66, ça soit sa première séance.

PH: Ce dernier numéro, c’est également là ou on reconnaît l’intervention le plus marquante de Badiou.

YD: Effectivement. Badiou s’est rallié aux Cahiers pour l’Analyse après s’être rallié à Althusser. Il a fait un article sur Althusser en 67, ‘Le (Ré)commencement du matérialisme dialectique’26, qui était pour lui un article très important; c’est le moment où il quitte, d’un certain sens et pour un certain temps, le sartrisme.

PH: Et la littérature aussi.

YD: Oui, ç’allait ensemble. Pour Sartre et les gens des Temps Modernes, Badiou était un grand espoir, à la fois philosophique et littéraire. Hyppolite aussi il aimait bien Badiou, il le considérait comme un des grands espoirs de la philosophie française. Et là il se rallie à Althusser. Il se rallie à Althusser, à la limite, à cause de la rigueur. Il défendait Lacan déjà, depuis longtemps, pour la même raison. Du fait que, quand Badiou s’est rallié au Cahiers pour l’Analyse ça ne posait pas de problèmes, ç’allait de soi. Et il apportait quand même une connaissance des maths et de la logique que les autres n’avaient pas.

PH: Mais en général, cette double fidélité, à Lacan et à Althusser, devenait-elle plus problématique après la rupture interne aux Cahiers Marxistes-Léninistes, qui donnera lieu aux Cahiers pour l’Analyse?

YD: Ceux qui seront prochainement au cœur de l’UJC ont trouvé justement qu’on allait trop loin, avec l’analyse théorique de la littérature expérimentale, et le comité central du Cercle d’Ulm a supprimé ce numéro des Cahiers Marxistes-Léninistes qui contenait les articles de Regnault et de Milner sur la littérature (cf. CpA 7.Introduction).

EB: Bien avant 68, l’UJC-ml avait, par fidélité à la Révolution culturelle chinoise, entonné la trompette de l’anti-théoricisme. Moi j’ai vu ça du côte d’Althusser, j’étais le fidèle second d’Althusser pendant toute ces années là.

YD: Et moi j’étais intermédiaire, comme toujours.

EB: Comme tu te souviens Yves, déjà avant 68 Althusser était accusé de théoricisme, d’un côté par le parti, de l’autre par les maos. Des deux côtés c’était exactement la même rhétorique: vous oubliez la lutte des classes, que la pratique commande à la théorie, etc. Nous on n’était plus à l’Ecole: de 65 à 67 j’étais en Algérie, je faisais mon service militaire dans la coopération, comme Yves faisait le sien en Madagascar. Mais je recevais des comptes rendus d’un camarade de Linhart, Jacques Broyelle (qui est ensuite passé à droite, bien avant Glucksmann), qui disait que les copains étaient d’accord pour entrer dans la comité de rédaction des Cahiers Marxistes-Léninistes, et que donc il fallait que moi je sois d’accord aussi; je me suis dit il faut quand même que je vérifie la chose, et j’ai demandé à je ne sais pas qui, Macherey je crois, de me renseigner. Et j’ai découvert à cette occasion qu’eux ils disaient que j’étais déjà d’accord, enfin c’était la méthode habituelle. Finalement j’ai décidé de ne pas y entrer.

Mais j’étais très ami avec Linhart, et en rentrant à Paris on s’est vu, et je me souviens de la phrase qui pour lui résumait tout: je lui disais, la théorie est nécessaire, alors il faut une relative autonomie de la théorie, qui nie pas l’importance de la lutte des classes, mais bon on ne peut pas se passer de la théorie. Je tenais toujours, même si c’était maintenant d’une façon un peu défensive, à ce qui avait été notre credo. Et Robert m’a dit: ‘mais Etienne, qu’est-ce qui passe les commandes, pour la théorie? Le théoricien ne peut pas se passer des commandes à lui-même! Il faut que les commandes viennent du peuple, des masses.’ Ils étaient donc déjà vivement anti-théoricistes, et les Cahiers pour l’Analyse ont dû leur apparaître comme étant encore plus théoricistes qu’Althusser lui-même.

YD: Mais le vrai tournant, Etienne, il faut bien que tu le saches, c’est quand les gens de l’UJC-ml, qui s’est constituée à la rentrée de 66, sont invités, l’été de 1967, par le Parti Communiste Chinois. Et quand ils reviennent de Chine, en août 67, c’est là qu’effectivement ils lancent ce qu’ils appelaient ‘l’établissement’, l’idée qu’il fallait que les intellectuels aillent dans l’usine. Et c’est là où l’anti-théoricisme a été le plus violent. Et tout de suite après, les premiers membres de l’UJC se sont établis dans les usines. Par ailleurs, Althusser avait écrit un article dans les Cahiers Marxistes-Léninistes, sans le signer, pour défendre la Révolution culturelle, à partir des ses propres constructions.27

EB: Oui, l’article est paru dans le numéro 14, novembre-décembre 66. Et moi, dans le numéro précédent, j’avais commencé la publication d’un grand travail sur Staline et la linguistique, qui avait pris des proportions considérables – mais seulement la première moitié a paru, parce que entre la publication de la première moitié et celle de la seconde j’avais rompu avec eux.

YD: Et peu après les Cahiers Marxistes-Léninistes disparaissent.

