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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Réflexions sur la situation théorique des sciences sociales et, spécialement, de la psychologie sociale

[139] Les conditions actuelles de la division du travail intellectuel induisent deux types de réflexion critique lorsqu’il s’agit d’évaluer le statut d’une pratique prétendant au rang de science, pour décider de son caractère licite ou illicite.

La première critique est effectuée par les praticiens de la “science” elle-même, qui sont nécessairement amenés à explorer leur propre champ scientifique pour trier ce qui est apte et ce qui est inapte, pour détruire ce qui est mal construit et reconstruire mieux. Cette inquisition intérieure est à l’oeuvre de façon permanente dans toutes les pratiques réputées scientifiques, tout autant parmi celles qui sont “en voie de développement” comme les sciences sociales que pour les “déjà-développées” comme la physique ou les mathématiques.

Toutefois, cette critique interne qui s’exerce avec une sévère lucidité sur les appareils d’une pratique scientifique laisse obligatoirement intact l’horizon téléologique sur lequel cette pratique fait fond: la surveillance du territoire ne peut s’exercer qu’à condition de ne pas susciter de problèmes de frontières, la pratique interne des pratiques scientifiques doit, si elle veut survivre comme telle, se refuser à poser le problème de la place du territoire sur lequel elle a juridiction par rapport aux espaces forains qui l’entourent. En d’autres termes, la question “qui êtes-vous?” posée à une science est ambiguë, et l’un des deux sens de la question, à savoir “pourquoi êtes-vous ici et quelles sont vos intentions?” est radicalement inaudible pour la science en question; c’est même impertinence que la lui poser: il est clair qu’elle est ici parce qu’elle existe - quant à ses intentions, elle n’en a pas, elle n’a que des problèmes à résoudre.

Ainsi reste ouverte une deuxième possibilité de réflexion critique à l’égard d’une “science”, qu’on pourrait appeler critique externe. Elle a pour fin d’examiner la science en tant qu’horizon téléologique, c’est-à-dire dans son rapport avec le “reste”, le “fond de l’être” comme irréfléchi préscientifique. Il fallait donc un état neutre, capable de juger les problèmes de frontière, de surveiller les voisins [140] trop expansifs ou ceux qu’une crise intérieure rend suspects de vouloir déclencher un conflit général, une “faillite de la Raison”. En somme, on cherchait quelqu’un susceptible de voir les choses de très haut et de trancher sans trop se soucier des détails: la philosophie, comme savoir suprême, était tout indiquée, et, de fait, elle accomplit sa mission de critique externe des sciences avec une conscience et une assiduité admirables. Sans reprendre le détail des relations entre la philosophie et les sciences, jalonnons les points principaux: Descartes entreprit de les aider à se fonder, avec sa méthode, Kant leur imposa une juridiction intérieure et extérieure, Bergson, Husserl et Sartre s’efforcèrent, chacun à leur manière, de les “remettre à leur place”. Ce regard, lourd de contrôle, que la philosophie ne cesse de porter sur les sciences - ou, pour parler en philosophe, sur la science considérée comme région globalement à surveiller - ce regard, que Bachelard essaya naguère de peser, “laisse entendre” quelque chose qu’il y a lieu d’examiner: toutes les manoeuvres de coercition que la philosophie accomplit envers les sciences apparaissent à l’examen comme des symptômes toujours nouveaux, d’un noeud de forces “réactives”, au sens nietzschéen, qui a pris possession de la philosophie. Les développements philosophiques à propos de la science, même lorsqu’ils paraissent fondés sur elle, manifestent, à travers la diversité tactique, une arrière-volonté stratégique qui mène son jeu par tous les moyens. Nous dirons brièvement qu’en face d’une “science”, la philosophie dit d’abord “tu ne pourras pas”, elle montre, en faisant par avance la critique interne à la place des futurs praticiens, que les méthodes de la science en question sont absurdes, que l’objet visé n’est pas saisi, qu’il ne s’agit que d’une vaine scolastique. Puis, lorsque, d’aventure, la science-candidate se révèle puissante et manipule ce qu’elle s’est assigné comme objet, la philosophie change de tactique et déclare: “puisque tu peux, tu ne dois pas”. Elle évoque alors le spectre d’une puissance malfaisante, et déclare que la prétendue science n’est qu’une technique irresponsable qui produira les pires catastrophes si on lui laisse les mains libres. Dans le cas de nouvelles pratiques soi-disant scientifiques, telles que les nombreuses “sciences sociales”, la philosophie hésite encore aujourd’hui sur la tactique la moins coûteuse: convient-il de les déclarer “scolastiques impuissantes” ou bien faut-il les dénoncer comme “techniques malfaisantes”? Nous dirons, le moment venu, ce qu’on doit en penser, lorsque nous disposerons des moyens de poser la question.

Remarquons simplement, pour l’instant, que la philosophie ne joue pas actuellement - si elle l’a jamais joué - le rôle de la puissance neutre souveraine, mais qu’au contraire, ses intérêts sont profondément engagés dans la bataille: la structure actuelle de la division du travail intellectuel apparaît ainsi en déséquilibre sur ce problème, et seule la nouvelle forme du travail - que L. Althusser a désignée [141] comme travail de la Théorie - permet de discerner où nous étions, et sommes encore pour une part.

La méthode de travail qui a présidé à l’élaboration du présent essai suppose un renversement essentiel, qui a déjà été effectué dans d’autres travaux pouvant servir de guides: il ne s’agit plus de juger les sciences selon le style kantien, où de les refouler à la manière phénoménologique, ce qui revient toujours, en définitive, à exhiber les perversions de la subjectivité scientifique et, ce faisant, à lancer sur le marché une nouvelle idéologie philosophique, une nouvelle méconnaissance de la science.

Si le concept de théorie est fondé, la philosophie comme état neutre s’efface, remettant en question le sens de la distinction critique interne / critique externe. Notre travail consiste dès lors à analyser les spécifications du “tout complexe” conflictuel dans lequel les pratiques scientiques, et aussi bien la philosophie comme pratique spécifique sont impliquées parmi d’autres déterminations théoriques et non théoriques, dont seule la Théorie peut permettre d’appréhender les jointures.

Rappelons les définitions des principaux concepts au moyen desquels nous allons travailler.

Par “Pratique”, au sens général, il faut entendre “tout processus de transformation d’une matière première donnée en un produit déterminé, transformation effectuée par un travail humain déterminé, utilisant des moyens de production déterminés”.1

Pratique Technique: transformation de matières premières extraites de la nature - ou produits par une technique préalable - en produits techniques, au moyen d’instruments de production déterminés.

Pratique politique: transformation de rapports sociaux donnés en nouveaux rapports sociaux produits, au moyen d’instruments politiques.

[142] Pratique idéologique: transformation d’une “conscience” donnée en une nouvelle “conscience” produite, au moyen d’une réflexion de la conscience sur elle-même.

Pratique théorique: transformation d’un produit idéologique en connaissance théorique, au moyen d’un travail conceptuel déterminé. Le décrochage de la théorie par rapport à l’idéologie constitue la “rupture épistémologique”.

Pratique sociale: l’ensemble complexe des pratiques en inter-détermination, à l’intérieur d’un tout social donné.

