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Du sujet politique et de ses intérêts: Note sur la théorie humienne de l’autorité1

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Les textes que nous présentons ici, dans une traduction revue, sont extraits des Essais moraux et politiques publiés par Hume en 1742 et 1752, insérés au tome VI de l’édition française des Oeuvres philosophiques de M.D. Hume de 1788 (Londres) (l’essai De l’origine du gouvernement - 1742 - ne figure pas, quant à lui, dans cette édition). Le choix de ces quatre essais, parmi d’autres, excluant d’emblée certaines analyses plus précisément historiques de la situation politique de la Grande-Bretagne au XVIIIème siècle, manifeste assez les intentions de la lecture de Hume ici proposée. Il s’agit principalement d’attirer l’attention sur la théorie politique de Hume, théorie souvent méconnue faute d’être seulement lue, et où s’élabore avec précision une analyse philosophique de l’autorité, de son origine, des moyens et des fins qu’elle se donne.

Ces textes, on le verra, donnent l’illusion de la familiarité. Non seulement parce qu’on en trouverait l’écho ou la répétition ici où là, dans les oeuvres centrales, du Traité de la Nature Humaine à l’Enquête sur les Principes de la Morale. En vérité, il est ici question, explicitement, de problèmes politiques - l’autorité, l’obéissance - que la réflexion n’aborde ailleurs que de biais. Mais surtout, à lire les Essais, on ne peut que rencontrer toujours les impasses théoriques qui, au moins de Hobbes à Hegel, ont habité toute une tradition sous le nom de “philosophie politique”, lui donnant ainsi l’illusion de la réalité de l’objet dont elle discourait.

Or, si la lecture de Hume, aujourd’hui, s’impose, ce serait justement parce qu’au-delà de ces questions posées aux théories politiques classiques, au-delà de la simple et surprenante réfutation du contrat social qui fait si manifeste exception dans le XVIIIème siècle, Hume parle véritablement d’autre chose. Précisément; de psychologie. On ne niera pas qu’il y ait une psychologie hobbesienne, ou une [70] psychologie lockienne, entre autres, et qui prétendent rigoureusement fonder un discours de philosophie politique. Encore faudrait-il savoir comment, chez chacun de ces auteurs, la pensée politique vient s’articuler sur leur psychologie. Autrement dit, si l’on propose ici une lecture de Hume, c’est pour qu’y apparaisse nettement la spécificité humienne de cette articulation délicate.

Sans doute Hume attendra-t-il 1752 pour décider, à partir d’une manière d’ ‘antinomie politique’ où s’affirment et se réfutent à la fois les théories classiques de l’autorité - origine divine et contrat social -, que le problème traditionnel du pouvoir, de son origine de jure, est d’ores et déjà clos. Reste la reconnaissance de l’autorité comme fait et évidence, violence déjà là, et son aménagement nécessaire. Ici entre en jeu la psychologie, analysant entre autres choses les voies détournées du pouvoir - l’opinion - et la génèse de l’obéissance. Cette reconnaissance de l’autorité, les essais de 1742 attestent que Hume s’y était d’emblée employé, inaugurant au XVIIIe siècle une entreprise peut-être comparable à celle de Machiavel: une philosophie du fait politique, insoucieuse des questions de légitimité, et une psychologie du pouvoir, de sa génèse et de son exercice. Or, c’est précisément dans le discours effectif que tient cette psychologie humienne, toujours en continuité stricte avec l’essentiel de la doctrine du Traité, que se lirait au mieux la différence qui, au sein d’un projet extérieurement proche, isole définitivement Hume de Locke aussi bien que de Hobbes.

Car la psychologie humienne qui s’emploie à prendre la place de la philosophie politique classique se signale par une équivoque assez lisible, quoiqu’uniquement au creux de certains concepts dont, on le sait, l’époque fit grand usage: l’origine, la genèse, et surtout l’intérêt. Or, dès le premier usage proprement humien du concept d’ ‘origine’ , on pourrait lire le glissement qui s’est opéré depuis Locke: passée l’origine idéale où il fallait voir précisément la fin rêvée, ici de l’autorité, reste l’origine comme commencement, premier terme assignable d’une génèse déjà commencée et peut-être oubliée, dont la nature humaine et ses principes auront à rendre compte. A part cela, reste l’évidence du pouvoir et de la sujétion.

C’est donc dans ce nouvel espace théorique, dominé par l’idée d’un pouvoir évident, que se posera pour Hume le problème de l’autorité, c’est-à-dire la nécessité d’une psychologie de l’autorité. Problème qui n’est pas, on le voit, de faire gouverner qui doit, mais de comprendre ce qu’est obéir et faire obéir. La génèse de l’autorité devra donc s’assortir d’une genèse de la sujétion, problème en apparence unique qui fondera en fait une psychologie double. Et c’est, nous semble-t-il, dans cette duplicité qu’apparaît comme par surprise la clôture décisive qu’accomplit Hume dans l’articulation de la [71] psychologie à la politique: précisément sur le point du sujet, tant psychologique que politique, et de son autonomie présumée.

