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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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La pensée du Prince1

Contents

[23]

Discours manifeste ou ce qu’on dit

Il y a une politique de Descartes.2 Sans doute trouve-t-on peu de textes de Descartes sur la politique, mais il n’est pas impossible de la déduire des principes mêmes du cartésianisme. Parce qu’il était gentilhomme français qui n’avait aucune mauvaise conscience, et pour cause, de ses titres de noblesse et qu’il trouvait les régimes sous lesquels il avait vécu ici et là “toujours plus supportables que (n’eût été) leur changement”, qu’il n’était pas “de ces humeurs bouillonnes et inquiètes” qui veulent tout réformer, il n’envisagea jamais d’énoncer de son propre chef ses vues sur les formes possibles de régimes ou sur le problème du meilleur des gouvernements, mais les faits montrèrent qu’il était fort capable à l’occasion de se prononcer à leur sujet. A preuve la perche que lui tendit la Princesse Elisabeth de Bohême au cours d’un entretien qui eut lieu durant l’été 1646 et au cours duquel elle lui proposa de lui faire part de ses réflexions sur Le Prince de Machiavel, qu’elle avait lu quelque six années auparavant. “Par la lecture du Prince de Machiavel, [24] par les difficultés qu’elle lui soumet sur l’usage de la force ou sur les conditions de paix, elle l’oblige à préciser ses sentiments touchant la vie civile, prolongement nécessaire de la vie morale, bien que l’expérience y ait plus de part que la raison chez la généralité des hommes”. Grâce à quoi nous avons d’Elisabeth une lettre de Juillet 1646 qui l’invite à venir, une de Descartes de Septembre 1646 qui suit sa lecture du Prince, la réponse d’Elisabeth du 10 Octobre 1646, et la réponse de Descartes de Novembre 1646, qui clôt en quelque sorte le chapitre de la politique cartésienne. On en peut retenir que celle-ci doit se fonder sur la raison, et que s’il est des cas où l’usage de la violence est permis, les admettre n’empêche en aucune façon que le politique ne doive être homme de bien et “pensant qu’un homme de bien est celui qui fait tout ce que lui dicte la vraie raison, il est certain que le meilleur est de tâcher à l’être toujours.”

Politique cartésienne contre politique machiavélienne. Deux problématiques, un seul drame. Déchirement. Morale et politique. Le savant et le politique. Deux tempéraments.

Il faut repartir d’un meilleur pied.

I. Le jour du sabbat

1 - Lettre de Sept. 46: “Au lieu que, pour instruire un bon prince, quoique nouvellement entré dans un Etat, il me semble qu’on lui doit proposer des maximes toutes contraires (à celles de Machiavel), et supposer que les moyens dont il s’est servi pour s’établir ont été justes; comme, en effet, je crois qu’ils le sont presque tous, lorsque les princes qui les pratiquent les estiment tels, car la justice entre les souverains a d’autres limites qu’entre les particuliers, et il semble qu’en ces rencontres Dieu donne le droit à ceux auxquels il donne la force. Mais les plus justes actions deviennent injustes, quand ceux qui les font les pensent telles.”

2 - Article 146 du Traité des Passions: “Car, par exemple, si nous avons affaire en quelque lieu où nous puissions aller par deux divers chemins, l’un desquels ait coutume d’être beaucoup plus sûr que l’autre, [25] bien que peut-être le décret de la Providence soit tel que si nous allons par le chemin qu’on estime le plus sûr nous ne manquerons pas d’y être volés, et qu’au contraire nous pourrons passer par l’autre sans aucun danger, nous ne devons pas pour cela être indifférents à choisir l’un ou l’autre, ni nous reposer sur la fatalité immuable de ce décret; mais la raison veut que nous choisissions le chemin qui a coutume d’être le plus sûr.”

3 - Enfin, le texte qui termine toute la sixième Méditation, et réfute les objections à la bonté du Dieu vérace qui pourraient être tirées de ce que notre nature nous fait trouver parfois bonne une viande empoisonnée, de ce que les hydropiques ont des soifs multipliées dont la satisfaction leur serait pourtant fatale, de ce que notre cerveau sent dans le pied une douleur qui ne lui est communiquée parfois qu’au long du nerf qui joint le pied au cerveau, nous induisant en une présomption erronée. Il est préférable, répond Descartes, que la nature nous trompe quelquefois plutôt qu’elle nous trompe toujours; il est plus fréquent que nous mangions des viandes saines, que nous ayons soif pour de bon, le cerveau est “beaucoup plus souvent excité par une cause qui blesse le pied.” Ergo il est plus raisonnable que la nature ait décidé de parler en général, plutôt que de se taire toujours.

Les trois cas, tirés d’oeuvres dont les statuts sont différents, ont en définitive la même forme: l’esprit se trouve dans une situation équivoque: mon Roi est-il légitime ou non? Le chemin que je vais prendre est-il dangereux ou non? Cette viande est-elle empoisonnée ou non? Est-ce mon pied ou non qui est atteint? Dans le premier, c’est le Roi qui connaît les réponses et non pas moi, dans les deux autres, c’est la Providence qui la connaît, ou qui l’a choisie de toute éternité. C’est-à-dire qu’en droit, il n’y a de situation équivoque, ni dans la nature, ni dans la société, qui n’ait été levée d’en-haut. Nous le savons donc en considérant le cours ordinaire de la Providence, dont les rassurantes fréquences se dénotent par des expressions telles que: “presque tous”, “en ces rencontres” (1er texte); “bien que peut-être ....” (2ème texte); “à l’ordinaire”, “en cette rencontre” (6ème méditation). Dans tous les trois cas, l’esprit humain, sachant par l’indispensable lecture de la métaphysique de Descartes que Dieu ne peut nous tromper, se fondant sur cette métaphysique même, non pas pour trancher les embarras des situations de la vie, de toute cette zone qu’on dénommera désormais “la fortune”, mais pour ne pas laisser ces embarras créer une aporie dans l’être, doit reproduire, mimer la démarche de la Providence. L’esprit décide de lever en fait l’équivoque dont il sait qu’elle ne peut pas faire problème, embarras seulement. Le cours ambigu de la fortune doit être soumis aux divisions univoques de l’âme. D’où trois paris décisoires:

[26]

1 - le sujet doit considérer son prince comme légitime: “on doit supposer que les moyens dont il s’est servi pour s’établir ont été justes …”, “il semble qu’en ces rencontres Dieu donne le droit ...”

2 - le voyageur doit choisir le chemin réputé le meilleur, même si cette décision n’entraîne aucune connaissance de l’issue du voyage. “Nous ne devons pas pour cela être indifférents ... choisir l’un ou l’autre.”

3 - Si j’ai faim, je mangerai. Si j’ai soif, je boirai. Il ne m’est de prégustateur que la Providence même, et si le pape en a un, l’homme non. Si j’ai mal dans le pied, je m’y soignerai. Sans méfiance.

En bref, la fortune me présente des situations réflexives:

xRx (le Roi est le Roi, (pour lui-même), et je ne dois pas le juger)

ou symétriques:

xRy implique yRx.

(1 - si le prince injuste a le trône comme le juste, hélas! aussi le juste comme l’injuste

2 - si la viande empoisonnée me tente comme la saine, hélas! aussi la saine comme l’empoisonnée).

Et mon âme doit faire comme si ces situations étaient non réflexives ou asymétriques.3 Il s’agit de faire à tout prix pencher un plateau de ces balances dont l’équilibre marquera toujours le degré d’indifférence, plus bas degré de la liberté. La résolution n’a pas d’autre pouvoir.

A l’inverse de cette structure, il en est une autre qui consiste à rétablir une symétrie, une indifférence, là où la Providence semblait pourtant n’avoir pas mâché ses mots.

Ainsi, dans la lettre du 6 Octobre 1645 à Elisabeth, on rend facultatif l’engagement dans la politique en évoquant une ruse de la [27] raison: “j’avoue qu’il est difficile de mesurer exactement jusqu’où la raison ordonne que nous nous intéressions pour le public; mais aussi n’est-ce pas une chose en quoi il soit nécessaire d’être fort exact: il suffit de satisfaire à sa conscience, et on peut en cela donner beaucoup à son inclination. Car Dieu a tellement établi l’ordre des choses, et conjoint les hommes ensemble d’une si étroite société, qu’encore que chacun rapportât tout à soi-même, et n’eût aucune charité pour les autres, il ne laisserait pas de s’employer ordinairement pour eux en tout ce qui serait de son pouvoir, pourvu qu’il usât de prudence, principalement s’il vivait en un siècle où les meurs ne fussent point corrompues.”

De cette invitation à l’indifférence, un texte plus précis nous donne la clef (lettre à Elisabeth du 15 Septembre 1645):

“Après qu’on a ainsi reconnu la bonté de Dieu, l’immortalité de nos âmes et la grandeur de l’univers, il y a encore une vérité dont la connaissance me semble fort utile: qui est que, bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet Etat, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance.”

