Note sur l’objet de la psychanalyse
[125] Cette étude qui se propose de cerner la différence spécifique de l’objet dans la psychanalyse, soutient un rapport constant, mais tacite avec la conception psychologique de l’objet contre laquelle s’enlève la théorie analytique: il appartient au lecteur de reconnaître pour son propre compte ce rapport singulier.
La psychanalyse marque l’entrée dans la vie quotidienne d’une dimension nouvelle, l’inconscient. Le fait n’a pas échappé à ceux qui, depuis un demi-siècle, s’intéressent de quelque façon à l’homme. Scandale, imposture, découverte, révélation, révolution sont les mots qui ont salué puis consacré son avènement.
Et pourtant le psychanalyste ne cesse de se tenir jalousement à l’écart et de se montrer à l’égard des non-analystes, passionné, méfiant et jaloux; conteste-t-on le bien-fondé de son art qu’il éprouve aussitôt pour le Gentil qui objecte, la passion la plus vive, rêvant tour à tour de l’occire ou de le convertir, si ce n’est de le laisser choir dans l’ombre d’un mépris sans fond; mais s’il se trouve qu’un prince de l’ordre régnant, néophyte ou simplement libéral, en vienne à donner droit de cité à la psychanalyse, aussitôt le psychanalyste se défie: la psychanalyse peut-elle jamais être officielle, reconnue? Il voit dans ce ‘plein droit’ le signe sûr d’une profonde méprise.
Il est vrai qu’aujourd’hui le psychanalyste qui soutient ou défend l’originalité de l’inconscient parait enfoncer des portes ouvertes et se battre contre des moulins à vent: l’inconscient a sa place dans toutes les revues, la grande presse, dans les salons aussi bien que dans les usines, dans les écoles et dans les hôpitaux, dans la police et dans les comités politiques; et Freudserait sans doute bien étonné de voir la psychanalyse installée à son tour dans les citadelles de l’ordre établi, dans l’Eglise, dans l’Armée. Contre qui, contre quoi [126] le psychanalyste aurait-il encore à se battre? La révolution psychanalytique est faite, l’inconscient reconnu; n’en parlons plus!
Le psychanalyste, en sa pratique, rencontre souvent ce mode d’adhésion brusquement empressée et il n’a sans doute pas tort d’y entendre l’aveu d’une méconnaissance apeurée. D’une façon générale il faut bien constater que ce mouvement de recul semble accompagner nécessairement tout essai d’approche de cette dimension nouvelle. Mais dire seulement qu’il s’agit là d’une fuite, d’une défense, d’une résistance ou même d’une dénégation, participe le plus souvent de ce même mouvement général de refus qui se trouve mieux désigné sous le terme de réduction: il s’agit toujours dans ce mouvement d’approche d’une tentative d’appréhension de cette autre dimension dans la grille réductrice d’un savoir établi.
Ce qu’il faut avoir présent à l’esprit lorsque l’on dit psychanalyse c’est que son objet propre est une dimension nouvelle, et que cette dimension peut être dite irrationnelle: c’est ce que je voudrais ici faire entendre. Mais “irrationnel” doit être compris au sens où, chacun le sait depuis Pythagore, l’on ne peut reconnaître aucune commune mesure, dans l’ordre des nombres rationnels, entre la diagonale d’un carré et ses côtés.
Il n’entre pas dans mon intention de développer ici cette proposition dans toutes ses implications, mais seulement de mettre l’accent sur la relation qui existe entre la nature de l’objet de la psychanalyse et les difficultés de sa saisie. C’est dans cette perspective que je me propose d’examiner deux moments de la recherche freudienne.
