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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Une expérience psychologique au dix-huitième siècle1

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[101] Le texte que nous entendons présenter est un extrait du dernier des huit Mémoires, publiés entre 1770 et 1780 par J. B. Mérian, dans les Nouveaux Mémoires de l’Académie royale des Sciences et Belles Lettres de Berlin. Mérian s’y employait à écrire l’histoire des réponses à un problème autrefois proposé par un géomètre irlandais, W. Molyneux, à celui dont il venait de lire l’Essai sur l’Entendement Humain, le philosophe John Locke.

“Supposez”, écrivait Molyneux à Locke en 1692, “un aveugle de naissance, qui soit présentement homme fait, auquel on ait appris distinguer par l’attouchement un globe et un cube de même métal et peu près de la même grosseur, en sorte que, lorsqu’il touche l’un et l’autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe. Supposez que le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue: on demande si, en les voyant sans les toucher, il pourrait les discerner et dire quel est le globe et quel est le cube.”

Constatant les désaccords entre les multiples réponses avancées au cours de 80 années - par Locke, Leibniz, Berkeley, Condillac, Diderot entre d’autres -, Mérian proposait à son tour une réponse, où plutôt une solution, c’est-à-dire les conditions nécessaires pour que la réponse fournie fit disparaître le problème: ces conditions étaient celles de la réalisation d’une expérience.

Mon propos est ici de m’interroger sur ces 80 années, qui séparent l’énoncé d’un problème apparemment tout prêt à être transformé en expérience, et la proposition, présentée comme nécessaire par Mérian, de cette expérience. Comment n’a t-on pas songé plus tôt à compléter des hypothèses théoriques par une vérification expérimentale? Je ne me prêterai pas à cet étonnement condescendant du psychologue, sûr aujourd’hui du bien-fondé de sa méthode. Je voudrais au contraire montrer que ce qui est devenu nécessaire si tard, ce n’est pas l’expérience - considérée comme vérification d’hypothèses spéculatives - mais un nouveau type d’expérience, que j’appellerai expérience de psychologie préscientifique, inventé par la philosophie pour remplacer un autre type d’expérience, une expérience de philosophie.

[102] Inventé par la philosophie empiriste et sensualiste pour maintenir la cohérence de son discours.

I. L’expérience philosophique ou l’aveugle aux colonnes d’Hercule

“L’empire que l’homme a sur ce petit monde, je veux dire sur son propre entendement, est le même que celui qu’il exerce dans ce grand monde d’être visibles”2. J’aimerais voir, dans l’Essaide Locke, comme le tour du propriétaire dans les champs de son entendement, et l’inventaire de ses propriétés bien acquises. Descartes, en construisant sa physique, faisait de l’homme comme le maître et possesseur de l’univers. A une condition cependant: de bien distinguer, faute de perdre tout droit à la certitude de son savoir un sujet d’objectivité et un sujet des qualités sensibles. Des idées venues des sens, aucune n’est exemplaire: elles ne peuvent me renseigner que sur moi considéré comme substance composée, et non pas sur le monde tel qu’il est en réalité. Elles n’ont valeur de vérité - elles ne permettent de construire une science du monde extérieur - que référées par le sujet d’objectivité, aux vérités éternelles créées par un Dieu reconnu vérace et déposées dans l’âme comme des semences, dit Descartes, - “notions primitives, empreintes et gravées pour ainsi dire dans notre âme qui les reçoit dès les premiers moments de son existence”, lira Locke. Ainsi l’homme n’est sujet d’un savoir, il ne peut jouer au possesseur du monde, que parce qu’il est le dépositaire des vérités d’un Autre.

L’Essai entreprend d’établir ceci: toutes ces idées - prétendues innées, déposées par l’Autre - sont miennes, en tant qu’homme. Dans l’Essai sur le pouvoir civil3 Locke fondait la propriété de la terre sur le travail. Dans l’Essai sur l’entendement humain, il en est de même: à partir d’un donné naturel livré par la perception, l’entendement peut produire, par un travail de réflexion, jusqu’aux idées d’infini et de Dieu.

