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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Quelques remarques sur ‘Qu’est-ce que la psychologie’

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[92] Il est vrai que la psychologie, pour se définir, présuppose à la fois:

1 - Une méthode au sens large, c’est-à-dire un protocole d’opérations, aussi général que l’on veut;

2 - Un objet présentant des propriétés ajustées à la méthode, par appropriation, sélective ou autre, au traitement scientifique. Par exemple, si l’objet de la psychologie se définissait comme invérifiable par des moyens en dernier ressort sensoriels -, et c’est parfois la définition moderne, de plus en plus négative ou résiduelle, de l’ ‘esprit’ , - alors il serait impossible de définir la psychologie comme science, parce que le caractère “opérationnel” serait absent de ses concepts. Tout au plus pourrait-elle être une théorie logico-mathématique, si l’on peut définir les sciences logico-mathématiques par le fait que les “données” ne s’y distinguent pas des règles d’opération ou de manipulation qui leur sont appliquées, et qu’elles s’épuisent en quelque sorte dans leurs définitions opérationnelles. Bien sûr, l’expression “en dernier ressort” inscrite plus haut laisse place à des notions non directement sensorielles et cela de façon vague; un peu comme quand il s’agit des “facteurs en dernière analyse économiques” dans la doctrine du matérialisme historique. C’est vague, car où est la dernière analyse? Je crois pourtant que la difficulté n’est pas ici du même ordre; on admet scientifiquement quantité de notions “non directement sensorielles” pourvu que l’on connaisse leurs définitions en termes d’opérations, comme il est dit plus haut.

Ces considérations d’une espèce très banale, et applicables peut-être à toute science, permettent pourtant de poser des questions touchant spécialement la psychologie.

[93] La psychologie, si elle ne peut être expérimentale en droit peut-élle être “descriptive” comme M. Canguilhem le dit dans une conclusion rapportée à Kant ? On pourrait, en utilisant la notion usuelle de description (qui n’est peut-être pas celle qui est visée ici), admettre que la description n’est possible que sous forme de notions opérationnelles, soit, dit en bref, dans un “domaine opérationnel”. Mais dans un domaine opérationnel, l’expérimentation ne saurait être impâssible en droit. Tout domaine de description peut, en principe, devenir expérimental. Par exemple, il est, je crois, important de reconnaître que la sociologie des grands groupes ne peut aujourd’hui, en général, être expérimentale, à la différence d’une sociologie des petits groupes. Toutefois, des expérimentations sur la diffusion d’informations dans des villes prises comme unités de la population expérimentale prouvent qu’il est déjà timoré de considérer cette limitation comme essentielle. De même des événements actuels tendent à prouver qu’une astronomie expérimentale n’a plus rien d’utopique. Donc si la description psychologique, en ce sens, est possible en fait, l’expérimentation est possible en droit et scientifiquement désirable; - désirable parce que la description n’est jamais qu’une expérimentation tronquée, où les différentes variables ne reçoivent qu’un petit nombre de valeurs “anecdotiques”, non systématiquement classées.

Je sais bien qu’ici je ne fais rien de plus que suggérer la possibilité d’une psychologie scientifique, ce qui est bien plus commode que de la confronter à la psychologie telle qu’elle est.

Il semble pourtant qu’il suffit de ce type de définitions pour indiquer une certaine façon, sélective et élaboratrice, d’aborder l’étude des conduites humaines ou animales.

Et il est bien clair que cela suppose, dans le cadre de ce travail, une préférence exclusive de certaines façons de penser l’homme, - comme un ensemble particulier de propriétés opérationnelles - et par là même une certaine philosophie partielle ou totale, implicite ou explicite, de l’homme, Mais cette philosophie comme telle ne peut avoir d’autre contenu que celui qui est mentionné plus haut, ni d’autre champ d’application que celui du travail scientifique. En elle-même elle n’a aucune tendance à se spécifier en une philosophie de l’homme-outil, par exemple. Elle peut mettre à la disposition de certains hommes des connaissances sur les hommes (sur eux-mêmes, sur d’autres ou sur les deux à la fois) à charge pour eux d’en faire ce qu’ils peuvent à travers ce qu’ils veulent. Des descriptions statistiques de Kinseyon peut tirer, par exemple, en fonction de choix personnels:

- des arguments contre un ‘droit sexuel’ inappliqué, et peut-être inapplicable (cf. Daniel Guérin);

- des arguments pour étudier une répression enfin efficace;

[94] - des considérations rassurantes pour les gens qui s’écartent des normes accréditées;

- des considérations atterrantes et édifiantes sur la nature humaine;

- une méthode de sélection précoce pour l’enseignement supérieur;

- du cynisme, du dégoût, des satisfactions érotiques, de l’ennui, etc.