Essayons de mettre en place le réseau de déterminations du tout complexe des pratiques, constituant la pratique sociale: on sait que la pratique sociale d’une société déterminée admet comme facteur dominant son ‘mode de production’ , c’est-à-dire l’organisation complexe des ‘forces de production’ (instruments de production et forces productives) et des ‘rapports de production’ (formes des rapports sociaux entre les producteurs). Ceci nous avertit de la nécessité de placer sur deux lignes différentes la pratique technique et la pratique politique, à l’intérieur du tout complexe, d’où le tableau I suivant:

Diagram by Thomas Herbert

Remarques concernant le tableau I :

a - On entendra ici par “pratique empirique” ce que L. Althusser appelle la “vie concrète des hommes”, c’est-à-dire le rapport concret entre la pratique technique et la pratique politique dans une société donnée. Le concept qui est en question ici est celui de “formes d’existence historique de l’individualité”, [143] dont l’élaboration théorique reste encore incomplète.2

b - Nous distinguons spatialement pratique empirique et pratique idéologique : il est clair toutefois que ces deux formes de la pratique sont en continuité, et qu’il n’existe pas de rupture assignable entre elles.

c - D’autre part, nous séparons la pratique idéologique de la pratique théorique par une ligne de rupture: ceci se justifie dans la mesure où des connaissances scientifiques sont effectivement produites. Or on constate une dissymétrie dans la forme actuelle d’existence de la pratique théorique à l’intérieur du tout complexe: on peut sans conteste placer des connaissances scientifiques sur la ligne A, mais que faut-il enregistrer en B? Ceci nous conduit à admettre une distinction au niveau de la pratique idéologique, selon l’existence ou la non-existence d’une ligne de rupture, productrice de connaissances. On est dès lors amené à modifier le Tableau I, pour rendre compte de cette dissymétrie dans l’idéologie, soit le Tableau II.

Diagram by Thomas Herbert

Remarque concernant le Tableau II:

Nous avons arrêté la ligne de rupture épistémologique au niveau de A. D’autre part, nous déclarons ignorer ce qui se situe à l’emplacement du (?) au niveau B. Mais, dira-t-on, n’est-il pas clair [144] que les sciences sociales, sous la forme organisée de la psychologie, de la sociologie et de la psychologie sociale viennent de droit à la place laissée vide? N’est-il pas clair en effet que les connaissances scientifiques qu’elles ont déjà produites effectuent une rétro-détermination sur les rapports sociaux, au même titre que la théorie physique a rétro-déterminé la pratique technique? La ligne de rupture se situerait au moment où les sciences sociales ont cessé d’être “philosophiques”, c’est-à-dire de procéder par une réflexion synthétique appliquée à la subjectivité juridique, morale, religieuse et artistique: l’apparition de l’expérimentation, de la quantification et des modèles suffit à signer cette rupture, et à ouvrir l’ère scientifique de l’objet social.

Nous répondrons pour l’instant que l’argument en question est un argument de fait et non de droit, autrement dit que la place est occupée de fait, et non de droit. Voilà bien, pensera le lecteur attentif, la réapparition de la juridiction kantienne. Peu importe, puisque ces sciences existent, ou qu’elles “font office” de sciences.

Nous dirions, si nous osions passer aujourd’hui pour aristotélicien, que les sciences sociales existent parce que le tout complexe de la pratique sociale a horreur du vide: ce serait uniquement pour faire entendre que nous ne supposons pas un instant la présence d’un obscur “mouvement violent” qui aurait chassé ce qui n’existait pas pour mettre à la place les sciences sociales, par un coup de force installant le fait accompli: c’est ici que, plutôt que de juger, il convient d’examiner la situation avec les moyens à notre disposition, en laissant Kant à son tribunal.

La question peut se formuler ainsi: étant donné que les “sciences sociales” existent et ont aujourd’hui “pignon sur rue”, par quelle nécessité de la structure historique globale existent-elles? Comment déchiffrer la différence entre l’impuissance alchimique devant le Grand Oeuvre, et la puissance des sciences sociales en matière de publicité? A la condition que, dans les deux cas, on puisse faire la preuve qu’il s’agit bien d’une pratique idéologique, quel concept différentiel faut-il produire à l’intérieur de la sphère idéologique pour rendre compte de cette différence?

Les contenus idéologiques existent, avons-nous dit, en continuité avec les pratiques technique et politique: le secret qui entoure l’idéologie, et que nous nous proposons d’examiner, a donc quelque chose à voir avec les pratiques elles-mêmes, dans leur développement [145] propre et dans leurs rapports réciproques. Effectivement, les découvertes que nous ferons en interrogeant les pratiques technique et politique, nous serviront de résultats intermédiaires pour traiter le problème du statut des sciences sociales, qui est au centre de nos préoccupations.

L’idéologie apparaît d’abord comme un sous-produit de la pratique technique: justifions cette affirmation en examinant la forme de la pratique technique.

Une pratique technique se définit, on l’a vu, par un ensemble comprenant:

1 - La matière première sur laquelle elle s’applique,

2 - Les instruments qu’elle utilise, ainsi que la forme de travail humain qu’ils impliquent.

3 - Le produit technique obtenu.

Notons immédiatement que la pratique technique s’effectue en vue du produit, autrement dit que la technique a une structure téléologique externe: elle vient remplir un besoin, un manque, une demande qui se définit en dehors de la technique elle-même. Le lieu où se définit le manque qui assignera sa fonction à telle technique particulière n’est pas cette technique, mais le tout organisé de la pratique sociale elle-même, c’est-à-dire, en premier lieu, le mode de production tel que nous l’avons défini. En d’autres termes, et ce point est assez clair pour qu’il soit inutile d’y insister, les pratiques techniques de la ferronerie artisanale répondent à la demande d’une pratique sociale définie - la société agricole féodale - de la même façon que celles de la métallurgie, au sens actuel du terme répondent à la demande de la société industrielle.

Ces remarques ne souffrent pas la discussion, pour ce qui est des pratiques techniques de l’acquisition des matières, de leurs transformations de la production d’énergie, de l’assemblage ou du transport: nous voudrions montrer que la loi de la réponse technique à une demande sociale est constitutive de la pratique technique, et la mettre en évidence sur un point en apparence plus épineux.

Envisageons par exemple les techniques d’observation du ciel, dans leur forme pré-scientifique (égyptienne et mésopotamienne): l’interrogation sur la matière première de cette pratique (le ciel visible), sur les instruments qu’elle utilise (les réglettes de visées, les clepsydres, le “polos”) ne nous apprendrait rien pour l’instant; nous y reviendrons le moment venu. Il faut ici “commencer par la fin”, c’est-à-dire par le produit: les “astronomies” égyptiennes [146] et mésopotamiennes produisaient-elles des connaissances scientifiques, même sous forme embryonnaire, des théorèmes approchés? En aucune façon. Elles produisaient, comme ce fut la fonction traditionnelle de l’astronomie jusqu’à la rupture épistémologique galiléenne, des tables astronomiques, des éphémérides et des calendriers. Ces produits techniques étaient la réponse adéquate à une demande émanée de la pratique sociale, à travers la médiation complexe de la religion et de la liturgie: les rapports sociaux de la société égyptienne et les moyens de production imposaient ensemble la nécessité des “calendriers diagonaux” définissant l’année égyptienne et prévoyant les inondations du Nil. Un fait historique plus récent, appartenant à la fin de cette même “époque” de l’astronomie, montre bien comment la fonction de réponse à la demande est assignée à la pratique technique par le tout complexe social: au moment même où l’Eglise commençait à soupçonner le caractère “révolutionnaire” du système de Copernic, à travers ses interprètes et avant tout Giordano Bruno, elle l’utilisait déjà pour réduire le décalage qui s’était progressivement introduit dans le calcul de la date de Pâques.