[103] L’Essai, au cours d’une genèse idéale des idées d’un sujet psychologique dans lequel se trouvent confondus les deux sujets cartésiens, produit tout, déclarant ne supposer rien. En vérité, on peut y retrouver, masquée, la dualité, sinon des deux sujets du moins des deux fonctions cartésiennes. La genèse, prétendue naturelle de la connaissance d’un sujet psychologique, est en fait toujours finalisée par un entendement philosophique, en l’occurrence l’auteur de l’Essai. Le philosophe, prétendant décrire la vraie genèse de la connaissance - c’est-à-dire dès qu’il se prend au sérieux et écrit - édicte la genèse de la connaissance vraie. Le philosophe est cet autre muet qui fait semblant de décrire, - comme, lorsqu’il ira sur le terrain et se transformera en éducateur, il présentera silencieusement à son élève une nature choisie. 4 Il reste que, des frontières de la perception, du plus obscur et confus cartésien, le discours de l’Essai couvre peu à peu, sans rupture ni saut, tout le domaine du savoir cartésien, et rejoint l’autre frontière, celle qui limitait, face à l’infini divin le domaine de l’entendement cartésien. Tout est acquis, de ce qui n’était que prêté. Tout, sauf la valeur de vérité de ce tout.

Car précisément cette genèse est idéale dans la mesure où elle se donne un sujet vierge d’expérience, à travers lequel apparaissent les idées simples de la perception. Ce discours, comment le lecteur l’entendra-t-il comme vrai? Comment peut-il être autre chose, pour lui, qu’une opinion? La réponse est: s’il le fait sien. Or, pour le faire sien, pour l’entendre, il faut qu’il se place lui-même en deça des mots et saisisse ce dont ils sont signes, les idées: il faut qu’il rejoigne ce lieu dont parle le philosophe, et qu’il se mette à la place du sujet psychologique originaire: “Tout ce que je puis dire, écrit Locke (écriront dans les mêmes termes Berkeley, Condillac et d’autres) en faveur de la vérité de ce que j’avance, c’est que j’en appellerai à ce que chacun peut observer et éprouver en soi-même”.5 Ce comble de subjectivité est le comblé de l’objectivité. Répétition, dans de tout autres conditions de l’invitation cartésienne à faire une fois dans sa vie l’expérience du Cogito.

Nous avons été élevés dans l’opinion et par le hasard: contre cette expérience inévitablement contingente qui fut toujours notre lot imposé, il faut instituer une expérience mienne. Cette expérience exemplaire exige une véritable expérimentation de moi-même par moi-même. [104] Le naturel en moi n’est donné que si je le recherche. Il n’est pas facile d’atteindre à une transparence à moi-même qui ne soit pas mirage, et de toucher un sol ferme qui ne soit pas le bâti du préjugé.

Or le préjugé, le mirage premier se situent au niveau même de cette perception qu’on considère comme donné naturel. C’est ici que se pose le problème de Molyneux: problème posé, non pas à la vérité au philosophe, mais à l’homme du commun, qui seul hésite sur la réponse: parce qu’il ne voit pas que l’unité de sa perception est constituée par un jugement. Problème donc, à valeur didactique. L’erreur du non-philosophe est inévitable. Si je dis “je vois un globe”, alors que je devrais dire: “Je juge que la surface colorée que je vois annonce un globe que je pourrais toucher”, c’est que la conscience de ce jugement disparaît sous une habitude dont la toute puissance à m’illusionner est rendue nécessaire par les exigences de la survie. Dans un monde régi par les principes du mécanisme, la seule connaissance objective est une connaissance par le toucher, qui seul me donne des choses immédiatement leurs “qualités premières”. Mais si pour connaître objectivement, il faut entrer en contact avec les corps, ce contact peut être fatal à mon corps: l’exigence d’objectivité est en même temps menace de mort. La véracité du toucher, sens successif et du contact trouve ici ses limites du point de vue de la vie. Ce que compense la vue, sens le moins objectif en lui-même, mais qui atteint l’ensemble, et peut “toucher les corps à distance”. Toute ma connaissance du monde s’élabore sur un sol qui est d’ores et déjà construit. Aller au-delà, à la recherche des éléments simples constitutifs de ma perception, c’est donc rompre avec le jugement qui me permet de survivre, et faire éclater l’unité de mon moi. Pourtant, je dois entreprendre cette transgression si Je veux connaître, et m’avancer dans un domaine où Je peux toujours dire Je sans pouvoir plus dire moi.