“On doit toutefois penser”, comme à propos du prince: “on doit supposer”, formule litanique. Mais aussi, ce texte laisse voir qu’il n’y a qu’une structure: métaphysice, rien n’est réflexif ni symétrique, mais unilatéral et décisif. Dans la fortune, l’âme doit arrêter la réflexivité, décaler la symétrie, déséquilibrer la balance, mais l’homme peut aussi n’en rien faire: c’est qu’il n’y a pas au fond d’idées claires et distinctes du collectif; de Dieu, de l’âme, immédiatement si; de l’univers, médiatement si; de la société, non (ou seulement à très long terme, eût dit la première morale de Descartes). Mes intérêts sont distincts de ceux du reste du monde, là est le principe: “la justice entre les souverains a d’autres limites qu’entre les particuliers.” Mais la Providence m’a si conjoint au reste du monde que je ne bougerai pas le petit doigt que je ne rende quelque service. Dans son fromage de Hollande, il n’est rat, si seul se croie-t-il, qui ne profite aux Levantins eux-mêmes.

D’où une méthode, rationnellement correcte et parfaitement efficace, dont pas un mot ne contredit à la métaphysique cartésienne (car nous récuserons autant ceux qui parlent de la politique chez Descartes que ceux qui voudraient que l’oeuvre de Machiavel fît des objections anticipées au cartésianisme. Il n’est pas question ici de réfutations [28] prophétiques, ni de replâtrage rétrospectif, mais du rapport d’un lieu et de son non-lieu) et que Descartes peut employer contre Machiavel comme suit:

1ère règle (de l’optimisme par la levée des équivoques)

La Providence, dans sa perfection métaphysique, n’a créé que des vérités asymétriques (car le néant, s’il n’a pas de propriétés, n’a pas davantage celle d’inverser l’être).

Si donc la fortune vous laisse croire que xRy implique yRx, que votre âme sache que seulement xRy ou yRx est la relation vraie.4

2ème règle (de l’optimisme par l’équivocation des univocités dangereuses).

La Providence dans sa perfection métaphysique, n’a créée que des vérités symétriques.

Si donc les urgences de la vie ou les coups de force de l’Histoire vous présentaient une situation inégale: xRy implique non-yRx (le prince a pris le pouvoir injustement; nul ne peut le confondre avec les princes justes), que votre individualité, (union de l’âme et du corps), en donnant beaucoup à son inclination, en n’exigeant pas d’être fort exacte à mesurer “jusques où la raison” lui ordonnerait de s’intéresser “pour le public”, rétablisse les symétries ordinaires de la fortune. Ensuite vous pourrez appliquer en droit la règle n° 1.

Il résulte de ces deux règles, non cartésiennes, que le Prince joue à la fois le rôle de la Providence décidante et celui des urgences [29] de la vie, et qu’on doit s’offrir tantôt à attester la légitimité de son pouvoir en invoquant l’ordinaire métaphysique des décrets d’en-haut, fondé sur la raison éternelle, et tantôt à dissimuler ses usurpations par le bénéfice du doute dont s’équivoquent les aléas de la fortune. Ce pourrait être la définition du droit divin que nul ne sache si ce que décide le Roi est dû à une inspiration ou à un calcul, s’il continue la Création en la prolongeant dans l’Histoire, ou s’il la brise en instaurant la nouveauté.

La conjonction par nous de ces deux règles n’est aucunement un procès sournois fait à Descartes. Il suffit de dire qu’il n’y a pas d’idées claires et distinctes en politiques, ce qui ne change rien à notre savoir que la Providence gouverne le monde. Il faut donc parier que le Roi qui règne est le bon; le cartésianisme n’est ébranlé ni par la possibilité, ni par la nécessité de parier. La véracité divine est garantie dernière de la levée des équivoques sensibles.5Simplement, le cartésianisme n’est pas incompatible avec la Monarchie absolue (ni il ne la requiert, ni il ne la bannit). Mais que nous donnions cette garantie (à qui?) ne nous empêche pas de relever les deux procédés dont Descartes use avec Machiavel.

La lecture des deux lettres sur Machiavel convaincra qu’il n’est guère de passage ni même de phrase qui n’obéisse à ces lois. Le texte essentiel est bien celui, cité plus haut, qui donne le droit à la force et confère la légitimité au prince qui se pense légitime (je me pense juste, donc je le suis. Le rapprochement avec le Cogito est inévitable). Ce texte justement obéit à nos deux règles:

1 - Les moyens dont le prince s’est servi pour s’établir nous semblent équivoques. Supposons alors que Dieu, en droit, etc ...

2 - Mais aussi: les moyens dont le prince s’établit sous nos yeux nous font figure d’une usurpation. Rétablissons alors l’équivoque: personne ne peut savoir ce qui se passe dans la pensée du prince. Machiavel “n’a pas mis assez de distinction” entre les princes justes et les injustes, ce qui subvertit la Justice. Mais nous ne devons pas distinguer, nous autres, si tel ou tel prince est juste, ce qui renverserait le prince (et la clarté en ce domaine est impossible. Et même, à trop expliquer la pensée du prince sur sa propre légitimité, on finirait par l’obscurcir, tout comme la vérité dont Descartes dit maintes fois qu’examiner ce qu’elle est l’offusque.6

[30] De même, entre ses amis et ses ennemis, le prince doit distinguer, et s’il peut tout faire contre les derniers, il ne le peut pas contre les premiers. Ce dont Machiavel parle se situe au-delà de l’amour et de la haine, et si Descartes conserve le machiavélisme, c’est seulement contre les ennemis, ce qui en annule l’effet.

A titre d’exemple, remarquons cette phrase:

“Pour ce qui regarde les alliés, un Prince leur doit tenir exactement sa parole, même lorsque cela lui est préjudiciable; car il ne le saurait être tant, que la réputation de ne manquer point à faire ce qu’il a promis lui est utile.”

Une telle phrase est à nos yeux la preuve que le réalisme de Descartes, qui lui fait consentir dans le détail à presque tout ce que dit Machiavel, demeure cependant infailliblement subordonné à la décision métaphysique: il faut poser que trahir sa parole servira toujours moins le prince que la garder. Or il est évident qu’il n’y a aucune assurance historique possible d’une telle chose. Toutes les réfutations de la lettre de Septembre 1646 pourraient ainsi être ramenées à une assurance de ce genre, et utilisent donc nos deux règles. Dans la majorité des cas, il faut donc appliquer la première règle et parier pour le meilleur, ce qui est toujours possible; témoin encore la fin de la première lettre sur Machiavel:

“Et pour ce qu’en toutes les affaires du monde il y a quantité de raisons pour et contre, qu’on s’arrête principalement à considérer celles qui servent à faire qu’on approuve les choses qu’on voit arriver.”

La deuxième règle est plus difficilement applicable, cependant elle fonctionne à condition d’interpréter le texte de Machiavel l’adversaire. C’est ce qui arrive dans le passage suivant:

“Ainsi je désapprouve la maxime du chapitre 15: ‘Que, le monde étant fort corrompu, il est impossible qu’on ne se ruine, si l’on veut être toujours homme de bien; et qu’un prince, pour se maintenir, doit apprendre à être méchant, lorsque l’occasion le requiert’ si ce n’est peut-être que, par un homme de bien, il (Machiavel) entende un homme superstitieux et simple, qui n’ose donner bataille au jour du Sabbat, et dont la conscience ne puisse être en repos, s’il ne change la religion de son peuple. Mais, pensant qu’un homme de bien est celui qui fait tout ce que lui dicte la vraie raison, il est certain que le meilleur est de tâcher à l’être toujours”.

Certes, Descartes peut se contenter de désapprouver Machiavel lorsque celui-ci conseille le mal, mais la déontologie qu’il suit [31] veut en outre qu’il le réfute dès que Machiavel donne une raison. Or, sur la corruption du monde, ils sont d’accord (c’est-à-dire qu’ils acceptent de prononcer cette phrase du langage alors courant), mais Descartes va ici plus loin qu’il ne lui suffirait: il va jusqu’à admettre qu’il soit vrai que l’homme de bien sera toujours ruiné, à la condition que par homme de bien, Machiavel veuille dire: homme superstitieux. Or justement, Machiavel ne veut pas dire autre chose: un homme de bien n’est en définitive qu’un homme qui n’oserait pas combattre le jour du Sabbat. Alors le “à moins que” de Descartes devient un “justement”, la concession se fait cause, la réticence aveu, la restriction s’universalise. “Il est impossible qu’on ne se ruine, si l’on veut toujours être homme de bien” n’est pas chez Machiavel un aphorisme désabusé, mais (il faut évidemment lire tout le Prince pour donner sa valeur à cette sentence) ce qui désigne comme tel le champ impensable et impensé jusque là de ce qu’il faut appeler ici la politique. C’est ce lieu nouveau qu’instaure Machiavel (car si le Prince, Médicis ou autre, ne sut pas instaurer une principauté nouvelle dans l’Italie de la Renaissance, Machiavel, armé d’exemples et d’histoire, fortifia dans le théorique une place nouvelle) et c’est de ce lieu qu’on a le droit de dire: tout homme de bien n’est que superstitieux. Mais cette phrase, c’est Descartes qui la profère, et comme à contre-coeur, comme un paradoxe insoutenable. Et sans doute aucun cartésien7 ne serait-il allé aussi loin, moralisant plus que son maître, mais sans doute le fondateur du Cogito et de la philosophie moderne avait-il, plus que ses successeurs, le pouvoir de s’aventurer jusqu’aux limites de sa propre pensée. Limite qu’il franchit ici et ne franchit pas, en énonçant dans un éclair et sous la forme exacte d’une dénégation la vérité de son apolitique.