J’ai pris l’exemple de Kinsey parce qu’il a des sources entomologiques et que l’entomologie me paraît, justement, un type de science peu pragmatique, constituée par négligence de la notion d’insectes utiles, longtemps vouée à la poésie du merveilleux, un peu comme à certains égards l’astronomie.

Or il ressort du texte de la conférence que:

a - Il y a lieu de séparer, pour des raisons historiques toujours actuelles, la psychologie pathologique et la psychologie des sens externe et interne d’une psychologie biologique du comportement;

b - Cette dernière constitue actuellement un domaine d’études privilégié, celui par excellence du “praticien professionnel” à la recherche de “lois” de l’adaptation;

c - Cette adaptation est entendue de telle sorte qu’elle fait du psychologue une psycho-technicien, du psycho-technicien un “psychotechniciste” à mentalité d’utilisateur, direct ou indirect, et de l’homme, son “sujet”, une simple source d’utilité.

Sans essayer d’émousser en quoi que ce soit la caractérisation d’un mouvement que j’appellerais “psycho-techniciste”, je voudrais seulement tenter d’en dissocier le problème d’une science psychologique (et psychosociologique, bien sûr).

a - Malgré les “étymologies” différentes, je ne suis pas sûr que la séparation des “sens” initiaux des différentes branches de la psychologie [95] ait été entièrement véhiculée jusqu’à nos jours (sans nier des cloisonnements à vrai dire très réels).

Par exemple:

- Les tests ont envahi la psychopathologie (psychométrie de la personnalité, notamment) en serviteurs, puis souvent en critiques insidieux de la nosologie clinique;

- ils pénètrent quelque peu dans la neurologie (en rapport, par exemple, avec la neurochirurgie);

- ils sont eux-mêmes souvent liés à la psychologie de la perception.

- Les notions psychophysiques ont joué un grand rôle dans le développement d’ “échelles” en psychologie sociale.

- Les idées psychanalytiques jouent un rôle important en psychologie animale expérimentale.

- Ces exemples ne tendent pas à suggérer que “la” psychologie se constitue pour autant en corps scientifique cohérent. Ces connexions fragmentaires n’ordonnent peut-être pas plus que les cloisons. Mais elles existent et paraissent se développer.

Ainsi le rapprochement de la “clinique” et de l’“expérimentation” peut apparaître aujourd’hui essentiellement comme celui de deux phases de recherche dont l’alternance se règle de façon quasi-normalisée sinon routinière.

b - Est-il certain que les recherches sur l’apprentissage (les habitudes) ou l’adaptation, par exemple, soient liées à un “instrumentalisme”, à une philosophie de l’homme asservi (l’homme-outil)?

Dans la conférence de M. Canguilhem, on trouve la distinction capitale entre: utilité pour l’homme (disons “utilitarisme”), utilité de l’homme (disons psycho- ou socio-technicisme).

Peut-être l’adaptation peut-elle s’entendre parallèlement des deux façons, comme adaptation favorisant l’adapté sans conditions extrinsèques ou comme adaptation extrinsèque (“ajustement”) à finalité externe.

Cette distinction n’est pas sans rapport avec celle qu’on peut faire à propos de l’apprentissage, qui peut être soit l’étude et l’usage d’un dressage à des contraintes externes, soit l’étude, dans un sens souvent apparenté à l’utilitarisme ou à l’hédonisme, de la façon dont les comportements habituels se constituent dans un développement individuel - y compris d’ailleurs les comportements d’exploration ou de [96] rejet des habitudes (le mot français d’ “apprentissage” fut, en ce sens, une traduction de résonance bien trop “pragmatique” de learning). Je crois que le domaine de l’apprentissage, si coûteux en rats blancs, est le domaine le plus théorique, le plus “désintéressé” et, comme par hasard, le plus unificateur de la psychologie; ce qui fait, bien entendu, que les conflits doctrinaux y sont bien plus vivants et vivaces qu’ailleurs (théories réflexologiques, cognitives-globalistes, néo-hédonistes, probabilistes, etc. ).

Sur le plan même des applications, les psychotechniciens ou théoriciens de la psychotechnique qui s’intéressent à l’apprentissage (Naville, Faverge) me paraissent beaucoup plus défiants à l’égard de l’asservissement à la division du travail que les tenants exclusifs des aptitudes et de leurs tests. Conflit intérieur au domaine décrit, secondaire peut-être, mais comment en juger?