Entreprise nécessaire, si je veux posséder ma connaissance et être responsable, dès son origine, de mon expérience. Mais est-elle possible? Oui, en droit: il est possible d’atteindre, en moi-même, à cette frontière extrême, cette mince ligne où le choc des solides plus ou moins ténus venus de l’extérieur frapper mes sens se fait sensation et idée simple, parce que l’âme est une, à la fois sensitive et raisonnable. Du coup le sujet est en droit responsable de toute ma connaissance. Et c’est pourquoi la coordination des sensations venues de cinq sources qui n’ont rien de, commun, et donnent cinq séries d’idées hétérogènes est le fait d’un jugement. L’unité de la perception est pensée comme un système de signes non pas fondé en nature comme il semble, mais institué.

Si la transgression est possible, une théorie physiologique-philosophique la justifiant en droit, comment est-elle réalisable? Par une expérimentation de type cette fois scientifique, et c’est là la véritable [105] fonction du problème de Molyneux.6 Je dis une expérience de type scientifique car Molyneux propose un instrument d’expérience, construit selon des données théoriques: l’aveugle; un laboratoire - l’entendement - où tout est éliminé ou neutralisé de ce qui n’est pas pertinent à l’objet de la recherche, les sensations pures de la vue; un expérimentateur qualifié, le philosophe.

Etrange énoncé, où l’auteur impose une forme vide, dans laquelle une place est marquée pour le sujet à la recherche de son origine, à quoi un impératif le convoque: “Supposez un aveugle-né!”: Mettez-vous à la place de l’aveugle-né qui revoit et retrouvez ce que vous voyez en vérité. L’aveugle-né de Molyneux n’est pas un concept de la physiologie pathologique: pour la raison que la physiologie n’a, à l’époque, pas de concepts propres; pour le chirurgien qui opère la cataracte, la seule référence théorique dont il dispose pour réfléchir sa pratique, c’est l’empirisme de Locke: l’aveugle-né adulte est un entendement parfaitement développé, mais lacunaire, marqué de taches obscures. L’opération est l’ouverture d’une fenêtre. Aussi la philosophie de la connaissance n’a-t-elle nullement besoin de confirmation dans des expériences “réelles”: au contraire, saisir pour argent comptant les déclarations d’un aveugle, les constatations d’un chirurgien, ce serait manquer de rigueur. L’aveugle réel ne sait pas ce qu’il doit voir, et, de plus ce qu’il verra sera immédiatement obscurci puisqu’il aura à le transmettre dans le langage commun, à un observateur, qui bien souvent n’est pas philosophe. Sans compter qu’attendre de la chirurgie le sujet de l’expérience, c’est se condamner à saisir l’occasion, relativement rare et difficile à répéter.