Le procès d’une psychanalyse peut être décrit d’une façon sommaire, comme consistant à faire rentrer dans le circuit conscient certains éléments refoulés dans le système inconscient, ou, plus précisément peut-être, à rétablir un lien entre des éléments déterminés de ces deux systèmes. Dans le langage de la deuxième topique cette visée de l’analyse se résume dans l’aphorisme bien connu: “Wo Es war, Soll Ich werden”: “où c’était, dois-je advenir” selon la traduction de J. Lacan. Mais, dans le cadre de la première topique, celle qui fait de l’inconscient d’une part, du conscient-préconscient d’autre part, des lieux de l’appareil psychique, le processus est évoqué sous forme de question: comment une représentation inconsciente peut-elle devenir consciente?
[127] Il convient ici de marquer en peu de mots ce qui tend le plus souvent à être atténué, effacé ou réduit, à savoir l’hétéronomie radicale du système inconscient par rapport au système conscient: l’inconscient freudien ne se présente pas comme une sorte d’envers, de complément d’une autre face qui serait le conscient; il est toujours décrit par Freud comme un autre ordre; différent, non pas sur le mode d’une complémentarité ou d’une dissemblance, mais différent au sens d’un clivage, d’une altérité radicale. Sans doute faut-il aussi rappeler brièvement, avant d’examiner le problème soulevé par cette question de devenir conscient ce qui indique le terme de représentation (Vorstellung) dans le vocabulaire freudien. La représentation est la forme dans laquelle s’inscrit, au sein de l’appareil psychique, l’émoi suscité par une pulsion. La pulsion en elle-même (si l’on s’exprime fautivement ainsi, car il n’y a pas de pulsion en soi) est un phénomène organique dans sa source qui n’apparaît que comme “concept-limite entre le psychique et le somatique”1: “si une pulsion n’était pas liée à une représentation, si elle ne se traduisait pas par un état affectif elle resterait totalement ignorée de nous”2, écrit Freud. L’état affectif ici évoqué constitue un autre mode de présence de la pulsion dans l’appareil psychique, celui qui précisément affecte le corps (au niveau neuro-végétatif par exemple) par les modifications qu’il y provoque. Dans le langage énergétique de Freud, la représentation correspond à un processus d’investissement, de fixation de l’énergie sur une forme, une trace, alors que l’affect correspond à un processus de décharge partielle de l’énergie.3 Je ne saurais ici examiner en son fond la question de la représentation, et je me limiterai à en souligner deux accents bien marqués par la différence des mots qui la désignent: en français re-présenter évoque la dimension d’un retour dans le temps présent alors qu’en allemand, vorstellen met l’accent sur l’espace de devant où elle se replace.
Revenons maintenant à la question de savoir comment une représentation inconsciente peut devenir consciente. Il est évident que cette question n’a de poids que dans la mesure où l’on maintient fermement la distinction entre les deux types de représentations. Nous avons là un témoignage de cette fermeté avec laquelle Freud maintient une distinction qui va à l’encontre du sens commun car rien n’est plus naturel que de tendre à confondre sous le terme unique de représentation un élément fixe, “investi” du psychisme. Les représentations inconscientes, tout comme les sentiments inconscients [128] constituent d’éminents exemples de cette dimension nouvelle que la psychanalyse promeut. Cela ne va pas sans difficultés, pas même pour Freud4: “lorsqu’une représentation se transforme et passe du système inconscient au système conscient (ou préconscient) devons-nous admettre qu’à cette transposition soit liée une nouvelle fixation, en quelque sorte une nouvelle inscription de cette représentation? ou bien faut-il penser plutôt que la transformation est un changement d’état qui se réalise à l’aide du même matériel et dans une même localité?” Et il ajoute “Cette question peut paraître bien abstruse, mais il est nécessaire de la poser si nous cherchons à nous former une idée plus nette de la topique psychique, de la dimension abyssale psychique” (ibid.)