On comprend dès lors pourquoi, tout au cours de cette immense période de l’astronomie technique, la nature du produit exigé a décidé de ce qui se faisait en astronomie et des moyens de la faire: “Le babylonien n’envisage pas une explication géométrique des mouvements apparents des astres, il cherche une clef qui lui permette de retrouver presque mécaniquement la position d’une constellation à un instant donné”. Il fallait donc des machines à calculer le cours des astres, plutôt que des instruments d’observation: le “polos” mésopotamien, déjà cité, constitue un des premiers instruments synthétiques de ce genre, et, à ce titre, mérite notre réflexion. Il était constitué d’une demi-sphère dont la partie concave était tournée vers le ciel, et qui contenait en son foyer une bille dont l’ombre, portée sur la sphère, retraçait le mouvement du soleil: ainsi apparaissait ce que nous appellerons un “instrument-modèle”, c’est-à-dire un appareil technique dont la fonction est de produire par lui-même le réel sous une forme pertinente à la technique considérée. On voit qu’un tel ensemble peut fonctionner à la fois comme modèle-simulateur (production d’un avenir astronomique à vérifier) et comme instrument-vérificateur (vérification présente de l’avenir projeté); ceci constitue comme l’esquisse de la seconde loi régissant la pratique technique: nous dirons que la pratique technique procède par questions, c’est-à-dire par réponses simulées qu’elle vérifie ensuite. Elle se développe ainsi “spontanément” par adéquation progressive de ses instruments au “réel”, [147] c’est-à-dire à son champ pratique: toute technique est réaliste, en tant qu’elle provoque une réponse du “réel” à ses questions. Nous désignerons par “réalisation du réel” l’opération que la pratique technique effectue ainsi à l’intérieur de son propre champ pratique: la forme archétypale de cette opération, forme exemplaire parce que scolaire, est la fonction y = f (x). Soit par exemple l’opération qui consiste à tester la résistance av choc d’un alliage inconnu: on peut la décrire de la manière suivante:

a - Relevé sur une table à deux colonnes des forces de rupture correspondant à chaque diamètre.

diamètres forces de rupture
d1 F1
d2 F2
. .
. .
. .

b - Invention (par emprunt, assimilation, analogie par rapport à l’acquis antérieur) d’une relation de la forme

F = g (d)

c - Application de cette loi sous forme de question posée au métal: à la question dn correspond, d’une part la réponse simulée g(dn), d’autre part la réponse “réelle” Fn. Si Fn = g(dn), la technique se déclare adéquate au réel autrement dit, elle le réalise sous une forme manipulable.

Il va de soi que si nous avons choisi la fonction y = f (x) comme forme archétypale de l’opération technique de réalisation du réel, ce n’est pas parce qu’elle est la seule forme possible de cette opération, pour toutes les pratiques sociales possibles. C’est simplement parce que, dans la pratique sociale particulière qui nous préoccupe, la question de la réussite conforme au réel est posée par l’ingénieur: la forme de réalisation du réel qui a cours dans des sociétés où la pratique technique use, entre autres voies, d’un canal scolaire pour se reproduire, est alors la forme “classique” des “Manuels à l’usage de l’Ingénieur” dont nous venons de présenter le noyau embryonnaire. Remarquons d’ailleurs à ce propos que cette forme “classique” exigeait, pour naître, une importation de connaissances scientifiques - mathématiques et physiques - ce qui est un cas particulier de la pratique technique: ce point particulier est la source de confusions traditionnelles entretenues dans la représentation scolaire de la science, et avant tout de la physique, qui est, par effet en retour, décrite comme une hypothèse qui réussit, une réponse simulée qui se trouve être conforme au réel, c’est-à-dire, on le comprend désormais, comme une pratique technique. Nous essayerons, quand nous en aurons les moyens théoriques, de corriger cette erreur.

[148] La remarque que nous avions faite en commençant, à savoir que la pratique technique et l’idéologie technique étaient en continuité (appartenaient au même processus) semble bien se vérifier; nous avons constaté, en effet, que la nécessité de répondre à une demande sociale induisait chaque pratique technique à poser ses propres questions au réel de telle manière qu’elle réalise son réel propre comme un système cohérent relativement autonome; il suffit alors que, dans certaines circonstances, la demande de la pratique sociale soit “refoulée” pour que la pratique idéologique sur fond technique puisse se libérer: la “réalisation du réel” peut alors fonctionner librement sous la forme d’une transformation idéologique du “réel” rencontré par la pratique technique, en fournissant une mesure de ce réel primitif, par un discours qui le réduit à son image idéologique.

L’exemple de l’idéologie alchimique est particulièrement apte à éclairer ce dernier point: la pratique technique de transformation des éléments naturels avait pour fonction de répondre à des demandes telles que la distillation (des parfums et des alcools), les mélanges et les décantations (des émulsions colorantes) et la fusion des métaux.

La réalisation technique du “réel” chimique fut effectivement opérée par les praticiens: autour des opérations techniques de transformation se constitua spontanément au corpus de règles opératoires transmises d’une génération à l’autre, dont le contenu idéologique s’organisa. Or il advint que les conditions faites par la pratique sociale à cette transmission, en autorisant et exigeant le secret, développèrent deux types de discours superposés isolés l’un de l’autre: tandis que le premier gardait pour fin la transmission (en langage technique “ordinaire”) des procédés courants de la teinture, de la distillation, etc ... , le second se “décollait” de la demande en articulant les mêmes opérations précédemment énumérées en une Histoire génétique des Eléments et de leurs composés, aboutissant à une science secrète du Réel chimique, exprimée en symboles cryptographiques. Cette “science” n’était en fait qu’une idéologie technique à l’état libre: elle devenait “inessentielle” à l’égard de la pratique sociale, et planait comme un nuage au-dessus du réel et des transformations qui l’affectent; les vrais alchimistes savaient que seule la Terre a la puissance de réaliser le Grand Oeuvre, et que l’Homme doit patiemment attendre en modérant sa hardiesse. Même lorsqu’elle prétendait agir, l’Alchimiste se plaçait en réalité au point de vue interprétatif qui “dit le réel”, le point qui “toujours-déjà” parle pour dire ce qui est, comme si le réel lui-même parlait. Certes la symbolique du Grand Oeuvre a pu alimenter des idéologies politiques - ceci, nous le verrons, n’a rien d’étonnant - mais elle n’était pas intrinsèquement nécessaire à la pratique politique, à l’intérieur du tout social: un monarque devait avoir à sa cour des juristes et des prêtres, il pouvait avoir un alchimiste.

[149] Cette remarque finale de l’inessentialité de l’idéologie technique à l’état libre vis-à-vis de la pratique sociale est fondamentale et trouvera son application dans la suite de notre analyse.

Nous venons d’analyser la pratique technique et les produits idéologiques qui sont en continuité avec elle. Il reste à effectuer un travail analogue à l’égard de la pratique politique, en tant qu’elle se rapporte à la pratique technique par un tour complexe que la figure du mode de production nous a permis de discerner: la pratique politique a pour objet les rapports sociaux entre les hommes. Bien entendu, le discours théorique est contraint de décrire d’abord un élément, puis un autre: si nous continuons par la pratique politique, ce n’est pas, on le comprend aisément, qu’elle “vient après”, qu’elle surgit après coup pour organiser la pratique technique et pour en rendre compte. La représentation de la cause immanente au mode de production nous oblige à penser dans leur structure conflictuelle commune les forces de production et les rapports de production: la célèbre phrase de Marx sur les moulins à eau est susceptible de deux lectures “en miroir” l’une par rapport à l’autre: le moulin à eau produit la société féodale / la société féodale exige le moulin à eau.

