Compter avec psychanalyse. Séminaire de l’Ecole Normale Supérieure 1965-1966
[Seminar led by Serge Leclaire ]
[55] La pratique de la cure psychanalytique confronte celui qui l’approche à l’existence
du sujet désirant; ce sujet, que l’on peut dire sujet de l’inconscient ne trouve de
place dans aucune psychologie de même qu’il semble exclu de toute logique
des énoncés. Aussi le psychanalyste, engagé dans son expérience, doit-il
nécessairement considérer - comme J. Lacan l’a souligné - les références
fondamentales de ce sujet que sont, et l’altérité, et le signifiant, dans leurs
rapports avec la réalité de la différence sexuelle et le mythe de l’objet perdu.
En même temps que l’inconscient et que la fonction centrale du manque, se
dévoilent ainsi les impasses du savoir et l’ordre du fantasme.
Compter avec la psychanalyse est une nécessité devant laquelle l’esquive est
de règle: pour tenter cependant d’entrer dans cette histoire très présente, il
suffira sans doute de rappeler que sur la connaissance du sujet qui désire
et qui dit, le conte n’est jamais clos.
I. Parler avec la psychanalyste
(17 novembre 1965)
En vue de dessiner l’espace où pourra se développer le travail du
séminaire, J. C. Milner marque les implications d’un choix du Dr Leclaire :
partir de l’expérience et non pas des textes Freud iens. Dans l’opposition
qui situe ces deux départs, devait apparaître la nécessaire référence à la
doctrine Lacanienne, en tant qu’elle est introduction de l’instance théorisante,
- et de ce fait, la possible articulation du projet du Dr Leclaire à ce qui doit faire
l’unité de son auditoire: l’enquête épistémologique où l’attention à la
psychanalyse se soutient de pouvoir en celle-ci reconnaître le registre
du discours et de son analyse.
[56]Exposé du Dr Leclaire
Introduction: Entre le récit d’expériences cliniques et la référence au
texte de la théorie Freudienne, doit se dégager la place de la pratique
analytique. Il faut donc, au départ, ne pas méconnaître la nouveauté d’un
tel séminaire en tant qu’initiation de non-analystes à la psychanalyse, et
comprendre que, pour nous, ici, compter avec la psychanalyse passe par
le défilé d’un certain dialogue avec le psychanalyste.
Cette pratique de l’analyste exige de ce dernier une perpétuelle défiance
- dans tous les cas qu’il rencontre et à tous les niveaux de leur abord de la
lettre et de l’évidence première du sens qu’elle propose. Esquiver cette
prégnance des sens premiers, laisser place à l’évanescence, instant du
dévoilement d’un ordre de sens, rencontrer enfin une butée sur quoi arrêter
son essentiel dérobement, tels sont les trois temps ou mouvements de
l’analyste dans sa pratique considérée indissociablement comme
interprétation et comme cure.
Premier temps: L’esquive
L’esquive, c’est d’abord, au niveau du diagnostic, le refus de lire sur
le tableau clinique, aussi complet et révélateur qu’il soit, le nom de la maladie.
Une malade, examinée par trois médecins, a pu être diagnostiquée
successivement comme mélancolique légère, dépressive, paranoïaque
mineure homosexuelle ... En fait, l’analyste, professionnellement ne
devrait jamais s’arrêter à un diagnostic. L’esquive est la dimension
nécessaire d’un certain abord de l’inconscient.
Jusqu’où va se continuer ce mouvement de recul? L’exemple du laisse entrevoir l’extrême foisonnement
de associations du patient, chaque élément servant de point de départ
à une chaîne d’association (le jus, la peau, la déhiscence du pôle etc …).
Ces éléments discrets risquent de faire lever des échos à l’oreille de
l’analyste: soit d’autres éléments apportés par ses propres associations,
soit, ce qui est moins grave, des structures ou des formes de la théorie freudienne, qui viennent donner sens en les ordonnant,
à certains éléments
des associations du patient.
Cette esquive, principe de méthode, par quoi l’analyse refuse de
privilégier un sens et livre un champ à orientations multiples qui donne
le vertige, amène à poser la question: “quoi privilégier?” C’est de cela
qu’il faut faire la théorie.