PH: Retournons pour terminer vers nos Cahiers pour l’Analyse. Au début, est-ce que vous les avez conçu comme cohérents avec les Cahiers Marxistes-Léninistes? Ou bien dans une logique de rupture, de scission?

YD: Moi je dirais qu’au début, c’était cohérent, dans le sens que, dans les deux cas, il s’agissait de la formation théorique. On allait commencer la politique par la rectification théorique. Mais très rapidement cela s’est arrêté.

EB: C’est vrai Yves. Mais d’un autre côté, Miller et Linhart avaient été très amis, et ils s’éloignent l’un de l’autre avec ce numéro sur la littérature. Linhart était intoxiqué du politique et du léninisme. Plus jeune que nous, il avait marqué son entrée dans notre groupe (le Cercle d’Ulm) d’une façon spectaculaire en montrant qu’il connaissait par cœur l’intégralité de l’œuvre de Lénine. Il avait lu les trente volumes et il les connaissait par cœur. Linhart avait une sorte d’identification avec Lénine. Je veux pas dire que Miller et Milner étaient contre Lénine, au contraire; il y avait également un Lénine très algébrique; mais pour eux ce n’était pas la référence fondamentale.

YD: Ils n’y sont pas entrés dans la même façon. C’est vrai qu’il y a un décalage d’un an. Mais quand Linhart est entré dans l’Ecole, il n’était pas encore très politisé. Ses premiers faits d’armes, il les a faits au séminaire de Barthes, à l’automne 63, par un exposé sur L’Imaginaire de Sartre. C’était très brillant. Et il se trouvait, l’année 64, que nous autres – Rancière, Etienne, moi, etc. – on préparait l’agrégation, donc on a envoyé Linhart au congrès de l’UEC. Je me rappelle très bien: je suis allé le voir dans sa thurne, et il a accepté d’y aller.

EB: Il s’y est révélé comme un dirigeant hors pair.

YD: Il est allé, et il est revenu, il faut le dire, muté, métamorphosé, devenu un vrai politique.

EB: Et il faisait, avec d’autres, le lien avec une troisième chapelle, la chapelle de Charles Bettelheim; le compte rendu du congrès en question, il a été publié par Linhart dans une autre publication, le troisième volet de cette entreprise, Problèmes de Planification Socialiste. C’était la troisième revue publiée, avec les deux Cahiers, par cette même officine, dont le maître à penser, Bettelheim, était institutionnellement pro-Chinois. C’était un Directeur d’Etudes à la 6e section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, plus vieux qu’Althusser, trotskiste avant la guerre, de l’extrême gauche du parti socialiste, il est devenu spécialiste de planification socialiste et il voyageait entre l’ouest et l’est, il avait rencontré Zhou Enlai, Che Guevara, Nehru, Nasser, enfin tout le monde.

YD: C’était l’expert mondial de la planification.

EB: Je ne sais pas très bien comment il avait rencontré Althusser, mais ils avaient formé une espèce de tandem; Althusser voulait apprendre des économistes, et Bettelheim avait compris que, poussé par nous, il pouvait renouvelé sa problématique de base. Il y avait donc tout un groupe autour de lui, d’économistes et de militants qui étaient beaucoup plus ‘globe-trotter’ que nous, plus tiers-mondistes, plus maoïstes.

YD: Pour revenir aux deux Cahiers: partis d’une même orientation, ils ont divergé très vite, et ce numéro sur la littérature en était révélateur. Les intérêts n’étaient plus les mêmes. Le côté ‘théorie du discours’ allait de plus en plus vers la formalisation, vers ce qui sera le dernier numéro des Cahiers pour l’Analyse – et à vrai dire, assez loin de la psychanalyse. Il y a une vraie évolution. C’est évident quand on regarde la portée du neuvième numéro, sur la généalogie des sciences. J’ai assisté à l’interview avec Foucault, d’ailleurs, dans la Salle Cavaillès [à l’Ecole]: cela a commencé vers 16h, on a continué jusque vers 20h. On était sept ou huit, je ne me rappelle pas très bien qui était là. C’était octobre-novembre 67, et le résultat c’était un très beau texte de Foucault, d’ailleurs.

EB: Oui c’est le noyau de ce qu’il a ensuite transformé en livre, pour faire L’Archéologie du savoir (1969).

Il faut également mentionner quelqu’un qui écrit dans les Cahiers sous un pseudonyme, Thomas Herbert; c’est Michel Pécheux, qui s’est suicidé en 1983. Il était un normalien philosophe un an ou deux avant nous. Pierre Macherey a fait des séminaires sur ses travaux, qui devraient être sur son site.28 Pécheux c’était un type très fort, d’une culture absolument extraordinaire, qui était broyé par des histoires personnelles et familiales terribles, et par le fait que, se plaçant lui-même au centre d’une configuration théorique dans laquelle il ne voulait renoncer ni à l’épistémologie, ni à la psychanalyse, ni à la linguistique, ni à la formalisation, ni au marxisme, il a poursuivi jusqu’à la fin le rêve de la synthèse… Cela a produit des choses dont certaines sont scholastiques, mais d’autres très fortes.