Les pratiques techniques, avons-nous dit, reçoivent des demandes auxquelles elles fournissent des réponses: l’inter-détermination est ici flagrante. En effet, les pratiques techniques sont déterminées, en tant qu’elles reçoivent d’ailleurs une demande, et déterminantes en tant que c’est l’éventail des réponses possibles qu’elles proposent qui rend possible l’existence de la demande. Il serait vain de rechercher ici une priorité: la pratique politique rencontre la matière première à transformer sous la forme de rapports sociaux “toujours-déjà là”, elle n’a pas d’origine historique assignable.

Si donc la pratique politique produit des rapports sociaux, de quelle nature est la transformation qui permet de la décrire comme une pratique? Quels sont les instruments utilisés? Quelle différence y a-t-il entre la matière première et le produit politique? Nous pressentons que la réponse à ces questions exige l’analyse de la demande qui émane des rapports sociaux: qu’en est-il du champ politique comme lieu où se formule la demande?

Remarquons que “toujours-déjà”, la demande sociale existe et fonctionne; les produits techniques qu’elle exige circulent et sont consommés depuis toujours selon des règles propres à chaque pratique sociale déterminée. En disant “toujours-déjà” nous signifions encore une fois que la pratique politique n’admet pas une origine philosophique, [150] mais qu’elle est l’affaire des praticiens, au sens que Spinoza donne à ce terme dans son Traité politique.

Nous entrevoyons ici une deuxième face de la demande sociale, dont l’importance est considérable: produire (un produit technique), c’est toujours produire pour quelqu’un: en d’autres termes, la demande qui émane des rapports sociaux détermine en une seule fois non seulement la production de l’objet mais encore la manière dont il sera consommé, de telle manière qu’on peut dire: les conditions d’existence du produit technique sont aussi son destin.

Si nous ajoutons d’autre part que l’instrument de transformation de la pratique politique est le discours, comme système articulé renvoyant à la pratique sociale complexe - que ce soit sous la forme du Mythe ou celle du système - on comprend que finalement la pratique politique a pour fonction de transformer les rapports sociaux en re-formulant la demande sociale (demande et aussi commande, au sens double que nous entendons désormais), par le moyen d’un discours. En disant cela, nous ne prétendons pas que la politique se réduise aux discours; mais que toute décision, toute “mesure” au sens politique prend sa place dans la pratique politique comme une phrase dans un discours.

Essayons désormais de préciser en quoi consiste cette reformulation de la commande sociale: prenons l’exemple du Droit, comme région à l’intérieur du champ politique. Le Droit est, dans certaines formes de pratiques sociales, un système structuré produisant des propositions juridiques adaptables à des situations conflictuelles dans le tout social. Le Droit comme pratique juridique ne peut exister que sur le fond du “droit établi”, des coutumes, des règles qui ont le statut du “toujours-déjà là” à une époque historique donnée: la transformation qu’effectue le Droit est de faire que ce qui existait déjà par nature existe désormais par raison, en en tirant toutes les conséquences. On touche ici au double caractère du Droit, à la fois descriptif et normatif, en tant qu’il veut à la fois rationaliser le “droit établi”, en redressant les erreurs, et réaliser l’Essence rationnelle du Droit.

On pourrait dire semblablement que la double face de la Morale, comme discours mythique, consiste à redresser le comportement empirique des hommes “concrets” et à réaliser le monde des sujets moraux. De même, la Religion consiste à la fois à corriger la superstition naturelle des hommes, les formes aberrantes de la religiosité, et à réaliser le “Peuple des Enfants de Dieu”. Nous ne faisons qu’indiquer ces points qui, de même que la pratique artistique, nécessitent des recherches spécialisées.

[151] Il suffira pour notre propos de constater que toutes ces pratiques qui “collent” à la pratique politique, semblent avoir pour fonction d’annuler un écart en le produisant, en opposant le factum de la Nature au “Sollen” de la Raison: la production de la Raison comme Sollen, à distance de la Nature, caractérise donc la fonction des formations juridique, morale, religieuse, etc ... dans la reformulation de la commande sociale qui est, on l’a vu, l’objet de la pratique politique.

Qu’est-ce à dire, sinon que ces pratiques qui, à leurs divers niveaux, ne peuvent fonctionner qu’en produisant la réponse à leur propre demande (le “Sollen” en face de la Nature), qui, par conséquent, sont par nature à l’état libre qui caractérise l’idéologie, se situent à distance nulle de la pratique politique qu’elles alimentent et qui ne se soutiendrait pas sans elles?

Dans la mesure où c’est par elles que se formule la commande sociale à l’intérieur de la pratique politique, on comprend que ces idéologies n’ont aucunement le caractère flottant et inessentiel d’un nuage, comme celles que nous avions rencontrées dans la pratique technique, mais la nécessité essentiellement liante d’un ciment qui maintient le tout en place: voilà pourquoi les juristes et les chanoines sont nécessaires et que les alchimistes n’existent qu’à titre contingent dans le même tout complexe donné; dans la pratique politique, l’idéologie est la puissance qui travaille.

De manière générale, et sauf lorsqu’elle parvient à conquérir un point de vue sur sa place dans la pratique sociale, remettent celle-ci en question comme la théorie marxiste a pu le permettre à certains partis révolutionnaires, la pratique politique a pour fonction de transformer les rapports sociaux à l’intérieur de la pratique sociale, en telle manière que la structure globale de celle-ci ne se modifie pas: comment, à l’intérieur de l’idéologie elle-même, peut-il advenir un tel “oubli” de la commande, nécessaire au non-changement, voilé par le changement apparent? Nous dirons que le lieu où s’oublie la demande est la subjectivité philosophique. La philosophie, en tant que pratique idéologique, a bien voulu accepter depuis quelques siècles la fonction de décrire le rapport de la Nature à la Raison, et dans la Raison la possibilité de retrouver cette structure originaire. L’existence - nécessaire / on l’a vu - de l’écart Raison / Nature est ainsi devenu un scandale indispensable dont la totalisation synthétique a trouvé la subjectivité ponctuelle pour terrain d’élection. Si, en effet, le sujet est dans le “Tout” comme un point sur une surface, il participe, de fait, à la nature du Tout, et la surface totale est en droit Raison: les distorsions s’expliqueront alors d’elles-mêmes, par une “théorie” de l’imagination subjective ponctuelle, qui déforme la surface où elle se situe. Toutes les philosophies de la conscience et du sujet (c’est presque dire, toute la philosophie, sauf certains dissidents comme Spinoza, [152] Marx, Nietzsche et Freud) trouvent ici leur fonction idéologique, qui est de refouler dans le sujet la réalisation-irréalisable de la commande.

Nous verrons plus loin que, de ce point de vue, les “sciences sociales” ont “gaffé” en faisant maladroitement reparaître la commande, et que c’est une des raisons du conflit spécifique qui les oppose à la philosophie, sur leur terrain commun, celui de la commande sociale et son propre oubli.

Regardons un instant en arrière pour discerner ce qui a été fait: nous avons mis peu à peu en place les différents personnages de la Pièce qui se joue sur la grande scène de la pratique sociale. Si la description que nous avons fournie de la pratique technique, de la pratique politique et de leurs avatars est fondée, nous sommes désormais en mesure d’interpréter convenablement le rôle que les ‘sciences sociales’ entendent jouer dans l’ensemble de la pratique sociale. Nous avons choisi pour cela la psychologie sociale comme témoin principal parce que, entre autres considérations, cette discipline semble particulièrement démonstrative eu égard au problème. Précisons que nous n’entendons pas bien entendu fournir ici une histoire de cette discipline, mais seulement dégager le noeud conflictuel qui la rend possible, elle et toutes les “alliées” de la famille.