[57]Second temps: L’evanescence ou l’instant du dévoilement
Il faut se détacher du vertige né de la multiplicité des ordres possibles
dans leur altérité relative à l’intérieur du champ des associations, pour
laisser venir à l’oreille un ordre autre, l’inconscient.
L’histoire de l’homme aux météores, permet de saisir l’altérité radicale de
cet ordre: la défenestration, lue d’abord par le médecin comme tentative de
suicide dans le texte où le champ de la dépression, devient, une fois rétablie
par le malade dans le champ de son délire, moment d’une histoire
hallucinatoire.
Comment penser cette altérité? son statut peut être éclairé par trois
analogies tirées des domaines:
- de la musique: la musique de jazz entendue en même temps et sous
la musique du quatuor lorsque le poste est mal réglé,
- de la peinture: le tableau recouvert par une seconde peinture, et
apparaissant à travers ce dernier au moyen de la radioscopie,
- de l’écriture: le message écrit à l’encre sympathique sous un message
chiffré.
Pour laisser l’inconscient se montrer, l’analyste doit donc se défaire de la
fascination d’un certain sens articulé dans une certaine logique, fût-elle celle
de la théorie freudienne. Dans tel cas évoqué, une première interprétation
cohérente et bien appuyée dans l’arsenal de la théorie Freudienne livre une
structure inconsciente selon la lettre de la théorie, mais qui se révèlera
n’être, en fait chez tel patient, que préconsciente; le véritable
‘sens inconscient’
se dévoilera à la faveur du jeu sur une suite de mots du type: l’essence du
nombre, ou, les sens d’une ombre?
Ainsi l’efficace d’une analyse et la sûreté une interprétation
n’obéissent pas à une logique du sens, mais suivent plutôt des voies
à dominance purement formelle, brisant les mots en syllabes et les
saisissant souvent comme suite de lettres: on se référera sur ce point
à l’analyse célèbre développée par Freud à propos de l’oubli du nom de
Signorelli.1 L’une des marques qu’il s’agissait bien là de l’inconscient
apparaît avec l’instantanéité de la certitude et le sentiment de
libération qui accompagnent le retour à la conscience du nom cherché.
Ainsi, il faut s’attacher à repérer et saisir le temps d’ouverture de
l’inconscient, c’est-à-dire celui où on accède à cet autre ordre.
Le plus [58] souvent, les coordonnées de ce temps d’ouverture
sont difficilement repérables, soit qu’elles passent inaperçues, soit
qu’elles se trouvent pointées de façon erronée. Il faut enfin noter que -
et c’est là un point essentiel -, dans le temps du dévoilement, ce qui
est dévoilé un instant tend à se figer aussitôt en une figure fantasmatique.
Il se peut même qu’une telle formation, par sa fixité, aille jusqu’à bloquer
le développement de la cure, comme dans le cas d’Ange Duroc, où
le souvenir-clé fonctionne lui-même comme écran.2
Troisième temps: La butée
Le Dr Leclaire s’en tient ici à marquer la nécessité d’une butée, qui
permette à l’analyste de fixer son mouvement de dérobement, et de fonder
son choix. Cette butée, faut-il la chercher dans le biologique, comme Freud,
dans la réalité d’une scène de séduction, ou dans celle de la scène primitive?
Mais peut-être, dans cette recherche de la butée, l’idée même de butée est-elle
un fantasme de l’analyste, ayant pour fonction de clore et de figer l’espace
mouvant de l’analyse, de fixer les décors. On essaiera de montrer, pour
donner réponse à la question de la butée, que ce qui doit en tenir lieu
est la référence phallique.
En conclusion, si l’analyste, en tant que partisan de l’inconscient
est nécessairement voué dans sa pratique, à toujours entendre l’autre
chose, s’il est toujours là où on ne l’attend pas, s’il dérobe sa réponse
à la demande comment parler avec lui? C’est ce que ce séminaire doit
mettre à l’épreuve.
Discussion
Miller souligne que ce que manifeste l’analyse, c’est que la vérité atteinte
est opérante. Cette efficacité, est-ce l’interprétation juste? C’est-à-dire, l’efficace
de la vérité est-elle inséparable de la connaissance théorique de ce qui se
donne dans la pratique? Puisqu’une pratique peut être efficace en toute
méconnaissance de cause (ce qui est avéré dans le champ de la pratique
politique), ne faut-il pas, pour tenir ici un discours rigoureux sur la pratique
analytique, y faire fonctionner les trois concepts de vérité, de connaissance
et d’action?