YD: Sa position officielle sera chercheur en psychologie sociale, au CNRS. Théorie du discours ça lui allait très bien, il en est devenu un spécialiste. Ca permettait de lier ensemble une théorie générale des idéologies, la formalisation des machines à traduire, la psychanalyse, le marxisme, la linguistique…

EB: Il a écrit un beau livre, althussérien, sur la théorie de l’idéologie, Les Vérités de la Palice (1975), qui sera traduit en anglais29; il aura une influence importante en Angleterre. Mais en même temps, c’est très difficile à lire, c’est lourdement marqué par un jargon marxisant. Pourtant, il a réussi de se libérer un peu par la suite, et avec son amie Françoise Gadet il a écrit un deuxième livre que personne ne connaît, Langue introuvable (1981). Ce sera le dernier livre à paraître dans la collection ‘Théorie’, chez Maspero.

PH: Et concrètement, comment se sont-ils préparés, conçus, produits, les numéros des Cahiers?

EB: Essentiellement, les Cahiers pour l’Analyse c’étaient Miller et Milner.

YD: Le vrai noyau, à mon avis, c’était Miller, Milner et Regnault. Ensuite il y avait des compagnons de route – Pécheux [Herbert], Mosconi, même Bouveresse. C’était un truc de normaliens, très essentiellement.

EB: Oui, c’était très, très un truc de normaliens!

YD: Et ce qui a permis des gens comme Mosconi, comme Bouveresse, de se rattacher au projet, c’était la théorie de discours.

EB: Des logiciens d’un côté, des littéraires de l’autre, y compris le grand numéro de Derrida, qui a mis Lévi-Strauss dans une fureur… Par ailleurs Derrida avait toujours une grande animosité contre Lévi-Strauss, ça ne l’a jamais quitté; c’est son ennemi théorique presque numéro un, je dirais.

YD: Miller aimait beaucoup Derrida, il était son élève à l’Ecole. Miller était (en 66-67) en année supplémentaire, ils discutaient entre eux; Derrida était intéressé par les Cahiers, et il leur a donné ce texte (CpA 4.1), ce morceau de ce qui sera De la grammatologie (1967). Ils en étaient très contents. N’oublie pas l’aspect pratique: une fois la revue lancée, le problème c’était d’avoir des textes.

EB: Ils voulaient percer, également, il y avait ce côté-là aussi, créer une réputation.

YD: Il y avaient certains textes essentiels au projet (par exemple, avec les textes de Miller, le très beau texte de Regnault sur Descartes et Machiavel [CpA 6.2], et le texte fondamental de Milner, auquel il est toujours resté fidèle, sur le Sophiste [CpA 3.5]), et d’autres qui étaient un peu bricolés – on a le texte d’Althusser sur Rousseau (CpA 8.1) parce que Rousseau était sur le programme de l’agrégation cette année-là, et il y a par exemple le diplôme de Bouveresse sur Fichte (CpA 6.7), le diplôme de Grosrichard sur le problème de Molyneux (CpA 2.3), celui de Mosconi sur Condillac (CpA 4.2) – ce sont les diplômes de maîtrise qu’on était obligé de faire. Sauf les deux derniers numéros; là ils ont réussi, curieusement, dans cette année 1967, à recruter un certain nombre de grands personnages: on y trouve par exemple Culioli, Dagognet, Jacques Brunschwig (dont l’article très technique joue un rôle décisif pour Lacan, dans la théorie de la proposition existentielle négative, le fameux pas-tout), etc.

EB: Pendant ce temps, le structuralisme est devenu puissance, c’est pour ça.

YD: Et ces deux derniers numéros des Cahiers, c’est le Seuil qui les reprend, à cause de François Wahl, qui publie les Ecrits de Lacan, et également le seul livre philosophique sur le structuralisme qui existait à l’époque, qui apparaît juste avant mai 68.30 On voit bien qu’ils sont plus professionnels, plus cohérents; parfois, pour les autre numéros, on improvisait.

PH: Mais toujours dans la voie tracée par la théorie de discours?

EB: Oui, de toute façon cette idée d’une théorie de discours ne désignait pas une méthode fixée mais un champ, un enjeu, avec une espèce de concurrence entre plusieurs façons de concevoir la chose, les uns plus formalistes, les autres plus historiques, les autres métaphysiques.

YD: Oui, il y avait certainement un noyau théorique fort, dessiné dans le texte programmatique sur l’action de la structure (CpA 9.6). Pendant ces années là, ces années clefs de 66 et 67, les premiers mois de 68, ce sont les Cahiers qui ont effectué la diffusion du structuralisme en France. Et il faut bien voir, il y a quand même une unité des Cahiers pour l’Analyse, de Cavaillès à Canguilhem, à Foucault, etc., dont l’Archéologie du savoir a été très marqué par les Cahiers – et finalement assez peu de Lacan. Le Lacan qui figure là parle du discours et de la science.

PH: Pourtant la psychanalyse est bien présente: il y a les séminaires de Leclaire, les textes de Green, de Nassif, etc., les extraits de Schreber.

EB: Je crois que Miller avait une bonne relation avec Leclaire, qui était, parmi les premiers disciples de Lacan, celui qui s’intéressait le plus à tout ça.