Car il ne faut pas dire que Descartes n’entende pas le réalisme de Machiavel: il sait et dit qu’en politique on peut user de moyens immoraux, et si c’est de réalisme qu’il s’agit, on peut toujours discuter. La surdité de Descartes est plus fondamentale, et avec lui toute la politique classique est sourde. Ce n’est pas un objecteur qu’il rencontre en Machiavel, ni non plus dans le Prince une leçon de réalisme. Il ne bute pas sur une contradiction, ni sur un obstacle. Il n’élude rien non plus. Seulement il méconnaît entièrement un lieu autre, une différence sans identité. Ou encore, l’instant inconscient de cet éclair qui lui fait dire “à moins que”, s’ouvre à lui pour se refermer à jamais le lieu même de l’histoire, se révèle à lui, à titre de plaisanterie possible, le point où son anhistorisme rencontre et exclut la vérità effetuale della cosa.8

[32] Et afin de guérir cette blessure plus griève d’être insensible, il lira les Discorsi, pour déclarer à Elisabeth dans la lettre de Novembre 1646: “j’ai lu depuis ses Discours où je n’ai rien remarqué de mauvais.”

Tous les Discorsi pour l’emporter sur le seul livre du Prince, pour que le déséquilibre soit rétabli après l’oscillation équivoque, que l’optimisme soit sauf; lourd et innocent volume, mesuré à son poids de rassurance, comme, pour balancer le travail de la semaine, le repos métaphysique et blanc du Sabbat.

Annexe

Pour éclairer ce que nous avons dit de l’unilatéralité du Cogito et des symétries de la Fortune, nous demanderons la permission d’ajouter une colonne au tableau structural que dressa M. Michel Serres dans un article de la Revue Philosophique (N° 2, avril-juin 1965), à l’égard duquel notre dette est grande. Il y fut mis à jour par M. Serres, à partir de la convaincante lecture d’un passage de la Règle III, une analogie de structure entre des niveaux fort différents du cartésianisme, tant de l’ordre intra-intuitif du Cogito, soumis à la non-transitivité (à l’unilatérité) que de l’ordre discursif, transitif, qui requiert un déplacement de la pensée. On peut rappeler à ce propos que les contenus pré-géométriques du Cogito, que celui-ci aperçoit de plein droit, autrement dit les rapports de nécessité et de suffisance entre les trois dimensions ne sont pas passibles de la juridiction du malin génie, lequel attend l’âme à ses déplacements, et non à ses aperceptions immobiles. Ce n’est qu’ensuite que sera garanti, et par Dieu, l’ordre des raisons comme méthode discursive. Nous ajoutons à cela que les rapports, intransitifs et transitifs, qui fondent deux ordres différents, ont pour effet de réduire le désordre radical de la Fortune qui pourrait se signaler à chaque niveau comme suit:

[33]
TABLEAU DE M. SERRES Ajout de nous: Le CHAMP de la FORTUNE, c’est-à-dire de la morale et de la politique, qui contient:
Méthode Intuition. Déduction des équivoques à lever
Modèle mecanique Topographie. Transmission des équilibres à détruire
Modèle geometrique Intuition spatiale. Suite de similitudes des “difficultés qui se rencontrent” à résoudre
Modèle général Figure. Mouvement une immobilité (embarras de l’esprit) à conjurer
Philosophie Cogito, sum. Ordre des raisons une irrésolution de l’esprit à guérir

Remarques:

1) La double ligne qui sépare notre colonne du tableau de M. Serres représente le passage du fait au droit, de l’opinion à la philosophie, etc …

2) On pourrait placer, aussi, sous la colonne de l’intuition: les livres, et sous celle de la déduction: les voyages. Livres et voyages (le livre de la vie) sont, dans la conduite de la vie, les deux figures privilégiées de l’apprentissage (Discours de la Méthode, I) telles qu’une fois accomplies et éprouvées comme deux impasses, il ne reste plus que la philosophie pour conduire à la vérité.

II. Le point d’appui et le point de vue

“Histoire”, “politique” ont été plus haut impunément dénommées telles. On veut signifier par là un champ nouveau, celui du matérialisme historique, et qui attend Marx pour trouver son lieu. C’est à cette attente qu’il faut donner ici son statut. Plutôt à cette non-attente, car en attendant qu’une science soit produite, ceux qui existent n’attendent rien. Nous voulons dire justement que Descartes n’a pas [34] attendu Marx comme on laisse à un pionnier futur un champ à défricher; il a simplement ignoré le champ et recousu autrement le cadastre. Et Machiavel n’a rien attendu non plus pour déclarer qu’un tel champ était arable et lui faire place dans la terre idéologique qui lui était donnée. Mais pour lui, ce qui n’est pas encore défriché peut-il seulement être appelé champ? Peut-on annoncer une terra incognita sur laquelle à peine pose-t-on le pied?

S’il faut parler d’histoire, il faut bien reconnaître que Machiavel au moins n’en invente pas la donnée; l’Histoire comme passé historique, comme exploits et comme récits, il la trouve toute faite, aussi bien que Descartes; et l’Histoire comme actions à accomplir, décisions à prendre, campagnes à mener et discours à tenir, entrevues à ménager et armées à lever, comme Descartes, comme tout le monde, il la connaît. Descartes participa à maintes campagnes militaires, de quelques autres, Machiavel fut l’organisateur.

C’est cette Histoire, que nous appelions plus haut le domaine réservé de la Fortune, dont il déclare qu’elle est un éternel retour: “Que nul ne s’émerveille si, parlant des principautés entièrement nouvelles, celles où le prince et l’Etat sont nouveaux, j’allègue de très grands exemples; car puisque les hommes marchent quasi toujours par les chemins frayés par d’autres, qu’ils se gouvernent en leurs faits par imitation, et qu’ils ne peuvent en toutes choses tenir le vrai sentier des premiers ni atteindre la vertu de ceux qu’ils imitent, l’homme prudent doit suivre toujours les voies tracées par les grands personnages, imitant ceux qui ont été très excellents, afin que si leur talent n’y peut parvenir, il en garde au moins quelque relent.”9 C’est pourquoi “le prince doit lire les histoires.”10 Il n’y a même d’histoire qu’à proportion de l’oubli des solutions déjà trouvées. Si donc c’est de l’histoire au sens traditionnel qu’on veut parler, Machiavel est lecteur des Anciens, de Tite-Live au premier et au dernier chef, plongé plus qu’aucun antre dans les Anciens, on osera dire plus que Bossuet même, qui a l’idée d’un progrès général de l’histoire, l’idée au moins de l’impossibilité de reconduire ce qu’il appelle une “époque” à une autre.

Mais un point est essentiel: l’idée, à peine transcendantale, que les chemins ont toujours-déjà été frayés par d’autres soutient celle que les exemples à suivre l’emportent sur les principes à trouver. C’est ici que quelque chose bascule: on ne peut même pas dire que Machiavel raisonne à partir des exemples (comme fait Leibniz), mais qu’il raisonne par exemples. Dans le Prince, à la limite souvent atteinte, il n’y a [35] que des exemples. Il dit magnifiquement: “Dans ce monde, il n’y a que le vulgaire.”11 D’exemples, il est toujours magnifique. Comme chez Nietzsche12, l’éternel retour va de pair avec un pluralisme sans autre recours que lui-même. Et ce n’était pas un hasard si Elisabeth la Princesse détrônée, celle qui avait lu le Prince avec une arrière-pensée de restauration, celle qui avait un intérêt réel à lire le Prince,13 celle qui, princesse n’en ayant plus “que le titre”,14 apportait à la meule cartésienne le grain de l’histoire, des trônes et des batailles, des injustices et des déraisons, comprenait à demi-mot le dessein de Machiavel, et après avoir justifié quelque peu César Borgia d’autoriser que se perpètrent de rapides violences plutôt qu’une “longue suite de misères”, se reprenait en disant “Mais s’il a tort de faire des maximes générales de ce qui ne se doit pratiquer qu’en fort peu d’occasions, qui en font de même; et je crois que cela vient du plaisir qu’ils prennent à dire des paradoxes, qu’ils peuvent après expliquer à leurs écoliers.” Il ne restait à Descartes qu’à accentuer cette concession de la princesse, et à dire “Il est vrai que c’est le dessein qu’il (Machiavel) a eu de louer César Borgia, qui lui a fait établir des maximes générales pour justifier des actions particulières qui peuvent être difficilement excusées.” Descartes ne peut que méconnaître ici (non pas par bévue, mais parce que le rationalisme classique, celui du droit notamment, se définit de subsumer tout exemple sous une loi, et non pas une loi sous un exemple) le statut des exemples chez Machiavel qui ne sont exemples de rien, mais la matière même sinon le moteur de l’Histoire, et désignent les forces qui la meuvent, les processus qui la commandent, en bref les structures que le matérialisme historique doit produire. Car ici, si l’on ne va pas jusqu’au bout, et jusqu’à la possibilité de la science, on ne peut considérer les faits que cite Machiavel que comme exemples d’autre chose, et on n’a plus alors le choix que de compenser l’accusation d’empirisme (qui est une grande injure en Occident) par le mérite de réalisme (qui n’est pas en Occident une bien grande éloge).