Pourquoi prendre dans le monde un sujet déjà envahi de préjugés, puisqu’on peut s’en construire un en soi-même, dans l’espace idéal de l’entendement. On peut ainsi n’en retenir que l’essentiel, et éliminer le contingent. L’aveugle-né revoyant est un instrument construit en vue d’une expérience de philosophie de la connaissance, et destiné à produire, comme en chimie on produit les corps purs, qui n’existent pour nous dans la nature qu’à l’état composé, une sensation pure, c’est-à-dire l’envers d’une idée simple. De cette expérience dans l’entendement, les résultats n’ont pas à être communiqués par le langage, ils se tiennent dans l’en-deçà de ce langage. Ici, plus qu’à aucun autre moment de l’analyse, chacun doit s’avancer seul en soi-même à la recherche de la vérité: “Il serait inutile de multiplier ici les paroles .... C’est au philosophe à descendre en lui-même, et à tirer la vérité du fond du puits”.7

[106] Il n’y a pas avec l’empirisme de Locke de place pour une psychologie expérimentale au sens où nous avons l’habitude de l’entendre, même préscientifique. S’il s’est passé tant d’années avant que l’énoncé de Molyneux demande une réalisation expérimentale, c’est qu’il était posé dans l’espace d’une philosophie de l’expérience, à tous les sens de ce mot. L’entendement doit pouvoir avoir sur ses idées le même empire que l’homme a, par la physique expérimentale, sur le monde extérieur: c’est pourquoi dans son monde, l’entendement s’est construit ses techniques et ses instruments d’expérience.

Je voudrais marquer qu’une telle situation n’est possible que par une équivoque essentielle: celle qui porte sur le concept de sens. Un sens n’est pour l’empirisme de Locke, que la grille ténue où frappe - blocs, grains, poussière, buée - le monde extérieur.8 Cette grille frappée transmet l’impression à l’âme où elle devient sensation et est combinée, par jugement, avec les autres. Un sens n’est jamais pensé comme organe des sens, en tant qu’inséré dans une totalité organique indivisible qui rend possible la perception normale, car pour penser l’unité de la perception comme coordination organique, il faut penser une puissance autre que l’âme raisonnable qui unifie en jugeant: la vie. Devant un texte du chirurgien Cheselden9, où sont relatées en détail les réactions d’un aveugle-né opéré de la cataracte, on n’a pas lu, dans l’affolement du patient, une perception qui, avec la cicatrisation de l’oeil blessé, se restructure - mais seulement l’émerveillement d’un entendement et sa lenteur à acquérir l’habitude de gouverner un territoire nouvellement annexé à son empire. Cet aveugle n’étonnait pas: il n’était, après tout, que la réalisation grossière de l’aveugle pur de Molyneux.

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II. L’âme de la bête et l’âme de l’homme, ou l’expérience impossible

La philosophie empiriste, menant une analyse de l’entendement au-delà de la perception, se justifie par une psychophysiologie philosophique, complice en ceci qu’elle n’a pas de domaine propre: il est l’envers de celui de la philosophie, et elle se contente de dire la même chose dans un autre langage. Pour la raison, l’en-deçà du moi n’est pas opaque. La perception est un miroir qui renvoie au sujet non philosophe l’image d’un moi constitué, qu’il croit originairement un; un miroir cependant que le philosophe doit traverser. L’âme est responsable, jusqu’à l’endroit où elle s’ouvre, à travers la machinerie du corps, au monde extérieur.

Lorsque, en 1728, l’année même de la relation de Cheselden, Boullier déclarait10, s’appuyant sur l’analogie de structure entre le corps humain et celui des animaux, que les animaux ont une âme et ajoutait: “Ce que l’homme est à certains égards les bêtes le sont en tout”, il délimitait, en faisant de la bête un niveau de l’homme, un domaine où l’analyse réflexive de l’entendement ne peut plus atteindre: celui de l’âme sensitive, séparée de l’âme raisonnable seule donnée à l’homme.11 Willis vers 1670, distinguait âme sensitive et âme raisonnable: mais il s’agissait de deux fonctions d’une même âme. L’introduction, pour ainsi dire, de l’animal dans l’homme est, croyons-nous, la possibilité même d’une psychologie. La psychologie, sans son nom, a au moins son objet, phénomène au sens où l’entend Newton, et qui peut servir de base à une psychophysiologie de la perception. C’est précisément parce que l’animal n’est qu’un certain niveau de l’homme dans l’homme qu’on peut, en revenant dans l’homme, par analyse réflexive, au niveau naturel de la perception, faire une psychologie de l’animal, et, en retour, en anatomisant l’animal et en expérimentant sur lui - ce qui n’est pas possible avec l’homme, faire une psychophysiologie de la perception qui ne sera pas l’envers d’une philosophie de l’âme raisonnable, tout en pouvant s’appliquer à l’homme: l’homme et l’animal sont vérité mutuellement l’un de l’autre.12

