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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Psychologie et logique1

[31] Mon exposé est appuyé sur la lecture des Grundlagen der Arithmetik de Frege (Breslau - 1884).

L’objet propre de l’investigation est ce qu’on peut appeler la suite naturelle des nombres entiers. Du nombre, on peut étudier les propriétés ou la nature. Mais les propriétés du nombre dissimulent sa nature.

J’entends par propriété du nombre ce que les mathématiciens font dans un domaine délimité par les axiomes de Peano. Les propriétés des nombres entiers se concluent à partir de ces axiomes. Mais pour que ceux-ci puissent fonctionner et produire ces propriétés, il est nécessaire que soit exclu du champ un certain nombre de questions dont les termes, donnés comme allant de soi, portent sur la nature du nombre. Ces questions sont au nombre de trois:

1. Qu’est-ce qu’un nombre? (l’axiome de Peano donne pour acquis qu’on sait ce qu’est un nombre),

2. Qu’est-ce que zéro?

3. Qu’est-ce que le successeur?

C’est à partir de ces trois questions que peuvent se diversifier les réponses sur ce qu’est la nature du nombre entier.

Je m’intéresserai pour ma part, à la façon dont Frege, critiquant une tradition, articule sa réponse. L’ensemble de cette critique [32] et de cette réponse, telles que je les exposerai, constitueront la butée à partir de laquelle J.-A.Miller développera son exposé.

Si le zéro n’est pas réfléchi dans une fonction différente de celle des autres nombres (si ce n’est comme point à partir duquel une succession est possible), si on ne donne pas à zéro une fonction prévalente – les deux autres questions peuvent s’énoncer comme suit:

1. Comment passer d’un rassemblement de choses à un nombre qui est le nombre de ces choses?

2. Comment passer d’un nombre à un autre?

Ces deux opérations, l’une de rassemblement, l’autre d’ajout, sont traitées par toute une tradition empiriste comme référables à l’activité d’un sujet psychologique. Toute cette traduction joue sur le mot Einheit, qui en allemand veut dire: unité, et c’est à partir d’un jeu de mot sur ce mot qu’est possible une série d’ambiguités à propos des fonctions de successeurs et de nombre.

Une Einheit, c’est d’abord un élément indifférencié et indéterminé dans un ensemble quel qu’il soit. Mais une Einheit peut être aussi le nom Un, nom du nombre 1.

Quand on dit un cheval et un cheval et un cheval, le un peut indiquer une unité, c’est-à-dire un élément dans un ensemble où sont posés, l’un à côté de l’autre ‘3’ chevaux. Mais tant qu’on prend ces unités comme éléments et qu’on les rassemble en la collection, on ne peut absolument pas inférer qu’il y ait un résultat auquel attribuer le nombre 3 – si ce n’est pas un coup de force qui fait ainsi dénommer cette collection.

Pour qu’on puisse dire un cheval et un cheval et un cheval = trois chevaux, il faut procéder à deux modifications. Il faut:

1. que le un soit conçu comme nombre

2. que le et soit transformé en signe +.

Mais bien entendu, une fois qu’on se sera donné cette seconde opération, on n’aura rien expliqué: on se sera posé le problème réel qui est de savoir comment 1 plus 1 plus 1 font 3, puisqu’on ne confondra plus le nombre 3 avec le rassemblement de trois unités.

Ce qui fait problème, c’est que le retour du nombre apporte une signification radicalement nouvelle, qui n’est pas la simple répétition d’une unité. Comment ce retour du nombre comme surgissement d’une signification nouvelle peut-il être pensé; alors qu’on ne résout [33] pas le problème de la différence entre les éléments égaux, posés les uns à côté des autres, et leur nombre?

Toute une tradition empiriste se contente de rapporter le surgissement d’une nouvelle signification à une activité spécifique (fonction d’inertie) du sujet psychologique, qui consisterait à ajouter (selon une ligne temporelle de succession) et nommer.

Frege cite un nombre important de textes qui tous se ramènent à promouvoir les opérations imaginaires: rassembler, ajouter, nommer. Pour supporter ces fonctions qui masquent le problème réel, il faut supposer un sujet psychologique qui les opère et les énonce. Si le problème réel est de découvrir ce qui est spécifique dans le signe+ et dans l’opération successeur, il faut arracher le concept de nombre à la détermination psychologique.