YD: C’est sûr que le rapport avec Lacan demeure important. Son séminaire se déroulait toujours à l’Ecole. Mais forcément les normaliens gardaient une certaine distance; ils se rendaient compte, évidemment, qu’ils ne pouvaient pas contribuer à la théorie de l’analyse s’ils ne devenaient pas eux-mêmes analystes (c’est pourquoi Miller, par la suite, s’est fait psychanalyser). Ce n’était pas tenable, l’idée qu’on pouvait avoir une commensalité entre analystes et non-analystes, autour de l’appropriation de la théorie analytique pour une théorie générale du discours.

PH: Et après 68, il parait que les Cahiers eux-mêmes n’étaient plus tenables. Dans l’après-coup de mai, est-ce que vous avez tout de suite abandonné les Cahiers?

YD: 68 fait exploser le tout. Après, c’est une autre histoire qui commence. Les principaux acteurs des Cahiers sont tous allés vers la Gauche prolétarienne. Ils avaient été saisis, ils y engageaient à fond. Il faut bien voir que les Cahiers Marxistes-Léninistes, l’UJC-ml, ils étaient contre mai 68, quasiment jusqu’au bout. Pendant tout l’été de 68, l’UJC a explosé…; il a eu un déchirement terrible. Là se crée la Gauche prolétarienne, autour de Benny Lévy, avec l’exclusion justement de Linhart, qui était condamné à s’établir; l’établi de Linhart31, c’était une condamnation, c’était comme en Chine, envoyer les gens se faire rééduquer chez les cochons...

PH: Et les gens des Cahiers, c’était prévisible qu’ils s’engageraient dans la Gauche prolétarienne, par exemple?

YD: Oui c’était prévisible, tout ça c’était prévisible. Miller était assistant de philosophie à Besançon. Besançon c’était un haut lieu du syndicalisme révolutionnaire, avec les ‘gars de la Rhodia’, etc.

EB: Je me rappelle d’un coup de téléphone de Miller, nous disant que la révolution a commencé à Besançon, avec le premier Soviet créé, avec les ouvriers de la Rhodiaceta et les étudiants révolutionnaires, etc. On a trouvé une petite voiture, et un peu d’essence dans un jerrycan (car il n’y avait plus d’essence en France), et on a tout de suite fait le trajet à quatre pour arriver le lendemain à Besançon – où le Soviet avait cessé d’exister, parce que les ouvriers avaient décidé qu’ils ne voulaient plus de rapports avec les étudiants gauchistes…

YD: Il est vrai qu’il était assez frappant, de voir des gens aussi loin de la politique comme François Regnault et Jean-Claude Milner, des gens exquisément cultivés, etc., pris dans la Gauche prolétarienne…

Si on remonte un peu, un point décisif, c’était les cours de philosophie pour les scientifiques. Althusser, à l’automne 67, jusqu’en avril 68, a organisé ces cours de philosophie pour les scientifiques – mais je n’en connais pas l’origine.

EB: L’origine, c’est que Pierre Macherey a fait la chose tout seul l’année précédente. Althusser vivait à l’intérieur de l’Ecole Normale, c’était son univers clos; il connaissait des gens dehors mais il vivait là-dedans. Du coup il avait tendance, de façon leibnizienne en somme, de reproduire l’univers à l’intérieur de la monade. La question qui se posait, alors, c’était: comment se présentait la lutte des classes à l’intérieur d’une école constituée uniquement d’intellectuels? Evidemment il y avait les ouvriers, les serviteurs, les lingères, etc., qui jouaient un rôle important. Mais Althusser avait une autre idée. Si tu lis la correspondance qu’on a échangée entre nous à l’époque (qui est maintenant déposé avec les archives d’Althusser à l’IMEC, à Caen), la correspondance du Groupe Interne de Discussion Philosophique, qui s’était créé après Lire le Capital, quand Badiou nous avait rejoint, etc., tu verras qu’on cherchait à faire une philosophie complète, à partir de ce qu’il y avait Lire le Capital, avec Spinoza, avec les notes qu’on préparait sur la théorie de discours32, etc. Et tu verras qu’il y avait parmi les correspondants des collègues scientifiques: il y avait par exemple un jeune professeur de chimie, un camarade communiste, Jean-Marie Savéant.

Althusser avait décidé – et c’est ce qu’il explique dans le premier de ces cours33 – que les scientifiques étaient spontanément matérialistes, et les philosophes spontanément idéalistes. En conséquence, la lutte des classes dans la théorie se trouvait d’une certaine mesure incarnée, à l’intérieur de l’université, par le rapport entre les philosophes et les littéraires, d’une part, et les scientifiques de l’autre. Cela reproduisait, dans un autre jargon, des machins positivistes, post-kantiens, qui remontent (comme Canguilhem indiquait) jusqu’à Comte, etc. Comme toujours l’aspect personnel intervenait aussi: beaucoup de nos amis, de nos camarades communistes, étaient des scientifiques, surtout des physiciens et des mathématiciens. Ils étaient très intéressés par la philosophie, et nous autres on avait un tropisme pro-scientifique.

Alors Pierre Macherey a toujours eu un très grand talent pédagogique, il avait la passion de l’enseignement et il cherchait des élèves. L’année où on a fait connaissance, il m’a fait un cours privé, rien que pour moi, dans lequel il m’a expliqué les Cinq Psychanalyses de Freud, suivi par un deuxième, sur l’homme et l’animal. Et Pierre a eu l’idée, après Lire le Capital, qu’il fallait faire des cours de philosophie pour des non-philosophes, c’était son idée. En 1965-66 il a monté, une fois par semaine, un cours d’initiation, dans lequel il racontait Descartes, Hegel, etc.; le public était constitué des scientifiques, des gens comme Savéant, ma femme Françoise qui était physicienne, etc., et ça marchait très bien.