Nous avons remarqué précédemment que la philosophie, en tant que pratique idéologique réunifiant synthétiquement les couches superposées de la pratique politique, conduisait à l’oubli de ce que nous avons appelé la commande sociale dans la finitude du sujet. Ceci vaut, de toute évidence, pour toute la philosophie critique, installée dans la subjectivité philosophique, jusqu’à Husserl y compris. Cette idéologie a, comme on le sait, mis la main à sa propre destruction - apparente - en produisant sur le tard un philosophème bâtard, qui tente de faire oublier ses origines: il s’agit de la subjectivité individuelle concrète, sous la forme de l’existence sartrienne ou du drame politzerien, par exemple (la liste n’est pas limitative, il ne s’agit que de donner des points de repère). La transformation importante qu’introduit ce philosophème est que le sujet, loin de refouler la commande sociale dans la Finitude, pour la faire ignorer, la “donne” au contraire “à voir” dans cette finitude elle-même: le sujet concret devient expression subjective de la commande. Les sujets deviennent ainsi des centres de perspective réciproquement situés dans la pratique sociale, et collectivement responsables de celle-ci, en tant qu’ils contribuent tous à lui donner forme. L’activité et la passivité infinies du [153] sujet existentiel, ou la lucidité dramatique et l’aveuglement névrotique du sujet politzerien deviennent alors les deux faces indissociables de la subjectivité concrète; le sujet, comme origine et fin absolues de lui-même est toujours libre de réorganiser la commande, mais la coexistence d’autres libertés absolues fige la commande dans une inertie quasi-infinie. En d’autres termes, le sujet a conscience de sa fin, mais n’a aucun moyen de la réaliser: on pourra remarquer, en passant, combien cette problématique doit au “Jeune Marx” opportunément “découvert”.

L’approche que nous venons d’effectuer constitue une esquisse des conditions idéologiques nécessaires au surgissement des “sciences sociales”. Il est bien clair que ces conditions n’auraient pas été suffisantes, sans l’existence de conditions d’une autre nature, situées autre part dans la pratique sociale. Cette surdétermination historique des conditions, qui ressemble à un piège, n’est en réalité que l’effet du développement historique de la pratique sociale elle-même: au moment même où la subjectivité concrète heurtait de front l’inertie de la commande sociale, divers “praticiens” surgissaient un peu partout à la surface de l’idéologie politique (au sens que nous avons donné à ce terme), pour des raisons qu’une analyse des avatars du ‘mode de production’ capitaliste, y compris le “déferlement nazi”, permettrait d’assigner. Ces praticiens commencèrent à discerner, parmi un fatras technico-idéologique incroyable, diverses techniques de mesure et de manoeuvre de cette même inertie sociale, et on s’aperçut assez vite que celle-ci était loin d’être infinie. Ces techniques, qu’on pourrait nommer “techniques d’exploration-transformation de la commande sociale” (citons rapidement les enquêtes d’opinions et d’attitudes, les échelles d’évaluation des besoins subjectifs, du niveau d’aspiration, de la tendance au changement etc ... ) se mirent à importer des outils préfabriqués de diverses pratiques scientifiques ou techniques, le plus souvent avec l’aide de la recherche universitaire - sur ce plan, les Etats-Unis sont encore en avance sur l’Europe.

Ces techniques envinrent rapidement à couvrir leurs frais, et à produire en un jour plus d’or que l’Alchimie pendant des siècles.

Il va de soi que l’idéologie philosophique de la subjectivité concrète, auparavant esquissée, resta à l’écart du processus, sauf à dénombrer les quelques philosophes de la ‘Prospective’ qui s’y fourvoient encore actuellement: en très grande majorité, l’idéologie philosophique s’estima frustrée par une telle ‘perversion de moyens’ à portée des subjectivités concrètes et ‘dénonça’ les techniques nouvelles et leur emprise malfaisante. Certains essayèrent pourtant de reconquérir les instruments volés pour les rendre à leurs légitimes possesseurs (les sujets historiques concrets) mais, soit perversité secrète des nouveaux utilisateurs, soit changement de climat fatal aux instruments [154], la fin de la subjectivité concrète, la “Reconnaissance de l’Homme par l’Homme” ne s’en trouva guère avancée.

N’est-il pas étrange de constater en définitive que la pratique philosophique idéaliste d’une part, et la pratique technique empirique d’autre part, travaillent, à des fins apparemment différentes, sur le même objet, à savoir la subjectivité concrète comme expression de la commande sociale? Des deux côtés, le sujet humain est ce qu’il pense, dit et fait. Lorsqu’on a surmonté cette étrangeté, on ne s’étonne plus que, dans leur forme actuelle - déjà “classique” dans la mesure où elles sont l’objet d’un enseignement - les “sciences sociales” se présentent comme un enchevêtrement complexe de techniques “sans conscience” et de discours scolastiques sur l’appréhension de l’existence humaine: il serait temps de constater que la Technocratie et l’idéologie philosophique ne sont que les deux faces d’un même processus, présenté tantôt sur le “mode souffrant”, et tantôt sur le “mode triomphant”.

Que si l’on tentait désormais une définition du mot ‘sciences sociales’ , il faudrait donc dire qu’il s’agit là ni d’une simple technique ni d’une pure idéologie, mais de l’interdétermination d’une technique (importée des techniques de transformation de la matière, tout au moins au départ), et d’une idéologie concernant les rapports sociaux (l’objet de la pratique politique).

Utilisons les résultats partiels que nous avons à notre disposition pour manifester ce point de manière irréfutable.

a - Les “sciences sociales” présentent tous les caractères fondamentaux que nous avons relevés dans la pratique technique.

- Il est bien clair tout d’abord qu’elles répondent à une demande sociale; un psychologue social, parlant de travaux effectués en psychologie sociale, écrit: “il se publie à un moment donné une quantité d’ouvrages dont le contenu est déterminé par les facteurs les plus divers; mais du point de vùe de l’utilisation sociale qui en est faite, ces premiers facteurs sont à peu près sans importance. Ce qui compte, c’est l’adéquation de ces oeuvres aux ‘besoins idéologiques’ d’un groupe social ou d’une société à un moment donné; les oeuvres les plus aptes à satisfaire ces besoins sont retenues, les autres tombent dans l’oubli”.3

[155] Cette demande, nous avons vu qu’elle concerne l’exploration-transformation de la commande sociale, au sens préalablement défini: remarquons provisoirement que, à ce niveau, la fin de la demande, c’est-à-dire la place d’une telle exploration-transformation dans le tout de la pratique sociale, ne saurait être mise en question: le fait même qu’une telle exploration-transformation puisse effectivement avoir lieu est, pour certains praticiens, le signe indubitable de sa scientificité. Nous savons déjà ce qu’il faut dire sur ce point.