Pour rendre compte de ce problème crucial pour la pratique psychanalytique, à savoir comment faire passer un élément du système inconscient au système conscient (préconscient) c’est-à-dire comment établir une communication entre deux systèmes hétéronomes, ou, plus simplement, comment lever le refoulement, Freud envisage donc deux hypothèses. La première des deux possibilités envisagées est que la phase consciente de la représentation correspond à une nouvelle inscription de la même représentation en un autre lieu. C’est, écrit-il sans aucun doute la plus grossière, mais aussi, la plus commode. “La seconde est celle d’un changement d’état uniquement fonctionnel” et, si elle parait dès l’abord plus vraisemblable, elle s’avère moins aisément maniable. En ce point, Freud fait appel à son expérience clinique: “Supposons, écrit-il, qu’ayant deviné la représentation jadis refoulée par un de nos patients, nous la lui fassions connaître”5. Et il constate que cette communication n’a pas du tout pour effet de lever le refoulement: contrairement à ce qu’on aurait pu attendre on n’obtient qu’un nouveau rejet de la représentation refoulée; il faut donc constater que le patient a maintenant réellement la même représentation sous deux formes en deux place distinctes de son appareil psychique. En premier lieu le souvenir conscient de la trace auditive de la représentation par le fait de ce que nous lui avons dit; en second lieu il porte à côté en lui, ainsi que nous le savons avec certitude, le souvenir inconscient sous sa forme primitive “de ce qu’il a vécu”. Ainsi Freud peut-il écrire en ce point: “en réalité le refoulement n’est levé que lorsque la représentation consciente a pu se mettre en relation, une fois les résistances surmontées, avec les traces mnésiques inconscientes”. Mais pratiquement la difficulté vient - et reste irrésolue - du fait qui apparaît tout de suite à la réflexion que “l’identité de la communication faite au patient avec son souvenir refoulé n’est qu’apparente”. Et nous avons là un exemple précis d’un [129] cas où une observation approximative maintiendrait la conclusion qui s’instaure naturellement entre deux formes d’une même représentation; mais Freud, au contraire souligne la différence (ce qu’il fait dans d’autres cas jusqu’au paradoxe): “le fait d’avoir entendu et le fait d’avoir vécu sont des choses tout à fait différentes quant à leur nature psychologique, même lorsque leur contenu est identique”.6
Sans doute Freud ajoute-t-il, avec sa prudence coutumière, “que la distinction de la représentation inconsciente d’avec la consciente doit être tout autrement établie”; mais s’il s’avère en effet que l’on peut décrire autrement cette différence, la justesse et la fermeté de cette distinction n’en seront que plus manifestes.
Ainsi avons-nous dans le champ de la première topique, où le conscient et l’inconscient sont considérés comme systèmes hétéronomes l’exemple d’une de ces distinctions majeures difficiles à soutenir qui caractérisent la prise en considération rigoureuse de la découverte freudienne: une même représentation (d’un unique émoi pulsionnel) existe dans l’appareil psychique sous deux formes différentes. Autrement dit, le refoulement constitue, par le clivage qu’il instaure, à la fois une similitude entre deux “pareils” (une même représentation) et à la fois une différence entre deux “pas pareils” (deux états distincts).
Un exemple sommaire montrera ici plus concrètement et plus précisément que la différence des deux représentations (pas pareil du même) s’offre cliniquement, non pas comme une distinction de forme (car la représentation est formellement la même) mais comme une différence de l’ordre dans lequel cette représentation s’insère. Prenons ainsi la représentation inconsciente d’un émoi pulsionnel de type agressif oral que je transcrirai: “kroq”, trace mnésique inconsciente, recueil d’une impression acoustique, sorte d’onomatopée; et l’on peut considérer cette trace acoustique comme la marque de ces choses entendues qui constitueraient, selon Freud, le noyau du fantasme. Ainsi serait-il possible de reconstruire le contexte d’une interpellation adressée à l’enfant surnommé “Pitou”, et s’exerçant à mordre ce qui lui tombe sous la main: “Pitou - Croque - Tout”. La représentation consciente du même émoi pulsionnel agressif oral se formulera, quand on le présentera dans le progrès de la cure, par le même “Croque” sous sa forme verbale. Si la forme acoustique de la représentation est bien la même dans les deux états, la différence vient du fait de l’ordre dans lequel cette représentation prend sa place; ainsi la représentation consciente “croque” s’insère dans une suite de significations évoquées par les jeux possibles sur le mot, du croquemitaine [130] au jeu de croquet, autour de la signification majeure de “mordre avec vigueur”, alors que la représentation inconsciente “kroq” se situe dans une chaîne d’éléments qui n’ont entre eux que des liens formels et constituent des séquences ouvertes aux déplacements, permutations et mutations du style: croque, trotte, crotte, Pitou, toutou, toupie, picroque, et ainsi de suite.