C’est là que commence l’entreprise propre et originale de Frege. Cette réduction du psychologique s’opère en deux temps:

1. Frege pratique une séparation dans le domaine de ce qu’il appelle le domaine des Vorstellungen: il met d’un côté ce qu’il appelle des Vorstellungen psychologiques, subjectives, et d’un autre côté, ce qu’il appelle les Vorstellungenobjectives. Cette séparation a pour objet d’effacer toute référence à un sujet et de traiter ces représentations objectives à partir de lois qui méritent d’être nommées logiques.

Il faut distinguer dans ces représentations objectives entre le concept et l’objet. Il faut bien faire attention que concept et objet ne peuvent pas être séparés; la fonction que leur assigne Frege n’est pas différente de la fonction du prédicat par rapport à un sujet, elle n’est pas autre chose qu’une relation monadique (Russell), ou qu’une relation de fonction à argument.

2. C’est à partir de cette distinction que Frege en opère une seconde qui lui fait rapporter le nombre, non plus à une représentation subjective comme le voulait la tradition empitiste, mais à une représentation objective, qui est le concept. La diversité des numérations possibles ne peut pas se supporter d’une diversité des objets. Elle est simplement l’indice d’une substitution des concepts sur lesquels porte le nombre.

Frege donne un exemple assez paradoxal. Il prend une phrase qui est: “Vénus ne possède aucune lune”. A quoi attribuer la détermination “aucune”? Frege dit qu’on n’attribue pas “aucune” à l’objet “lune” - et pour cause, puisqu’il n’y en a pas; néanmoins zéro est une numération; donc on l’attribue au concept “lune de Vénus”. Le concept “lune de Vénus” est rapporté à un objet qui est l’objet “lune”, et ce rapport est tel qu’il n’y a pas de lune.

[34] C’est à partir de cette double réduction que Frege obtient sa première définition du nombre (les différentes définitions du nombre n’ont pour objet que de fonder l’opération successeur). Première définition du nombre: le nombre appartient à un concept.

Mais cette définition est encore incapable de nous donner ce que Frege appelle un nombre individuel, c’est-à-dire un nombre qui possède un article défini: le un, le deux, le trois, qui sont uniques comme nombre individuel (il n’y a pas plusieurs un, il y a un un, un deux).

Nous n’avons rien encore qui nous permette de déterminer si ce qui est attribué à un concept est ce nombre qui est le nombre unique précédé de l’article défini. Pour faire comprendre la nécessité d’une autre démarche pour parvenir à ce nombre individuel, Frege prend l’exemple, toujours, des planètes et de leur lune, et cette fois-ci, c’est: “Jupiter a quatre lunes”.

“Jupiter a quatre lunes” peut être converti en cette autre phrase: “le nombre des lunes de Jupiter est quatre”. Le est qui relie le nombre des lunes de Jupiter et quatre n’est absolument pas analogue au est de la phrase: “le ciel est bleu”: ce n’est pas une copule, c’est une fonction d’égalité. Le nombre quatre, c’est le nombre qu’il faut poser comme égal (identique) au nombre des lunes de Jupiter; au concept “lunes de Jupiter” est attribué le nombre quatre.

Ce détour oblige Frege à poser une opération primordiale qui lui permet de rapporter les nombres à une pure relation logique. Cette opération - je n’en donnerai pas tous les détails - est une opération “d’équivalence” [Note: Ou encore d’“identité”], relation logique qui permet d’ordonner bi-univoquement des objets ou des concepts (le “ou des concepts” ne doit pas vous inquièter dans la mesure où, pour Frege, chaque relation d’égalité entre des concepts ordonne également des objets tombant sous ces concepts selon la même relation d’égalité, à ce moment de sa pensée - du moins).

Une fois qu’on a posé cette relation d’“équivalence” on peut parvenir à une seconde, la véritable définition du nombre: “le nombre qui appartient au concept f est l’extension du concept équivalent au concept F”.