- Il apparaît d’autre part que la loi de “réalisation du réel”, que nous avons dégagée à propos de la pratique technique, s’applique aux “sciences sociales”. Les instruments et les modèles, qu’ils soient importés ou nés sur place, ont pour fonction de poser la question répétitive de l’adéquation réussie. Les instruments sont, en eux-mêmes, des réponses simulées, qui mettent le réel psycho-sociologique à l’épreuve, d’une façon encore anarchique parfois (travail par essais et erreurs, comparable à la manière dont Edison inventa la lampe électrique, par essai de tout ce qui lui tombait sous la main). L’usage des “modèles”, au sens habituel en sciences sociales, n’est guère différent, puisqu’il consiste surtout en une vérification adéquate par le “réel” psycho-sociologique d’une réalisation mathématique de celui-ci: qu’on pense à ce que nous avons dit à propos de la fonction y = f (x), en lisant ce qui suit, extrait du même article que la précédente situation:

“Placés dans des conditions x, les hommes se conduisent (ou pensent) de la façon y. Le critère de la pratique peut ici jouer sous une double forme: en premier lieu, une telle loi hypothétique peut être soumise à la vérification, dans le présent, par le moyen de techniques expérimentales existantes où à inventer; c’est là que l’on rejoint la psychologie sociale; en second lieu, elle peut, par elle-même ou par ses déductions, être mise à l’épreuve à propos de cas historiques passés concrets.”4

b - Les “sciences sociales” sont dans le prolongement direct des idéologies qui se sont constituées en contact de la pratique politique. L’exemple de la Psychologie des Groupes, qui [156] tend de plus en plus à servir de noyau exemplaire à la psychologie sociale, suffira à nous en convaincre: l’examen de la littérature, assez abondante, qui concerne cette question, conduit à remarquer que, si les instruments d’évaluation des “comportements concrets en interaction” sont relativement fixés, les modèles idéologiques de réalisation du réel groupal sont multiples. Pour notre compte, nous avons pu en relever quatre.

Le modèle que nous appellerons biologique consiste à appliquer au groupe la forme (idéologisée) de l’individu organisé. Au niveau de son origine (matricielle), le groupe est sans conflit avec son milieu; la rencontre du réel détermine une réaction organique d’inadaptation qui sera d’abord ressentie et détectée par l’individu groupal, et ensuite, s’il survit à cette rencontre, “dépassée”, au sens hegelien du terme. Les trois autres modèles du groupes ne sont qu’une “application” de la psychanalyse, des mathématiques et de la dialectique sartrienne à la même trajectoire groupale déjà décrite.

Le fait qu’un même objet soit susceptible de quatre “interprétations”, de structure identique, laisse entendre sa nature idéologique: il n’y a en effet pas loin à aller pour trouver de quoi il retourne. Nous dirons que le T-group est la version technique adéquate de l’idéologie philosophique que nous avons antérieurement décrite. Elle se formule ainsi “en clair”:

1 - Les rapports sociaux, constitués par l’inter-relation des points subjectifs, sont, à l’origine, adaptés à eux-mêmes: c’est l’Age d’or mythique de la commande sociale dans son éther relationnel transparent, de la Raison faite Nature.

2 - Quelque chose comme une aliénation ou une chute vient alors obscurcir les rapports sociaux, la commande se fait contrainte, la Nature sociale devient irrationnelle, la Raison s’évade de la Nature.

3 - Il faut alors que les “sujets concrets” accomplissent les actes qui, ré-instaurant la transparence relationnelle, effectueront le retour à l’origine.

Il est à peine besoin de montrer le sens que recèle un tel discours lorsqu’on l’applique à l’organisation des entreprises et des administrations, à la pédagogie ou à l’inadaptation sociale: il s’agit dans tous les cas de transformer en apparence la commande sociale, à seule fin de la mieux accomplir.

En définitive, nous dirons que les “sciences sociales” consistent, dans leur forme actuelle, en l’application d’une technique [157] à une idéologie des rapports sociaux, l’ensemble complexe en application ayant pour fin de répondre à la demande sociale en réalisant le réel psycho-sociologique en vue d’une adaptation ou d’une réadaptation des rapports sociaux à la pratique sociale globale, considérée comme l’invariant du système.

Nous venons d’expliciter la place que, selon nous, la pratique des “sciences sociales” occupe actuellement dans le tout complexe: ce que nous avons dit laisse entendre que nous ne lui accordons pas le statut de pratique scientifique. Il reste à le démontrer, non pas en lui fermant des possibilités, comme Kant avait condamné la psychologie rationnelle, mais en essayant d’en esquisser de nouvelles, à la lumière de ce que nous avons appris en cours de route.

La Théorie, telle que L. Althusser l’a déjà passablement développée, ne nous laisse pas dépourvus en face du concept de pratique scientifique nous savons désormais qu’elle ne se produit jamais en dégageant du “réel” des généralités qui s’organiseraient en connaissances, ainsi que le voudrait le mythe empiriste. Une science, comme champ de généralités scientifiques, naît toujours par la transformation d’une généralité idéologique initiale, par le moyen d’une généralité intermédiaire, qui disparaît dans le résultat: par là, la pratique scientifique entre dans la définition générale de la pratique, puisqu’il y a une matière à travailler (l’idéologie rencontrée), un instrument de travail (la généralité G2), et un produit (la généralité scientifique G3).

Il y a ici plusieurs difficultés à signaler:

- d’une part les ‘sciences sociales’ sont apparues dans une conjoncture telle que le statut scientifique leur était accordé dès la naissance. A ce titre, les sciences de la Nature ont servi de modèle et de garant. On transmet aujourd’hui la pratique des ‘sciences sociales’ sous la forme de matières à connaître, d’instruments dont il faut “apprendre à se servir”, comme dans les sciences de la Nature. Elles sont donc scientifiques au même titre que ces dernières: le projet de travailler sur les ‘sciences sociales’ pour les transformer en pratique scientifique est ainsi suspect au départ, et l’on peut s’attendre de la part des ‘sciences sociales’ à ce qu’elles-mêmes appelleraient une “résistance au changement”.

[158] - Par ailleurs, et ceci est, à long terme, beaucoup plus grave, la manière dont l’idéologie en question se laisse aborder est très différente de celle qu’offrait une idéologie comme l’Alchimie, pour reprendre notre exemple: la raison en a déjà été fournie plus haut.

Alors que les idéologies issues par “décollement” d’une pratique technique se présentent comme des discours à l’état libre, des “nuages” selon notre système métaphorique, les ‘sciences sociales’ sont, on l’a vu, constituées par l’application de pratiques techniques sur une idéologie, dont le complexus réassure l’ensemble de la pratique sociale, en “cimentant” l’hiatus. En un mot, les idéologies de type A sont inessentielles à l’égard du tout complexe, leur destruction ne met pas celui-ci en question immédiatement: on rencontre donc simplement une résistance locale de l’idéologie concernée, qui tente de se faire passer pour une science. Par contre, une idéologie de type B a, comme on l’a vu, une fonction primordiale dans le tout complexe, et sa destruction le met directement en question. On peut donc s’attendre à une résistance polymorphe, diffusant dans la surface sociale: ce qui est en cause, ce sont les rapports sociaux et leur interprétation spontanément idéologique qui leur est nécessaire pour exister. On voit que la “matière à transformer” a ici la forme spécifique d’un discours en lambeaux, ayant une cohérence autonome invisible (analogue sur ce point à la névrose) et doué d’une fonction déterminante à l’intérieur du tout complexe.

Les difficultés propres au terrain ayant été soulignées, nous pouvons reprendre l’analyse de la “pratique scientifique” en général, en retenant que la “réalité” qu’une science se donne à transformer, la “matière première” de sa pratique, n’est pas le réel tel qu’il est assigné, réalisé, par l’idéologie, mais l’idéologie elle-même, l’unité paradoxale du discours en lambeaux.

Toute pratique scientifique se développe donc sur une ligne théorique propre, à distance du réel auquel l’idéologie “travaillée” croyait avoir affaire: la pratique scientifique jouit ainsi de propriétés singulières, qui signent sa différence.

1 - Le mécanisme de la commande sociale n’exige jamais la pratique scientifique (même si, évidemment, il l’exige comme puissance auxiliaire; nous nous sommes expliqués sur ce point): il joue au contraire contre la pratique scientifique, qui doit naître malgré lui.