Althusser a trouvé que c’était une idée de génie, qui permettait de mêler plusieurs choses en même temps: d’une part, l’idée qu’il y avait des enjeux philosophiques essentiels qui se jouaient autour de certaines ruptures ou de révolutions épistémologiques dans les sciences; d’autre part, la lutte idéologique dans le domaine des sciences, et autour des nouvelles sciences (c’est là ou intervenait la biologie moléculaire, et l’influence de Jacques Monod, qui se réclamait de Popper en épistémologie, et qu’Althusser voulait combattre34). Et comme toujours chez Althusser, c’était vendu à l’avance, il en avait tiré les conclusions avant même de commencer, etc., dans son cours d’introduction. On devait tous intervenir à tour de rôle: Michel Fichant, Regnault, Badiou, etc. Le premier fascicule publié c’était le Concept de modèle (1969), de Badiou.

YD: Qui a eu une très grande influence chez des jeunes étudiants en maths, gauchistes, après 68 – mais c’est un livre d’un sectarisme terrifiant, sur le matérialisme historique et l’idéologie. C’était l’époque où Badiou était plus althussérien que lacanien, il critiquait Lacan avec Althusser. En gros, dans son texte sur le zéro (CpA 10.8), il dit: Lacan, c’est de l’idéologie. N’oublie pas, d’ailleurs, que ces derniers numéros des Cahiers ont été terminés bien avant mai 68, bien avant leur publication; ce numéro neuf (publié au deuxième trimestre de 68), c’était bouclé à la fin de 67. Et le dernier numéro, qui ne paraît qu’au première trimestre de 69, on l’avait terminé vers mars-avril 68. Ces derniers numéros reprennent, en gros, les mêmes idées que les Cours pour les scientifiques, c’est les même gens qui parlent: Badiou, Regnault, Thomas Herbert.

EB: Mais peut-être Althusser voulait en faire quelque chose de parallèle aux Cahiers pour l’Analyse, qui serait moins élitiste.

YD: Oh je ne suis pas sûr; en tout cas, 68 a fait tout sauter en l’air.

PH: Je vous remercie beaucoup, tous les deux.

Notes

1. Cf. Etienne Balibar, ‘Notice nécrologique de Louis ALTHUSSER publiée dans l’Annuaire de l’Association Amicale de Secours des Anciens Elèves de l’Ecole Normale Supérieure (Recueil 1993)’, http://cirphles.ens.fr/ciepfc/publications/etienne-balibar/article/louis-althusser?lang=fr.

2. The text was published the following year, as Jean-Paul Sartre, Roger Garaudy, Jean Hyppolite, Jean-Pierre Vigier, J. Orcel, Marxisme et existentialisme. Controverse sur la dialectique (Paris: Plon, 1962). See George Novack, ‘Is Nature Dialectical?’, Understanding History (Chippendale: Resistance Books, 2002), www.marxists.org/archive/novack/works/history/ch13.htm.

3. See Louis Althusser, ‘Correspondence with Jacques Lacan’ [1963-1969], Writings on Psychoanalysis, ed. Olivier Corpet and François Matheron, trans. Jeffrey Mehlman (NY: Columbia University Press, 1996), 145-174.

4. Jacques Lacan, Seminar XI: The Four Fundamental Concepts of Psychoanalysis [1963-64], trans. Alan Sheridan (London: Penguin, 1977).

5. Lacan, Seminar XII: Crucial Problems for Psychoanalysis [1964-65], trans. Cormac Gallagher, unpublished manuscript.

6. These presentations were published as CpA 1.2, CpA 1.3, and CpA 3.5.

7. [François Regnault], ‘Idéologie technocratique et le teilhardisme’, Les Temps Modernes 243 (August 1966).

8. Pierre Macherey et François Regnault, ‘L’Opéra ou l’art hors de soi’, Les Temps Modernes 231 (August 1965): 289-331.

9. Roland Barthes, ‘The Structuralist Activity,’ trans. Richard Howard, Critical Essays (Evanston: Northwestern University Press, 1972). According to Barthes, ‘the goal of all structuralist activity, whether reflexive or poetic, is to reconstruct an “object” in such a way as to manifest thereby the rules of functioning (the “functions”) of this object. Structure is therefore actually a simulacrum of the object, but a directed, interested simulacrum, since the imitated object makes something appear which remained invisible, or if one prefers, unintelligible in the natural object. Structural man takes the real, decomposes it, then recomposes it’, and thereby renders it intelligible.