[35]C’est-à-dire: on a posé un concept déterminé F; on a déterminé par la relation d’équivalence toutes les équivalences de ce concept F; on définit le nombre comme l’extension de ce concept équivalent au concept F (toutes les équivalences du concept F).

Ainsi, Frege va penser à partir d’une machine qu’on pourrait ordonner selon deux axes: un axe horizontal dans lequel joue la relation d’équivalence, et un axe vertical qui est l’axe spécifique de la relation entre le concept et l’objet, (on peut toujours, à partir du moment où on a un concept, le transformer en objet d’un nouveau concept, puisque le rapport du concept à l’objet est un rapport purement logique de relation). C’est à partir de sa machine relationnelle, que Frege prétend maintenant cerner les différents nombres, les nombres individuels, qu’il a en quelque sorte mis au bout de son investigation, comme couronnement de son système d’équivalence. Cerner les différents nombres revient à définir le zéro et le successeur.

Pour se donner le nombre zéro, Frege forge le concept de “non-identique à soi-même” qui est défini par lui comme un concept contradictoire, et il déclare que, à n’importe quel concept contradictoire (et il laisse apparaître les concepts contradictoires reçus dans la logique traditionnelle, le cercle carré ou le métal de bois) à n’importe quel concept sous lequel ne tombe aucun objet est attribué le nom: zéro. Le zéro se définit par la contradiction logique, qui est le garant de la non-existence de l’objet. Il y a renvoi de la non-existence de l’objet qui est constatée, décrétée (puisqu’on dit qu’il n’y a pas de centaure ou de licorne) à la contradiction logique de centaure ou de licorne.

La deuxième opération qui permet d’engendrer toute la suite des nombres est l’opération successeur. Frege donne simultanément la définition du un et la définition de l’opération successeur.

Pour l’opération successeur, je ne donnerai que la définition de Frege, qu’il pose avant le un, puis je montrerai comment il ne peut se donner cette opération successeur que parce qu’il se donne ce rapport de un à zéro.

L’opération successeur est définie simplement comme suit:

On dit qu’un nombre suit immédiatement dans la suite un autre nombre si ce nombre est attribué à un concept sous lequel tombe un objet (x), et qu’il y ait un autre nombre (c’est le nombre que ce premier nombre suit tel qu’il soit attribué au concept “tombant sous le concept précédent, mais non identique à (x)”.

Cette définition est purement formelle. Frege la fonde en donnant immédiatement après la définition du un. Elle consiste à se [36] donner un concept “égal à zéro’”. Quel objet tombe sous ce concept? l’objet zéro. Frege dit alors: “1 suit 0 dans la mesure où 1 est attribué au concept ‘égal à 0’”.

Donc: l’opération successeur est engendrée par un double jeu de contradiction dans le passage du zéro au un. On peut dire, sans trop excéder le champ de Frege, que la réduction de l’opération successeur se fait par une opération de double contradiction. Zéro se donnant comme contradictoire; le passage de zéro à un se donnant par la contradiction contradictoire. Le moteur qui anime la succession chez Frege est purement une négation de la négation. L’appareil qui a permis à définir le nombre fonctionne très bien. Mais est-il capable de répondre à la question: “comment après 0 y a-t-il 1”? Je ne m’interrogerai pas sur la légitimité de l’opération. Je laisserai à J.-A. Miller le soin de le faire.

Je voudrais simplement dire deux remarques:

1. – Chez les empiristes comme chez Frege, le nom du nombre (que Frege appelle nom individuel) n’est jamais obtenu, en dernier recours que par un coup de force, comme un sceau que le scellé s’appliquerait lui-même.

2. – Chez Frege comme chez les empiristes, le nombre est toujours capturé par une opération qui a pour fonction de faire le plein, par un rassemblement, ou par cette opération que Frege appelle correspondance bi-univoque et qui a exactement la fonction de rassembler exhaustivement tout un champ d’objets. L’activité d’un sujet d’un côté et de l’autre l’opération logique d’équivalence, ont la même fonction. Il faudra en tirer les conséquences.

Notes

1. Compte-rendu, non revu par l’auteur, d’un exposé prononcé le 27 janvier 1965 au séminaire du Docteur J. Lacan