Qu’il soit bien entendu que l’accent porté ici sur la trace mnésique inconsciente d’origine auditive: “kroq” et les corrélations qu’elle fait apparaître avec d’autres traces acoustiques, n’exclut en rien, au contraire, qu’entrent dans ces séquences inconscientes des traces coenesthésiques, olfactives, tactiles, visuelles, dont il serait aisé, en l’occurence, de donner des exemples. Cette tentative de description de l’état inconscient d’une représentation s’inscrit en commentaire des termes freudiens “souvenir refoulé” et “avoir vécu”.
La représentation de l’émoi pulsionnel peut donc bien être dite à la fois pareille dans ses deux formes (“croq”) et pas pareille par la place qu’elle occupe dans deux ordres différents. La seule condition est de distinguer nettement la nature de chacun de ces ordres.
On peut déjà voir dans cet exemple que l’objet de la psychanalyse se caractérise par cette ambiguité d’un “pareil - pas pareil”, et que, devant cette réalité, la tendance naturelle de notre esprit est d’en réduire la singularité sous le label d’une identité de complaisance.
Freud retrouve le même type de conjonction d’une différence et d’une similitude, au terme d’un long cheminement, dans la perspective du point de vue économique, à partir du concept de pulsion. On sait qu’en psychanalyse c’est la problématique du plaisir qui est visée par le terme d’économie. Il faut se souvenir ici de l’intention première de Freud de “découvrir quelle forme assume la théorie du fonctionnement mental quand on y introduit la notion de quantité, une sorte d’économie des forces nerveuses”7 Ainsi est-il amené très tôt à considérer le psychisme sur le modèle d’un appareil qui fonctionnera, pour une part, comme une machine à pulsion (au sens où l’on dit machine à vapeur), pulsion désignant ici la source d’énergie interne. Dans cette [131] perspective se pose naturellement “la question de savoir si une intention fondamentale quelconque est inhérente au travail de notre appareil psychique”8 et Freudy répond “par une première approximation en disant que, selon toute apparence, l’ensemble de notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter le déplaisir”, qu’elle est régie “automatiquement par le principe de plaisir”. Mais quelles sont, plus précisément, les conditions du plaisir? La seule chose, qu’à ce moment, en 1917, Freud se sente autorisé à affirmer à ce sujet c’est “que le plaisir est en rapport avec la diminution, l’atténuation ou l’extinction des masses d’excitation accumulées dans l’appareil psychique, tandis que la peine va de pair avec l’augmentation, l’exacerbation de ces excitations”9. Il nous donne pour exemple le plaisir sexuel, comme le représente, du reste, en français, le parler le plus simple.
