L’achèvement de la révolution copernicienne et le dépassement du formalisme: La théorie du droit naturel ‘réel’ de Fichte
“Il est certain, à la lumière de la Critique, que le socialisme comme parti dépend de cette erreur initiale de vouloir aller du concept à l’existence.”
Alain: Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant. (Sixième Lettre).
La philosophie du Droit et de l’Etat de Fichte, dans les divers moments de son évolution et la variété des courants qu’elle synthétise, représente à elle seule toute une Phénoménologie de la conscience politique. Résumons la de façon grossière en disant qu’elle reproduit en sens inverse, et à travers un certain nombre de moments intermédiaires, un des mouvements de la Phénoménologie de l’Esprit: celui qui va, dans la Sittlichkeit, du monde éthique, où la vérité de l’Esprit se représente de façon immédiate dans l’existence collective harmonieuse d’un peuple, à l’état du droit, où la totalité organique se dissout dans l’univers atomistique de l’égalitarisme juridique.1 Partie au contraire du formalisme juridique et du cosmopolitisme abstrait correspondant à la conscience stoïcienne, l’évolution de Fichte s’achève dans la conscience malheureuse de la singularité absolue des ‘droits’ du peuple allemand, c’est-à-dire dans un essai tourmenté de recomposition de la totalité éthique (ou ethnique) par l’exaltation du sentiment national.
L’évènement important de cette évolution est le renversement qui s’opère entre les écrits de circonstance de la période révolutionnaire [104] et l’ouvrage systématique des années 1796-17972, c’est-à-dire la renonciation de fait au droit naturel, ou le passage du droit privé suffisant - au sens où le droit privé est identifié par Kant avec le droit naturel3 - au droit public rationalisé et contraignant. Si le Droit Naturel de 1796 marque la réhabilitation de l’Etat et son intronisation solennelle comme créateur et administrateur du Droit, la déduction n’est assortie à dessein d’aucune référence à l’actualité politique et aucun trait distinctif ne vient apparemment conférer à la constitution abstraite un commencement d’individualité. Cependant si le modèle universellement valable et dépersonnalisé du pur Etat de Droit veut être autre chose qu’une simple production utopique de la philosophie spéculative, il faut bien en proposer la réalisation à l’un des Etats historiques de domination qui ne sont malheureusement que le résultat irrationnel et précaire du hasard et de l’oppression. L’effectivité de la raison pure pratique requiert l’élaboration d’une téléologie politique positive qui doit conduire par une approximation à l’infini d’un Etat de fait dont il faut tirer le meilleur parti possible à l’Etat de la raison, du ‘Nothstaat’ au ‘Vernunftstaat’ .
Mais au moment où la philosophie transcendantale, qui avait toujours été en fait aux antipodes de la conscience stoïcienne et de son indifférentisme politique, parvient à concevoir la réalisation de la justice publique sous la forme d’une tâche concrète et indéfinie de rationalisation d’un donné politique historique, elle échoue de façon dramatique sur le problème du primum movens et du premier commencement empirique. La Révolution française une fois disqualifiée par ses excès intérieurs et extérieurs, c’est à la Prusse que Fichte croit devoir finalement confier, en dépit de sa structure féodale et de son gouvernement absolutiste, le rôle d’agent historique de réalisation du Droit pur et d’Etat-Pédagogue. Ainsi l’idéalisme fichtéen ne sort du moralisme négativiste pour accéder à la politique constructive que par le biais d’une idéalisation mythique en vertu de laquelle un gouvernement monarchique autoritaire se trouve chargé du soin de forger une Nation révolutionnaire.
Si, en suivant Hegel, on voit dans la philosophie pratique de l’idéalisme transcendantal le moment de l’absence de l’Idée et de la démission de la Raison, c’est-à-dire de l’opposition absolue de l’idéal [105] et du réel, impliquant la substitution de la fausse infinité du progrès indéfini à l’infinité actuelle de l’Absolu et la relégation de celui-ci dans les régions troubles d’une eschatologie éthico-religieuse, on comprend mieux le drame d’un activisme spéculatif comme celui de Fichte, obligé en fin de compte, pour ne pas rester convaincu d’impuissance, de conférer à un pur produit de la facticité historique la valeur d’Absolu présomptif. Ayant d’abord fait sienne une téléologie négative inspirée de Rousseau et fondée sur le principe de l’incommensurabilité absolue du Droit et de la force, Fichte entame cependant dès ses premiers écrits, bien plus proches en fait de l’Aufklärung et du despotisme éclairé que de Rousseau4 et de la Révolution française, une marche au réalisme qui, de concession en concession, l’amènera à juxtaposer un machiavélisme pratique5 à son système théorique du droit rationnel cosmopolitique, à faire coexister une politique empirique de puissance, seule effective, et une politique transcendantale virtuelle.
Par le Droit et la Politique la “vision morale du monde” est donc immédiatement rendue immorale, ou, ce qui revient au même ici, renvoyée à la foi6. Dans le Droit Naturel de 1796, Hegel ne découvre rien de plus que l’oppression de la vraie liberté par la tyrannie de l’entendement analytique.7 La théorie du Droit Naturel est devenue chez Fichte “une exposition de la maîtrise totale de l’entendement et de la servitude du vivant.”8L’Etat de droit totalitaire consacre l’évacuation définitive de la substance de la moralité par la ruine de toutes les relations interindividuelles vivantes. Tel est, selon Hegel, le résultat de la nouvelle interprétation du “Fiat justitia, pereat mundus”, que Fichte substitue à celle de Kant. Là où Kant traduit: “Que le Droit arrive, dussent en périr tous les scélérats qu’il y a au monde”, en précisant qu’il s’agit uniquement de défendre les principes a priori du Droit pur contre les maximes empiriques d’une sagesse [106] politique inspirée immédiatement de la doctrine du bonheur9 Fichte en vient à imposer le sens suivant: “Il faut que l’avènement du Droit ait lieu, même si à cause de cela la confiance, la joie et l’amour, toutes les puissances d’une identité authentiquement morale doivent être extirpées, pour ainsi dire, jusqu’à la racine.”10
Intronisée au niveau du Droit public pur par la mise en place d’un système tyrannique de la légalité extérieure qui rend à jamais problématique la restauration de la moralité absolue, l’immoralité est à nouveau et bien plus directement menaçante, sous la forme de la nécessité empirique11, lorsque, passant de la théorie à la pratique, le philosophe entreprend de définir une politique rationnelle comme science de la concrétisation progressive des règles du Droit pur à une époque donnée et, si possible, dans un pays précis. C’est en vain que, pour éviter le double écueil de l’utopie abstraite et de l’empirisme historiciste, l’Etat commercial fermé de 180012 cherche entre le pur concept et la réalité politique immédiate le moyen terme d’une unité idéale plus ou moins artificielle, celle de l’ “Europe chrétienne” primitive, unifiée moralement, politiquement et économiquement, par opposition au monde antique monadologique où chaque Etat reste enfermé dans sa destinée individuelle.13 Fichte qui, quoi qu’on en ait dit, a toujours été un partisan déclaré du réformisme autoritaire contre la révolution populaire et un ennemi de la démocratie politique14 n’entreprend l’élaboration d’une politique ‘générale’ , c’est-à-dire européenne, que pour la proposer à celui des gouvernements de nécessité qui lui semble le moins hypothéqué par son passé historique, en l’occurrence celui de la Prusse qui, n’étant pas encore une Nation, peut espérer devenir la Nation idéale.
[107]Le projet de Réforme par le haut ne peut attendre de la raison pure la désignation d’un agent d’exécution à la mesure de ses ambitions. Le problème du primum moyens historique sera donc résolu à chaque fois par la qualification a priori, plus ou moins mythique, d’un élément privilégié de la réalité, c’est-à-dire par un messianisme agressif qui est une des composantes permanentes du système messianisme personnel de Fichte, messianisme de la Nation révolutionnaire française, messianisme aristocratique de la classe des Savants, ‘instituteurs’ de l’Humanité, messianisme de la Patrie ‘métaphysique’ allemande, messianisme de l’Individualité politique providentielle, du Souverain-Démiurge, du Chef d’Etat-Prophète etc ... L’idée d’une révolution mondiale due à l’initiative des classes défavorisées, entreprise indépendamment des structures gouvernementales et directement contre elles, étant au départ à peu près étrangère à Fichte, l’importance révolutionnaire des moyens politiques existants ne peut manquer de se trouver démesurément grossie. D’où la nécessité finale de ce que l’on pourrait appeler le troisième postulat de la raison pure juridique: au législateur tout-puissant de la raison morale, comme garantie du Souverain Bien, c’est-à-dire principe de la connexion exacte entre la moralité et le bonheur, le droit rationnel se voit contraint de faire correspondre le législateur génial, comme promoteur historique du souverain bien économico-politique, c’est-à-dire de l’accord parfait entre la vertu civile et la situation sociale. Mais comme le Souverain-Démiurge n’est à tout prendre qu’un législateur empirique, la politique transcendantale, croyant avoir enfin rompu le donné en un point et accédé directement à l’Idée, court le risque de se laisser entraîner à toutes les aberrations de l’idéologie du Chef. Si la raison morale est obligée en fin de compte de s’en remettre à la grâce de Dieu, la raison juridique s’abandonne à ce qu’elle ambitionnait précisément de dépasser: la grâce de l’Histoire et les vertus charismatiques de la Personnalité géniale. Là où le Droit est à créer de toutes pièces, l’administration rationnelle doit céder momentanément le pas à la politique inspirée.
L’acheminement graduel du rationalisme juridique et politique de Fichte vers le romantisme et le mysticisme peut donc s’interpréter, dans la perspective de Hegel et de Marx, comme une mésaventure de la raison analytique forcée de recourir en définitive, en l’absence d’une véritable philosophie de l’histoire, aux synthèses du mythe. Si tout l’effort de Fichte vise à dépasser le point de vue imparfaitement synthétique du criticisme Kantien, où la présence d’éléments analytiques est due à des survivances dogmatiques, l’adoption du point de vue génétique transcendantal absolu signifie, dans le domaine de la philosophie juridique et politique, l’appréhension analytique de la réalité de l’Etat comme combinaison purement mécanique d’unités abstraites et interchangeables. D’où la représentation spatialisée d’un équilibre du droit, où les sphères de liberté tendent à empiéter les unes sur les autres et, dans cet effort même, du fait de la contrainte généralisée, se repoussent et restent extérieures les unes aux autres.15
En réalité la communauté juridique et l’Etat ne procèdent jamais véritablement du Moi fini, la déduction de l’ ‘Etre collectif’ (gemeines Wesen) n’aboutit, malgré un effort de synthèse de type organiciste qui se manifeste nettement dès le Droit Naturel de 179616, qu’à la juxtaposition dans l’extériorité de Moi ponctuels, auxquels l’entendement impose du dehors la tyrannie du concept, comme il le faisait pour la Nature dans la philosophie théorique.17 Si la forme positive de l’inter-personnalité conditionnée immédiatement par la reconnaissance juridique effective et réciproque est l’éducation mutuelle et le progrès indéfini de l’espèce, sa traduction immédiate ne peut avoir que la signification purement négative de la restriction forcée des libertés individuelles. Comme par ailleurs la force jouit par rapport au Droit, la contrainte par rapport à la liberté, et le citoyen par rapport à l’homme d’une antériorité absolue, la pure synthèse a priori demeure inopérante et toutes les contradictions de l’existence juridique et politique, celle de la volonté générale et de la volonté particulière, de la volonté pure (Wille) et du vouloir empirique (Willkür), de l’hétéronomie et de l’autodétermination, de l’Etat dominateur et de l’individu, restent posées de façon absolue.