2 - Le produit de la pratique n’est pas “réel”: en d’autres termes, il n’est pas homogène à l’idéologie critiquée et ne peut être évalué en référence au réel, comme une réalisation de ce dernier.

[159] Le schéma théorique de la pratique scientifique est donc le suivant:

Diagram by Thomas Herbert

Examinons les éléments de la ligne théorique posée ci-dessus: nous en tirerons des indications stratégiques importantes à l’égard de notre problème.

a - G1 et G3 ne posent pas de problèmes d’interprétation considérables: ils constituent l’objet de la science; au double sens d’objet de critique et d’objet produit. Il va de soi que si la pratique scientifique transforme quelque chose, c’est parce qu’elle parvient à détruire l’objet de critique (G1) et à produire (= en produisant) l’objet scientifique (G3).

b - G2 que nous appelons pour l’instant “Appareil de transformation” pose au contraire un problème que les travaux théoriques de L. Althusser, et ceux qu’il a suscités, contribuent à éclairer.

G2 désigne ce qui a servi d’instrument à la pratique scientifique pour produire G2 à partir de G1. Le terme idéologique, utilisé habituellement par l’histoire des sciences, est le mot ‘génie’ qui dissimule plus qu’il ne montre. On dira que le ‘génie’ de Galilée ou d’Einstein a consisté à bouleverser le champ des concepts idéologiques aristotéliciens, ou à faire éclater les ‘axiomes de configuration’ où se concentraient les résidus idéologiques de la science newtonienne. Ce bouleversement, qui est parfois décrit comme l’instant ou l’éclair, traverse le ciel scientifique de l’Orient à l’Occident est en réalité le signe d’un travail théorique, dont les instruments ont commencé d’être inventoriés: il peut s’agir d’une science déjà constituée (par exemple des mathématiques) ou d’une idéologie déplacée de son terrain (le point d’ancrage peut être alors un mot qui caractérisait au départ le [160] “réel empirique”, un discours scolastique, un instrument déjà utilisé par une pratique technique, ou même un objet technique produit.5

Le travail théorique de transformation consiste donc à désarticuler la constellation des concepts idéologiques initiaux en produisant, par ‘rupture épistémologique’ , une configuration scientifique articulant de nouveaux concepts. Il ne semble pas, toutefois, que ce travail de transformation recouvre l’ensemble de la pratique scientifique. Expliquons-nous sur ce point.

Une science, à l’état développé, classique, se présente comme un système où l’objet de la science et la méthode scientifique sont homogènes et s’engendrent réciproquement: on entend ici par méthode l’ensemble organisé de la pratique théorique qui produit son objet en étant normé par lui. Autrement dit, il faut déjà, d’une certaine façon, disposer de l’objet, pour tracer la route droite, stable et nécessaire qui mène vers lui. C’est dire qu’une science net d’abord, en désignant comme elle peut son objet, et qu’ensuite elle se développe autour de lui: une science à l’état naissant est donc une “aventure théorique”, pour reprendre le mot d’Althusser: l’accès à l’objet est obtenu par des chemins non encore frayés, où les faux-pas ne sont pas exclus. C’est donc à la science naissante que paraît convenir le travail de transformation désigné par G2 dans notre schéma, bien plutôt qu’à la science développée, qui enlève les échafaudages volants sans lesquels la route n’aurait pu être parcourue la première fois, et reconstruit en “dur”. Il importe donc de garder présente la distinction entre le travail de transformation et la méthode, parce qu’ils ne conviennent pas aux mêmes “âges” d’une pratique scientifique, ou, plus exactement, aux mêmes fonctions dans le processus de production scientifique.

On peut montrer la même chose (dans le cas restreint d’une science à l’état développé comme la physique) par un autre biais, en disant que le développement d’une science, pas davantage qu’aucun autre processus historique, n’est une révolution permanente: les révolutions théoriques affectant les axiomes de configuration sont des “temps forts” - pour employer le langage des historiens - de brève explosion, qui surviennent à la fin d’une phase d’accumulation méthodique où l’atmosphère théorique se charge.

Si ces remarques sont fondées, il convient alors de dire que le travail théorique recouvre deux moments: la transformation productrice de l’objet, opérée dans l’inquiétude et à l’aventure (“avec les moyens du bord”, dit Althusser) et la reproduction méthodique de l’objet, accomplie dans le calme de la science établie.

[161] Un point de la plus haute importance mérite ici d’être précisé: il ne peut y avoir de reproduction méthodique de l’objet que si une transformation productrice de cet objet a déjà été accomplie, ce qui signifie, pour notre problème, que le développement actuel des ‘sciences sociales’ , en tant qu’il s’opère sous la forme de la réalisation du réel psycho-sociologique, ne saurait passer pour une phase d’accumulation méthodique.

Cette distinction s’explique par la fonction différente des instruments dans les deux processus: prenons l’exemple de la balance, et examinons la transformation que cet instrument a subie: jusqu’au XVe siècle, la balance n’était pas un instrument physique. En dehors de son rôle technique commercial, elle servait à interroger toute la surface du réel empirique: on pesait le sang, l’urine, la laine, l’air atmosphérique etc ... et les résultats fournissaient une “réalisation du réel” sous diverses formes biologiques, météorologiques etc...

Ce vagabondage de l’instrument fut arrêté par le moment galiléen, qui lui assigna, à l’intérieur de la science naissante, une fonction nouvelle, définie par la théorie scientifique elle-même.

Ceci nous désigne la double méprise à ne pas commettre: déclarer scientifique tout usage des instruments, oublier le rôle des instruments dans la pratique scientifique.

Nous proposerons dans ces conditions la précision théorique suivante: tant qu’une science n’énonce pas son objet, il ne saurait être question d’une reproduction méthodique de cet objet. Mais dès qu’une science parle, c’est-à-dire énonce son objet, elle est amenée à confronter son discours à lui-même pour en éprouver la nécessité. Nous dirons qu’il ne suffit pas qu’une science parle, il faut aussi qu’elle s’entende parler: on est alors amené à l’idée que la reproduction méthodique de l’objet consiste en une réflexion du discours théorique sur lui-même, qui lui confère la cohésion.

En disant que le discours théorique se réfléchit sur lui-même, nous voulons dire qu’il use d’un réflecteur, lui permettant de se mettre à l’épreuve: nous tenons que les expériences scientifiques courantes répondent à cette fonction. Elles ont pour objet l’organisation du discours, ou, si l’on veut, l’art de parler propre à la théorie qui domine le champ d’une pratique scientifique à un moment donné: loin de pratiquer l’interrogation monocorde de l’adéquation réussie, que la technique adresse à la nature, les expériences varient les questions, et c’est cette variation qui représente le jeu dont dispose un discours scientifique pour s’adapter à soi-même. Si l’on ajoute, pour rompre la métaphore, que les sciences posent leurs questions à l’aide d’instruments, on s’aperçoit que la mise en accord du discours scientifique [162] avec lui-même, comme reproduction méthodique de l’objet, consiste en définitive en une appropriation des instruments par la théorie. Dissipons sur ce point un malentendu possible: il est bien clair que, dans la phase actuelle de leur développement, les sciences de la nature s’entourent d’instruments qu’elles produisent elles-mêmes, comme de la théorie réalisée. Toutefois, on constate, dans le détail, qu’une appropriation de l’instrument a lieu chaque fois qu’un dispositif expérimental est importé d’une branche de la science dans une autre, ce qui est actuellement très fréquent. Dans le cas d’une science naissante, la ré-appropriation des instruments s’effectue la plupart du temps non pas sur un instrument déjà scientifique, mais sur un instrument technique, qui existait comme tel antérieurement. Ainsi les techniques de l’optique avaient déjà produit un instrument de vision à distance, le plus souvent en fonction d’une demande militaire ou maritime, que l’astronomie galiléenne s’appropria sous forme de lunette. De même, les techniques chimiques fournissent à la pratique scientifique chimique le cristallisoir, le bac à décanter, l’alambic, le four à calciner; tous instruments auxquels la Chimie assigna leur nouvelle place dans sa pratique.