Barthes continues: ‘We see, then, why we must speak of a structuralist activity: creation or reflection are not, here, an original "impression" of the world, but a veritable fabrication of a world which resembles the first one, not in order to copy it but to render it intelligible. Hence one might say that structuralism is essentially an activity of imitation, which is also why there is, strictly speaking, no technical difference between structuralism as an intellectual activity on the one hand and literature in particular, art in general on the other: both derive from a mimesis, based not on the analogy of substances (as in so-called realist art), but on the analogy of functions (what Lévi-Strauss calls homology). When Troubetzkoy reconstructs the phonetic object as a system of variations; when Dumézil elaborates a functional mythology; when Propp constructs a folk tale resulting by structuration from all the Slavic tales he has previously decomposed; when Lévi-Strauss discovers the homologic functioning of the totemic imagination, or Granger the formal rules of economic thought, or Gardin the pertinent features of prehistoric bronzes; when Richard decomposes a poem by Mallarmé into its distinctive vibrations – they are all doing nothing different from what Mondrian, Boulez or Butor are doing when they articulate a certain object – what will be called, precisely, a composition – by the controlled manifestation of certain units and certain associations of these units. It is of little consequence whether the initial object liable to the simulacrum activity is given by the world in an already assembled fashion (in the case of the structural analysis made of a constituted language or society or work) or is still scattered (in the case of the structural “composition”); whether this initial object is drawn from a social reality or an imaginary reality. It is not the nature of the copied object which defines an art (though this is a tenacious prejudice in all realism), it is the fact that man adds to it in reconstructing it: technique is the very being of all creation. [...] Ultimately, one might say that the object of structuralism is not man endowed with meanings, but man fabricating meanings, as if it could not be the content of meanings which exhausted the semantic goals of humanity, but only the act by which these meanings, historical and contingent variables, are produced. Homo significans: such would be the new man of structural inquiry’ (214-219).

10. Barthes, Sur Racine (Paris: Seuil, 1963); Barthes, Critique et vérité (Paris: Seuil, 1966).

11. ‘In France’, Foucault would observe a couple of years after 68, ‘certain half-witted “commentators” persist in labelling me a “structuralist”. I have been unable to get it into their tiny minds that I have used none of the methods, concepts, or key terms that characterize structural analysis’ (Foucault, ‘Foreword to the English edition’ [1970], The Order of Things [London: Routledge Classics, 2002], xv).

12. In general methodological terms, Foucault notes, ‘To speak about the thought of others, to try to say what they have said has, by tradition, been to analyse the signified. But must the things said, elsewhere and by others, be treated exclusively in accordance with the play of signifier and signified, as a series of themes present more or less implicitly to one another? Is it not possible to make a structural analysis of discourses that would evade the fate of commentary by supposing no remainder, nothing in excess of what has been said, but only the fact of its historical appearance? The facts of discourse would then have to be treated not as autonomous nuclei of multiple significations, but as events and functional segments gradually coming together to form a system. The meaning of a statement would be defined not by the treasure of intentions that it might contain, revealing and concealing it at the same time, but by the difference that articulates it upon the other real or possible statements, which are contemporary to it or to which it is opposed in the linear series of time. A systematic history of discourses would then become possible’ (Foucault, The Birth of the Clinic [1963], trans. Alan Sheridan [London: Taylor & Francis, 2003], xvii). Along these lines, Foucault presents his analysis of the development of the medical gaze and clinic in the early modern period as ‘a structural study that sets out to disentangle the conditions of its history from the density of discourse, as do others of my works. What counts in the things said by men is not so much what they may have thought or the extent to which these things represent their thoughts, as that which systematizes them from the outset, thus making them thereafter endlessly accessible to new discourses and open to the task of transforming them’ (xix).

In the case of modern medical knowledge, ‘the restraint of clinical discourse (its rejection of theory, its abandonment of systems, its lack of a philosophy; all so proudly proclaimed by doctors) reflects the non-verbal conditions on the basis of which it can speak: the common structure that carves up and articulates what is seen and what is said [...]. At the beginning of the nineteenth century, doctors described what for centuries had remained below the threshold of the visible and the expressible, but this did not mean that, after over-indulging in speculation, they had begun to perceive once again, or that they listened to reason rather than to imagination; it meant that the relation between the visible and invisible—which is necessary to all concrete knowledge—changed its structure, revealing through gaze and language what had previously been below and beyond their domain. A new alliance was forged between words and things, enabling one to see and to say. Sometimes, indeed, the discourse was so completely "naïve" that it seems to belong to a more archaic level of rationality, as if it involved a return to the clear, innocent gaze of some earlier, golden age. [...] The gaze is no longer reductive, it is, rather, that which establishes the individual in his irreducible quality. And thus it becomes possible to organize a rational language around it. The object of discourse may equally well be a subject, without the figures of objectivity being in any way altered. It is this formal reorganization, in depth, rather than the abandonment of theories and old systems, that made clinical experience possible; it lifted the old Aristotelian prohibition: one could at last hold a scientifically structured discourse about an individual’ (xii-xix).

13. On the inside leaf of every volume in the Cahiers pour l’Analyse is a citation from Georges Canguilhem’s essay on Bachelard: ‘To work on a concept is to vary its extension and comprehension, to generalise it through the incorporation of exceptional traits, to export it beyond its region of origin, to take it as a model or inversely, to search for a model for it – in short, to progressively confer upon it, through regulated transformations, the function of a form’ (Canguilhem, ‘Dialectique et philosophie du non chez Gaston Bachelard’, Revue Internationale de Philosophie 66 [1963], 452).