Mais Elisabeth avait compris l’essentiel: “Les maximes de cet auteur tendent à l’établissement.” Or l’établissement du prince est cette nouveauté qui n’eut pas lieu historiquement, mais pour laquelle Machiavel trouve son lieu théorique, et la nouveauté théorique est ce qui [36] doit garantir que les exemples peuvent être employés sans subsomption, qu’il y a toujours à instaurer un exemple. Exemple s’oppose à modèle. On fait justement un exemple en justice pour que les choses ne recommencent plus. Or c’est cette instauration qui impose à la symétrie de l’éternel retour l’unilatéralité du nouveau.

On pourrait alors produire à titre de contre-épreuve l’analogie suivante entre Descartes et Machiavel, le critère formel étant de substituer à la symétrie: xRy implique yRx l’asymétrie: xRy implique ~ (yRx). Le Prince jouerait alors chez Machiavel le rôle du Cogito chez Descartes, qui institue en effet le rapport unilatéral hypermathématique du “je pense” au “je suis” (comme la droite implique la ligne et non l’inverse). C’est alors la métaphysique qui serait chez Descartes lieu des rapports unilatéraux, correspondant à la politique nouvelle chez Machiavel, et le domaine symétrique de la Fortune serait chez Descartes l’analogue de l’histoire “cyclique” chez Machiavel:

DESCARTES MACHIAVEL
SYMETRIE La Fortune, lieu des équivoques L’éternel retour en histoire
ASYMETRIE La décision du Cogito l’instauration du Prince nouveau

Mais si l’on considère que pour Descartes, le prince est auteur de sa légitimité, on pourrait dessiner aussi cette autre configuration qui rendrait analogue non plus des rapports formels, mais des domaines:

DESCARTES MACHIAVEL
LE DONNE La Fortune: on doit supporter le Prince juste L’instauration du Prince nouveau décentrant enfin l’éternel retour
LA METAPHYSIQUE Le Cogito: l’unilatéralité en droit L’Histoire transcendantale: l’éternel retour

Or la possibilité même de ces deux analogies et l’impossibilité de préférer l’une à l’autre suffisent à montrer qu’une telle structure n’est pas prégnante et doit être abandonnée. Apparemment le Prince [37] est comme un Cogito, et le Cogito comme un Prince. Mais en fait, ils appartiennent tous deux à des champs différents. Apparemment les champs instaurés par chacun des auteurs (la métaphysique, le matérialisme historique) ont pour fonction de mettre un ordre dans le champ ambigu de la Fortune, mais c’est par deux opérations radicalement différentes: chez Descartes, la métaphysique rend en droit possible la subsomption des cas sous la règle qui fait parier pour la légitimité du prince. Chez Machiavel, c’est le matérialisme qui rend impossible la subsomption des exemples sous aucune règle; c’est lui qui subvertit la notion de règle et l’historicise en l’exemplifiant. En résumé, de quelque côté qu’on retourne nos analogies, il y en a toujours un par lequel la différence ressort. Or justement, que Machiavel déclare qu’il n’est de loi que de l’objet dont elle peut être loi (non pas l’exemple de la loi, mais loi de l’exemple, comme il y aura chez Marx des lois du mode de production capitaliste) suffit à exclure tout recours à un analogisme structural; en tant qu’on veut dresser l’analogie entre deux objets, l’un des deux, et non pas n’importe lequel, y répugne. Il faut donc laisser béante une coupure entre Machiavel et Descartes, sans tenir compte de la différence d’époque et tout en admettant qu’au-delà de la coupure, Machiavel ne s’avance guère.

En résumé, dire qu’une différence ne peut se laisser “structuraliser”, c’est dénoter l’effet d’une coupure; et prononcer que le processus d’exemplification est chez Machiavel tel qu’il ne peut faire passer les lois qu’il énonce ni pour des subsomptions rationalistes, ni pour des généralisations empiristes, suffit à donner la raison de cette différence et à indiquer cette coupure. Machiavel n’est ni un rationaliste, ni un empiriste; ce n’est pas cependant un savant, ce qui empêcherait de dénommer épistémologique en un sens bachelardien sa coupure, n’était que, personne ne pouvant nicher dans une coupure, ni Descartes, ni Machiavel, ni nous, ni je, il faut bien être avant ou après, et que c’est d’avoir donné lieu à une science qui constitue et la coupure et qu’on l’ait enjambée. Il n’est donc de coupure qu’épistémologique. Aussi, pour assigner sa place à Machiavel, on pourrait reprendre la formule que Monsieur Canguilhem applique à Galilée: il était dans le vrai, il ne disait pas le vrai15, à ceci près que dans le vrai, Machiavel ne dit pas grand-chose, même s’il hasarde quelques pas, cavalier seul.

Tentons d’éclairer une position si instable:

I - Archimède, selon Pappus: “δσζ μοι ποΰ στώ καί κιυώ τήυ γήυ”

[38]

II - Descartes: “Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixé et assuré. Ainsi j’aurai droit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable”16 (Il désigne par là le Cogito).

III - Machiavel: “Je ne voudrais non plus qu’on m’imputât à présomption qu’étant de petite et basse condition, j’ose pourtant discourir du gouvernement des princes et en donner les règles; car comme ceux qui dessinent les paysages se tiennent en bas dans la plaine pour contempler l’aspect des montagnes et lieux hauts, et se juchent sur celles-ci pour mieux considérer les lieux bas, de même pour bien connaître la nature des peuples, il convient d’être prince, et pour celle des princes, être populaire.”17

IV - Descartes: “Au reste, je ne suis pas aussi de l’opinion de cet auteur, en ce qu’il dit en sa Préface: (suit le résumé du texte précédent). Car le crayon ne représente que les choses qui se voient de loin; mais les principaux motifs des actions des Princes sont souvent des circonstances si particulières que, si ce n’est qu’on soit Prince soi-même, ou bien qu’on ait été fort longtemps participant de leurs secrets, on ne les saurait imaginer.”18

1) De la première proposition, on déduira que si on peut toujours se placer en Sirius pour voir Archimède lever la Terre, ce n’est que par image et illusion. En fait, le point d’Archimède est un point de savoir; un bon archimédien, platonicien dans l’âme, peut savoir que l’expérience est inutile, et que la seule mécanique prouve la possibilité d’un tel point d’appui sans qu’on s’y pose. Il ne reste alors que deux positions possibles: être sur le point décentré de la science, ou rester sur la face ronde de ce qui n’est pas la science.

2) Si on applique cette déduction à la seconde proposition, il n’y a plus que le point d’appui du Cogito, tout point d’appui historique ou terrestre vacillant dans l’équivoque. La garantie du Cogito est alors Dieu seul, contre-point du Cogito: “Singulièrement, écrit Jacques Lacan, Descartes suit la démarche de le (l’ego du Cogito) préserver du Dieu [39] trompeur, en quoi c’est son partenaire qu’il préserve au point de le pousser au privilège exorbitant de ne garantir les vérités éventuelles qu’à en être le créateur.”19 La quatrième proposition confirme celle-ci et nie que le point d’appui du Cogito soit un point de vue sur l’Histoire. Chacun, y compris le Prince, n’a pour soi que son Cogito et même supposer que le Prince par grâce divine eût une idée claire, à nous refusée, sur la légitimité de sa prise de pouvoir, il n’en serait pas moins vrai que nul sujet n’aurait droit de regard sur elle davantage qu’un Cogito sur un autre. Lacan dit encore: “‘Cogito ergo sum’ ubi cogito sum … Bien entendu ceci me limite à n’être là dans mon être que dans la mesure où je pense que je suis dans ma pensée; dans quelle mesure je le pense vraiment, ceci ne regarde que moi, et si je le dis, n’intéresse personne.”20

3) Chez Machiavel, la pensée du Prince intéresse la pensée du sujet. Ce qui signifie sans doute que c’est aux hommes à faire, ou du moins, à écrire leur propre histoire. Mais, si on applique à cette proposition III la déduction précédente, on signifie alors qu’il n’y a que deux points: le point de vue d’une science qui, de ce qu’elle recourt à l’exemplification historique, cesse d’être platonicienne et devient expérimentale, et par conséquent est en même temps point d’appui pour instaurer le nouveau en théorie et point d’application où cette instauration ait (son) lieu en histoire.