En effet, on se saisit aisément d’une ‘première’ psychologie humienne: ici, par exemple, elle est discours sur les moyens de prendre le pouvoir, et de le garder par le moyen non de la force, mais de l’opinion, qui est en somme une douce violence. De cette psychologie ressortit tout ce que nous nommions genèse de l’autorité, retrouvant l’ ‘origine’ du gouvernement dans la violence d’un état de guerre, s’essayant à comprendre les commencements des chefs. Ici rien, peut-être, que de très classique même si, entre Locke, Hobbes, Hume ou Rousseau, les solutions diffèrent. La question demeure identique, que l’on penche pour le ‘droit’ ou pour le ‘fait’ . L’origine reste assignable, pour autant qu’ici la nature humaine suffit à expliquer, sinon à légitimer, l’existence d’un pouvoir politique réel et efficace.

Cependant, à comparer la théorie humienne du gouvernement à celle où la psychologie se conjugue le plus précisément à la théorie politique, à savoir celle de Locke, il faut reconnaître que la différence est déjà décisive. Ici, si le sujet apparaît comme tel, il n’est pas sujet de la raison, mais plutôt sujet - ou ‘objet’ - de la nature humaine, théâtre de ses opérations dont l’analyse retrace de son mieux l’histoire. Du même coup, on ne saurait voir la théorie du sujet psychologique prêter son soutien à une confusion, implicite ou explicite, entre loi naturelle et droite raison, menant ainsi sûrement à la défense libérale du ‘contrat primitif’ .

Or, ce serait précisément dans le rapport qui s’établit chez Hume entre la réfutation du contrat et la psychologie de la sujétion, qu’on verrait le mieux se dissoudre la vision classique du sujet psychologique et politique. L’autorité étant reconnue, par l’histoire et la psychologie, comme irrécusable, surplombant de toute son évidence naturelle le peuple des sujets, il ne faudra plus que faire reconnaître à ceux-là la nature de leurs rapports au pouvoir et de leur obéissance, c’est-à-dire, au bout du compte, leur faire voir une évidence à eux masquée à titre provisoire. Hume ramène donc, en une psychologie de l’obéissance, le sujet politique à son lieu naturel, celui de la sujétion, aussi démocratique soit-elle. Sujétion qui est un autre nom de l’ordre; ou du système qui règle les rapports entre les hommes après avoir historiquement institué, au commencement, l’autorité comme telle: à savoir, un système de l’intérêt.

Sans doute Hume n’est-il pas le seul en son siècle à s’interroger sur la place qui revient à l’utilité dans l’institution de la morale et de la politique humaines. Voir Rousseau, et sa ténacité à conjurer les menaces de tout intérêt particulier, voire général. Les ‘utilitaristes’ [72] ne sont pas loin. Hume n’inaugure rien en délimitant ce qui relève des intérêts personnels et immédiats, et des intérêts généraux. Encore faudrait-il voir comment s’ordonne le sujet politique autour de ce partage, en particulier par rapport à ce qui est compris comme le motif de son obéissance d’une part, et d’autre part ce qui se donne comme l’immédiatéité de son désir particulier. Autrement dit, c’est bien le lieu d’articuler la psychologie des motifs telle qu’elle peut se laisser entrevoir ici où là dans le Traité, et la politique de la sujétion ici prônée. Et c’est ici, peut-être, que se donne quelque chose comme une clôture du discours classique, au moment où il s’agit de faire que le sujet psychologique, sujet de ses désirs et de ses intérêts, coïncide avec le sujet politique, et entre en sujétion à l’égard de l’ordre du pouvoir.

Car, on le lira ici même, entre l’intérêt particulier et immédiat, séduction de peu de réalité, et ‘l’autre’ intérêt, général et médiat, voire différé, il faut choisir, et le choix est à vrai dire, déjà fait: chacun niera la présence de son désir et admettra l’ordre dont l’autorité se porte garante, et qui est le salut du genre humain. En somme, c’est là, dans le système de l’intérêt général et de l’autorité, que se trouvait déjà l’intérêt réel du sujet. En conséquence, le motif de l’obéissance l’emporte d’évidence sur le désir lui-même, laissant à deviner qu’à ce désir, il n’est pas question de s’attacher: autant reconnaître la fiction du désir immédiat, et que le désir réel, désir de la paix et du commerce humain, se satisfait contre le désir fictif, par la voie aveugle de l’obéissance. Il faut donc consentir à prendre sa place dans le système de la sujétion, une fois dissipée l’illusion d’un sujet psychologique autonome, conscient de la vérité de son désir et des moyens que réclame sa satisfaction. L’obéissance, en somme, a charge d’assurer, bon gré mal gré, l’avantage pour tous, en surmontant la méconnaissance que chacun a généralement de ce qu’il désire. Méconnaissance constitutive, ici dénoncée toujours comme “faiblesse” insurmontable de la nature humaine, et signe de l’humanité comme telle. On peut dire sans trop d’outrance que sur elle, repose la nécessité de tout le système de la justice et de l’obligation, et qu’elle commande ainsi le jeu complexe des intérêts publics et privés qui font d’une société une société civile.