[109]L’Histoire nargue indéfiniment la philosophie transcendantale qui croyait pouvoir la traiter avec une hauteur insolente à l’époque des écrits révolutionnaires de Fichte18, au nom du primat absolu du devoir-être sur l’être. La formule de Kant: “Enlever à la raison conditionnée empiriquement la prétention de constituer exclusivement le principe déterminant de la volonté”19, et le refus fichtéen de toute contribution substantielle de l’histoire à la science pure du Droit relèvent de la même exigence fondamentale de la philosophie pratique. Dans les deux cas il s’agit de ruiner la prérogative de l’expérience en matière pratique, d’interdire au fait de déterminer le droit. Dans les Contributions les enseignements de l’histoire sont nettement dévalorisés par rapport aux données de l’observation psychologique: “Pour connaître l’homme dans son unité, l’homme dans des conditions normales, on n’a besoin d’aucune information historique étendue. A chacun son coeur et les actes de ses deux voisins à droite et à gauche sont un texte inépuisable.”20 Si la réalisation progressive du Droit est l’oeuvre d’une activité formatrice du Moi pur, il n’y a aucune leçon à tirer de l’inertie et de la résistance permanentes du Non-Moi. C’est pour avoir éprouvé à quel point le déterminisme historique pesait sur la communauté humaine, comme le déterminisme de la nature sur le Moi, que Fichte a accueilli avec enthousiasme les conclusions du criticisme philosophique, qui lui semblaient de nature à affranchir définitivement l’homme de toute servitude étrangère. Si le point de vue dogmatique consiste dans la pré-supposition de l’objet en soi comme donné absolu apparaissant à la conscience, le renversement copernicien annonce, dans le domaine pratique, la fin prochaine du règne des historiens, des juristes, des politiciens et de toutes les puissances d’argent et d’opinion. Envisagés du point de vue de la raison pratique, le point de vue absolu, le dogmatisme spéculatif, l’histoire réactionnaire, la jurisprudence positiviste, la politique de puissance, le règne de l’inégalité et des privilèges, l’insécurité économique, le triomphe de la chrématistique sont des manifestations solidaires et concordantes de la même dépendance fondamentale de l’homme par rapport à l’en-soi, de la même oppression de la liberté par des forces irrationnelles hétéronomes.
[110]La critique de l’historicisme dans les Contributions répond à un besoin immédiat, qui est de fonder en raison le droit de révolution contre les représentants de l’école historique du droit. C’est en effet sur des présupposés historicistes que se fonde à l’époque la thèse de la Contre-Révolution, dont les défenseurs principaux sont, en Angleterre, Burke et, en Allemagne, Rehberg.21 Lorsqu’ils s’en prennent aux ‘législateurs métaphysiques’ , cherchant à établir l’impossibilité pour la science du droit d’utiliser autre chose que des critères empiriques et rejettant ainsi catégoriquement l’idée d’un ordre juridique et étatique émané directement de la raison pure, les partisans de l’historicisme sont victimes d’une considération excessive pour le ‘donné’ . Considération qui s’explique d’ailleurs aisément si l’on songe que les juristes adorateurs de l’histoire ne sont en fait que des sophistes rétribués dont les princes ont besoin pour accréditer l’idée que ce qui, dans un état de choses donné, sert leur pouvoir injuste est le Droit. Quant à la politique, livrée tout entière au hasard, procédant par essais et erreurs, ignorante des principes et inspirée de l’égoïsme le plus sordide à l’intérieur comme à l’extérieur, elle est directement responsable de la violence permanente que la force fait au Droit et des retards introduits dans la dynamique auto-réalisatrice de celui-ci. La Critique de la raison pratique et la Révolution française marquent la fin de l’histoire politique, c’est-à-dire de l’improvisation empirique et de la stagnation, et les débuts de l’histoire philosophique, c’est-à-dire rationnelle et créatrice.
Si, pour l’idéalisme subjectif, toute aliénation est au fond une forme de dogmatisme, on comprend aisément les ambitions libératrices démesurées de la Doctrine de la Science: “Je crois, dit Fichte, qu’elle appartient à cette nation (française). Mon système est le premier système de la liberté; de même que cette nation libère l’homme des chaînes extérieures, mon système le libère du joug des choses en soi, de l’influence extérieure et le pose dans son premier principe comme un être autonome”22. L’orientation délibérément pratique de toute l’entreprise spéculative fichtéenne s’affirme à nouveau avec éloquence à un moment où son enthousiasme pour la Révolution française s’est considérablement refroidi: “Si la Doctrine de la Science est adoptée et universellement répandue parmi ceux qu’elle vise à atteindre, le genre humain sera délivré du hasard aveugle, la bonne et la mauvaise fortune n’existeront plus pour lui. L’humanité tout entière se tiendra [111] elle-même en mains, sous la dépendance de son propre concept, elle fera d’elle-même, à partir de ce moment-là, avec une absolue liberté tout ce qu’elle peut vouloir en faire.”23 Ainsi la spéculation juridique est une participation directe à la tâche infinie de “production” du Droit, et la déduction de l’économie socialiste, planifiée et isolationniste dans L’Etat commercial fermé est une partie intégrante et un aboutissement nécessaire du Projet transcendantal spéculatif, puisqu’il s’avère assez rapidement qu’en économie “naturelle” la liberté humaine est impossible. Le libéralisme politique et économique qui, à l’époque des écrits révolutionnaires, se déduisait immédiatement du postulat pratique de l’autonomie, montrera peu à peu son vrai visage: celui de l’oppression, du hasard aveugle, de la nécessité empirique, de l’insécurité permanente, de la chrématistique déshumanisante, c’est-à-dire finalement de l’hétéronomie la plus spectaculaire et la plus scandaleuse.
Une lecture non prévenue des premiers écrits philosophico-politiques importants de Fichte24 ne permet guère d’y déceler autre chose que le souci dominant d’émanciper entièrement la société des personnes privées, soigneusement distinguée de l’Etat et conçue selon le modèle contractuel-concurrentiel du libéralisme, de la tutelle paternaliste ou franchement oppressive des pouvoirs de domination existants. Comme le précise l’auteur lui-même, l’ennemi visé n’est pas d’abord l’histoire, mais bien l’Etat. Si les concepts purs de la raison pratique sont doués d’un pouvoir autonome de réalisation à l’infini, le laissez-faire généralisé et tout particulièrement la libéralisation intégrale des échanges intellectuels25 doivent apporter à tous les problèmes spirituels, politiques, économiques et sociaux une solution conforme à la destination originaire de l’humanité. Le concept de la société morale universelle du genre humain, tel qu’il est élaboré dans La Destination du Savant, est immédiatement pratique et téléologique: c’est celui d’une ascension indéfinie vers l’unité et la perfection de l’espèce par la libre concurrence entre les esprits. Ainsi se superpose à la téléologie négative et particulariste de ces sociétés empiriquement conditionnées que sont les Etats de fait la téléologie universaliste et positive de la Société idéale, dont le concept transcendantal traduit le dynamisme inépuisable d’un univers spirituel de libre créativité qui n’est pas celui de l’histoire.
[112]Dans ces conditions, l’individu se trouve dégagé de toute reconnaissance envers l’Etat, puisque celui-ci n’a jamais servi les fins de l’humanité que par accident. L’arme philosophique utilisée contre le pouvoir politique est la théorie contractuelle, inspirée de Rousseau, mais utilisée dans un sens ultra-libéral très éloigné en fait de l’esprit du Contrat Social. S’il est vrai que les constitutions politiques existantes ne sont pas le résultat d’une froide délibération rationnelle, mais bien du hasard et de la violence, et se fondent toutes sur le droit du plus fort, cela ne compromet en rien la vérité “pratique” de l’hypothèse de la “première convention”: il reste que, juridiquement parlant, une société civile ne peut reposer sur autre chose que sur un contrat entre ses membres. Le pacte originaire est en fait un véritable postulat de la raison pure pratique, puisque l’autonomie de la volonté, seul critère rationnel du Droit, implique que l’individu ne reconnaisse aucune autre loi que celle qu’il s’est librement donnée.
D’où la nécessité d’opérer la déduction des droits individuels à partir d’un état précontractuel: “Pour découvrir le fondement de l’obligation de tous les contrats, il faut concevoir l’homme comme n’étant encore lié par aucun contrat extérieur, soumis à la loi de sa nature, c’est-à-dire à la loi morale et c’est l’état de nature.”26 A la différence de Rousseau, et d’accord sur ce point avec Kant27, Fichte admet que l’état naturel puisse être un état social, comportant déjà des droits et des devoirs effectifs. Mais si pour Kant les situations juridiques subjectives de l’état de nature ont un caractère aléatoire qui exige en fait l’apparition de la contrainte civile et l’entrée dans une organisation positive où la possession juridiquement “présomptive” devienne péremptoire, Fichte considère l’état de société naturel comme l’état de la moralité suffisante. Dans le droit social primitif les exigences de la loi morale ont une efficace propre qui n’appelle aucunement la sanction de la législation civile. Chez Rousseau l’homme naturel devait se “dénaturer” pour accéder à l’état civil. Pour le Fichte des écrits révolutionnaires il n’y a pas d’aliénation des puissances fondamentales de l’état naturel: l’état de nature persiste en fait sans interruption à travers l’existence dans l’Etat.
Les droits naturels de l’individu ont donc immédiatement un contenu substantiel auquel l’intervention de la législation positive ne peut rien enlever ni ajouter. Tel est par exemple le cas du droit de [113] propriété que Fichte considère comme un droit inaliénable de la nature raisonnable. La position de la conscience morale dépolitisée en face de la réalité préexistante de la possession est à peu près celle de la conscience stoïcienne dans le droit romain: “Comme le scepticisme, le formalisme du droit est donc aussi par son concept sans contenu propre. Il trouve devant soi une subsistance multiforme, la possession et, comme le faisait le scepticisme il lui imprime cette même universalité abstraite par quoi elle est dite propriété.”28 En réalité le revêtement formel par quoi la possession devient propriété contredit immédiatement son contenu effectif, qui n’est que le produit du hasard et de l’injustice. Quand la raison entreprend de légitimer le fait de la possession, elle découvre que l’occupation ne peut créer une véritable présomption de droit, et elle essaie de fonder l’acquisition originaire sur le besoin et le travail. Rousseau soumet le droit de premier occupant sur un terrain quelconque à trois conditions restrictives: “premièrement que ce terrain ne soit encore habité par personne; secondement, qu’on n’en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister; en troisième lieu, qu’on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais par le travail et la culture, seul signe de propriété qui, à défaut de titres juridiques, doive être respecté d’autrui.”29 Fichte est donc opposé à Kant et tout proche de Rousseau lorsqu’il affirme que le fondement juridique suffisant de la propriété ne peut pas être une occupation préalable que la législation civile transformerait en une acquisition péremptoire, mais uniquement la ‘formation’ , c’est-à-dire la subordination effective de certains objets du monde sensible à des fins personnelles. J’ai le droit d’exclure tous les autres individus de l’utilisation d’une chose que j’ai façonnée par mes propres forces. Il n’y a donc pas à proprement parler de propriété de la substance30 au sens du droit romain, mais seulement de la forme et c’est toujours le propriétaire de droit de la dernière forme qui est le propriétaire de l’objet.
Rehberg avait déjà fait remarquer à propos de la propriété foncière qu’il n’y a pas de droit de propriété originaire sur la matière en tant que telle et il en concluait que personne ne pouvant en vertu du droit naturel être propriétaire du sol, il fallait bien que le droit à la propriété foncière vint de l’Etat. Fichte lui reproche seulement de n’avoir pas tiré toutes les conséquences de son principe: en réalité toute propriété de la matière en général serait directement contraire [114] au droit naturel. Car, s’il n’y a pas d’autre espèce d’appropriation (Zueignung) que la formation, tout ce qui n’est pas encore formé, la matière brute n’est la propriété de personne. Chaque homme possède originairement un droit d’appropriation sur toute la surface de la terre; mais le partage du sol en parcelles égales ne serait pas une solution juridique, parce que, si la propriété juste résulte de l’appropriation par le travail, celui qui travaille plus doit nécessairement aussi posséder plus. Sur la matière brute tous les individus possèdent un droit égal d’appropriation sur la matière modifiée par lui chacun jouit du droit de propriété. Le droit d’appropriation (Zueignungsrecht) désigne la possibilité morale, le droit de propriété (Eigentumsrecht) la réalité morale et physique, l’union de la détention phénoménale et de la possession nouménale.