Qu’on veuille retenir de cette confrontation des topiques qu’il n’y a jamais à la fois qu’un point d’où l’on sache, que chez Archimède et Machiavel ce point du savoir est assignable, et se double d’un point d’application (la Terre, la matière historique), la différence étant qu’il n’est pas nécessaire d’expérimenter lorsqu’on est platonicien, mais que c’est exigé lorsqu’on est machiavélien.

Chez Descartes, il n’y a qu’un point de vue, qui est celui de la philosophie ou de la métaphysique, et auquel tous les autres doivent être rapportés.

Qu’on veuille surtout retenir qu’en dehors des points ci-dessus désignés, il n’y en a pas d’autre, et notamment pas de tertium [40] punctum, de Sirius d’où considérer Descartes et Machiavel, et le point épistémologique où nous nous situons pour désigner la coupure n’est sans doute lui-même qu’un point de vue, non cartésien, mais tout aussi philosophique. C’est pourquoi il faut au nom de l’impossibilité de trouver une structure sans différence qui régisse à la fois Descartes et Machiavel (et aussi bien, au nom du nombre fini et limité des positions possibles, une structure qui intègre à la fois le XVIè siècle et Machiavel), exclure tout recours à une configuration archéologique.21

Une métaphysique sans coupure ne peut recouper une pensée qui subit de part en part la coupure qui la situe, à partir d’un champ d’empiricité dont elle n’arrive pas à se débarrasser aussi bien que la métaphysique, dans un champ nouveau qu’elle ne parcourt ni ne domine, mais où elle se tient. De ce recoupement, si on le soutenait, c’est autant le système cartésien qui souffrirait que l’instauration machiavélienne.

Ce va-et-vient du point de vue au point d’appui qu’est le Prince (je vous appuie de mon savoir, appuyez-moi de vos armes) et qui est l’attestation expérimentale de la science historique, ne peut coïncider avec l’exclusion cartésienne de la fortune comme lieu des équivoques, avec ce point de vue universel qui a besoin de toute son évidence la plus immobile pour apercevoir ses contenus, et de la véracité divine pour autoriser ses déplacements. C’est pourquoi l’étendue elle-même est sans aucun point privilégié. Le cartésianisme est un quasi-éléatisme et non pas une dialectique.

Ce lieu du vrai que Machiavel avait aménagé pour y être à défaut de le dire - encore y place-t-il la virtù pour nommer l’instauration - il appartenait donc à la métaphysique cartésienne non de le remplir ni de la boucher, mais de le nier, et c’est là la fonction qu’a la théorie des idées claires, qui les dénie à la politique. Qu’on se garde d’aucun génétisme: nous disons la fonction, non le but. Le Cogito n’est pas le refus de la politique comme science, mais le moyen de s’en passer. Il ne peut donc y avoir de politique cartésienne. Ou plutôt si: la politique cartésienne est une politique comme une autre; non pas une science, une stratégie.

III. “La balance ou les conjectures sur le passé font osciller les promesses du futur”

[41] Si matérialisme veut dire abandon de la subsomption des exemples sous une loi rationnelle et adoption du point de vue épistémologique selon lequel il n’y a théorie que de ses objets, on admettra le matérialisme épistémologique de Machiavel à titre de méthode historique. C’est lui que, plus haut, nous tentions d’établir. Mais on n’obtient ainsi qu’un matérialisme en histoire, prouvant par l’exemple qu’il n’y a que des exemples, et non pas le matérialisme de l’histoire; celle-ci demeure rencontrée, donnée, au lieu d’être un objet à construire. Alors le matérialisme lui-même serait un projet épistémologique, la fidèle philosophie d’une science à venir, une chouette levée trop tôt, un monstre. Pour attester donc qu’il s’agit d’autre chose que de l’histoire telle qu’on la lit ou qu’on la fait, il faudrait qu’il s’agit de l’histoire telle qu’on la construit ou qu’on en fait la théorie. On ne dira pas ici que Machiavel y ait procédé, mais seulement qu’il en a indiqué les intentions et la direction et qu’il s’est donné pour ce faire le minimum de moyens. La solution est la suivante: il ne se contente pas de l’histoire donnée, il ne construit pas la théorie de l’histoire, il reste entre les deux, ce qui a un sens si on dit qu’il défait la première histoire. A quoi les concepts d’historisation primaire et d’historisation secondaire nous serviront de clefs.

On les introduira dans les propositions suivantes, qui résument dans le Rapport du Congrès de Rome un passage de la fin du chapitre I où Jacques Lacan a choisi le point précisément qui commande, et de haut, toutes les sciences dites d’interprétation. Les historiens sans dommage y pourraient aller voir, qui de la chaîne empirique des événements détaillés à la chaire idéaliste des résurrections risquées vont, et viennent, et se posent, l’un des deux sièges toujours vacant.

I - “Il s’agit pour Freud (…) de rémémoration, c’est-à-dire d’histoire, faisant reposer sur le seul couteau des certitudes de date la balance où les conjonctures sur le passé font osciller les promesses du futur. Soyons catégoriques, il ne s’agit pas dans l’anamnèse psychanalytique de réalité, mais de vérité, parce que c’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir, telles que les constitue le peu de liberté par où le sujet les rend présentes.”22

[42]

De là, il résulte qu’il y a pour l’histoire à tenir compte:

(a) du couteau des certitudes de date: c’est le point intenable de réalité dont l’histoire (du sujet) ne peut se passer, le seul sens que devrait désormais recevoir le mot de réalité: un noyau d’impossible selon l’expression de Lacan, c’est-à-dire le minimum empirique qui, parce qu’il est le minimum, n’est pas même empirique (que le cou de Louis XVI ait été coupé est bien un fait, un réel, mais savoir ce que cela a voulu et veut dire n’est pas de l’ordre de la réalité mais de la vérité).23

(b) de ce que ce couteau sans dimension ne peut assigner aucune date que déjà le fait qui s’y produit ne soit historisé primairement: “les éléments s’engendrent dans une historisation primaire, autrement dit l’histoire se fait déjà sur la scène où on la jouera une fois écrite, au for interne comme au for extérieur”.

(c) de ce que les conjectures d’un discours conscient sur un passé déjà par soi-même historique ne peuvent alors qu’être le travail d’une historisation secondaire qui a besoin de constituer rétrospectivement la première histoire en opérant avec ce qui reste d’elle les distorsions nécessaires pour tenir un discours cousu de mensonges ou de blancs.24

II - Le travail de guérison ou de science consiste à découdre les distorsions secondaires qui ont persisté sous la censure et s’en sont négativement nourries jusqu’à ce que soit parfaite l’ “historisation actuelle” qui consiste à dire au sujet non pas: votre inconscient fut en réalité votre histoire, mais votre “histoire” fut en vérite l’inconscient; en ce sens, l’historisation primaire trouve son lieu après l’historisation secondaire. On a donc profité de l’épsilon de liberté du sujet pour faire vaciller le couteau, et substituer à l’historisation distordante du discours conscient l’histoire vraie, qui, de ce qu’elle reconduit ce discours à ses prétendues origines est la seule à pouvoir débarrasser le récit cousu de ses distorsions, de ses ourlets et de ses accrocs et à “réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir.”

[43]

III - Il faut appliquer ce qui précède à l’Histoire. Appliquer est un mauvais mot, car c’est la même structure ici, et il n’y a aucune raison pour que s’inscrive dans ce jeu des historisations et des rétrospections aucune instance assez pertinente pour en différencier un aspect individuel et un aspect collectif. L’inconscient, on le sait, n’est pas plus collectif pour Freud que chez Marx, et les catégories d’individu et de société sont à laisser ici aux fausses questions des sociologies romantiques. Mais c’est de plein droit qu’il faut accrocher ici toute la problématique de la ‘prise de conscience’ selon Marx telle qu’il lui laisse son cours, sans le conduire ni l’enfler, entre les digues du mode de production, dans la Préface à la Contribution à la Critique de l’Economie politique, lorsqu’il parle des “formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience” du conflit entre forces productives et rapports de production, et qu’il demande qu’on distingue soigneusement ces formes de la science de ce conflit (on ajoutera: et aussi, de la science de ces formes).

25

IV - Ce qui précède, il faut à plus forte raison l’appliquer à la politique qui, comme action, suppose une liberté et une fin, et fait au premier chef émerger la vérité dans le réel.