14. Pierre Macherey, ‘La Philosophie de la science de G. Canguilhem’, La Pensée 113 (February 1964), 62-74.

15. Michel Serres, ‘Géométrie de la folie’, Mercure de France 1188 (August 1962), 683-696 and 1189 (September 1962), 63-81, reprinted as ‘Géométrie de l’incommunicable: la folie’, in Serres, Hermes I: La Communication (Paris: Minuit, 1968), 170-195; ‘The Geometry of the Incommunicable: Madness’, trans. Felicia McCarren, in Arnold I. Davidson, ed., Foucault and his Interlocutors (Chicago: University of Chicago Press, 1997), 36-56.

16. Jean Cavaillès et Albert Lautman, ‘La Pensée mathématique’ [4 février 1939], Bulletin de la Société française de philosophie 40:1 (1946); ‘Mathematical Thought’, partial trans. Arthur Goldhammer, in Etienne Balibar and John Rajchman, eds., French Philosophy Since 1945 (NY: The New Press, 2011), 65-70.

17. Jacques Lacan, ‘Logical Time and the Assertion of Anticipated Certainty’ [1945], Écrits (Paris: Seuil, 1966); Ecrits, trans. Bruce Fink, in collaboration with Héloïse Fink and Russell Grigg (New York: W.W. Norton, 2006).

18. Cavaillès, Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles (Paris: Hermann, 1938).

19. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme (Paris: Hermann, 1938).

20. Foucault sees a general ‘dividing line’ running through the various other oppositions that shape the field of modern French philosophy,

one that separates a philosophy of experience, of meaning, of the subject, and a philosophy of knowledge, of rationality, and of the concept. On one side, a filiation which is that of Jean-Paul Sartre and Maurice Merleau-Ponty; and then another, which is that of Jean Cavaillès, Gaston Bachelard, Alexandre Koyré, and Canguilhem. Doubtless this cleavage comes from afar, and one could trace it back through the nineteenth century: Henri Bergson and Henri Poincaré, Jules Lachelier and Louis Couturat, Pierre Maine de Biran and Auguste Comte. [...] On the surface, the second one remained the most theoretical, the most geared to speculative tasks, and the farthest removed from immediate political inquiries. And yet, it was this one that during the [second world] war participated, in a very direct way, in the combat, as if the question of the basis of rationality could not be dissociated from an interrogation concerning the current conditions of its existence. It was this one, too, that in the sixties played a crucial part in a crisis that was not just that of the university, but also that of the status and role of knowledge.

One of the main reasons appears to lie in this: the history of the sciences owes its philosophical standing to the fact that it employs one of the themes that entered, somewhat surreptitiously and as if by accident, the philosophy of the seventeenth century. During that era, rational thought was questioned for the first time not only as to its nature, its basis, its powers and its rights, but as to its history and its geography, its immediate past and its conditions of exercise, its time, its place, and its current status. [...] If one had to look outside France for something corresponding to the work of Koyré, Bachelard, Cavaillès, and Canguilhem, it would be in the vicinity of the Frankfurt School, no doubt, that one would find it (Michel Foucault, ‘Life: Experience and Science’, trans. Robert Hurley, in The Essential Works, vol. 1: Aesthetics, Method, and Epistemology, ed. James D. Faubion [London: Penguin, 1998], 466-469).

21. ‘Le terme de conscience ne comparte pas d’univocité d’application – pas plus que la chose, d’unité isolable [...]. Ce n’est pas une philosophie de la conscience mais une philosophie du concept qui peut donner une doctrine de la science’ (Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science [1946] [Paris: Vrin, 1997], 90).

22. ‘Marxist-Leninist theory requires a form of teaching that is not reducible to the communication of a set of statements and bits of information constituted as knowledge [savoir]. This because Marxist-Leninism provides the principle of a new organisation of the conceptual field, which breaks with the most constant but less obvious references of our intellectual moment – to teach it is to engage in the enterprise of changing those who receive it. We propose to call the process of this transformation: theoretical training [formation théorique]’ (Jacques-Alain Miller, ‘Fonction de la formation théorique’, présentation des Cahiers marxistes-léninistes, reprinted in Miller, Un Début dans la vie [Paris: Gallimard, 2002], 86).

23. ‘L’extériorité du discours est centrale, cette distance est intérieure. Il faut rompre la détermination réciproque où se concertent les éléments d’un objet dans un réseau structuré: nous cherchons une détermination univoque, – et non seulement ce que ça veut dire, mais surtout ce que ça ne dit pas, dans la mesure où ça veut ne pas le dire. L’ensemble d’un texte sera donc considéré par nous comme l’entour d’un manque, principe de l’action de la structure [...]. On explorera donc l’espace de déplacement de la détermination. A la fois univoque, réprimée et intérieure, retirée et déclarée, elle ne saura être qualifiée que de causalité métonymique. La cause se métaphorise dans un discours, et en général dans toute structure: car la condition nécessaire au fonctionnement de la causalité structurale est que le sujet prenne l’effet pour la cause. Loi fondamentale de l’action de la structure’ (CpA 9.6:102).