Fichte se sépare ici très nettement de Rousseau lorsqu’il soutient qu’un droit de propriété complet procède immédiatement du droit naturel pur. Le droit d’appropriation originaire, qui s’étend à toute la nature, découle immédiatement d’une loi permissive de la morale nous avons le droit d’utiliser les choses qui ne sont pas leur propre propriété comme des moyens en vue de fins librement choisies; mais une telle permission formelle ne comporte en soi aucune spécification ni restriction destinées à assurer la compossibilité des appropriations individuelles. En fait on ne voit pas comment, en l’absence de la législation civile, la propriété de l’autre peut prescrire efficacement des bornes à un droit d’appropriation qui est en fait exactement coextensif à ma force. La vision morale formelle ne condescend pas à aborder sérieusement le problème posé, dans l’univers de la rareté, par l’incompatibilité inévitable des visées individuelles sur le monde sensible: l’harmonisation des libertés empiriques, que le droit doit précisément assurer de façon constante et efficace, ne peut que résulter d’un automatisme téléologique ou faire l’objet d’un postulat moral. En pratique cela signifie la renonciation subreptice au droit naturel dans ce domaine et l’intronisation juridique des propriétaires de fait. Ce qui est offert aux non-possédants, arrivés trop tard ou spoliés dans la répartition, c’est la simple “possibilité morale” correspondant au droit d’appropriation. L’essai de rationalisation formelle de la propriété n’est qu’une “vaine cérémonie” spéculative, puisqu’il n’a pour effet tangible immédiat que la justification des inégalités historiques. L’examen de la question ‘quid juris?’ est renvoyé devant le droit positif en vigueur. Le contenu reste étranger à la forme.
Il le reste d’autant plus que le lien de la propriété actuelle avec le travail de formation qui pourrait la justifier au regard de la raison a dans bien des cas cessé depuis longtemps d’être apparent, en particulier du fait de l’héritage. Ici encore une forme rationnelle va se superposer au contenu empirique, celle d’un contrat tacite de désistement de tous les individus en faveur de l’héritier présomptif. On pourrait croire que la transmission de la propriété par héritage ne se conçoit que [115] dans la société civile et sous la garantie de l’Etat. Mais, objecte Fichte, d’où l’Etat tiendrait-il le droit de nous attribuer une propriété étrangère? Chaque fois que quelqu’un disparaît du monde des phénomènes, il y perd tous ses droits, sa propriété redevient pour ainsi dire de la matière brute, puisqu’il n’y a plus de possesseur de la forme. L’humanité tout entière est donc l’héritière légitime du défunt; car elle possède un droit d’appropriation illimité sur tout ce qui n’a pas de possesseur. Par souci de commodité et pour éviter des contestations à l’infini, on a admis que chacun s’attribuerait ce qui est le plus proche: les biens qui sont à l’intérieur et autour de la maison paternelle. Tous les individus renoncent à leur droit d’appropriation sur cet héritage précis, à condition que l’ayant droit présumé renonce de son côté à émettre des prétentions sur les biens des autres citoyens défunts. Il y a donc bien dans l’état de nature un droit successoral non spécifié, qui donne naissance par le contrat de désistement réciproque au droit limité de l’état civil et qui, en tout état de cause, ne doit rien à l’Etat.
La forme du contrat de désistement va d’ailleurs s’appliquer également à un droit personnel de nature réelle particulièrement important en raison de sa signification politique: celui des parents sur leurs enfants. La critique du paternalisme des Etats, un des thèmes fondamentaux de la Revendication, est assortie, dans les Contributions, d’une critique de la conception courante du pouvoir paternel lui-même. Que le prince croie devoir s’attribuer de par la grâce de Dieu, envers ses sujets, les droits et les obligations d’un père de famille, cette illusion relève d’une méprise fondamentale sur la nature du pouvoir paternel lui-même. La puissance parentale n’est nullement d’origine naturelle ou divine, l’attribution des enfants se fait à nouveau selon le critère de la proximité, grâce à un contrat implicite de tous avec tous. Les parents ne possèdent nullement en vertu du droit naturel un droit exclusif sur les enfants qu’ils mettent au monde: ce n’est que par une occupation sanctionnée par le retrait tacite des autres individus qu’ils transforment en droit de propriété le droit d’appropriation qui leur est commun avec toute l’humanité.
En rapportant immédiatement l’éducation et la culture de l’individu à l’interpersonnalité transcendantale, en fondant la propriété directement sur le travail et les droits positifs les plus importants sur une convention expresse ou tacite de type privé, Fichte entend ruiner définitivement les prétentions de l’Etat paternaliste à la soumission ‘filiale’ des individus. Si ceux-ci ne tiennent ni leur culture ni leur propriété de l’Etat, il est clair qu’ils peuvent à chaque instant se retirer de la société politique à laquelle ils appartiennent sans préjudice pour leurs droits essentiels et sans qu’on soit autorisé à exiger d’eux une restitution quelconque. Le contrat civil ne pouvant obliger que par la volonté libre des contractants et cette volonté étant par nature susceptible de changer, c’est la même chose de se demander si [116] les termes de ce contrat peuvent être modifiés, s’il peut être rompu unilatéralement et si un contrat en général peut être conclu: “C’est un droit inaliénable de l’homme de suspendre même unilatéralement, dès qu’il le veut, chacun de ses contrats; immutabilité et validité perpétuelle d’un contrat quelconque sont l’atteinte la plus brutale au droit de l’humanité en soi.”31 La théorie contractuelle de l’Etat permet donc de déduire directement le droit pour un peuple de modifier sa constitution et pour un individu d’abandonner une association politique particulière pour entrer dans une autre ou même - théoriquement - pour retourner à l’état naturel.
La situation de l’individu dans l’Etat peut au total être envisagée sous quatre rapports:
1°) - Pris isolément et sous la seule juridiction de sa conscience, qui est l’instance suprême, l’homme est soumis à la loi morale, en tant qu’elle se rapporte uniquement au monde des esprits; sous ce premier rapport il est esprit (Geist).
2°) - Comme être sociable, vivant parmi ses semblables, il a pour loi “la loi morale en tant qu’elle détermine le monde des phénomènes et s’appelle le droit naturel”32; sous ce rapport il est homme (Mensch).
3°) - Les droits et les devoirs de la sociabilité en général peuvent faire l’objet d’une spécification contractuelle. Le domaine des contrats en général est le monde des phénomènes en tant qu’il n’est pas pleinement déterminé par la loi morale; la loi qui règle le comportement humain dans ce domaine est le libre arbitre empirique (freie Wilkür).
4°) - Entre autres contrats l’individu peut conclure le contrat particulier de tous avec chacun et de chacun avec tous qu’on appelle le contrat civil (Bürgervertrag) et qui donne naissance à l’Etat; par là il devient citoyen.
Le domaine de la conscience est le plus étendu et le seul dont on ne puisse jamais sortir, celui de l’Etat est le plus restreint et le plus superficiel. La juridiction des instances supérieures n’est pas suppléée, mais complétée par celle des instances inférieures. L’appartenance aux domaines les plus fondamentaux n’est donc nullement supprimée par l’entrée dans les domaines dérivés plus circonscrits. Il y a notamment continuité entre l’état contractuel en général et l’état civil proprement dit. Entre le contrat en général et le contrat civil il n’existe aucune différence de nature. Le contrat de tous avec [117] tous qui constitue un groupe humain en société politique n’est qu’une espèce particulière de contrat. Le contrat civil n’est pas considéré comme le fondement et la garantie de tous les autres contrats, il n’est lui-même qu’un contrat facultatif que l’individu conclut ou non en fonction des avantages et des inconvénients qu’il présente. Il faut que des contrats en général soient déjà valides pour que le contrat civil le soit à son tour. Si ce dernier devait précéder tous les autres comme leur garantie, on serait enveloppé dans un cercle: c’est par une transaction originaire que devrait être établie la validité de toutes les transactions, la pétition de principe est évidente. Ce que l’individu a acquis par contrat au cours de son existence dans l’Etat, il le possède en tant qu’homme, non en tant que citoyen. C’est en tant qu’homme qu’il conclut des contrats en général et le contrat civil en particulier. S’il devait le faire en tant que citoyen, il ne pourrait jamais conclure aucun contrat, puisque précisément il ne devient citoyen que par un contrat.
Si les associations politiques ne jouissent d’aucune prérogative particulière parmi toutes les sociétés contractuelles privées, on peut concevoir sans difficulté véritable l’existence d’Etats dans l’Etat, comme par exemple ceux qui naissent d’une révolution partielle. La coexistence de fait de plusieurs Etats sur le même territoire est d’ailleurs à l’époque un fait général. Fichte ne songe pas seulement au morcellement politique et à la disparité des régimes, mais aussi à toutes les sociétés particulières menaçantes par leur ésotérisme, l’ ‘Etat’ juif, qui est un ferment de discorde permanent pour l’Europe33, la noblesse avec son esprit de caste, les milieux militaires avec leur sens particulier de la discipline et de l’honneur, l’Eglise catholique avec les pouvoirs redoutables de ses ministres sur les âmes, les corporations d’artistes et d’artisans etc ... C’est ici toutefois que le retournement de la position du philosophe à l’égard du pouvoir politique en général s’annonce peut-être de la façon la plus nette, puisque, notamment dans l’examen des rapports entre l’Eglise et l’Etat, qui doivent vivre sous le régime de la séparation la plus rigoureuse, il est fait appel implicitement à l’Etat, comme défenseur attitré des droits de l’homme, contre toutes les sociétés fermées et les particularismes susceptibles de devenir oppressifs.
Enfin si, dans son interprétation polémique de la réalité politique, Fichte donne l’impression de parvenir à un individualisme extrémiste [118] et à une sorte d’anarchisme moral, un double correctif important vient finalement mettre en question les présupposés ultra-libéraux: celui du droit absolu au minimum vital, qui implique la possibilité théorique d’une atteinte au droit de propriété strict, et du devoir non moins absolu du travail, tous deux constituant en fait un premier pas vers le socialisme.