[59] Grosrichard, dans la ligne de la question ouverte par Miller, demande alors si le problème de la recherche de la butée est bien posé. N’y confond-on
pas la recherche d’une butée théorique (ce serait le mouvement de Freud )
pour la connaissance, avec la saisie d’une butée dans la pratique analytique?
Dans le
‘temps de la butée’
, n’assimile-t-on pas le temps de l’efficace de la
vérité, qui peut être méconnu (cf. l’Homme aux loups), avec celui de la
connaissance, ou de l’interprétation juste, qui peut être inefficace (cf. Ange
Duroc).
Mathiot formule une question voisine à propos de la déclaration
du Dr Leclaire que la butée peut être fantasme de théorie. Elle s’énonce en
deux temps: 1/ Peut-on dire que la clôture de la psychanalyse sur des
termes comme la biologie ou la référence historique réelle (scène primitive
vécue) est fantasmatique en tant que système théorique et scientifique?
2/ Dans quelle mesure ce caractère de fantasme subsiste-t-il dans
l’analyse: peut-on lui attribuer la part de l’efficacité de l’analyse que
l’on a reconnue distincte de la vérité?
Hountondji demandant: Qu’est-ce qui, dans les cas rapportés ici,
nous permet de conclure que l’inconscient est un autre texte et non
pas simplement une autre face du texte? permet au Dr Leclaire d’expliciter
l’intention de son séminaire, où l’expérience n’est pas invoquée comme
preuve de la justesse de la théorie Freud ienne, mais comme point de
départ d’une recherche théorique originale sur la pratique analytique.
Compte-rendu d’A. Grosrichard)
II. Fantasme et théorie
(ler décembre 1965)
Exposé du Dr Leclaire
Pour cerner de plus près les rapports en psychanalyse entre la théorie et
l’expérience, rapports différents d’un simple placage, le Dr Leclaire centre
la séance sur la question du fantasme lequel apparaît dans ce temps
d’ouverture central à l’expérience.
Le fantasme n’est pas une formation imprécise, mais au contraire
strictement définissable, à condition de le repérer correctement,
c’est-à-dire à la place d’un trou. Ainsi, pour illustrer cette proposition
par deux exemples il est rappelé:
[60] (a) que, dans le cas de l’Homme aux Loups, le fantasme qui est au coeur
du rêve se cadre dans une fenêtre;
(b) que, dans l’histoire d’Ange Duroc, le souvenir-clé ou souvenir-écran
d’une scène incestueuse apparaît lors de la mise en question de son
“sac de peau” comme menacé d’effraction.
Mais plutôt qu’à l’encadrement de l’ouverture, c’est d’abord à ce qui se
passe dans le cadre, au fantasme lui-même, que le Dr Leclaire attache
son étude.
1. Caractères du fantasme dans une approche freudienne.
Freud, dans le texte sur l’Inconscient3 met en avant le caractère de mixte,
d’hybride du fantasme pour autant qu’il participe à la fois du système CS – PCS
et du système ICS: “D’une part, ils sont hautement organisés, non
contradictoires ils ont mis à profit tous les avantages du système CS ...;
d’autre part ils sont inconscients et incapables de devenir conscients.
Ainsi, qualitativement, ils appartiennent au système PCS, mais, en fait,
à l’ICS. C’est leur origine qui décide de leur destin”. Et Freud compare
alors le destin des fantasmes à celui des hommes de sang mêlé.
Les formations fantasmatiques, réparties du pôle le plus inconscient
jusqu’à celui de la rêverie diurne, diversement pathologiques, renvoient
toutes, quoiqu’en dise M. Klein, à une unité de structure du fantasme.4Les variations qualitatives dépendent du mode de présence ou de
détermination du sujet dans le scénario du fantasme: au pôle de la
rêverie diurne, le sujet vit sa rêverie en première personne; à l’autre
pôle il n’y a pas subjectivation, le sujet fait partie de la scène. Les
différentes formations fantasmatiques renvoient aussi à une unité
de contenu: elles concernent toutes le surgissement du désir
(fantasme des origines), ce qui fait que le fantasme fonctionne d’emblée
comme appel à la théorie.