24. ‘Throughout [Mao’s] analysis we never deal with anything but complex processes in which a structure with multiple and uneven determinations intervenes primitively, not secondarily; no complex process is presented as the development of a simple one, so the complex never appears as the phenomenon of the simple – on the contrary, it appears as the result of a process which is itself complex. So complex processes are never anything but given complexities, their reduction to simple origins is never envisaged, in fact or in principle’ (Althusser, ‘On the Materialist Dialectic’, in For Marx, trans. Ben Brewster, [London: New Left Books, 1969], 194, cf. 211-212). And again: ‘Mao Tse-Tung’s pamphlet On Contradiction (1937) contains a whole series of analyses in which the Marxist conception of contradiction appears in a quite un-Hegelian light. Its essential concepts would be sought in vain in Hegel: principal and secondary contradiction; principal and secondary aspect of a contradiction; antagonistic and non-antagonistic contradiction; law of the uneven development of a contradiction. However, Mao’s essay, inspired by his struggle against dogmatism in the Chinese Party, remains generally descriptive, and in consequence it is in certain respects abstract’ (Althusser, ‘Contradiction and Overdetermination’, ibid., 94n.6).

25. In 1966-67 Maoist activists, Kristin Ross notes, set themselves off ‘from the PCF through their slogan: “FNL Vaincra” (“Victory for the Vietnamese Liberation Front”); the PCF, concerned mainly with the threat of thermonuclear war, called merely for “Peace in Vietnam” rather than outright victory for the revolution. But more importantly, the Maoist group began to conduct a different kind of political organizing: direct contact, leaving the territory of the university, organizing regularly in workers’ housing, outside the gates of factories, in cafes in immigrant suburbs – outside of the Latin Quarter and outside, that is, of the PCF’s definition of the way politics was to be conducted. The role of Vietnam was thus highly overdetermined. [...] Vietnam both launched the action in the streets as well as brought under one umbrella a number of groups – the CVN was dominated by Trotskyists, the CVB by Maoists – as well as previously unaffiliated militants working together [...]. As the situation in Vietnam worsened, as more and more numerous American troops replaced advisors, the war served to reveal the profound mechanisms of a technologically highly developed capitalist society: it illustrated the monstrous exaggeration of the same forms of oppression that existed in an only latent or occasional state in the West. At the same time, the military and political practices of the Vietnamese Liberation Front, grounded in mass popular anger at home in Vietnam and the growing support of international opinion, became “a model for all the peoples of the world,” as the Maoists put it –especially because they were succeeding. When Sartre wrote in 1972 that he continued to be convinced that Vietnam was at the origins of May ’68, he did not mean simply that students placed themselves on the side of the FNL in their struggle against the United States. His comment about the effect of Vietnam “extending the field of the possible” for western militants refers to how impossible it seemed then that the Vietnamese could take on the American military machine and succeed, a sentiment echoed in the countless references in Maoist texts to the “exemplarity” of the Vietnamese’ (Kristin Ross, May 68 and its Afterlives [Chicago: Chicago University Press, 2002], 90-92). Cf. Julian Bourg, ‘The Red Guards of Paris: French Student Maoism of the 1960s’, History of European Ideas 31:4 (2005): 472-490.

26. Badiou, ‘Le (Re)commencement du matérialisme dialectique’, Critique 240 (May 1967): 438-467.

27. [Althusser], ‘Sur la révolution culturelle’, Cahiers Marxistes-Léninistes 14 (November 1966); ‘On the Cultural Revolution’, trans. Jason Smith, Decalages 1:1 (16 February 2010), http://scholar.oxy.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1003&context=decalages.

28. Macherey, ‘Idéologie: le mot, l’idée, la chose: de Thomas Herbert à Michel Pêcheux’ (2006-07), http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20062007/macherey17012007.html.

29. Michel Pêcheux, Les Vérités de la Palice: linguistique, sémantique, philosophie (Paris: Maspero, 1975); Language, Semantics, and Ideology, trans. H.C. Nagpal (New York: St. Martin’s Press, 1982). Cf. Martin Montgomery and Stuart Allan, ‘Ideology, Discourse and Cultural Studies: the Contribution of Michel Pêcheux’, Canadian Journal of Communication 17.2 (1992), http://www.cjc-online.ca/index.php/journal/article/view/661/567.

30. François Wahl, Qu’est-ce que le structuralisme? (Paris: Seuil, 1968).

31. Robert Linhart, L’Établi (Paris: Minuit, 1978).

32. Althusser, ‘Trois Notes sur la théorie du discours’ (1966), Ecrits sur la psychanalyse (Paris: Stock/IMEC, 1993); ‘Three Notes on the Theory of Discourse’, trans. G.M. Goshgarian, The Humanist Controversy and Other Writings (London: Verso 2003).

33. Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants [1967] (Paris: Maspero, 1974); ‘Philosophy and the Spontaneous Philosophy of the Scientists’ trans. Warren Montag, Philosophy and the Spontaneous Philosophy of the Scientists and Other Essays, ed. Gregory Elliott (London: Verso, 1990).

34. To say, as Monod does, ‘that language created man is to say that it is not the materiality of social conditions of existence, but what Monod himself calls “the immateriality” of the noosphere, “this realm of ideas and knowledge”, which constitutes the real base, and thus the principle, of the scientific intelligibility of human history. No essential difference separates these theses, which Monod believes to be scientific but which are in reality merely ideological, from the most classical theses of conventional spiritualism’ (Althusser, ‘Appendix: on Jacques Monod’, Philosophy and the Spontaneous Philosophy of the Scientists and Other Essays, 151-152).