Les Fondements du droit naturel de 1796-1797 constituent la réalisation systématique du projet central des Contributions: la déduction du droit à partir de principes strictement à priori, mais cette fois en dehors de tout parti-pris polémique. Le ton n’est plus celui de la passion, mais de l’exposé scientifique et surtout les conclusions vont se révéler assez différentes de ce que l’esprit des publications précédentes pouvait laisser entrevoir. En fait la théorie du droit naturel ‘ontologique’ , chez Fichte comme chez ses prédécesseurs, était une victime illustre de l’illusion dialectique, puisqu’elle croyait abusivement pouvoir compter l’existence au nombre des déterminations d’un pur concept. Découvrant en lui-même la représentation d’un état naturel et de droits originaires, le Moi postulait dogmatiquement pour elle un répondant dans le Non-Moi et restait finalement indécis entre l’archéologie et la téléologie [Note: Dans La Destination du Savant Fichte considère Rousseau comme le théoricien du retour à un age d’or historique et son analyse des premiers commencements comme une eschatologie renversée. Ambitionnant de “comprendre Rousseau mieux qu’il ne se comprenait lui-méme”, Fichte croit pouvoir affirmer qu’il était à son insu un adepte des Lumières et du progrès, qu’il concevait comme une régression par une simple erreur de perspective.] manquant ainsi la véritable question de l’origine, la question transcendantale. Le changement qui s’opère dans l’exposé systématique du droit naturel par rapports aux écrits révolutionnaires résulte essentiellement de l’application des principes de la première Doctrine de la Science34 à la philosophie du droit. Dans la philosophie pratique comme dans la philosophie théorique, la Doctrine de la Science consomme la ruine du point de vue dogmatique en faisant apparaître à chaque fois le “donné” comme le corrélat d’une activité transcendantale d’auto-limitation du sujet. Or Fichte remarque le même défaut dans la conception dogmatique de l’objet et dans les prétendues [119] déductions du droit qui ont précédé ses travaux personnels: dans les deux cas on commet une pétition de principe en présupposant une pluralité de choses ou une pluralité de sujets juridiques donnés: “J’ai entrepris cet été des recherches sur le Droit Naturel et découvert qu’on manque partout d’une déduction de la réalité du concept de droit, que toutes les explications qu’on en donne ne sont que des explications formelles, verbales, qui présupposent déjà la présence en nous d’un tel concept comme un fait, et ce que ce concept signifie.”35
Or précisément, le droit ne doit pas être rapporté à une facticité quelconque, fût-elle d’ordre supérieur; il n’est pas un fait (Tatsache) de la raison ou de l’expérience, mais l’acte (Tathandlung) originaire et fondateur sur lequel repose d’abord l’admission d’une pluralité de sujets juridiques, c’est-à-dire en fait la constitution d’une intersubjectivité pure et simple. Le concept de droit ne saurait en effet naître d’un rapport que des sujets préalablement donnés établissent entre eux, il n’exprime pas le fait de la coexistence juridique: c’est en lui que se constitue originairement pour le Moi la nécessité de la position de sujets étrangers: “Il n’y a pas d’individu là où il n’y en a pas au moins deux. Les conditions de l’individualité s’appellent des droits.”36 La révolution copernicienne va donc consister ici à montrer que le concept de droit, loin de s’appliquer de façon plus ou moins facultative à des individualités pré-existantes, est la condition de possibilité transcendantale de toute individualité. C’est bien ainsi que Fichte définit la tâche du Droit Naturel: “Mon Moi absolu n’est manifestement pas l’individu (...). Mais l’individu doit être déduit du Moi absolu. C’est ce à quoi va procéder sans retard la Doctrine de la Science dans le Droit Naturel”.37
Si, par un paradoxe apparent, la génèse du concept de droit prend la forme d’une déduction de l’individualité38 à partir de l’égoïté [120] absolue et non de la communauté à partir de l’égoïté individuelle, c’est qu’il n’y a pas d’identité à soi sans une altérité reconnue, pas de Moi individuel sans un Nous effectivement réalisé. C’est seulement par l’admission de la liberté étrangère que le Moi parvient à la conscience de soi comme individu. Le concept du droit, comme concept originaire de la raison, n’est rien de moins que “le concept du rapport nécessaire d’êtres libres les uns avec les autres.”39 C’est le concept de l’ ‘Etre collectif’ qui supplante celui de la Société tel qu’il était exposé dans La Destination du Savant. L’être collectif se distingue de la société originaire en ce qu’il ne peut en aucun cas se fonder sur la seule sociabilité naturelle, mais présuppose l’instauration d’un ordre juridique effectif assorti d’un pouvoir de contrainte, c’est-à-dire un acte positif de liberté morale de la part de sujets désireux de vivre ensemble dans le respect mutuel de leurs personnes. Fichte se déclare entièrement d’accord avec Kant, dont il vient de lire le Projet de paix perpétuelle, pour affirmer que l’état de paix, c’est-à-dire l’état de la coexistence juridique entre les hommes, n’est pas ‘naturel’ , mais doit être fondé et qu’on a le droit de contraindre même celui qui ne manifeste pas d’intentions agressives à garantir, en ce qui le concerne, la sécurité requise, en se soumettant au pouvoir suprême. Seule la réciprocité effective des droits dans la loi permet l’accession à l’individualité et la coexistence des individus comme tels. Il faut donc rejeter toute idée d’un individu porteur de droits antérieurement à la réalisation d’une communauté juridique de fait et considérer l’Etat non plus comme un ordre juridique parmi d’autres, mais comme le créateur et le garant de toute espèce de droit. D’où la renonciation pure et simple au droit naturel constitutif: “Il n’y a pas d’état des droits originaires et pas de droits originaires de l’homme”40, et le retour à une interprétation rousseauiste du contrat social: “Un contrat conclu contre la loi n’a pas de validité. Un contrat conclu sans la loi n’a pas de validité juridique: c’est une affaire qui tombe dans le domaine de la moralité et de l’honneur. Toute validité des contrats provient immédiatement ou médiatement, par l’intermédiaire de la loi positive, de la loi du droit, selon le principe: ce sans quoi aucun rapport juridique ne serait possible possède une validité juridique absolue.”41 Le contrat civil est considéré maintenant explicitement comme la condition préalable et la garantie nécessaire de tous les contrats effectifs.
Le règne du droit public devient un impératif absolu parce qu’il est une des conditions primordiales de l’accession à la conscience de soi. C’est en cela que consiste, du point de vue copernicien, la réalité immédiate du concept de droit, qui est restée ignorée de toutes les [121] pseudo-déductions antérieures, nées du verbalisme vulgarisateur et démagogique. Aussi, bien que le passage du droit privé au droit public, c’est-à-dire en somme de la moralité libre au droit contraignant, repose sur la seule volonté des individus de constituer une communauté juridique - la règle du droit n’est que technico-pratique - et que la création de la sphère juridique contractuelle ne puisse être considérée en soi comme un impératif absolu, le réfractaire ne peut, sans se mettre immédiatement en contradiction avec lui-même et renoncer à sa destination d’homme, choisir de rester définitivement à l’écart des ordres juridiques existants. Le règne de l’insécurité mettant en péril la réalité même de l’ordre humain, la garantie des droits individuels et le maintien de la paix juridique par l’Etat répondent à une nécessité originaire de la raison. L’entrée dans l’Etat est donc en pratique rendue obligatoire par la loi morale elle-même42 et l’impératif du droit n’est hypothétique que dans la mesure où il reste subordonné de toute manière à celui de la morale.
Du caractère conditionné de la loi du droit découle immédiatement l’autorisation d’appliquer, au nom du droit, la contrainte à celui qui enfreint le droit: si l’autre cesse de se donner comme loi le respect de ma liberté, il n’y a plus entre nous de rapport juridique, la loi du droit ne me prescrit plus aucune obligation et je puis alors traiter l’autre à ma convenance. Le droit parle alors en quelque sorte par son silence même, il ordonne d’une certaine manière sans ordonner et intervient positivement en n’intervenant plus: la cessation du droit me confère un droit de coercition indéfini, qui n’est limité en fait que par ma force. Mais tout le problème est d’établir juridiquement quand le cas se présente et combien de temps il est donné. Fichte aboutit à la conclusion que non seulement l’effectivité, mais encore la détermination complète de la contrainte juridique ne sont pas possibles en dehors de l’Etat. C’est précisément cela qui règle le sort du droit naturel: “De la question de savoir si l’exercice du droit de coercition par la victime elle-même est possible ne dépend rien de moins que la réponse au problème de la possibilité d’un Droit Naturel proprement dit, dans la mesure où l’on entend désigner par ce terme une science du rapport juridique entre des personnes en dehors de l’Etat et en l’absence de loi positive.”43
Le droit de contrainte est condamné en fait à rester indéfiniment problématique, dans sa validité comme dans son application, tant que les deux parties en présence ne consentent pas à aliéner la totalité [122] de leur puissance entre les mains d’un tiers qui ait leur confiance et possède plus de force qu’eux. Ils devront lui abandonner entièrement l’exercice de leur droit de contrainte et s’en remettre à lui pour tous leurs conflits possibles, c’est-à-dire se dessaisir également à son profit une fois pour toutes de leur droit de juger (Recht des Gerichtes). La paix juridique définitive ne pourra donc être établie entre les individus que par l’aliénation inconditionnelle de leur puissance physique et de leur jugement en matière de droit (Rechtsurteil), c’est-à-dire de tous leurs droits à un tiers tout-puissant.
Or l’être libre ne peut consentir à s’aliéner ainsi sans réserve à une puissance étrangère que si on lui garantit en compensation la totalité de la liberté qui lui revient en vertu du droit. Je ne puis rationnellement me soumettre que si cette condition est réalisée et je dois pouvoir m’assurer personnellement qu’elle l’est effectivement. Nul ne peut me contraindre à l’abandon de mes droits si je n’ai pas pu vérifier préalablement que ma liberté juridique ne subirait aucune atteinte, qu’aucune autre restriction ne serait imposée à ma sphère d’action individuelle que celle-là même à laquelle j’aurais consenti de mon propre jugement en vertu de la loi du droit. Je dois pouvoir me convaincre que les jugements rendus en mon nom par le tiers en faveur duquel je me serai désisté seront toujours conformes à ceux que le respect du droit me dicterait à moi-même de toute façon. Pour cela il faut que l’on soumette à mon examen des normes de ces futurs jugements juridiques qui réalisent l’application de la loi à tous les cas qui peuvent se présenter. Ces normes s’appellent lois positives, leur système la loi (positive).
En me soumettant à la loi, une loi examinée et approuvée par moi, je ne me soumets pas à la volonté changeante d’un homme, mais à une volonté ferme et constante, et puisque la loi est telle que je devrais nécessairement, d’après la loi du droit, en faire la règle immuable de ma volonté, c’est à ma propre volonté que je resterai soumis. Or c’est ma volonté permanente du droit qui conditionne ma capacité juridique en général. Si donc j’ai une autre volonté que celle de la loi, elle ne peut être, du moment que la loi est la seule volonté juste, qu’injuste et je suis, du fait que j’ai cessé de vouloir le droit, privé de droit. Autrement dit, loin de m’enlever mes droits, ma soumission à la loi me les confère originairement en me permettant d’extérioriser une fois pour toutes ma volonté du droit comme condition à priori de possibilité de mon existence juridique de fait. Je n’ai accompli en fait ma soumission qu’à l’égard de ma propre volonté. J’ai exercé une fois mon droit de justice personnel pour toute ma vie et pour tous les cas possibles, on ne m’a retiré que le soin d’assurer par ma propre puissance physique l’exécution de mes sentences.
[123]Or précisément, si la loi est formellement la seule volonté à laquelle on puisse aliéner rationnellement son pouvoir judiciaire individuel et ses moyens de coercition, elle n’est pas encore capable par elle-même d’assurer l’exécution des décisions juridiques qui s’imposent. L’individu devant pouvoir être convaincu, avant de faire sa soumission, de l’impossibilité totale et permanente pour qui que ce soit de porter atteinte impunément à ses droits, il faut que soit garantie à ses yeux la souveraineté exclusive de la loi. Cela implique que la loi soit en même temps un pouvoir: le concept de la loi et celui de l’excédent de force (Übermacht) nécessaire au tiers pouvoir doivent être réunis synthétiquement, la loi elle-même doit être le pouvoir suprême, le pouvoir suprême doit être la loi et je dois pouvoir m’assurer, lorsque je fais ma soumission, qu’aucune action coercitive, en dehors de celle de la loi, ne pourra jamais être exercée contre moi.