[61]2. Clinique du fantasme
Exemple d’un fantasme de type obsessionnel, celui de Chrysostome
Coubeyrat il se formule: “on le trouvera”, s’associant à des souvenirs de
pertes d’objets (anneau de foulard couteau ...), d’objets retrouvés (un
face-à-main dans un car ...). L’évocation majeure est une broche perdue,
que, dans la prime enfance du sujet, le père destinait à la mère. L’histoire
de cette perte revient au jour avec l’ébranlement de la place du sujet dans
la structure familiale (quand la venue possible d’un nouvel enfant semblait
pouvoir le déloger de sa placé de garçon-voulu-fille).
Deux références sont essentielles à la détermination de la structure du
fantasme:
a – au corps:
L’évocation du fantasme dévoile qu’il est lié à un émoi localisé
corporellement, “émoi distingué”. Dans l’exemple donné, un émoi anal
(l’anneau: sphincter) et un émoi dental: émoi de seuil, de passage.
b – au signifiant comme tel:
C’est-à-dire détaché de tout signifié: c’est ainsi que l’on peut interpréter
l’insistance de Freud sur les “choses entendues” qui sont à l’origine du
fantasme. En particulier les choses entendues prononcer par la mère:
le nom par lequel elle appelle son enfant: dans ce cas,
l’interpellation signifiante: est détachée du signifié commun:
une pomme, mais non du désir de la mère. Ce qui explique que le fantasme
gravite souvent autour du nom du sujet (dans l’exemple présent
, Chrysostome Coubeyrat).5
Il semble n’y avoir que peu de formes fondamentales de fantasmes:
fantasmes de séduction, de scène primitive, de castration. Mais ce qui fait,
dans chaque cas l’extrême particularité du fantasme est le mode singulier
d’ancrage au corps (émoi distingué) et la chaîne qui le rattache à un ou
plusieurs signifiants privilégiés.
[62]3. Structure et fonction du fantasme6
La structure du fantasme apparaît comme binaire: deux termes différenciés
X et Y, articulés par une scansion. Dans les analyses très approfondies, le
fantasme se dévoile, en fait, sous la forme de jaculations enfantines du style:
bou-bou, pa-ti, cou-cou, ou bien d’une séquence empruntée à de tels éléments,
par exemple: . Mais le plus souvent on le retrouve seulement sous
une forme déjà plus thématisée du type , ou ,
où X et Y prennent fonction de sujet et d’objet. Dans la relation ainsi établie il
faut noter que le mode de scansion est déterminé (battre, voir, toucher, etc ...)
et que les deux termes, X et Y, bien qu’ils soient lieux de substitutions ou de
permutations diverses, remplissent constamment les rôles de sujet et d’objet.
Ainsi, dans la formation fantasmatique, la place du sujet est-elle occupée
en permanence par un terme repérable. Cette permanence du sujet du
fantasme se présente à l’analyse comme ayant des liens privilégiés avec
l’évanescence du sujet de l’inconscient.
C’est dire aussi que, dans la déhiscence7 où il prend place, le fantasme a
pour fonction, par la permanence qu’il assure (dans sa structure propre)
du rôle du sujet, de répondre à l’évanescence du sujet de l’inconscient.
Le fantasme, en cette place, apparaît, à la fois comme un seuil
(fenêtre du fantasme de l’Homme aux Loups, trou du terrier, ou surface
du miroir, dans les aventures d’Alice) et, à la fois, comme cet autre monde
(le pays merveilleux d’Alice ou le microcosme de la Nouvelle Mélusine).
Le fantasme est tel un tableau étroitement ajusté dans l’ouverture d’une
fenêtre (J. Lacan, 1962); sa fonction essentielle est de permanence
et de fixité.