[108] L’expérience intégrale à l’intérieur de l’entendement perd alors sa justification. La théorie de l’âme sensitive conduit, chez Ch. Bonnet par exemple, à une théorie fibrillaire de la sensation, qui doit permettre de rendre compte physiologiquement de l’harmonie d’une perception indépendante du jugement. Désormais, je vois un globe, et ce n’est pas par un jugement oublié, mais par un certain arrangement des fibres dans le cerveau au tout début de ma vie, une mise en résonance des unes avec les autres, devenue constitution définitive. Comment alors parvenir à connaître la sensation pure de chaque sens? Psychologie et physiologie se complètent ici étonnamment. Bonnet écrit: “Nous ne savons pas ce qu’est l’Ame elle-même: mais nous savons que les idées sont attachées au jeu de certaines fibres: nous pouvons donc raisonner sur les fibres, parce que nous voyons des fibres”.13 Ainsi l’analyse psychologique réflexive donne à la physiologie ses repères dans une substance fibrillaire indifférenciée; et en retour la physiologie, par ce qu’elle compose, au moyen du microscope, ces groupes de fibres qui correspondent à des degrés d’élaboration et de différenciation des idées, permet de voir là ou les fibres qui doivent correspondre à la sensation pure, c’est-à-dire la plus simple: c’est le microscope qui devient l’instrument de la psychologie expérimentale. Désormais ce n’est plus l’analyse réflexive qui donne à la physiologie un simple à expliquer: le simple est donné par la physiologie à la psychologie. A partir de ce que lui donne la physiologie de la fibre, la psychologie peut extrapoler et mener l’analyse au-delà d’une perception toujours déjà constituée pour elle.

Partie des sensations pures de chaque sens, au niveau desquelles est exclu tout jugement, la genèse de la connaissance ne peut donc qu’être transformation des sensations par elles-mêmes. En déclarant que Locke est infidèle à ses propres principes, puisqu’il admet implicitement une innéité des facultés de l’entendement, et un jugement inconscient unifiant la perception, Condillac s’engage à faire de ces facultés elles-mêmes un degré de transformation de la sensation: toute la genèse de l’entendement est conduite à partir d’une matière première qui est la sensation et au moyen d’un principe moteur qui est celui du plaisir et de la peine. La perception coordonnée d’un monde chez l’animal comme chez l’homme - est le résultat d’une éducation naturelle: naturelle puisqu’il s’agit d’un donné naturel transformé naturellement par des opérations naturelles; mais éducation, où le toucher est l’éducateur des autres sens (et non l’instructeur, comme chez Locke ou même Berkeley), en faisant se rapporter une multiplicité de je à un même moi.

[109] Ainsi une opacité interdit désormais à l’entendement expérimentant sur ses origines, de pousser en lui-même l’analyse jusqu’au simple. Car décomposer l’entendement pour satisfaire aux exigences de fonder la connaissance et de maîtriser son empire, impliquerait maintenant, non plus de défaire un jugement - nécessaire mais révocable -, mais de se nier comme vivant.