L’idée de la satisfaction par la société ne serait à tout prendre qu’une version nouvelle de la théorie classique, si Hume ne prenait soin de montrer comment, dans les faits, le système de l’ordre n’est pas nécessairement celui de l’ordre “raisonnable”. Il suffit qu’il y ait ordre, et opinion de droit ou d’intérêt. Il n’importe que cette opinion soit à la limite fallacieuse, et que seul le prince gagne à l’autorité: reste qu’on peut, une fois stabilisée la masse du peuple sujet, aménager des rapports humains réels et donc aussi satisfaisants, dans le respect des personnes et des biens. Le préalable de la paix [73] est aussi la condition nécessaire et unique de cette satisfaction là. C’est donc bien par ce détour de l’obéissance que surviendra tout intérêt, tout avantage: le sujet ne se retrouvera qu’après y être passé, en une réappropriation peut-être réelle et définitive.

Si donc le sujet psychologique ne trouve sa vérité que comme sujet politique, au sein du système général de l’intérêt, c’est aussi que l’économie du sujet, c’est-à-dire ce qui le fait agir, se réalise dans l’économie générale de la société, rapport pacifique des sujets et de leurs biens réglé par la justice et son substitut. Sans doute les objections classiques du libéralisme à l’ingérence de l’autorité et à ses perversions sont-elles encore fondées, pour Hume tout autant que pour Locke. Et pourtant, on peut lire, dans l’effort accompli pour les affaiblir sur le plan politique, que le ‘sujet’ classique a perdu de ses pouvoirs, que sa sujétion est étrangère à toute autonomie, que le bonheur, suprême désirable, ne viendra pour lui que de l’effort pour sortir du système mortel du désir, et s’élever par réflexion au système salutaire de la loi pure. La théorie de la sujétion, le statut qui s’y lit de l’intérêt et de sa méconnaissance, déterminent donc pour finir la nécessité d’une violence inaugurant la paix, violence du chef sur le sujet, de la réflexion sur le mouvement naturel, où lentement se décentre le sujet humien. Ici se manifeste que l’infinité du désir, à quoi Hobbes cherchait à donner réponse par sa théorie du contrat, comme toute infinité serait fictive, et fictif lui aussi le sujet qui prétend s’y installer. Fictif ou condamné: mais l’expérience prouve qu’à la condamnation, chacun préfère obéir, quitte à changer de lieu. La politique humienne nous trace la psychologie de cette préférence, et de ce déplacement: en quoi elle cesse d’être, précisément, classique.

Ce que nous voulons ici mettre au jour, à la lecture de ces quelques Essais humiens, c’est donc, très brièvement, le moment équivoque où la psychologie, parvenue au faîte de l’édifice du savoir comme science première - chez Hume, en tant qu’elle est psychologie de la nature humaine et condition de possibilité de toute science -, renonce soudain à assumer explicitement la fonction qu’elle semblait destinée à remplir; pourvoir un sujet imaginaire d’une autonomie illusoire. Fonction qui, on l’a fortement noté, fondait et fonde encore la psychologie comme l’Idéologie en tant que telle. De cette psychologie équivoque, nous voulons voir ici la trace nette: dessinant rapidement l’économie du pouvoir, toujours réglée par l’opinion plus que par la raison, en dépendance directe des principes de la nature humaine, c’est elle aussi qui vient détruire la théorie du contrat social où jusqu’ici l’illusion d’autonomie avait toujours trouvé sa place: ainsi se trouverait ouvert, en cette fissure de la psychologie humienne, l’espace décentré de la sujétion politique, où l’on ne devient sujet qu’à ne pas être sujet de ses propres désirs.

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Du moins est-ce là ce que pourrait nous enseigner une certaine lecture de Hume, parmi d’autres, et de plus exactes. Il va de soi que l’interprétation, ici partielle jusqu’à l’excès, ne saurait s’arrêter à ce point, et abandonner la question décisive qui s’y livre: savoir si, dans ce nouveau tour de la psychologie, déléguant les pouvoirs du sujet et ses intérêts à l’instance supérieure de la loi, ne se fonde pas une réappropriation nouvelle dans la pratique même de l’obéissance. Auquel cas cette politique de la nature humaine, née en apparence de la négation du ‘self-interest’ , en serait la ruse suprême, rejoignant ici d’office la politique rationnelle à quoi menait traditionnellement l’idée classique du sujet. Qu’il nous suffise de faire remarquer, après tant d’autres, que la ‘nature humaine’ reste au plus haut point, chez Hume, l’indice d’un problème.

Notes

1. suivi de: Quatre Essais Moraux et Politiques de Hume