Nous dirons donc que les instruments sont rencontrés par les sciences, sous leur forme technique, et qu’elles les ré-inventent sous leur forme scientifique, parfois au prix d’un grand effort théorique, ainsi que l’a montré G. Canguilhem à propos du microscope.

Formulons quelques remarques pour clore ce développement:

En premier lieu, disons clairement que nous ignorons si la description que nous venons d’effectuer est valable pour la théorie mathématique: nous nous déclarons incompétent pour décider si la pratique mathématique use ou non d’instruments, au sens où nous l’avons entendu.

Il va sans dire, d’autre part, que le mot ‘instruments’ ne signifie pas seulement ici ‘montages’ ou ‘machines’ , mais aussi ce qu’il est convenu d’appeler les ‘outils mathématiques’ d’une discipline, qui, eux, sont bien des instruments, techniques ou scientifiques selon les cas.

Enfin, la distinction que nous avons formulée entre l’instrument technique et l’instrument scientifique nous semble capable d’ouvrir convenablement la problématique difficile et urgente de la science appliquée, que l’on confond de manière quasi-générale avec la technique mathématisée.

[163] Au terme de cette tentative, il nous reste à regrouper les résultats partiels que nous avons obtenus, de manière à proposer une stratégie à l’égard du problème des ‘sciences sociales’ .

Rappelons que nous les avons définies comme l’application de pratiques techniques particulières à une idéologie des rapports sociaux, ayant pour fin de répondre àla commande sociale concernant l’adaptation-réadaptation des rapports sociaux à la pratique sociale globale, en opérant une “réalisation” du réel psycho-sociologique.

Nous dirons donc que, dans leur état actuel, le groupe complexe de la psychologie, de la sociologie et de la psychologie sociale n’a pas produit de connaissance scientifique (puisqu’en aucune façon la “réalisation du réel” ne constitue un équivalent scientifique de la phase d’accumulation méthodique de connaissances) et que, au contraire, ce groupe complexe produit actuellement une idéologie expressive de la pratique sociale globale; il met ainsi en évidence, sans le vouloir, le noyau idéologique dans le tout complexe, sous la forme de discours en lambeaux, ayant la cohérence d’une névrose, et supportant une fonction déterminée à l’égard du tout complexe structuré.

Ainsi se présente actuellement ce qui, par sa surabondante présence techno-politique, désigne le vide théorique où une science des idéologies pourra s’instaurer. Dans la phase actuelle de carence théorique, il y a ceux qui ressentent ce manque et ceux qui ne veulent pas le voir, pour des raisons diverses qui tiennent aux résistances de la Technocratie et de l’Idéologie Philosophique, au sens que nous avons assigné à ce terme.

A travers cette carence théorique commencent d’apparaître des point s de repère qui permettent de reconnaître, au passage de la caravane des discours idéologiques, un travail réel qui laisse pressentir la future pratique scientifique: un brillant exemple de ces exceptions, qui représentent de véritables ‘aventures théoriques’ , est examiné par R. Establet dans un récent article auquel nous nous permettons de renvoyer le lecteur.6 On y discernera, entre autres, l’indice d’un usage théorique possible des instruments de la pratique psycho-sociologique, au milieu du mésusage technique qui est aujourd’hui la règle.

Nous présenterons pour finir, avec toutes les réserves convenables de prudence, les perspectives stratégiques qui nous paraissent s’ouvrir.

[164] Le point le plus important est actuellement celui de la transformation productrice de l’objet idéologique. L’élément de transformation G2 parait discernable dans un groupe de pratiques théoriques-idéologiques, elles-mêmes en train de produire leur objet. Nous les écrirons sous la forme du tableau suivant:

[165]
Objet idéologique Pratique théorique-idéologique
discours ... Linguistique
... en lambeaux ayant la cohérence d’une névrose ... Psychanalyse, comme science de l’inconscient
... supportant une fonction déterminante dans le tout complexe Histoire, comme ‘science des formations sociales’

Le problème de l’usage-mésusage des instruments, déjà évoqué plus haut, renvoie à la question de la reproduction méthodique de l’objet, qui seule permettra de fournir à la théorie l’élément réflecteur nécessaire à sa stabilisation. Il est donc d’ores et déjà nécessaire de tenter, avec les moyens du bord, un inventaire des instruments susceptibles d’une réappropriation scientifique et aptes à éprouver le discours théorique naissant; nous proposerons le concept d’ ‘écoute sociale’ pour désigner la fonction probable des instruments ré-appropriés futurs, dans un sens analogue à ‘l’écoute analytique’ de la pratique freudienne.

Nous voudrions terminer en proposant une métaphore: il semble que le rapport entre le travail de transformation productrice de l’objet scientifique et celui de sa reproduction méthodique puisse être exprimé par celui qui exista entre Marx et Engels, dans la mesure où le discours théorique du premier, qui résultait non pas tant d’une observation du ‘réel’ que d’un travail sur l’idéologie économique, étaient, au fur et à mesure de son surgissement, mis à l’épreuve par le second, qui savait poser les questions pertinentes pour le discours théorique à l’objet auquel il se référait, à savoir le mode de production anglais. D’où le tableau suivant:

Sciences des formations sociales Sciences des idéologies
G1Idéologie économique Idéologie de la pratique sociale
G2Logique ‘scolastique’ philosophique Linguistique, psychanalyse, histoire
G3Théorie des formations sociales Théorie de l’idéologie
E. épreuve du discours G3 par réflexion sur le réel qu’il assigne. Mise à l’épreuve par Engels du discours théorique, sur le mode de production anglais ‘Ecoute sociale’ armée d’instruments scientifiques

Le caractère programmatique de cette étude ne nous échappe pas. Nous souhaitons simplement nous être trompé, au cas où des chemins plus aisés que ceux que nous avons décrits se présenteraient pour résoudre le noeud conflictuel, à tous égard inquiétant, sur leque nous avons seulement essayé de porter la lumière.

Notes

1. Althusser (L.), ‘Sur la dialectique matérialiste’, La Pensée, 1963, no. 110, 7-45 (= Pour Marx, Paris: F. Maspero, 1965, 161-224).

2. Balibar (E.), ‘Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique’, Lire le Capital (Paris: F. Maspero, 1965), t. 2, 187-332.

3. Le Ny (J. F. ). ‘Le matérialisme et la psychologie sociale’, La Pensée, 1963, n° 112, 62-82.

4. Si nous citons J.F. Le Ny à ce sujet, c’est pour déplorer un malentendu théorique extrêmement répandu, et ce, dans un travail où l’auteur fait par ailleurs preuve d’une lucidité politique et critique fort rare en ce domaine il eût été facile, mais moins démonstratif pour notre thèse, de relever ce malentendu dans des travaux de moindre rigueur théorique.

5. Macherey (P.), ‘La philosophie de la science de G. Canguilhem’, La Pensée, 1964, no. 113, 50-7.

6. Establet (R.), ‘Enquêtes en Algérie’, La Pensée, 1965, no. 121, 54-65.