Le problème revient donc à trouver une volonté qui soit un pouvoir quand et seulement quand elle veut la loi, mais alors le soit infailliblement. D’autre part, ce pouvoir doit être supérieur à celui des individus, et cela de façon incommensurable; il ne peut donc naître que de la réunion des individus. Or une association durable d’êtres libres ne peut reposer que sur la volonté commune du droit: elle perd donc tout pouvoir et se dissout automatiquement dès qu’elle se met à vouloir l’injustice. La seule chose sur laquelle s’accordent nécessairement les volontés individuelles d’êtres libres, donc désireux de vivre ensemble et de répartir entre eux avec justice la liberté disponible, est le droit et, dans le cas concret où un certain nombre d’individus co-existent effectivement sur un territoire avec leurs moeurs, leurs occupations et leurs ambitions particulières, le droit dans son application à eux, c’est-à-dire leur loi positive. Partout où il y a unité effective, il y a volonté commune du droit et de la loi; la volonté injuste ne peut jamais être qu’individuelle et isolée.
Toutefois l’individu ne peut se satisfaire de la certitude de principe qu’aucun accord véritable n’est possible sur des visées injustes et que par conséquent la volonté dissidente du malfaiteur ne saurait prévaloir longtemps contre la volonté majoritaire du droit. Il lui faut l’assurance que la volonté de la communauté sera toujours précise et efficace dans le détail même de l’exécution. La seule garantie suffisante serait que l’existence même de la société soit liée à l’efficacité totale de la loi. Pour cela il faudrait que toute injustice, aussi minime semble-t-elle, menace la cohésion de l’ensemble lui-même, que le tort fait à l’un devienne automatiquement tort envers tous. La loi doit nécessairement être action (das Gesetz soll notwendig That sein); elle le sera infailliblement toujours si toute action est loi, c’est-à-dire si chaque action individuelle restitue effectivement une loi universellement valable. Dans une association de ce genre chaque injustice individuelle devient un malheur public, les droits de chacun sont sous la [124] protection de tous, et la répression est la tâche de la collectivité tour entière. “Il est clair, conclut Fichte, que celui qui entre dans une pareille association obtient sa liberté, bien qu’il y renonce, et qu’il l’obtient par le fait même qu’il y renonce, que par le concept de cette association toutes les contradictions sont résolues et que, par sa réalisation, la souveraineté du droit est réalisée; que quiconque veut la souveraineté du droit ne peut manquer de vouloir nécessairement une telle association.”44
La déduction de l’être collectif ou Etat fait apparaître la nécessité juridique immédiate; du point de vue d’un droit naturel ‘réel’ , de l’autosujétion absolue au pouvoir politique. Ce qui est perdu d’un côté est d’ailleurs immédiatement retrouvé de l’autre: s’il n’y a pas d’état naturel prépolitique, c’est qu’en réalité le seul état naturel de l’homme est l’état politique; “car l’Etat lui-même devient l’état de nature de l’homme et ses lois ne doivent pas être autre chose que le Droit Naturel réalisé.”45 Le point de vue de Fichte rejoint donc celui de Hobbes sur un certain nombre de points fondamentaux: la nécessité de sortir de l’état naturel pour assurer la pacification effective des rapports humains, l’accession à l’ordre proprement juridique par un contrat de désistement réciproque de tous en faveur d’un tiers tout-puissant: l’Etat, et l’impossibilité de fonder efficacement le règne du droit sur un autre mobile que l’égoïsme individuel. Dans une situation apolitique, le seul droit substantiel de l’homme est une sorte de ‘droit sur tout’ qui correspond en fait à l’absence de tout droit et entraîne une insécurité générale et permanente. Peu importe que la science ait besoin de l’abstraction d’un droit originaire (Urrecht) régulateur pour déterminer les conditions de possibilité de la personnalité en général, hypostasier dogmatiquement ce pur instrument de la spéculation en une prétention juridique efficace de l’individu dans un état prépolitique, c’est ignorer délibérément que seul pourrait être effectif, dans un tel état le droit de coercition infini tel qu’il résulte d’une situation d’incertitude et de méfiance généralisées et contribue d’ailleurs à l’entretenir.
L’instauration de la communauté juridique, comme condition nécessaire de la réciprocité effective des droits, implique donc le passage de la loi purement formelle et qualitative du droit: “Restreins ta liberté par le concept de la liberté de toutes lés autres personnes avec lesquelles tu entres en liaison”46, à une quantification positive des sphères de liberté individuelles. La réalisation du droit consiste précisément dans l’attribution à chaque individu d’un certain quantum [125] de liberté en deçà duquel il devra se maintenir pour n’avoir à redouter aucune intervention de la contrainte publique. Toute la tâche de la philosophie de l’Etat va consister ici à montrer comment le Droit Naturel ne trouve sa vérité que dans sa disparition et l’homme que dans le citoyen. L’exposé du droit public a pour but de réduire l’hétérogénéité radicale qui existe entre la force et le droit en faisant voir que la seule garantie du droit naît de l’aliénation totale des forces individuelles à une force publique qui n’est plus rien d’autre que le droit en action. Si l’individu doit perdre sa force pour acquérir des droits, la force de l’Etat devient juridique en rassemblant les forces que les individus lui ont librement abandonnées. Au niveau de l’Etat juridique total s’opère donc la synthèse définitive du droit et de la force par le déséquilibre absolu qui se trouve établi entre la force injuste et le pouvoir juste en faveur de ce dernier.
Cette synthèse est aussi, du point de vue historique, celle de la tendance absolutiste héritée de Hobbes et du libéralisme de l’Aufklärung. D’un côté le dépassement du formalisme métaphysique exige la prise au sérieux de toute objection hobbesienne contre la théorie libérale du contrat comme impuissante à constituer une véritable souveraineté: aussi longtemps que l’individu se réserve, pour un cas aussi exceptionnel qu’on voudra, l’usage de son jugement et de son droit de coercition, il n’y a pas de garantie définitive de la paix juridique et l’état de guerre persiste sous une forme atténuée; c’est donc bien l’assujettissement total de l’individu qui est exigé dans le contrat. D’un autre côté, il n’est pas question d’abandonner l’individu au despotisme arbitraire et illimité d’un pouvoir quelconque. Il faudra donc à la fois que l’Etat soit à même de garantir absolument la paix intérieure et qu’il soit mis hors d’état d’user de sa force contre le droit. Autrement dit, le seul despotisme auquel l’individu puisse rationnellement se soumettre est celui du droit. C’est ce despotisme illimité, mais non arbitraire qui constitue la synthèse totale recherchée par Fichte. Le point de vue du droit naturel philosophique implique donc la nécessité de déterminer un souverain dont le vouloir empirique tout-puissant soit assuré de coïncider en toute occasion avec la norme du droit.
La conciliation tentée par Fichte dans la déduction de l’Etat juridique constitutionnel est de toute évidence inspirée directement de Rousseau, et le projet fichtéen peut être défini exactement dans les termes de la célèbre formulation de la tâche fondamentale du droit politique dans le Contrat Social, au chapitre 6 du Libre I. Il ne faut cependant pas manquer de souligner à quel point la théorie fichtéenne du pouvoir est finalement éloignée de celle de Rousseau, notamment dans la condamnation transcendantale de la démocratie et l’aliénation de la souveraineté par le contrat de transfert (Uberträgungs-contract), la conception, fort peu Rousseauiste, de la séparation des pouvoirs et le refus, dû à des survivances libérales, de l’ ‘aliénation totale’ exigée par Rousseau.
[126]La nécessité absolue de la représentation se déduit immédiatement de la raison pure en raison de l’impossibilité pour la collectivité de garantir effectivement la constitution si elle est à la fois juge et partie dans le débat. Le pouvoir d’exécution (ausübende Gewalt) au sens large (qui en fait comprend à la fois le législatif et l’exécutif) doit être délégué parce que, si la collectivité tout entière en conservait l’exercice, il n’y aurait aucun autre pouvoir qui pût jamais la contraindre à observer sa propre loi constitutionnelle sur l’application rigoureuse et infaillible de la loi selon l’ordre chronologique des cas.
Une division interne du pouvoir est absolument nécessaire si le pouvoir doit contrôler l’exercice du pouvoir comme la loi contrôle la loi par le biais de la constitution. Mais la séparation n’est pas entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, elle est entre le pouvoir d’exécution au sens large (qui finalement englobe les trois pouvoirs traditionnels, la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire étant, selon Fichte, impraticable) et le pouvoir de contrôle, que Fichte délègue à un organisme aristocratique qui est censé matérialiser la souveraineté populaire47 et qui jouit d’un pouvoir prohibitif absolu sur les actes d’exécution: l’Ephorat. Le pouvoir de contrôle n’est en fait que le droit de regard sans le pouvoir.48
Quant aux droits réservés de l’individu, Fichte en maintient le principe parce que le contexte de sa philosophie de l’Etat reste foncièrement individualiste, mais sans se risquer à déterminer un minimum inviolable de ces droits imprescriptibles: “Chacun donne au corps protecteur sa contribution: il donne sa voix pour la nomination des magistrats, pour la sûreté et la garantie de la constitution, il donne sa contribution déterminée en forces, services, produits en nature ou traduits en signe universel de la valeur, en argent. Mais il ne se donne pas totalement lui-même ni ce qui lui appartient. Car, que lui resterait-il dans ces conditions que l’Etat, pour sa part, lui promettrait de protéger?”49 L’institution étatique étant par nature ordonnée aux fins de l’individu, il est essentiel que le contrat soit réellement bilatéral et comporte des engagements précis et inviolables de l’Etat. Mais cette exigence est tout entière de principe, puisque c’est l’Etat qui fixe autoritairement et unilatéralement la mesure de la ‘contribution’ civique.
C’est cependant dans son interprétation du contrat que Fichte se révèle le plus conséquent et le plus original par rapport à ses devanciers. Dans sa période proprement libérale il insistait surtout, comme eux, sur le caractère symbolique intemporel du pacte originaire.50 Dans le Droit Naturel le contrat est explicitement matérialisé et rendu obligatoire. L’Etat contractuel doit être le produit d’une négociation effective entre des intérêts matériels divergents qu’il s’agit de rendre compatibles par un calcul rigoureux. Du même coup le contrat cesse d’être un simple principe formel du droit politique51, il signifie la répartition égalitaire réelle de la liberté et de la propriété disponibles et, comme tel, devient le principe constitutif de la législation et de l’administration. Si, chez les théoriciens libéraux, la théorie du contrat avait principalement pour but de symboliser la relation formelle de l’individu à l’Etat et de fonder en raison le devoir équivalent d’obéissance de tous, chez Fichte c’est le contenu même du droit positif qui fait l’objet de la négociation originaire et c’est la réciprocité effective des concessions matérielles d’individu à individu qui devient le moment essentiel du contrat. Dans ces conditions il est indispensable que le contrat soit réellement conclu à l’avenir pour fonder le véritable Etat de droit encore inexistant: “C’est par des contrats d’individus à individus, écrit Fichte à propos du contrat d’union (Vereinigungsvertrag), le contrat proprement politique, que le tout a pris naissance, et c’est par le fait que tous les individus contractent avec tous les individus, considérés comme un tout, qu’il est achevé.”52 C’est donc par un compromis réel de type privé, qui laisse intacte la souveraineté inaliénable de l’individu53, que se constitue le corps politique. Quel que soit le chemin parcouru depuis les écrits polémiques de la période ultra-libérale, il reste que, formellement, l’individu ne peut être soumis que par une décision expresse de sa volonté libre.54 Fichte souligne d’ailleurs que le moment de la sujétion reste virtuel dans le contrat, puisque [128] l’acte juridique qui l’établit (Unterwerfungsvertrag) n’a de valeur qu’hypothétique et ne soumet l’individu au pouvoir répressif de l’Etat que pour le cas où il manquerait à ses devoirs civiques. Aussi longtemps en effet que le citoyen remplit parfaitement ses obligations envers l’Etat, il peut se considérer comme n’étant rien d’autre, au point de vue public, que participant de la souveraineté et, au point de vue privé, qu’individu libre. Il ne cesse d’être législateur pour devenir sujet effectif que du jour où il s’expose aux représailles de la force publique.