III. L’expérience nécessaire et retrouvée.

Devant cette opacité qui menace l’empire de l’entendement sur lui-même, la philosophie s’invente une technique qui permette d’obtenir l’équivalent de l’expérience de Molyneux, avec les conditions qui l’accompagnaient: détermination et limitation des variables, connaissance théorique de l’instrument.

Deux voies se présentent alors: ou bien produire - sachant bien qu’il s’agit désormais d’une fiction, mais au moyen de laquelle on peut parler sur l’en-deçà du langage -, un modèle expérimental de l’origine: fiction parce que le philosophe ne peut plus s’en tenir à une genèse de la connaissance dans l’espace d’une âme raisonnable, que sa genèse ne doit pas seulement produire un entendement, mais un homme connaissant. Le marbre immobile à forme humaine est substitué à la table vierge de Locke.

Accordant en dernier lieu le toucher 14 à sa statue, transformant le marbre en peau qui peut se toucher elle-même, Condillac du même coup lui donne et la vie et la conscience d’elle-même; alors commence cette éducation qui transforme le divers des sensations en l’unité de la perception, les sens en organes des sens: la rétine en oeil, qui peut se tourner, son cristallin se gonfler; la paupière peut s’abaisser etc... Or il est remarquable que, lorsque Condillac propose, critiquant Cheselden, une utilisation expérimentale philosophique de l’aveugle opéré pour répondre à Molyneux, il définit, afin de rendre l’expérience probante, des conditions qui tendent à ramener l’aveugle opéré réel à un aveugle qu’il peut situer idéalement dans le développement du Traité des Sensations: à mimer le fictif par des [110] artifices dans le réel: “Un moyen bien sûr pour faire des expérience capables de dissiper tous les doutes, ce serait d’enfermer dans une loge de glace l’aveugle à qui on viendrait d’abattre les cataractes”. Plus on rendrait exiguë cette cage de verre, mieux on neutraliserait le toucher. Or, qu’est-ce que cette cage de verre qui enserre progressivement l’aveugle opéré, sans que Condillac marque de limite à ce resserrement, sinon un essai pour retrouver l’état de la statue au moment où on lui donne la vue? Le verre a la rigidité de la pierre, mais il est transparent. Immobile, recouvert d’une peau de verre, le sujet de l’expérience condillacien est réduit à une pure rétine sensible lieu où l’homme qui se pétrifie croise la statue qu’on anime.

Diderot suit une voie différente: au lieu de produire, comme Condillac ou Bonnet15, une fiction qui ouvre au langage du philosophe l’en-deçà du langage, et, s’il faut expérimenter, de replacer l’aveugle réel dans l’espace où se déploie la fiction, Diderot prend le parti d’interroger, sans artifices expérimentaux, ceux dont la nature a oblitéré un sens à la naissance, que l’art humain a su ouvrir. C’est en partie l’entreprise de Diderot dans la Lettre sur les aveugles. Mais c’est demander par là au sujet de faire passer dans le langage commun ce qui est en-deçà de son niveau - celui de la perception de l’homme normal - laquelle est sa référence. Il faudra donc faire en sorte que le sujet de l’expérience, que l’aveugle soit philosophe et l’éduquer en conséquence, renversement de l’impératif de Molyneux qui disait au philosophe: faites vous aveugle! N’étant plus capable de trouver l’aveugle-né en lui même, le philosophe, pour neutraliser l’autre subjectivité dont il a besoin, pour voir à travers elle le visible dans sa pureté, doit faire l’aveugle philosophe, c’est-à-dire, au premier chef, conscient des lacunes de son expérience et maître de son langage.