Si, dans la conception freudienne de l’appareil psychique, les excitations provenant de l’extérieur se heurtent à une barrière solide et ne posent pas, quant à leur nature, des problèmes immédiats, il n’en est pas de même pour les excitations d’origine interne qui ne se heurteraient à aucune barrière constituée et qui, de plus, posent, quant à leur nature les questions les plus délicates. C’est là que nous retrouvons le “concept fondamental” de pulsion dont il est dit qu’il faut le comprendre comme une excitation au sens psychique. “La pulsion agit à la manière d’une force constante (.... ) dont le but est immuable”, à savoir “de se satisfaire par la suppression de l’état de tension régnant à la source pulsionnelle même”.10
Jusqu’ici tout serait relativement simple et l’on pourrait aisément se représenter le fonctionnement de l’appareil psychique comme réglant, sous le signe du plaisir la décharge des tensions accumulées. Mais Freud nous dit “qu’il n’a aucun goût pour la simplification qui irait à l’encontre de la vérité”11, et l’on va voir qu’en même temps qu’il promeut la notion de pulsion il insiste sur son clivage en deux types fondamentaux. Pas plus qu’il ne peut se résoudre à ne considérer qu’un seul système, le plus accessible, celui de la conscience, pas plus ne peut-il se limiter à l’examen des seules pulsions sexuelles, libidinales, les plus évidentes des forces en jeu dans la vie psychique. Freud ne saurait se limiter à ce point de vue “moniste” [132] qu’il dit être resté celui de Jung; au contraire, d’un bout à l’autre de son oeuvre il soutient l’irréductible originalité des pulsions sexuelles qu’il distingue d’emblée et radicalement des pulsions organiques de conservation. Freudtient essentiellement à ce dualisme pulsionnel qui oppose, dans le cadre de la première topique, les pulsions sexuelles aux pulsions de conservation du moi dont, dit-il “l’existence ne saute pas aux yeux”12, et dans le cadre de la deuxième topique la même libido ou pulsion de vie aux pulsions de mort ayant pour fonction de “ramener tout ce qui est doué de vie organique à l’état inanimé”, mais “dont il est fort difficile de se faire une idée plus ou moins concrète”.13
A l’énigme du plaisir, ce terme majeur pour la psychanalyse, qu’apporte la théorie dualiste des pulsions? La question mérite qu’on s’y arrête. Le plaisir, on l’a vu, a été repéré comme étant lié à l’expérience de la diminution des tensions; logiquement, il doit trouver son accomplissement le plus achevé dans l’exercice souverain des pulsions de mort et dont le but est justement de ramener toutes les tensions à zéro. C’est ainsi qu’il parait à Freud “ tout à fait vraisemblable que le principe de plaisir serve au ‘ça’ de boussole dans sa lutte contre la libido dont l’intervention trouble le cours de la vie”14. Le paradoxe s’exprime avec le plus de netteté lorsqu’il dit que “ce sont les pulsions sexuelles qui empêchent une baisse de niveau et introduisent de nouvelles tensions”, autrement dit, que c’est la libido qui empêche d’atteindre le plaisir. A l’extrême donc, “le principe de plaisir (....) aurait ainsi comme fonction de mettre l’organisme psychophysiologique en garde contre les exigences des pulsions vitales, nommément la libido, qui essayent de troubler l’extinction naturelle de la vie”15. Mais Freud s’arrête là, “cette conception ne peut pas être juste”. “L’expérience clinique nous montre à tout instant qu’il y a des tensions agréables et des relâchements désagréables. Le plaisir et le déplaisir ne peuvent pas être ramenés à l’augmentation ou à la diminution respective d’une quantité appelée tension d’excitation, bien qu’ils soient grandement dépendants de ce facteur”. C’est ainsi que Freud, confronté au problème économique posé par le plaisir du masochiste nous invite à prendre en [133] considération certains caractères qualitatifs de l’excitation pulsionnelle. Mais il n’en dit pas plus et nous restons sur la question irrésolue de la nature du plaisir.