Si le nouveau contrat civil a pour but essentiel la répartition du monde sensible en sphères d’activité individuelles, c’est évidemment le contrat de propriété (Eigentumsvertrag) qui en constitue le fondement et la substance. Chacun, pris individuellement, doit, dans le compromis originaire, se mettre pleinement d’accord avec tous pour savoir exactement jusqu’à quel point il lui faut réduire ses prétentions juridiques naturelles s’il veut pouvoir jouir en paix de sa propriété, de ses droits et libertés civils.55 Ce contrat doit nécessairement être réciproque: il ne peut y avoir de renonciation qu’en échange d’une propriété personnelle garantie. Chacun doit donc être propriétaire dans l’Etat, sinon on ne voit pas pourquoi il accepterait de conclure le pacte civil. Dans le contrat de propriété que chaque individu conclut avec tous, celui-ci engage sa propriété comme caution du respect qu’il doit avoir de toutes les autres: toute violation du contrat met fin à la reconnaissance réciproque des sphères d’action et autorise la victime à enlever à l’agresseur la totalité de sa propriété s’il le peut.
La propriété étant entendue non pas au sens de la possession juridique du sol ou de biens meubles, mais au sens abstrait du droit à des actions libres dans le monde sensible en général, la tâche fondamentale du ‘Droit Naturel appliqué’ n’est en fin de compte rien d’autre que la déduction rationnelle des diverses formes de propriété, des modalités d’acquisition, d’abandon et de transfert de celle-ci (le droit à la sécurité et à l’inviolabilité personnelles n’est à tout prendre que le droit à la propriété absolue de soi-même et la législation pénale n’a au total pas d’autre but que de protéger la propriété individuelle sous toutes ses formes). L’appropriation privée ne disparaît donc pas, elle change seulement de sens. Si les privilèges exorbitants des propriétaires nominaux dans les Etats historiques obligent en fait les non-possédants à acheter leur droit d’existence aux conditions discrétionnaires définies par le capital, la propriété privée dans l’Etat de la raison ne peut pas être conçue comme une sphère indépendante de jouissance individuelle, mais comme une sphère d’activité dirigée au sein d’un projet social.
[129]La socialisation de la propriété n’a donc nullement le sens de la nationalisation des moyens de production au sens strict, elle signifie seulement l’organisation rationnelle du travail social par l’attribution à chaque individu de la propriété exclusive d’un emploi précis, en fonction des besoins et des disponibilités de la collectivité. Le maintien et la généralisation de la propriété privée ne peuvent en effet être rendus compatibles avec le principe rationnel de la division du travail que si l’objet du contrat de propriété est non pas une chose, mais une fonction et si la propriété des moyens matériels de production a cessé d’apparaître comme le symbole et la substance de toute propriété. Il faut notamment que disparaisse une fois pour toutes, dans une économie rationnelle, la surestimation affective de la propriété foncière, qui est un des préjugés les plus tenaces de la mentalité féodale.
Fichte souligne à maintes reprises, dans les ouvrages de sa maturité, qu’il n’y a pas de droit exclusif sur les choses, mais seulement un droit sur les personnes à propos des choses. La propriété des choses est en réalité exactement le contraire de ce qu’elle veut être: elle correspond, dans le domaine économique, au primat absolu de la chose en soi et à l’hétéronomie. En fait il n’y a pas de droit sur la ‘res’ en tant que telle et le droit ‘réel’ est improprement nommé. Pour que l’individu cesse d’être possédé par ce qu’il possède, il faut que le droit de propriété ne soit plus rien d’autre que le droit du citoyen de vivre d’une profession dans l’Etat. Ce droit doit résulter d’un accord bilatéral de chacun avec tous impliquant, de la part de l’individu, le devoir absolu du travail et, de la part de la collectivité, le devoir absolu d’assistance dans le cas où une organisation défectueuse ne permet plus au travail de nourrir décemment le travailleur. Dans ces conditions le droit du paysan sur une portion déterminée du sol, par exemple, n’a plus rien à voir avec un droit de propriété au sens traditionnel; il ne désigne rien de plus que le droit exclusif de cultiver certains produits sur une certaine terre, en respectant d’autres usages exclusifs qui pourraient éventuellement être faits de la même terre sans nuire au premier: extraction minière, garde des troupeaux après la récolte, etc …
Cette théorie ‘copernicienne’ de la propriété est née chez Fichte d’une analyse du capitalisme concurrentiel dans laquelle le philosophe anticipe, d’une manière certes approximative et confuse, certaines des thèses fondamentales de Marx: la doctrine de l’exploitation systématique du travail par le capital, la condamnation sans appel de la libre concurrence, la théorie des crises de surproduction [130] et de sous-consommation, celle de l’aggravation constante de l’inégalité, de la misère croissante et, peut-être, de la crise finale. Fichte est en effet devenu très tôt un ennemi irréductible de toute définition uniquement juridique des droits et des devoirs de l’individu, pour s’être rendu compte que, tant que ces droits et devoirs n’auraient pas immédiatement un contenu économique, la société économico-politique serait condamnée à faire cohabiter avec l’affirmation solennelle des valeurs formelles de liberté et d’égalité la sanction publique de l’exploitation et de la servitude de fait. C’est la raison pour laquelle le contrat civil doit être avant tout un contrat économique, le ‘droit naturel réalisé’ de l’individu n’étant en fin de compte rien d’autre que la place qui est assignée par un calcul économique précis à chaque citoyen dans la production et la consommation sociales des moyens d’existence. Car si le dépassement du formalisme en morale impliquait l’emprise effective de la volonté libre sur la nature empirique, la concrétisation de la règle formelle du droit exige en dernière analyse le triomphe complet de la rationalité mathématique sur la ‘naturalité’ économique, conformément au postulat pratique de l’autonomie.
On trouve chez Fichte une dénonciation vigoureuse et un essai d’explication psychologique de l’anarchie capitaliste. De l’économie ‘libre’ le philosophe a dit qu’elle satisfaisait en ses contemporains les besoins d’une imagination déréglée et une passion morbide du jeu: “Par suite de ce penchant on ne veut rien atteindre en suivant une règle, mais tout par ruse et bonheur. Le profit et toutes les relations humaines doivent ressembler à un jeu de hasard. On pourrait offrir à ces hommes par la voie droite et à la condition qu’ils s’en contentent dorénavant pour le reste de leurs jours tout ce qu’ils espèrent obtenir par des artifices, en lésant d’autres intérêts ou par hasard, et ils n’en voudraient pas. Ils trouvent plus de plaisir dans la ruse de la poursuite que dans la sécurité de la possession. Ce sont eux qui réclament cor et à cri et sans relâche la liberté, liberté du commerce et du profit, liberté par rapport à la surveillance et à la police, liberté par rapport à tout ordre et à toute morale. Tout ce qu’on peut attendre d’une stricte régularité et d’un cours des choses fermement réglé et totalement uniforme leur apparaît comme un préjudice causé à leur liberté naturelle. Ces gens-là ne peuvent faire autrement que de repousser l’idée d’une organisation du commerce public qui mettrait fin à toute spéculation charlatanesque, tout gain fortuit, tout enrichissement subit.”56 Ce qui définit la mentalité de l’homo-oeconomicus européen, c’est le mépris de la jouissance paisible et assurée, le goût du risque et de la compétition pour eux-mêmes. Le développement parallèle des économies nationales dans une Europe primitivement unifiée a abouti partout au triomphe d’un esprit capitaliste de spéculation et d’aventure qui inspire aux Etats une politique de puissance hasardeuse et immorale.
[131]L’Etat commercial fermé sera donc avant tout une protestation contre un ordre (ou plutôt un désordre) économique qui est un outrage à la moralité et à la justice. Le mercantilisme, comme système de protection anarchique et de demi-fermeture plus ou moins arbitraire, et le libéralisme, comme système de liberté anarchique, conduisent aux mêmes résultats désastreux: injustice, oppression et guerre. La politique des prohibitions et des monopoles et la politique du libre-échange se révèlent pareillement contraires aux droits de l’individu: seul un dirigisme rationnel combiné avec une autarcie totale peut réaliser en permanence les conditions économiques de la liberté. Il faut donc substituer à l’Etat-Providence paternaliste du mercantilisme non point l’Etat passif de l’anarchie libérale, mais l’Etat social du calcul économique. L’aboutissement de la réforme sociale que Fichte propose aux gouvernements de nécessité implique nécessairement le passage de l’Etat juridique fermé à l’Etat commercial fermé. Si le premier, comme système clos de la contrainte réciproque permanente, assure les conditions formelles de la justice, seul le second peut permettre une distribution scientifique de la liberté matérielle disponible en sphères individuelles par un procédé de type mathématique. La matérialisation de la liberté possible en une totalité juridique et économique rigoureusement délimitée fait de la réalisation de la justice distributive par l’Etat un problème d’arithmétique un peu compliqué.57
Si le socialisme ‘scientifique’ implique en théorie l’isolationnisme absolu, c’est que, par suite du morcellement politique de l’humanité, le calcul est impossible à l’échelle internationale et qu’il faut renoncer à une division rationnelle du travail humain à ce niveau. Le solipsisme politique et économique de l’Etat commercial fermé oppose au Moi absolu de l’économie socialisée le Non-Moi aliéné de l’économie naturelle ambiante. Comme l’ego copernicien, l’individualité autarcique de l’Etat qualitativement supérieur doit être libérée “du joug des choses en soi, de l’influence extérieure”, en l’occurrence des vicissitudes du commerce international et des fluctuations de la monnaie mondiale. Si les nations vivent les unes à l’égard des autres dans un état de nature économique de type hobbesien, il est vain d’espérer fonder une paix durable sur le marché mondial. Alors que Kant voit dans l’esprit commercial (Handelsgeist) compétitif une ruse de la nature qui fait échec aux tendances belliqueuses des Etats, Fichte considère l’affrontement des puissances économiques comme une guerre véritable et une source permanente de conflits militaires. Or si l’on considère que la sécurité absolue des citoyens est à la fois un devoir de justice et un devoir de prudence pour les gouvernements, un Etat qui reste tributaire des achats et des ventes à l’étranger, et donc [132] exposé à tous les hasards commerciaux, viole directement les engagements qu’il a contractés dans le pacte civil. Tant que la société marchande internationale est régie par le droit de la guerre, la Nation élue ne peut espérer accomplir sa mission culturelle mondiale qu’en se constituant en sphère de liberté politique et économique totalement autarcique. La thèse de l’éducation des nations les unes par les autres implique le primat absolu de la réforme intérieure en milieu fermé, parce que la tâche pédagogique suprême ne peut être abandonnée à une sorte de téléologie ‘naturelle’ , laquelle, dans une situation foncièrement irréversible, ne saurait être que négative et responsable d’une dégradation constante des rapports internationaux. La paix ne peut résulter, à l’extérieur comme à l’intérieur, du jeu de la libre concurrence ou d’une réglementation partielle, elle doit être le produit concerté de la liberté humaine par l’instauration d’un ordre rationnel contraignant.
Or si l’individu peut être présumé sociable, il ne serait pas réaliste de faire bénéficier l’Etat (historique) d’une présomption analogue. Il n’y a pas de société des nations possible parce qu’il n’y a pas actuellement de nations sociables, c’est-à-dire en somme pas de nations véritables. C’est donc par une illusion philosophique que l’on croit pouvoir établir, comme le fait Kant, une continuité entre le problème de la pacification des rapports interindividuels dans un Etat et celui de la pacification des rapports internationaux dans une société mondiale. Il n’y a pas de pacte international qui puisse faire sortir les nations de l’état de nature, parce qu’elles ne sont pas des personnes juridiques responsables, qu’elles préfèrent de toute façon l’aventure à la sécurité et font passer leur avantage immédiat avant leur intérêt profond, et surtout qu’elles ne sont pas des unités intégrales dans un ordre harmonieux et hiérarchique de coopération et d’échange. Au fond de cette conception, il y a l’idée que la paix internationale présuppose absolument la pacification sociale intérieure des Etats et que les structures matérielles et juridiques des sociétés existantes doivent être homogénéisées préalablement à toute tentative sérieuse de fraternisation politique. D’où la nécessité du primum moyens pédagogique auto-éduqué, c’est-à-dire du ‘socialisme dans un pays’ et de l’expansionnisme ‘culturel.’