Le rapport de ces deux lieux dont le fantasme est à la fois le seuil et la
perspective s’ordonne selon une topologie asymétrique. De même que
se pose ici la question du rapport leurrant de l’intérieur et de l’extérieur
(du type une scène sur une scène), de même se pose ici, fondamentalement,
la question nécessaire du rapport du fantasme à la théorie. Dans la
formalisation des rapports entre l’évanescence du sujet de l’inconscient,
d’une part, et la permanence du rôle du sujet dans la fixité structurale du
fantasme, on ne peut dire si le fantasme constitue la défaillance du sujet
de l’inconscient, ou la comble. Un fait, pourtant, est certain, c’est que le
sujet de l’inconscient, dans ses rapports possibles avec l’objet (objet du
désir inconscient), est affecté [63] par la singularité et la fixité du fantasme,
pour autant que le fantasme scande une certaine relation privilégiée entre
deux termes. On peut dire, en résumé, que le fantasme assure la
représentation permanente du rapport évanescent d’un sujet à un objet.
Topologiquement, se rencontrent ici la singularité de l’inconscient et
l’universalité de la théorie; le fantasme est à la fois structuré et structurant
dans un rapport sujet-objet tel que le thématise la théorie de la connaissance.
4. Un fantasme de Freud, dans ses rapports avec la découverte
de la psychanalyse, et l’élaboration de sa théorie.
L’analyse détaillée du rêve de la monographie botanique8 mène au désir
qui l’anime: désir d’affirmer que le rêveur n’est pas un
‘fruit sec’
, mais, au
contraire, un découvreur fécond. La très profonde passion de Freud pour
les livres s’y révèle, certes, comme désir de connaître la mère, mais, plus
précisément encore, comme passion d’une limite à franchir, de la transgression
en elle-même.
Mais surtout, cette analyse conduit à dégager un fantasme fondamental
de Freud, par l’évocation de deux souvenirs écran:
1. vers 5 ans: la joie infinie avec laquelle il arrache en compagnie de sa
soeur, les feuilles d’un livre d’images en couleurs, que son père lui avait
donné9 (tout comme son père lui donnera, pour son 35ème anniversaire,
son exemplaire d’une Bible).10
2. vers 2 ans: le souvenir de fleurs jaunes arrachées à sa cousine
Pauline qui en avait cueilli plus que lui-même et que son cousin John.11
Il semble que le fantasme commun qui fixe ces deux souvenirs soit, dans
sa formule la plus dépouillée: X (détaché de) Y et dans une forme plus [64]
thématisée: “l’on arrache des fleurs” (à Pauline), ou encore: “on
arrache des feuilles” (au livre), tout comme si l’on effeuillait un artichaut.
Sans insister sur la forme simple, “déflorer”, on peut dégager, à partir de
ce canevas, les variations suivantes:
- Sigmund arrache X (son père, Philippe, Julius) à sa mère;
- Sigmund est arraché à sa mère, (à son pays natal)12;
- sa mère est arrachée à la vie13,
et surtout la variation majeure:
- Sigmund arrache aux rêves leurs secrets (Cf. il est un découvreur fécond,
le héros qui résout l’énigme).
Au noeud de ce fantasme, on retrouve les deux références majeures qui ont
été soulignées dans le paragraphe sur la clinique du fantasme:
a – référence au corps: essentiellement l’érotisme uréthral (ambition) suffisamment souligné par Freud dans ses souvenirs14 et rappelé dans les
rêves et fantasmes par l’insistance de la couleur jaune15; la référence à la
machoire et à la bouche conduit au second type de référence nécessaire:
b – référence au signifiant: Mund, la bouche, fait partie de la forme
seconde de son prénom: Sigmund; de l’interpellation (signifiante) de sa mère,
Jones rappelle la permanence de sa forme tendre: “mein goldener Sigi”16,
sans doute, thématisé ensuite sous le signifié ,“Sieg” (victoire), et son
contexte de héros victorieux (Hannibal). Il y aurait aussi, à la suite de Freud ,
à faire des remarques analogues sur son nom: joie ou plaisir.
[65] Il est aisé de reconnaître que ce fantasme est fondamentalement lié, et à
la découverte de l’analyse (fécondité du héros ambitieux, découvreur d’énigme)
et aux points majeurs de sa théorie: l’Oedipe (interdit, transgression) et la
castration (détachement).