C’est presqu’incidemment (je n’ose dire à l’insu de Freud!) au détour d’une discussion sur l’idée de progrès, qu’apparaît, à mon sens, en même temps qu’une définition de l’essence même de la pulsion, un repérage précis de l’énigme du plaisir: “la pulsion refoulée ne cesse jamais de tendre à la complète satisfaction, laquelle consisterait dans la répétition d’une satisfaction primaire ( ... ); rien ne peut mettre fin à cet état de tension permanente (... ); c’est la différence entre la satisfaction obtenue et la satisfaction cherchée qui constitue cette force motrice, cet aiguillon qui empêche l’organisme de se contenter d’une situation donnée, quelle qu’elle soit, mais qui, pour employer l’expression du poète: ‘indomptable, le pousse sans cesse en avant’. Le chemin en arrière vers la satisfaction complète est généralement barré ( ... ) si bien qu’il ne reste à l’organisme qu’à avancer dans l’autre direction, sans espoir toutefois de venir à bout du processus et de pouvoir jamais atteindre le but”.16
Ce n’est ainsi, qu’au terme d’un long cheminement que Freud découvre, à proprement parler, sans pour autant le marquer particulièrement, ce qu’il avait appelé “l’essence même de la pulsion” à savoir son caractère de “poussée”, et du même coup, la dimension du plaisir, dans cette différence entre la satisfaction obtenue et la satisfaction cherchée.
Si je reprends ici l’exemple d’un émoi pulsionnel agressif oral, son but et sa satisfaction sera de mordre. La satisfaction obtenue consistera en la réalisation du mordre avec les dents, au plus simple, mais aussi bien avec les mains, les mots. De toutes façons cette réalisation impliquera la référence à la satisfaction primaire que l’on se figure volontiers comme saisie avec les dents d’un morceau de corps maternel.
Qu’il s’agisse du but de la pulsion, ou, simplement, du plaisir, ils ne peuvent se concevoir que dans la différence elle-même qui les constitue. La pulsion apparaît donc ici comme la dynamique de la différence, et il serait juste de dire que le but de la pulsion est de maintenir cette différence, pour autant qu’elle ravive à tout instant, par la satisfaction qu’elle exige, l’expérience d’une différence d’avec le souvenir d’une satisfaction primaire. Pareillement peut-on dire du plaisir, toujours référé à quelqu’autre plaisir plus intense et inaccessible, qu’il se présente en fait comme le reste présent d’une insatisfaction nostalgique.
[134] De même que, du point de vue topique, la représentation consciente n’est identifiable que dans sa référence à une même représentation dans son état inconscient, de même du point de vue économique la satisfaction obtenue ne se caractérise que dans sa référence à une satisfaction analogue, mais oubliée et inaccessible. En ce point apparaît avec une toute particulière netteté la difficulté de saisir ce que nous découvre vraiment la psychanalyse. Ainsi la représentation de l’émoi pulsionnel, élément vif de la vie psychique selon Freud, ne se repère que de sa différence avec elle-même et le plaisir, clé de voûte de l’édifice, se trouve lié à la saisie d’un objet en lui-même indifférent, qui ne prend sa valeur que de sa différence insaisissable d’avec un modèle perdu. Ces problèmes, assurément partiels qui se proposent au praticien sont à l’image même du problème auquel se mesure une théorie de la psychanalyse, à savoir, celui de son objet.
Au coeur de toute pratique le psychanalyste retrouve, nourri du corps, ce signe de la différence, cette expérience d’un clivage qui distingue d’un seul mouvement, un même, “pareil” d’un autre, “pas pareil”, à lui-même pareil.
On conçoit aisément les difficultés d’approche d’un objet du type de cette insaisissable différence et l’on comprend l’irrépressible tendance réductrice qui s’empare naturellement de celui qui tente de le considérer.
Donner son statut à l’objet de la psychanalyse est la visée au cours donné cette année par J. Lacan et on ne saurait sans doute mieux la soutenir que par le modèle topologique qu’il développe. Je proposerai seulement ici, en manière de conclusion une représentation possible de l’insaisissable différence dont je viens de signaler la fonction nodale dans la pratique.