Laissons de côté les opérations unilatérales, peu légales au regard de la raison pure, qui accompagnent la fermeture de l’Etat: accaparement des denrées, des armes, des savants et des techniciens de l’étranger, constitution d’une réserve de monnaie mondiale par des procédés mercantilistes, guerre-éclair pour la conquête des frontières ‘naturelles’ , imposition autoritaire de la monnaie nationale à l’intérieur, boycottage systématique des produits étrangers considérés jusque là comme nécessaires à la consommation nationale, exténuation [133] complète des droits cosmopolitiques58 du citoyen par la volonté dictatoriale de l’Etat etc... 59, pour ne nous intéresser qu’aux ambitions humanitaires à long terme de l’Etat Réformateur. Le principe de la division rationnelle du travail exige le classement des sujets économiques en trois catégories fondamentales: producteurs, artisans, commerçants60, liées entre elles par des contrats réciproques conclus sous la garantie de l’Etat. Seul celui-ci peut assurer la répartition équilibrée des travailleurs entre la production, la fabrication et le commerce, la justice et la stabilité des prix et la régularité des opérations commerciales. Ce type d’organisation autoritaire du travail social est le seul qui permette de faire bénéficier tous les individus à égalité de la richesse nationale et du bien-être collectif. Soulignons d’ailleurs immédiatement qu’il n’a rien à voir avec l’égalitarisme fruste, car il doit respecter certains critères de proportionnalité, ni avec l’hédonisme vulgaire, car le confort et la sécurité matériels de l’individu dans l’Etat sont loins d’épuiser sa destination d’homme.
Si l’organisation fichtéenne de l’économie implique le devoir du travail et le plein emploi, ce n’est nullement en vertu d’une quelconque valorisation absolue du travail, de la productivité ou du profit. Le principe fondamental de l’économie socialisée n’est pas le travail pour le travail, ni le travail pour l’enrichissement, ni le travail pour la jouissance vulgaire, mais le travail humanisé en vue du loisir supérieur, c’est-à-dire de la culture. Une économique rationnelle, si elle veut être fidèle aux ambitions dernières de la Doctrine de la Science, comporte nécessairement la négation tendancielle non seulement du travail, mais aussi de la richesse. L’illusion dogmatique théorique a son pendant dans la psychologie sommaire de l’homo oeconomicus sous la forme d’une glorification abusive du travail ou du profit pour eux-mêmes. Or le postulat de l’autonomie de la raison pure pratique impose comme une tache concrète et immédiate non seulement la réduction et l’humanisation du travail, mais aussi l’affranchissement du sujet économique soumis à l’emprise tyrannique des pouvoirs matériels: l’argent, l’appropriation, le profit et toutes les fausses valeurs [134] consacrées par l’opinion. La peine des hommes, tenue en échec par la nature61, et leur servitude à l’égard des idoles économiques sont pareillement l’expression d’une dépendance tragique de l’homme ‘économique’ par rapport à un univers matériel qui l’écrase. Esclave d’un labeur accompli dans des conditions inhumaines ou d’un goût pathologique pour le risque économique, la spéculation, l’enrichissement en soi, l’individu trahit dans tous les cas sa destination d’être spirituel libre: le dépassement de l’ère économique implique donc dans une certaine mesure la fin de l’économie laborieuse, mais aussi et surtout celle de la chrématistique, et le remplacement des mobiles grossiers de l’enrichissement égoïste par une véritable sociabilité économique.
D’une part rien n’est plus étranger à Fichte que cette ascèse profane antihédonistique62 qui impose à l’individu le travail et le profit, en dehors de la jouissance, comme des fins absolues et dans laquelle Max Weber reconnaît l’emprunt fondamental de la mentalité économique capitaliste à l’esprit du protestantisme. D’autre part, il est lui-même si résolument hostile à toute éthique matérialiste de la jouissance que le fonctionnement régulier du système économique rationnel ne peut avoir, dans son esprit, que l’effet d’une négation progressive du bonheur matériel sous sa forme ‘pathologique’ , au sens Kantien du mot. Le développement de la productivité d’une part, en permettant la saturation graduelle des besoins élémentaires de la sensibilité et la disparition des motivations primaires de l’activité économique, l’éducation systématique d’autre part, c’est-à-dire la pédagogie active de l’Etat éclairé et des élites intellectuelles, finiront par rétablir la hiérarchie des besoins et des valeurs bouleversée par l’opinion et par rendre à la culture, provisoirement évincée, en apparence, par l’économie et la politique, son rang de fin dernière et absolue des sociétés humaines.63
Or une telle libération, attendue d’un socialisme étatique rigoureux et, dans l’immédiat, d’un Etat historique considéré naguère encore comme un administrateur plus que suspect, ne peut que conduire d’emblée aux antipodes de la démocratie politique et à l’hétéronomie supérieure de la liberté forcée. Le socialisme autoritaire sous la direction de l’Etat-Pédagogue, c’est, en pratique, la substitution à l’ancienne aristocratie féodale fondée sur l’inégalité d’une aristocratie de la pensée qui fait de l’égalitarisme social un principe, mais dont la [135] supériorité spirituelle se traduit immédiatement en une inégalité politique fondamentale, et au prince héréditaire de la personnalité géniale, susceptible de transformer qualitativement le concret historique par la seule force de son esprit créateur.64 Ainsi le dépassement du formalisme n’est obtenu qu’artificiellement par la superposition d’une République de la liberté à l’empire de la contrainte65, d’une sphère de progrès à une sphère d’équilibre, d’une élite égalitaire à une masse de citoyens égaux condamnés pour longtemps à ne jouir de la liberté que par personnes interposées. Certes Fichte ne manquera pas de souligner qu’il y a identité entre le programme pédagogique et le programme de gouvernement, que l’administration scientifique et l’éducation planifiée du peuple sont une seule et même chose.66 L’Etat policier et pédagogue se voit donc chargé en même temps de deux tâches hétérogènes qui risquent de requérir des vertus politiques peu compatibles: faire régner la discipline juridique et économique par des moyens despotiques, mais aussi rendre à la longue la discipline spontanée et la contrainte superflue en faisant peu à peu de l’ “entendement supérieur” aristocratique la propriété commune de l’humanité.67
Comme, en réalité, l’Etat empirique jouit d’une légitimité présomptive contraignante à titre de prior occupans, si bien que la soumission forcée précise infiniment le consentement individuel et que, si la discipline est, dans le meilleur des cas, effective, la liberté reste problématique, il n’y a de solution que ‘philosophique’ par l’identification de principe, au niveau de la pure synthèse a priori, de la contrainte et de l’éducation [Note: Cf. Excurse, pp. 574-575.]; d’où il suit en fait que le postulat de l’autonomie est renvoyé définitivement du droit à la morale et que la thèse du dépérissement du droit et de l’Etat n’est rien de plus qu’une sorte de chiliasme rationaliste.68 Ainsi la contrainte qui, en théorie, ne peut être légitimée définitivement qu’à l’infini par sa disparition, voit-elle sa légalité de fait transformée d’emblée qualitativement en une légitimité substantielle, le jour où l’arrivée au pouvoir de la classe des Savants permet d’identifier de façon rationnelle le pouvoir répressif de l’Etat avec sa mission pédagogique supérieure.
[136]Fichte résout donc le problème fondamental de son droit politique : comment contraindre le pouvoir contraignant lui-même à exercer la contrainte conformément au concept de la liberté générale? ou: où situer l’origine absolue d’une contrainte qui se veut rationnelle à tous les niveaux69 dans le sens d’un intellectualisme aristocratique qui ne s’est guère démenti d’un bout à l’autre de son évolution. Le “point positif suprême”70 d’où la contrainte tire sa substance et sa légitimité n’est rien d’autre qu’une liberté pure dans son expression historique: la Raison devenue consciente d’elle-même à travers une élite spirituelle ou une personnalité inspirée. Cette liberté pure se révèle aussi bien immédiatement comme contrainte pure, puisqu’en elle parle historiquement le pur devoir, et l’altération qualitative qu’elle subit en apparence dans le processus de la contrainte étatique empirique ne devrait être que la conséquence sans conséquence de la résistance de la sensibilité à l’activité formatrice de la raison. L’aristocratie intellectuelle dirigeante ne parvient donc à se poser comme conscience morale, pour justifier la dictature économico-politique qu’elle inspire, qu’en s’opposant une nature sous la forme de la masse éducable, en se faisant volonté pure en face des volontés empiriques, volonté générale normative en face de la volonté de tous.
L’Etat commercial fermé a pour résultat concret de consacrer la dissociation radicale de deux sphères plus ou moins hermétiques: la sphère créatrice de la pensée et du ‘loisir’ et la sphère humainement improductive de l’échange économique, administrée autoritairement par l’Etat. Ainsi au-dessus d’une zone où la production et le marché continuent à imposer leur loi tyrannique par le truchement de l’autorité politique, la force créatrice de l’esprit doit préparer la restauration de la spontanéité sociale en perfectionnant le système de la contrainte éducative. Provisoirement la conscience économique aliénée restera imperméable à la rationalité d’un ordre nouveau dont la finalité dernière lui échappe et qui, en tout état de cause, ne représente que les conditions matérielles purement négatives de la liberté véritable. Le conflit entre le mouvement créateur de l’esprit et l’hétéronomie statique de la réglementation juridique et économique n’est au fond que la forme légalisée de l’antinomie du Droit pur, comme pouvoir de réalisation autonome, et de la force, tels que Fichte les confrontait à l’époque de ses écrits révolutionnaires. A cette antinomie indéfiniment retrouvée, qui n’est qu’une des résurgences multiples de l’opposition originaire entre la liberté et la nature, entre le devoir-être auto-réalisateur et l’être auto-suffisant, et qui seule rend concevable en théorie le progrès, les derniers travaux du philosophe n’apporteront pas d’atténuation fondamentale.
Il ne peut être question ici de s’intéresser, d’aussi loin que ce soit, aux avatars derniers de la pensée juridique et politique de Fichte: irruption du sentiment dans la construction rationnelle, du mythe dans la science, participation directe du philosophe au réveil du nationalisme allemand, conversion définitive au réalisme et mise en péril du ‘système’ par la tactique, accentuation du divorce entre les principes a priori et les maximes, entre la fin et les moyens, remaniements apportés à la doctrine dans les derniers ouvrages théoriques.71 Nous avons voulu seulement essayer de montrer comment le radicalisme transcendantal d’une part, un désir passionné de réforme sociale et la recherche conséquente de l’égalité ‘réelle’ d’autre part, ont conduit progressivement Fichte aux antipodes de la philosophie pratique du kantisme orthodoxe et à ce que l’on peut considérer à la fois comme un aboutissement et une impasse théoriques.
Qu’un des rationalismes les plus systématiques et les plus ambitieux qui aient jamais existé ait cru pouvoir en fin de compte justifier une Raison d’Etat aussi peu rationnelle que possible, renoncer aux Lumières pour l’illuminisme et cautionner une politique de puissance exaltée et égoïste, il ne suffit pas, pour expliquer une éviction aussi spectaculaire du savoir par la foi la plus empirique, d’invoquer les circonstances historiques et le tempérament peu résigné du philosophe. Les résultats autorisent ici à mettre en cause les présupposés théoriques, c’est-à-dire le système lui-même et cette fameuse méthode a priori que Fichte opposait aux empiristes dans les Contributions, comme seule susceptible de fonder une politique rationnelle, et qui finit par légitimer a posteriori une politique de non-sens.