On peut enfin noter que certaines constantes du fantasme Freud ien
surgissent dans les temps privilégiés de son travail analytique: ainsi la
“robe jaune” liée au souvenir des fleurs arrachées est avancée
comme hypothèse pour élucider l’énigme du papillon jaune marqué de noir
dont parle l’Homme aux Loups, et, de plus, il se trouve que ce même patient
lui “offre” le rêve: “j’arrache ses ailes à une guêpe”17, comme s’il
était calqué sur le fantasme de l’analyste.
Ainsi peut s’illustrer l’implication structurale du fantasme et de la théorie.
Discussion
J. C. Milner pose la question suivante:
La référence que le Dr Leclaire propose du fantasme au corps suppose
que soit construit un
‘modèle’
de corps, comme ensemble des lieux où le
fantasme produit un émoi privilégié, une sensation singulière.
Il semble à première vue que le corps de fantasme soit plutôt fait de plages
et de barrières (ainsi les dents par opposition aux lèvres).
Néanmoins d’autres données paraissent rapprocher l’espace corporel du
fantasme de celui des pulsions: un corps troué d’anneaux conjuguant
l’extérieur à l’intérieur.
La question demeure donc ouverte: si le modèle est construit, doit-il être
différent de celui que dessine la théorie des pulsions? Serait-il alors possible
cependant de déduire l’un de l’autre?
Le Dr Leclaire répond qu’il ne lui semble pas que la référence du fantasme
au corps doive conduire à la construction d’un modèle du corps différent de
celui que Milner dégage comme étant dessiné par la théorie des pulsions;
il faut seulement que soit précisée, par exemple à propos d’un seuil orificiel,
la question de la surface comme limite et des limites de la surface. Le
prochain exposé doit traiter plus précisément du corps.
(Compte-rendu de F. Baudry)
III. Du corps à la lettre
(15 décembre 1965)
[66] Exposé du Dr Leclaire
Quand on veut saisir le corps, on se heurte à une absence, plus encore
qu’à une évanescence. Saisir (greifen) le corps avec les mains, les mots
ou les concepts (Begriff) est saisir une absence. Parler du corps, ce sera
aussi en quelque sorte aller à contre courant: quand on parle, le plus
souvent le corps s’absente. Ce sera peut-être pourtant le moyen de découvrir
la nature du
‘trou’
, où se place le fantasme, et la fonction de la limite où
apparaît le verbe.
1. L’absence du corps
Le corps est le plus souvent absent du discours, comme si l’un était par
essence antinomique de l’autre. Il faudra pourtant, et c’est bien le début de
l’analyse, fait apparaître le corps dans le discours. L’aventure analytique
n’a-t-elle pas commencé avec le corps parlant des hystériques?
Absent du discours, le corps est aussi, et d’abord, absent pour un autre
corps. Ange Duroc s’enferme à clé quand sa mère est partie et ne veut plus
lui ouvrir, afin de maintenir et de maîtriser cette absence, ce corps.
De façon générale, l’absence est absence du corps aimé; si l’on fait de
beaux poèmes sur son absence, il est plus difficile de parler de sa présence.
La présence du corps s’exprime comme le temps d’un amour: la distance
l’approche et la saisie, le corps à corps, à
‘corps perdu’
, ombre du corps
perdu, l’extase, les corps étrangers, corps séparés ...
Dans le cas de Célestin, la question est: comment sortir de l’indifférence,
échapper à l’état de non-séparation? Il se plaint de son
‘indifférence’
que
marque le ton même de son discours en analyse. Il se sent indistinct craint
d’être démasqué et pourtant ne voudrait pas être pris pour un autre: il
n’accepterait pas, s’il était défiguré par un accident, de cacher la cicatrice,
qui enfin le singulariserait. Ses fantasmes sont: se fondre, dans l’air ou
dans l’eau, se baigner, nager entre deux eaux, jouer avec les courants,
euphorie ou l’abandon; s’échouer sur le rivage comme s’il jetait l’ancre:
il se différencie enfin. Avant sa naissance, est morte une soeur, Célestine,
dont il porte le [67] nom privé de
‘ne’
. Il est d’emblée encastré
comme cache du vide, de l’absence: il est à la place d’un manque, de sa
soeur morte. Comment pourra-t-il alors accéder lui-même au manque, se
distinguer de sa vocation de cache-vide, de bouche-trou? Et pourtant,
Célestin, unique chef d’oeuvre de sa mère, est aussi, dans sa vie, ce
phallus conquérant: il est distinct quant au sexe, mais est-il né?