Je voudrais noter ici que les implications idéologiques de certains types d’études ou de pratiques psychologiques pourraient elles-mêmes faire l’objet d’une étude psycho-sociologique dont je soupçonne qu’on pourrait la mener dans le but de répondre justement aux préoccupations exprimées dans la conférence et pour armer une même résistance à des techniques d’asservissement. Les méthodes à employer ne seraient pas forcément différentes des méthodes usuelles et pourtant les valeurs sous-jacentes seraient souvent tout opposées.

Ce dernier exemple a pour but d’illustrer la conclusion suivante:

On peut faire avec beaucoup de vraisemblance l’hypothèse que la majeure partie des psychologues professionnels contemporains pratiquent une technique asservissante, dans la mesure, par exemple, où les contraintes du marché du travail ou des économies de guerre constituent les normes latentes ou explicites des sélections, orientations ou formations.

Mais il n’est pas certain pour autant qu’il y ait un lien de type logique entre le domaine et les méthodes de la psychologie, d’une part, et une philosophie de l’homme-outil, d’autre part. Ce lien peut [97] être statistiquement prédominant et historiquement présent, sans être en lui-même nécessaire ni peut-être définitif.

Il n’y aurait dès lors nulle absurdité à faire d’un psychologue un informateur et un technicien de la jouissance individuelle, par exemple, voire de la sainteté érémitique ou ascétique, ou de toute autre forme de sagesse ou d’aventure humaine. Ces modes d’insertion de la psychologie comme élément des savoir-vivre les plus variés, peuvent se concevoir dans des groupes de toute échelle - civilisation ou individus isolés, - en fonction de conditions indépendantes de l’objet comme des méthodes de la psychologie. Il faudra seulement que les cultures de ces groupes admettent, au moins quelquefois, le postulat de l’homme comme être descriptible.

Bref, le problème que j’ai tenté d’expliciter, en enfonçant probablement des portes qui n’ont jamais été fermées, est celui de la nature et du degré de la liaison entre:

- la technique psychologique: son efficacité, son orientation dans la pratique sociale;

- la science psychologique: sa cohérence, son niveau;

- la philosophie de la psychologie (implicite ou explicite).

La liaison est-elle systématique ou circonstancielle entre ces trois domaines et leurs aspects?

Ce serait trop beau qu’une psychologie implicitement vouée à asservir fût par là même préservée et de la rigueur scientifique et de l’efficience. Je crains au contraire que des attitudes naîves ou systématisées propres aux sujets des psychologues – sujets aussi des cadres sociaux qui les dominent - ne rencontrent électivement plus de difficultés techniques que les projets conformes aux pressions hiérarchisées, lorsque ces attitudes tentent de développer une science de l’homme à leur usage. Les psychologues travaillent pour qui les paie et les paie qui ils servent, - en moyenne, naturellement, et dans la mesure où ce type de services se laisse contrôler avec quelque précision. Mais le savoir n’a pas d’odeur et, fût-il des plus mercenaires et des plus policiers dans ses sources, il peut parfaitement recevoir les sens les plus opposés à ces “étymologies”. Si une philosophie est une façon d’expliciter des valeurs (des choix, des appréciations) au-delà de la connaissance, mais en l’utilisant; si une anthropologie philosophique est une mise en perspective philosophique des sciences de l’homme, je crois que la psychologie contemporaine pourrait tout aussi bien contribuer au projet d’une anthropologie libertaire!

Ceci soit dit, bien entendu, sans illusion sur le risque d’illusions circonstancielles, narcotiques ou stimulantes, que font courir de telles croyances.

[98]

Note

Les Remarques de M. Robert Pages sont l’élaboration et le développement de son intervention dans la discussion qui suivit la conférence du Collège Philosophique. Je remercie M. Pages d’avoir bien voulu rédiger ce commentaire incisif - sa réplique à mon allusion à Kinseyme plaît particulièrement - et rigoureux. La possibilité d’une psychologie théorique, logiquement indépendante des attitudes directrices - mêmes latentes - des psycho-techniciens, est mieux mise en lumière par M. Pages que par moi-même et je lui en donne acte très volontiers. En ce qui concerne la psychologie d’inspiration instrumentaliste, sur laquelle M. Pages ne me semble pas faire de moins grandes réserves que moi-même, j’hésite encore à admettre avec lui qu’elle puisse, elle aussi, se fonder sur une sorte de philosophie systématique. C’est sans doute que j’estime ‘non-philosophie’ une construction, même systématique, aboutissant à une forme quelconque de ségrégation humaine. Je m’excuse donc de n’avoir pas marqué plus explicitement, dans la conférence, mon refus - à tort ou à raison - de donner le nom de philosophie à une construction dont la fin ne serait pas la recherche d’une forme de plénitude de la conscience, exclusive de toute division dans l’espèce humaine. - G. C.