Une certaine disproportion entre la hauteur des vues et la faiblesse des moyens est sans doute le fait de toute philosophie politique préoccupée à la fois de rationalité et d’action; mais elle aura rarement atteint un pareil degré sans une duplicité consciente et plus ou moins avouée. Situation qui devait naturellement susciter les appréciations les plus antithétiques et les plus unilatérales sur un philosophe qui cherche encore sa place, du point de vue historique, entre la Révolution française qu’il ne trahit politiquement que pour la dépasser socialement, et Marx qu’il anticipe au moins quant à la lettre, et, du point de vue politique, entre le socialisme nationaliste révolutionnaire et le national-socialisme. Que la problématique fichtéenne reste à tout égard actuelle, même après les expériences révolutionnaires du prolétariat, qu’elle ne pouvait envisager, cela du moins est incontestable. Fichte, théoricien du droit et de la politique, ce n’est pas seulement l’échec retentissant d’un dogmatisme moral hérité de la Critique de la [138] raison pratique, un socialisme utopique qui, pour avoir voulu aller du Moi à ses conditions d’existence, aurait manqué, de façon tragique, l’accès à la science, et un exemple de plus de la naïveté des philosophes à l’égard des gouvernements établis (car c’est bien une naïveté pré-révolutionnaire que d’espérer influencer les politiciens en place par une déduction transcendantale …); c’est aussi une conscience sociale exceptionnellement lucide et généreuse, un philosophe, à tout prendre, beaucoup plus soucieux de transformer le monde que de le comprendre, une condamnation sans équivoque du capitalisme libéral, que Kant justifiait philosophiquement par une conception téléologique des antagonismes sociaux naturels, et un essai malheureux, mais méritoire et en tous cas extrêmement moderne, de restauration des rapports humains par le dépassement à long terme du juridisme et de l’économisme nés directement de la rareté. Autant de raisons de ne pas considérer la Révolution copernicienne en matière pratique, chez le moins formel et le plus conséquent de ses représentants, comme le simple envers négatif de la révolution ptolémaïque qui allait suivre.
Notes
1. Cf. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit (trad. Hyppolite, II, pp. 1-49). ↵
2. Grundlage des Naturrechts nach Principien der Wissenschaftslehre (1796) et Angewandtes Natturrechtsrecht (1797), Sämmtliche Werke, herausgegeben von I.H. Fichte, Berlin, 1845, Band III. ↵
3. Metaphysische Anfangsgrunde der Rechtslehre, 1797, ed. Hartenstein, t. VII, p. 39. Zum ewigen Frieden, 1795, Anhang II, ed. Reclam, p.74. ↵
4. Dans ce qu’il a d’original et que Fichte semble à l’époque n’avoir guère compris. ↵
5. Cf. Inwiefern Machiavelli’s Politik auch noch auf unsere Zeiten Anwendung habe, 1807, Nachgelassene Werke, III, pp. 420-428 (in Über Machiavelli als Schriftsteller, I. Einleitung). ↵
6. “Ce rapport ou mise en relation de l’état de limitation avec l’Absolu – relation dans laquelle l’opposition seule est présente à la conscience, et où, par contre, la conscience de l’identité est totalement absente – s’appelle foi.” Hegel, Differenz des Fichte’schen und Schelling’schen Systems, 1801 (Berlin, 1845, p. 181). ↵
7. Ibid, pp. 228-237. ↵
8. Ibid, p. 236. ↵
9. Zum ewigen Frieden, Anhang I, p. 65. ↵
10. Hegel, op. cit., p. 237. ↵
11. “Un élément contingent dans la morale (et le contingent ne fait qu’un avec l’empiriquement nécessaire) est immoral.” Hegel, Uber die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts, 1802, (Berlin, 1845, p. 348). ↵
12. Der geschlossene Handelsstaat, S.W. III. ↵
13. Ibid., III, p. 450. ↵
14. Il semble bien que G. Vlachos ait raison contre Xavier-Leon lorsqu’il s’oppose vigoureusement à la thèse du ‘jacobinisme’ de Fichte. Cf. G. Vlachos, Fédéralisme et Raison d’Etat dans la pensée internationale de Fichte, pp. 23 sq., 128 et passim. ↵
15. Cf. Grundlage des Naturrechts, par. 14, S.W. III, pp. 139-145, et la critique hégélienne dans Uber die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts, pp. 353-362. ↵
16. Cf. Angewandtes Naturrecht, III, pp. 202-203. ↵
17. Hegel, Differenz des Fichte’schen und Schelling’schen Systems, p. 236. ↵
18. Cf. notamment Beiträge zur Berichtigung der Urteile des Publicums aber die französische Revolution 1793, S.W. VI. Cette dépréciation hautaine de l’histoire ‘empirique’ ne se démentira guère chez ‘Fichte’ . Cf. par exemple Der geschlossene Handelsstaat (III, 449), où il oppose au point de vue historique de l’explication causale le point de vue transcendantal de la genèse idéale et de la téléologie. ↵
19. Critique de la raison pratique, trad. Picavet, p. 22. ↵
20. VI, 68. ↵
21. August Wilhelm Rehberg, Untersuchungen über die Franzosische Revolution nebst kritischen Nachrichten von den merkwürdigen Schriften, welche darüber in Frankreich erschienen sind, Hanovre et Osnabrück, 1793. ↵
22. Schulz, J.G. Fichtes Briefwechsel, Leipzig, 1925, I, pp. 449-450 (date probable: avril 1795). ↵
23. Sonnenklarer Bericht an das grössere Publicum über das eigentliche Wesen der neuesten Philosophie, 1801, S.W. II, p. 409. ↵
24. Beiträge, déjà cité. Zurückforderung der Denkfreiheit von den Fürsten Europens, die sie bisher unterdrückten, 1793, S.W. VI. Die Bestimmung des Gelehrten, 1794, S.W. VI. ↵
25. C’est la grande idée de la Revendication. ↵
26. Beiträge VI, 82. ↵
27. Précisons ici pour éviter toute erreur de perspective que l’essentiel de la philosophie juridique et politique est à chercher dans des publications qui sont en fait contemporaines ou postérieures par rapport à la Révolution française et aux Contributions. ↵
28. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, II, P. 46. ↵
29. Contrat social, I, 9. ↵
30. C’est cette ‘désubstantialisation’ de la propriété qui permettra plus tard au socialisme de Fichte d’être, non pas la suppression, mais la généralisation de la propriété privée. ↵
31. Beiträge, VI, 159. ↵
32. Ibid., VI, 131. ↵
33. L’antisémitisme de Fichte s’explique sans doute à la fois par un universalisme intolérant qui considère au fond toute espèce de particularité, ethnique, raciale, religieuse ou politique comme une menace effective ou virtuelle pour les droits de l’homme en général, par le tempérament ‘anti-chrématistique’ du philosophe, et, bien sûr, par de solides préventions. ↵
34. Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, Leipzig, 1794-95, S.W. I. ↵
35. Schulz, I, 496, An Reinhold, 29 August 1795. ↵
36. Ibid., pp. 498-499. ↵
37. Ibid., I, 501, An Jacobi, 30 August 1795. ↵
38. C’est bien l’individualité qui est déduite, et non l’individu, qui résiste par essence à toute ten¬tative de déduction. L’élaboration systématique du droit public pur et de l’économie rationnelle a pour but de rendre possible la forme abstraite de l’individualité et, dans l’examen des condi¬tions de réalisation de cette forme, le système fichtéen est le moins formel qui soit. Cette oblitération de la substance concrète de l’individualité est pour Hegel le principe de l’immoralité, Cf. par exemple la critique de la formule abstraite du respect de la propriété d’autrui (Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts, pp. 349-350) et la distinction de la personnalité juridique formelle et de l’individualité vivante (Leçons sur la philosophie de l’histoire, IIIè Partie, Le monde romain). Cette dissociation entre la matière et la forme de la personne est le legs empoisonné que le monde romain a fait à l’Occident en créant le Droit positif. ↵
39. Naturrecht, III, 8. ↵
40. Naturrecht, III, 112. ↵
41. Angewandtes Natturecht, III, 235. ↵
42. Cf. Sittenlehre, 1798, S.W. IV, par. 18, 22, 24; et surtout p. 237 sq. ↵
43. Naturrecht, III, 99. ↵
44. III, 109-110. ↵
45. III, 149. ↵
46. III, 10. ↵
47. Celle-ci doit rester en principe absolue: Cf. notamment III, 182. ↵
48. Hegel, Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts, pp. 354-357. ↵
49. Angewandtes Naturrecht, III, 205. ↵
50. Encore qu’il soutienne que, théoriquement, chaque loi singulière devrait être le produit d’une nouvelle transaction. ↵
51. Kant le considère comme un postulat méthodologique et un principe heuristique pour la production de la législation: la matière du droit doit sortir des décisions du souverain empirique telle qu’elle résulterait d’une ‘expression de la volonté générale’ . Le contrat a donc bien une signification concrète du point de vue de la justice matérielle des actes gouvernementaux, mais seu¬lement à titre de principe régulateur. Cf. Über den Gemeinspruch: Das mag in der Theorie richtig sein, taugt aber nicht for die Praxis, IIè Partie, Du rapport de la théorie à la pratique dans le droit public. ↵
52. Angewandtes Naturrecht, III, 204. ↵
53. “Je dois me soumettre en pleine liberté” (Naturrecht, III, 102). ↵
54. Cf. Rousseau: “Il n’y a qu’une seule loi qui par sa nature exige le consentement unanime: c’est le pacte social; car l’association civile est l’acte du monde le plus volontaire; tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu” (Contrat social, I, 8). ↵
55. Cf. Rousseau: “Tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire; mais l’acte positif qui le rend propriétaire de quelque bien l’exclut de tout le reste” (Ibid. 1,9). ↵
56. III, 511. ↵
57. Cf. III, pp. 402-403. ↵
58. Le droit de l’individu en tant que membre de “la grande République commerciale” est en fait un “droit acquis du citoyen” (III, 477). Le droit cosmopolitique proprement dit ne concerne plus que la participation de l’individu au “commerce” spirituel, c’est-à-dire à la culture mondiale, et il est censé demeurer intact, puisque l’isolationnisme économique va de pair avec le cosmopolitisme intellectuel. Cf. III, 512-513. ↵
59. Toutes ces atteintes au droit des gens et de l’individu n’appellent guère de commentaires ... Pour un exposé détaillé voir G. Vlachos, op. cit., pp. 69-99. ↵
60. La classe improductive des fonctionnaires fait l’objet d’un traitement à part. Cf. III, 424-427. ↵
61. Cf. Zurückforderung, VI, 5 et 26-27. ↵
62. Cf. Marx, Le Capital, Ed. Sociales, t. I, p. 139 ↵
63. De la “Kultur zur Freiheit” des Contributions au “Zwang zur Freiheit” de la dernière pédiode, la fin reste exactement la mème. Seuls les moyens ont changé du tout au tout. ↵
64. Cf. Die Staatslehre oder über das Verhältnis des Urstaates zum Vernunftreiche, 1813, S. W. IV, p. 457 sq. ↵
65. La libre concurrence est appelée à manifester ses bienfaits non plus dans l’univers de la compétition économique, mais dans celui de l’émulation intellectuelle. ↵
66. Cf. Excurse zur Staatslehre, 1813, S.W. VII, p. 574 sq. ↵
67. Cf. Staatslehre, IV, pp. 438-439. ↵
68. Cf. par exemple, Sittenlehre, IV, 253. ↵
69. Cf. Hegel, Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts, p. 353. ↵
70. Hegel, ibid. ↵
71. Essentiellement Rechtslehre (1812) et Staatslehre (1813). ↵