Or ces considérations de fin, de tâche à accomplir, reçoivent leur statut théorique lorsqu’on énonce que l’historisation secondaire a d’abord la fonction en acte d’un idéal (et on pourrait dire, après Kant, d’un impératif, car c’est ce qui définirait ici l’action politique comme “pratique”). C’est le rôle, dit Lacan, qu’ont notamment les “prétendues lois de l’histoire” en tant qu’elles sont éminemment progressistes et qu’elles donnent à l’histoire la forme biologique du développement d’un germe, car on ne sort pas de ce génétisme lorsqu’on représente l’histoire comme une tâche ou un idéal. A ce projet - car c’en est un - conspirent également Bossuet et Comte, et le Marx des “prises de conscience”, et tout homme politique par nécessité, et Machiavel lui-même: témoin ce texte des Discorsi:

“Je répète donc, comme une vérité incontestable et dont les preuves sont partout dans l’histoire, que les hommes peuvent seconder la fortune et non s’y opposer; ourdir les fils de sa trame et non [44] les briser. Je ne crois pas pour cela qu’ils doivent s’abandonner eux-mêmes. Ils ignorent quel est son but; et comme elle n’agit que par des voies obscures et détournées, il leur reste toujours l’espérance; et dans cette espérance, ils doivent puiser la force de ne jamais s’abandonner, en quelque infortune et misère qu’ils puissent se trouver.”

Mais, en appliquant encore les principes plus haut énoncés, il faut ajouter ceci: l’historisation secondaire n’est pas la science, et qui dispose d’une science de l’histoire ou d’un semblant, il lui faut aller plus loin, il lui faut reconduire à l’historisation primaire les idéaux censurés (plus forts d’être censurés) des sujets et des peuples pour en venir à biffer le trauma primitif et obtenir des guérisons dans l’analyse et dans l’histoire. Car un qui n’a que le progrès à la bouche, noué à lui comme à l’oeuf, il ne veut ni changer, ni guérir.

On établira donc une différence de droit entre les auteurs de l’historisation secondaire et ceux de la science (possible ou réelle) c’est-à-dire au fond ceux de l’historisation primaire, de l’histoire sans censure ni distorsion. De part et d’autre du bavardage central et mensonger, il doit y avoir place, et place ambiguë et vacillante, tant pour les historiens du primaire que pour les savants, capables de pousser jusqu’au dégrafage complet les pages officielles et de démantibuler les machines de la conscience. Cette coïncidence ne peut avoir lieu qu’en histoire. Lorsque nous disons à la fois que Machiavel est au-delà de la coupure et qu’il n’y hasarde que peu de pas, nous ne voulons pas lui donner d’autre place que celle-ci, instable, mais qui ne laisse aux historiens en place aucun siège vacant.

A) Les historiens “secondaires” des temps classiques seront ceux qui auront obnubilé l’usurpation du prince et qui, cachant que les traumas primitifs avaient déjà été un événement historique et non pas une origine sans pleurs, ébauchent une histoire continue et progressive. Ce genre d’histoire commence peut-être lorsque Polybe (que Machiavel lisait) dit dans la Préface de son premier livre: “Comme la fortune a fait pencher presque toutes les affaires du monde d’un seul côté, et semble ne s’être proposé qu’un seul but: ainsi je ramasserai aux Lecteurs sous un seul point de vue les moyens dont elle s’est servie pour l’exécution de ce dessein. C’est là le principal motif qui m’a porté à écrire. Un autre a été, que je ne voyais personne de nos jours, qui eût entrepris une histoire universelle ... Il n’y a personne, au moins que je sache, qui assemblant tous les faits et les rangeant par ordre, se soit donné la peine de nous en faire voir le commencement, les motifs, la fin.” (traduction de Dom Vincent Thuillier, 1727).

[45]

Ce genre continue lorsque Bossuet divise en époques une Histoire Universelle monarchisée jusqu’à la malle. Historiens du progrès, de l’idéal et de l’espérance.

Un jour tout sera bien, voilà notre espérance

Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion.

dit Voltaire,26 autre historien progressiste, méconnaissant qu’il dit en deux vers deux fois la même chose, car si “un jour …”, pourquoi pas “aujourd’hui”?

Machiavel recourt aussi à ce genre d’histoire parfois lorsqu’il veut encourager, rassurer, et en même temps, tromper. Machiavel accessoire.

Nous pouvons à présent, par différence, déduire les discordances respectives de Descartes et du Machiavel principal dans ce concert.

B) Descartes, on s’en souvient, se trouve en-deçà des limites du classicisme, mais s’aventure parfois jusqu’à ces limites mêmes. Il en résulte qu’il ne procède guère que négativement, sous la forme d’une dénégation, aux historisations secondaires. Autrement dit, il déclare deux choses:

- que le prince est lui-même auteur de la légitimité de sa prise de pouvoir, ce qui désigne proprement l’historisation primaire qui ne peut pas ne pas définir tout événement: un prétendu stade instinctuel est avant tout stigmate historique, dit Lacan27: “page de honte qu’on oublie ou qu’on annule, ou page de gloire qui oblige.” Ceci vaut pour le prince qui est immédiatement à lui-même son propre historien.

- qu’il en résulte que nul ne peut jaser sur le prince, ce qui recouvre aussitôt l’historisation primaire d’un manteau d’illisibilité, auquel on ne peut même pas imputer de dissimuler rien: le Roi est nu, mais nul ne le voit, et nul ne voit non plus le manteau. Un Bossuet tisse de plus amples ornements aux actions des princes. D’eux, il fait des époques. Pour Descartes, il n’y a donc pas d’Histoire, la primaire étant l’affaire des princes, mieux placés que nous, la secondaire étant ce qui suffit de fumée à cacher la primaire. Cette absence d’histoire est due à ce que la vérité ne peut être expliquée en mots; l’évidence évite l’historisation.

[46]

C) Quant à Machiavel, il est celui qui passe son temps à lire Tite-Live, c’est-à-dire à revoir les origines avant qu’on ne les recouse (et peu importe qu’ici Rome fasse figure d’origine): il est celui qui porte l’efficace de l’inconscient tant sur les prises de pouvoir passées que sur les pouvoirs à prendre un jour - à prendre bientôt. Il est à compter au nombre des historiens de la “reconduction” dont le rôle s’apparente à celui de l’analyste. Il est de part et d’autre de l’idéal et du progrès. “De part et d’autre”, deux textes en feront foi:

1. Le premier chapitre du Livre III des Discorsi28 s’intitule: “veut-on qu’une religion ou une république vive plus longtemps, il faut les ramener souvent à leur principe.” Machiavel y explique que ce retour aux origines a pour fonction de réaffermir un pouvoir: “il serait à désirer qu’il ne passât pas plus de dix ans sans qu’on vit frapper un de ces grands coups [qui rappellent subitement les origines]. Ce laps de temps suffit pour altérer les moeurs et user les lois.” Tel est le progrès d’historisation secondaire. Il faut alors le défaire et revenir aux origines, soit que les événements y contraignent, soit qu’on s’y décide soi-même: cette décision peut alors prendre la forme symbolique d’un “rattrapage de l’Etat”:

“les magistrats qui ont gouverné Florence depuis 1434 jusqu’en 1494, disaient à ce propos qu’il fallait tous les cinq ans se ‘réemparer du pouvoir’; qu’autrement il serait très difficile de se maintenir. Or, se réemparer du pouvoir voulait dire, selon eux, renouveler cette terreur et cette crainte qu’ils avaient su inspirer à tous les esprits au moment où ils s’en étaient emparés, et où ils avaient frappé avec la dernière rigueur ceux qui, d’après leurs principes, s’étaient conduits en mauvais citoyens. Mais comme le souvenir de ces châtiments s’efface bientôt, que les hommes s’enhardissent à faire des tentatives contre l’ordre établi et à en médire, il faut y remédier en ramenant le gouvernement à ses principes”.

(Lorsque Machiavel lui-même, prince de la science, effectue ce processionnal aux origines, ce n’est pas un hasard s’il le célèbre en ornements:

“Le soir tombe, je retourne au logis. Je, pénètre dans mon cabinet et, dès le seuil, je me dépouille de la défroque de tous les jours, couvert de fange et de boue, pour revêtir des habits de cour royale et pontificale. Ainsi honorablement accoutré, j’entre dans les cours antiques des hommes de l’antiquité. [47] Là, accueilli avec affabilité par eux, je me repais de l’aliment qui par excellence est le mien, et pour lequel je suis né. Là, nulle honte à parler avec eux, à les interroger sur les mobiles de leurs actions, et eux, en raison de leur humanité, me répondent. Et, durant quatre heures de temps, je ne sens pas le moindre ennui, j’oublie tous mes tourments, je cesse de redouter la pauvreté, la mort même ne m’effraie pas. Et comme Dante dit qu’il n’est pas de science si l’on ne retient pas ce que l’on a compris, j’ai noté de ces entretiens avec eux ce que j’ai cru essentiel et composé un opuscule De principatibus, où je creuse de mon mieux’ les problèmes que pose un tel sujet: ce que c’est que la souveraineté, combien d’espèces il y en a, comment on l’acquiert, comme on la garde, comment on la perd.”29 Lettre où se repèrent l’historisation secondaire (la défroque de fange et de boue), le retour à l’historisation primaire (le dialogue avec les morts), le moment de la science, avec son “temps pour comprendre” et son “moment de conclure”).