La psychologie expérimentale, pour autant que l’histoire du problème de Molyneux nous permet d’en éclairer les origines, c’est l’ensemble des techniques que la philosophie s’invente pour garder la maîtrise de cet espace de l’entendement, qui devenait transparent à condition seulement de dénouer des jugements. En un sens, une telle psychologie expérimentale est une entreprise de la philosophie contre une psychologie scientifique qui deviendrait indépendante. La menace de séparation de la psychologie d’avec la philosophie est vécue par [111] cette dernière comme un drame.16 Pourquoi? Quand nous aurons entrevu, dans le projet de Mérian quelles satisfactions légitimes et honnêtes la philosophie du XVIIIe pouvait rêver tirer d’une connaissance de la nature de l’homme, nous pourrons, non pas répondre, mais imaginer le drame sous forme d’allégorie: la philosophie, voyant son enfant se séparer d’elle et céder au discours séducteur des barbares.

Mais revenons à son discours heureux, qui organise un monde avec tant de confiance.

IV. Le Séminaire de Mérian.

Avec Diderot, la question de l’expérimentation sur l’homme se posait en termes techniques: comment reproduire, avec un sujet réel donné par la chirurgie, les conditions idéales de l’expérience dans l’entendement? Question qui peut s’énoncer sous une autre forme: comment expérimenter sur le vivant sans le tuer? La chirurgie, dans le cas du problème de Molyneux, procurait à la philosophie un sujet qui, bien préparé, pouvait satisfaire à peu près aux conditions idéales de Molyneux.

Or une objection surgit, fondée sur des observations récentes de physiologistes et de chirurgiens et que Diderot ne connaissait probablement pas, mais que Mérian relève: il n’y a pas d’aveugles-nés absolus qui soient opérables. Dès lors, le sujet de l’expérience ne peut plus être donné par la chirurgie à la philosophie. C’est à la philosophie à inventer intégralement son expérimentation, à fabriquer son aveugle. On lira dans Mérian les techniques de fabrication de ce sujet d’expérience. Le problème technique devient alors un problème philosophique, celui du droit de cette expérience: Comment expérimenter sur l’homme sans le nier? Pourtant, Mérian montre éloquemment qu’en posant la nécessité d’une telle expérimentation, la philosophie sensualiste apporte en même temps sa justification.

[112] Rendre des enfants artificiellement - mais provisoirement aveugles, ce n’est pas nier l’homme, c’est seulement aller contre une idée de l’homme née d’un préjugé populaire: préjugé qui fait de l’homme une essence, en cela imperfectible.

Tout au contraire, l’homme est perfectible: c’est en quoi seulement le sensualisme, le distingue de l’animal. Mais c’est précisément parce qu’il n’y a pas rupture dans l’homme entre l’animal et la raison, entre une nature et la possibilité de la dépasser, que s’installe si facilement le préjugé, qui confond dans une seule essence l’imperfectibilité de l’animal et les progrès toujours possibles de la raison.

Le progrès de l’homme est pensé en termes économiques. Au lieu de recevoir passivement de la nature ce qu’elle donne en gaspillant, l’art des hommes peut, en expérimentant sur elle et connaissant ses lois, la prévoir, la diriger, lui imposer un ordre, et lui faire rapporter au maximum. Les progrès des techniques de production ne sont pas pensés comme refus de la nature, mais comme utilisation au maximum de la nature à partir de la connaissance scientifique qu’on en a.

La production naturelle, dans l’homme, ce sont les idées d’une perception unifiée aux fins de la vie. Et l’homme se perfectionne, parce qu’il est le produit de l’utilisation rationnelle de ce qui en lui est nature. Cette nature, les cinq sens réunis dans la perception, il ne peut la changer, ni accroître son capital. Mais il peut accroître le rendement, et du même coup la qualité du produit. Il ne s’agit donc pas de perfectionner chaque sens, mais d’aménager la perception, de la maîtriser en connaissant ses lois, c’est-à-dire de perfectionner l’usage de chaque sens et de faire en sorte que le développement de l’un ne nuise pas à celui des autres.17 Pour cela une attention particulière et successive est nécessaire pour chacun, les autres étant provisoirement tenus en réserve.