Soit un triangle isocèle rectangle a - b - c. Figurons sur le côté b - a un fragment b - d déterminé de façon telle que sa longueur ‘m’ soit commensurable, dans l’ordre des nombres rationnels, avec la longueur du côté b - a. Faisons alors figurer la longueur ‘m’ sur le côté b - c, soit de b en e. Il nous faut alors constater qu’en vertu de l’incommensurabilité, dans l’ordre des nombres rationnels des [135] côtés d’un carré avec sa diagonale, le fragment b - e est incommensurable au côté b - c (b - c représente en effet la diagonale d’un carré dont b - a et a - c constituent deux côtés). Nous pouvons déjà remarquer que la longueur ‘m’ est la même, qu’elle figure sur b - a ou sur b - c, à ceci près qu’en b - d elle a qualité d’être commensurable à b - a alors qu’en b - e elle est devenue incommensurable à b - c.
Figurons maintenant, à partir du point e, une longueur x, la plus petite possible, mais déterminée de telle sorte qu’ajoutée à b - e elle donne une longueur b - f ou M qui soit commensurable, dans l’ordre des nombres rationnels, à la longueur b - c. Il apparaît ainsi que cette longueur x ajoutée à m donne M commensurable à b - c, ou réciproquement, soustrait à M, donne m, commensurable à b - a. Cette longueur x figure ainsi ce petit “en plus” ou “en moins”, cette “petite différence” qui caractérise le passage de m en M.
Nous avons là, figuré en x, ce petit fragment irrationnel aux deux longueurs qui sert de moyen terme à l’incommensurabilité des deux côtés. Mais en lui-même il n’a de chiffre possible dans aucun des deux ordres de mesure en présence: il est la figuration même de l’irrationnel.
Qu’il nous suffise de nommer système 1 l’ordre de mesure des côtés a - b, a - c et système 2 l’ordre de mesure du côté b - c et nous pouvons dire que le triangle a -b - c est du point de vue de la mensurabilité par les nombres rationnels un ensemble de deux systèmes. On peut remarquer enfin que c’est le clivage du carré (a - b - c - g) que dessine la diagonale (b - c), qui constitue le triangle dans l’hétéronomie de ces deux ordres.
Tel qu’apparaissait au pythagoricien, mesurant la diagonale du carré le reste irrationnel, tel apparaît au psychanalyste, dans l’ordre signifiant de l’homme, l’objet.
Notes
1. ‘Les pulsions et leur destin’ in Métapsychologie (Gallimard, p. 27, G.W.X. 211). ↵
2. ‘L’inconscient’ in Métapsychologie (Gallimard, p. 112, G.W.X. 276). ↵
3. “L’inconscient” (Gallimard, 115, G.W.X. 278). ↵
4. ‘L’inconscient’ (Gallimard 107, G.W.X. 273). ↵
5. ibid. Gall. 109 - G.W.X. 274 ↵
6. ibid. Gall. 109 - G.W. X. 274 ↵
7. Lettres à Fliess, in Naissance de la Psychanalyse, PUF, 1. n°24, p. 106, G. W. 129. ↵
8. Introduction à la psychanalyse (Payot), p. 382-83, G.W. XI, 369. ↵
9. Ibid. ↵
10. Introduction à la psychanalyse (Payot), p. 305, G. W. XI. 291. ↵
11. Ibid. ↵
12. Introduction à la psychanalyse (Payot), p. 382-83, G.W. XI, 369. ↵
13. ‘Le moi et le ça’, in Essais de psychanalyse (Payot), p. 196-98, G.W. XI. 269-71. ↵
14. Ibid, p. 203, G.W. XI. 275 ↵
15. ‘Le problème économique du masochisme’, R.F. Psychan 11/1928, no. 2, p. 212, GW. XIII. 372. ↵
16. ‘Au-delà du principe de plaisir’, in Essais de psychanalyse, Payot pp. 48-49, G.W. XIII 44 ↵