2. Mais on peut aussi opérer ce retour aux principes d’autre façon que symbolique en recourant à la virtù d’un seul citoyen. Il ne s’agit plus alors de reconduction, mais d’instauration. C’est ce que prévoit le chapitre cité, mais aussi toute la fin du Prince qui demande à Laurent de Médicis ou à X de vouloir bien introduire dans la matière de l’histoire une forme sienne et lever le drapeau de la nouveauté. La nouveauté étant ainsi marquée: “outre cela on peut ici voir des choses extraordinaires, sans exemple, dirigées par Dieu: la mer s’est ouverte; une nue vous a découvert le chemin; la pierre a versé des eaux; ici il a plu de la manne; toute chose a concouru à votre grandeur. Le demeurant gît en vous.”30Le demeurant, entendons la science historique expérimentale que Laurent va s’empresser de manquer et dont Machiavel est seul à brandir l’enseigne. La balance qui fait de l’exilé de San Casciano un victorieux solitaire et du Prince de Médicis [48] le représentant de tous les échecs 31 de l’Italie bientôt soumise aux puissances européennes ne repose pas sur autre chose que sur la lame à double tranchant du retour aux origines. Car si y revenir, c’est réassurer son pouvoir, victoire à qui y reviendra le premier. Mais qui y revient est peut-être déjà maintes fois passé par là. Ainsi l’Eglise en ses grands Ordres réguliers et dans la conversion qu’elle opère sur elle-même en Saint-François et Saint-Dominique se réassure un vieux pouvoir, explique Machiavel, par les confessionnaux, où se colporte que sont bons ceux qui gouvernent. Ce qui reste à faire est donc clair: faire repasser par les origines quelqu’un qui n’y passa jamais, ce qui nécessite que celui-là défasse tout ce qui les a recouvertes. Le Prince a l’exacte fonction de développer la deuxième possibilité du retour aux principes, confié alors à la seule virtù du novateur.

* * *

Au chapitre des Discorsi sur l’origine on lit encore: “c’est ainsi que les médecins disent, en parlant du corps humain: Quod quotidie aggregatur aliquid, quod quandoque indiget curatione.”

Le corps - qu’il soit celui du patient ou le corpus de l’histoire - est donc bien la chose historisée à laquelle il faut pour la curer ôter ce qu’elle a sécrété, ajouter ce qui la ranimera.

[49]

Où la médecine de Descartes se contente (de moins en moins vers la fin, il est vrai) de la nature et de son exercice mécanique, Machiavel voyait déjà l’origine et la rétrospection.

S’il est une nature, il n’est plus d’origine, et s’il est une origine, il est une historisation. La nature, celle que la Grâce visite, au nom de laquelle Descartes proclame son “laissez faire le prince, laissez-le passer”, Machiavel y voyait déjà le trône d’usurpation; il n’est de trône que déjà usurpé, de nature que bavarde à le et à se justifier.

A côté de Descartes et de Machiavel, à côté de la question: les historiens de l’idéal et de la germination. Entre Descartes et Machiavel, ce malentendu: suspension du jugement chez le premier pour malentendre les Discours que le second tient sur les noms propres du passé et du présent qui s’inscrivent ou se répètent sur le livre distordu. Ces noms propres exemplaires32 rendent clair le refus des subsomptions, que nous avons nommé matérialisme et s’entourent de justifications, qu’il appartient à l’un d’entre eux “Machiavel”, inscrit dans la marge, de reconduire à leur inscription originelle, risquant de renforcer la trace du nom, comme aussi bien de la biffer à jamais. Travail de déshistorisation, frayant le lieu de la science historique, mais demeurant à son seuil.

Car, d’une science, il n’est pas d’historisation mais une historicité.33

[50]

Discours latent34

Du léger délire qui s’annonce, écartons maintenant le lecteur. De quelle oreille entendrait-il que s’il n’est de Descartes qu’une stratégie, ceux qui lui prêtent une politique “indigent curatione”, ont besoin de la cure et de la reconduction. La cure, c’est ce qu’Elisabeth demandait à Descartes: “On me promet en Allemagne assez de loisir et de tranquillité pour la (votre méthode) pouvoir étudier, et je n’y amène de plus grands trésors, d’où je prétends tirer plus de satisfaction, que vos écrits. J’espère que vous me permettez d’emporter celui des passions, encore qu’il n’a pas été capable de calmer ceux que notre dernier malheur avait excités. Il fallait que votre présence y apportât la cure, que vos maximes ni mon raisonnement n’avaient pu appliquer” (juillet 1646). Cure au sens où l’on y prend les eaux; mais quel est ce “dernier malheur”?

En 1680, Elisabeth mourut sombrée dans la dévotion. Abbesse au monastère luthérien d’Herford; sombrée contre toute idée claire; assombrie par un “entourage de gens dont la dévotion mélancolique lui était un martyre”. Ne se remémorait-elle pas selon quelle mécanique celui qui la quitterait trente ans auparavant lui démontérait cette mélancolie?

Car ensuite, il était mort en 1650, et loin d’elle, et près d’une Reine assise, et à cause d’une Reine matinale, celui à qui elle disait: “il fallait que votre présence y apportât la cure, que vos maximes ni mon raisonnement n’avaient pu appliquer.” Son transfert sur lui de tout ce dont les caresses des siens, à proliférer, l’avaient démunie, trente ans lui faudrait-il, “gardant toutes ces choses dans son coeur” le porter sur sa propre raison, le seul bien qui, d’être le mieux partagé, lui restât d’un mort.

Car ensuite, remontant à cette année 1646 où cette présence devrait venir à lui manquer sans recours, ne devrait-elle pas remettre [51] sa cure à quelles fontaines miraculeuses dont il lui aurait parlé à la Haye? Ce seraient, ces fontaines, comme autant de chiffres, de jalons, d’anneaux qui la rappelleraient à l’ordre des raisons passé, mais n’en pourraient tenir lieu, le philosophe vacant.

Voilà pourquoi dans cette lettre du 10 décembre 1646 qui est un raccourci de toute la vie de la Princesse, elle procèderait déjà par lacunes et coq-à-l’âne: toute sa vie d’exilée et le ressentiment de son trône usurpé, elle les condenserait en Machiavel, et le Docteur des Princes, elle le déplacerait en Descartes, philosophe: “je trouve que la règle, que vous observez en sa préface, est fausse, parce qu’il n’a point connu de personne clairvoyante en tout ce qu’elle se propose, comme vous êtes, par conséquent qui, de privée et retirée hors de l’embarras du monde, serait néanmoins capable d’enseigner aux princes comme ils doivent gouverner, comme il paraît à ce que vous en écrivez.” Et de ce transfert épistolairement redit, elle passe à la fontaine de La Haye, qui fait dans la suite de la lettre (10 octobre 1646) vaciller sa raison malgré les apparences: cette eau claire et distincte, on la répute une purge, mais il est aussi une eau blanche, mêlée de lait, “à ce qu’on dit, rafraîchissante”, qui triomphera d’elle en son dernier jour. Quel poids emporterait la balance du côté clair? Quel parti tenir dans l’équivoque? Il n’est pas jusqu’à ce chiffre allégué dans la fin qui ne marque sa demande à en savoir plus long sur son histoire.

Or le voici qui lui répondrait à l’arbitraire par l’arbitraire, et, historisant secondairement ses demandes, s’emparerait contre Machiavel de son arme à elle: le grief de généralisation abusive des exemples (César Borgia). Puis, appuyant dans sa réponse le hiatus du coq-à-l’âne par un “aussi” qui le dénude (“Votre Altesse a aussi fort bien remarqué le secret de la fontaine miraculeuse”, novembre 1646), il reprendrait ladite Fontaine et inventerait à son endroit une alchimie rapide et mécaniste. Le moins étrange n’étant pas qu’il ferait assaut de crédulité, produisant en cette occasion un texte assez insolite pour que Martial Guéroult, dans une vie résumée de Descartes, ne se privât pas de le citer: “Et même aussi j’ose croire que la joie extérieure a quelque secrète force pour se rendre la Fortune plus favorable.”35

Cette invitation à se passer de lui, toute raison bue, dans les roulettes de la Fortune, ne dénouait-elle pas drame plus secret? A coup sûr; le malentendu de Descartes et de Machiavel dont Elisabeth [52] aurait été le truchement, pivotée sur les Discours de deux Autres. A coup plus sûr: ce crime à l’occasion de quoi elle aurait convié Descartes à lire Machiavel et qu’elle appelle “notre dernier malheur” dans la lettre de juillet, car, nous dit Baillet: “le bruit courut alors qu’une action si noire avait été concertée sur les conseils de la Princesse Elisabeth”. Cette action si noire, c’est le meurtre par Philippe, son frère, du sieur de l’Espinay qui avait “cajolé” leur soeur Louise: “la princesse Elisabeth, son aînée, qui est une vertueuse fille, une fille qui a mille belles connaissance et qui est bien mieux faite qu’elle, ne pouvait souffrir que la Reine sa mère vît de bon oeil un homme (l’Espinay) qui avait fait un si grand affront à leur maison. Elle excita ses frères contre lui; le plus jeune de tous nommé Philippe, ressentit plus vivement cette injure, et un soir, proche du lieu où se promenait à La Haye, il attaqua l’Espinay.”36 Un autre jour, l’amant de Louise fut tué en présence de Philippe. Elisabeth et Philippe furent chassés par leur mère de Hollande.