Les techniques de connaissance de la Nature dans l’homme, qui exigent et permettent de la décomposer, permettent en retour de la recomposer selon un ordre construit, qui n’est plus celui du hasard de l’habitude, mais d’une nature ordonnée par la raison. Parce que la raison est, dans l’homme le produit d’un progrès naturel, l’ordre imposé par la raison sera le seul véritable ordre naturel. L’homme se sert de ce que lui donne la nature pour perfectionner sa nature.

[113] Ainsi les techniques d’expérimentation pour connaître sont aussi les techniques de production d’un homme capable de mieux connaître: les progrès de la connaissance sont ainsi nécessairement et naturellement liés aux progrès de celui qui permet, en tant qu’objet d’expérience, de connaître: faire des expériences, dans le séminaire d’aveugles artificiels, c’est aussi constituer au sujet de l’expérience une expérience qui le rende aussi parfait que sa nature le comporte.

La proposition de Mérian, où le philosophe est directeur (délégué par le souverain) d’un laboratoire, qui est aussi établissement d’assistance, hôpital, école, manufacture et s’achève en Académie de philosophes, c’est sans doute un produit d’une psychologie inséparable encore de sa philosophie et pour laquelle savoir comment l’homme sent, pense, connaît, ne se distingue pas de savoir comment il doit sentir penser et connaître - pour être bon citoyen.

Cette étude s’ouvrait sur un homme qui niait les semences divines. Elle se clôt pour laisser la parole à un autre qui bâtit un séminaire. Qui, aujourd’hui est à la place du philosophe qui se mettait à la place de Dieu, qui est l’arbre?

Notes

1. Texte repris d’un diplôme d’études supérieures, rédigé sous la direction de M.G. Canguilhem.

2. Locke, Essai sur l’entendement humain

3. Chapitre V, ‘De la propriété’

4. Condillac écrira dans son Cours d’études: “Il fallait me rapprocher de mon élève et me mettre tout à fait à sa place) il fallait être enfant plutôt que précepteur. Je le laissai donc jouer et je jouai avec lui, mais je lui faisais remarquer tout ce qu’il faisait ...”

5. Essai Livre II, ch. 1. [Accessible at: http://oregonstate.edu/instruct/phl302/texts/locke/locke1/Book2a.html#Chapter%20I].

6. Comme l’écrira Mérian, l’aveugle-né en revoyant est aux colonnes d’Hercule de la sensation

7. Mérian, paraphrasant Berkeley

8. Cette théorie du sens (par ex.: la rétine) demeurera, à une époque même où, à côté d’elle et sans la nier s’élabore une théorie de l’organe du sens (l’oeil): cf. par exemple les articles de Jaucourt dans l’Encyclopédie.

9. Philosophical Transactions, no. 402, 1728.

10. Essai sur l’âme des bêtes

11. On songe ici bien entendu, à Leibniz: “nous sommes empiriques dans les trois quarts de nos actions”

12. Condillac écrira dans le Traité des animaux: “Si les bêtes sentent, elles sentent comme nous” et: “Il serait peu curieux de savoir ce que sont les bêtes, si ce n’était pas un moyen de savoir mieux ce que nous sommes”

13. Essai de Psychologie, 1754.

14. Qui, au XVIIIe siècle est à la fois et indissociablement toucher au sens strict, et coenesthésie.

15. Sa théorie fibrillaire contraint Bonnet à inventer un ‘automate’; seul modèle possible de l’origine “N’entreprenons pas marne d’étudier les Enfants... A peine les Enfants sont-ils nés que leurs sens s’ouvrent à la fois à un grand nombre d’impressions différentes. De là un enchaînement de mouvements, combinaison d’idées qu’il est impossible de suivre et de démêler.”

16. L’expression est de G. Canguilhem.

17. cf. Diderot: “Les secours que nos sens se prêtent mutuellement les empêchent de se perfectionner... Mais ce serait tout autre chose si nous les exercions séparément dans les occasions où le secours d’un seul nous suffirait.”