Or, si Machiavel refoulé retournait en Elisabeth à cette occasion, n’était-ce pas pour qu’elle y relût l’autorisation de se débarrasser des méchants, de remettre au bras de son frère le soin de venger moins la liaison de leur soeur que la désinvolture de la Reine de Bohême (bien aise, dit l’histoire, que sa fille Louise se divertît), leur mère indigne du trône, et de faire de son frère un Prince nouveau, un Oreste qui conjurât l’image cruciale de son Père détrôné?

Mais les fontaines de la science n’auraient pas encore coulé pour l’Altesse-fille, qui ne pourrait plus que léguer sa Maison à la philosophie spéculative, et son Oedipe au cloître. Il faudrait qu’il en cuisît encore à l’Histoire, Freud de sa cure, Marx de sa mandragore.

Notes

1. suivi de: Quatre lettres deMachiaveléchangées entre Descartes et la princesse Elisabeth, avec un chapitre des Discorsi de Machiavel

2. L’idée principale de cet article – la pensée de Machiavel comme non-lieu et mauvaise conscience de la théorie classique du droit – revient à Louis Althusser et au cours qu’il professa sur Machiavel en 1961 ou 1962, Notre troisième partie applique à (et sur) Machiavel le chap. I de l’article de Jacques Lacan: ‘Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse’. (La Psychanalyse, t. I., pp. 93 à 110. Aujourd’hui: Ecrits, p. 247 à 265). Emprunt et plus qu’emprunt ont été faits à un article de M. Serres, ‘Un modèle mathématique du cogito’, paru dans le n° 2 de la Revue philosophique d’Avril-Juin 1965, ainsi qu’à l’Appendice n° 1 du tome II de Descartes selon l’ordre des raisons, de Martial Gueroult. Enfin, on trouvera les textes de Machiavel dans le Prince et dans les Discorsi, et les lettres de Descartes et d’Elisabeth sur Machiavel dans Adam et Tannery, tome IV, aux pp. 447, 449-452, 485, 493 et sq., 519, 528, ainsi que ci-après.

3. Que le prince injuste s’avoue qu’il n’est pas prince! Que la viande saine se désigne et désavoue l’empoisonnée! Ou du moins que la Providence, sinon moi, reconnaisse ses voies univoques!

4. Lorsqu’il s’agit des équivoques de la fortune ou de la vie, Descartes procède toujours ainsi: sans parler de la deuxième maxime de la morale provisoire, qu’on peut ne pas évoquer ici à cause de son statut, on citera par exemple: - le célèbre passage de la 4ème méditation sur l’indifférence, plus bas degré de la liberté. - l’article 170 du Traité des Passions contre l’irrésolution. - toute la lettre du 6 Octobre 1645 à Elisabeth, notamment ce passage: “Lorsqu’on peut avoir diverses considérations également vraies, dont les unes nous portent à être contents, et les autres, au contraire, nous en empêchent, il me semble que la pru¬dence veut que nous nous arrêtions principalement à celles qui nous donnent de la satisfaction; et même, à cause que presque toutes les choses du monde sont telles, qu’on les peut regarder de quelque côté qui les fait paraître bonnes, et de quelque autre qui fait qu’on y remarque les défauts, je crois que, si on doit user de son adresse en quelque chose, c’est principalement à les savoir regarder du biais qui les fait paraître le plus à notre avantage, pourvu que ce soit sans nous tromper.”

5. “Les termes qui ne réveillent que des idées sensibles sont tous équivoques”, dit Malebranche (Recherche de la Vérité, VI, 2, 2).

6. “...C’est une notion si transcendantalement claire, qu’il est impossible de l’ignorer” (lettre du 16 octobre 1639).

7. Il ne peut être ici question de Spinoza, qui fit à Machiavel la place qu’on sait.

8. Le Prince, chapitre XV.

9. Le Prince début du chap. VI.

10. Ibid. fin du chap. XIV.

11. Ibid. fin du chap. XVIII.

12. Il faut ici suivre fidèlement la lecture que fait de Nietzsche G. Deleuze (Nietzsche et la philosophie, P.U.F).

13. En 1640, l’année où elle le lisait, avait paru un livre sur la légitimité du rétablissement de sa Maison, renversée à la Montagne-Blanche en 1620. Descartes était, croit-on, à, sinon de, cette bataille.

14. Lettre du 10 octobre 1646.

15. G. Canguilhem: article sur Galilée in Archives Internationales d’Histoire des Sciences – N° 68-69 p. 218.

16. Descartes, début de la deuxième Méditation.

17. Le Prince: Dédicace à Laurent de Médicis. Cf. aussi M. Merleau-Ponty, Signes, p. 273.

18. On trouvera dans la lettre du 10 octobre 1646 la reprise dernière par Elisabeth de cette reprise de Descartes

19. Écrits, p. 865.

20. Écrits, p. 516.

21. C’est ce que Michel Foucault laisse entendre précisément à propos de la politique dans Les mots et les Choses, p. 218, lorsqu’il explique que l’adéquation du système des richesses à la configuration où il l’implique n’advient qu’au prix d’une transformation dont s’exempte pour sa part l’histoire naturelle par nature déjà théorique: “les richesses sont des signes qui sont produits, multipliés, modifiés par les hommes; la théorie des richesses est liée de part en part avec une politique.”

22. Écrits, p. 256

23. “L’histoire ... constitue l’émergence de la vérité dans le réel.” Ibid. p. 257.

24. On voudra bien ne pas considérer, sauf à n’y rien comprendre, notre ordre d’exposition comme à son tour historique. Temps, si l’on veut, du savoir.

25. On pourrait rapprocher la phrase de Marx: “l’humanité ne se propose jamais que des taches qu’elle peut réaliser” de celle de Lacan, citée plus haut, sur la liberté du sujet entre les contingences passées et les nécessités à venir. Cet entre-deux du sujet est la place qui lui reste pour prendre conscience d’une tache, avec l’aide de la science.

26. ‘Poème sur le désastre de Lisbonne’.

27. Écrits, p. 261.

28. L. Althusser sut adéquatement extraire ce chapitre de sa gangue livienne.

29. Lettre à Francesco-Vettori, 1513.

30. Le Prince, chap. XXVI.

31. G. Mounin aurait raison en ce sens d’appeler Machiavel un “prophète désarmé” (Machiavel, Ed. du Seuil. p. 202). Le Machiavel de G. Mounin fait excellente fonction de décrassage, de reconduction à Machiavel. Malheureusement la thèse défendue selon laquelle Machiavel ne peut être précurseur ni fondateur de la science de Marx parce qu’il ignore l’économie (ce qui est vrai) nous semble insuffisante pour contester le matérialisme de Machiavel en histoire, que nous avons tenté d’établir. C’est que Mounin soutient qu’après comme avant Machiavel, il y a toujours eu deux solutions, métaphysiques, éternelles’, qui sont la compatibilité et l’incompatibilité de la morale et de la politique. Nous pensons que Machiavel est hors de ce débat entre deux termes que séparer réconcilie et que réconcilier déchire. Morale et politique est justement un non-problème de Machiavel et sans doute un non-problème tout court. Tout ce qui s’est “trimballé” sous le nom de machiavélisme n’est que la réinscription dans ce débat d’une nouveauté qui n’y a que faire. D’ailleurs Mounin ajoute (cf. p. 224-5) que cette opposition avant d’être philosophique est d’abord dans les faits. C’est adopter ici le réalisme de la “chose avant le mot”, de “la chose moins son mot”. Eternel miroir! Qui, Archimède du langage, un jour s’écrira assez fort “montrez-moi une mort sans phrase, et je croirai à la réalité.” Mais cet Archimède est venu.

32. On voudra se reporter au début du 18 Brumaire de Louis Bonaparte (Ed. soc., p. 174) où Marx commence ses calculs sur les classes à partir des substitutions de noms propres opérées par les révolutions de Cromwell, de 1789 et 1848. C’est ainsi qu’on écrit l’Histoire.

33. Dont le concept est à construire. Cf. Althusser, Lire le Capital, II, p. 58 et sq.

34. Voir d’abord les quatre lettres ci-après.

35. Lettre de nov. 1646, cité par M. Guéroult dans le Dictionnaire des auteurs, Laffont-Boimpiani; qu’on lise la suite, sur les jeux de hasard.

36. Tallemant des Réaux, Historiettes, et Adam et Tannery, t. IV, p. 450.