2. Comment le corps apparaît-il?
Le corps apparaît à la fois comme séparé et différencié. Il faut distinguer
(avant de les conjuguer pour fonder le concept de différence) l’ordre de la
séparation (de l’engendrement) et l’ordre de la différenciation (sexuelle).
L’hystérique est née trop tôt, elle est trop certaine de sa séparation. Elle
la projette sur son corps dès que la question de la différenciation sexuelle
surgit: “Suis-je homme ou femme?”. Il y a capture précoce dans un corps
séparé, en tant qu’il a été trop tôt vécu comme séparé, c’est-à-dire trop tôt
comme un. Ayant vécu trop tôt l’expérience de l’un de son corps, trop tôt
chuté ou rejeté, elle tente de maîtriser la séparation en la recréant.
L’obsessionnel, lui, est incertain quant à la séparation, mais, précoce
partenaire de sa mère, il a très tôt investi le signe de la différenciation
sexuelle: le phallus. Installé dans son corps, carapace ou château, il
est le phallus et projette sa position d’objet sexuel différencié sur toute
perspective de séparation comme corps né: “Est-il ou n’est-il pas?”.
Comment peut-il se situer comme vivant, se distinguer du phallus paternel,
puisqu’il est lui-même phallus, garant de la différence? Qu’est-ce que peut
vouloir dire d’être sexué pour un sujet qui n’est pas engendré?
3. La nature du corps tel qu’il apparaît dans l’expérience
C’est l’expérience même qui dicte cette affirmation que le corps est une
surface: limite pour l’hystérique (fantasme d’enveloppement, de clivage),
résistance pour l’obsessionnel (fantasme du sac de peau souhaité inviolable).
Le rapport symétrique de l’extérieur et de l’intérieur est une apparence
leurrante que le corps entretient, mais que l’expérience analytique infirme.
La surface est close - à la façon d’une bande de Moebius - en tant qu’elle
peut limiter un vide (ou un plein), affectée de trous qui font communiquer
des points qui sont à la fois du même et du pas-même (autre) côté de la
surface. Plutôt qu’une, cette surface doit être dite non-deux.
[68] En tant que non-deux, ce corps-surface est le lieu élu de la différenciation.
Corps de plaisir, il expérimente en tant que surface non-deux l’abolition de la
limite: plaisir du contact avec lui-même (doigt dans la bouche etc.) du contact
avec un autre corps; le sensible est à double face, expérience de la différence
entre pareil et pas pareil, pour tous les sens, et pour la surface entière (et
non pas seulement pour les bords et les trous, lieux privilégiés).
C’est dans le corps sensible, surface non-deux, qu’on trouve effectivement
la racine de toute différenciation possible, et le modèle de toute discrimination,
logique notamment.
4. Du corps à la lettre
Au plus simple, le corps est surface. Comme limite tangible, sensible,
aspect du non-deux, il est affecté par le temps? Comme intangible, dans sa
fonction limitante, il est intemporel, ineffaçable.
Mais en particulier, dès qu’un petit morceau de la surface a été séparé, il
fait apparaître la différence: il affecte le corps ou s’affecte à un autre corps.
C’est là qu’apparaît le signifiant, ce que Freud nomme
“le concept inconscient”, à propos de
l’unité paradoxale d’une “petite chose qui peut être séparée du
corps”18: fèces, enfant ou pénis. Ce morceau
‘baladeur’
qui peut être
séparé, en figurant un lieu de séparation, transgresse, au sens littéral du
terme, la fonction de limite de la surface. Et comme limite lui-même, il
marque la différence, transcendant ainsi la trace effaçable du sensible:
la douleur de la blessure devient cicatrice ineffaçable. La transgression
où apparaît la lettre peut être retrouvée soit dans l’orgasme, soit dans
la jouissance sadique, comme transgression objectivée. Par là aussi,
on peut saisir ce qu’est le “trou” où se place le fantasme: conjonction de
la déhiscence de la surface non-orientée, avec la séparation du petit morceau
de corps, qui l’oriente: le “trou” est une fenêtre qui s’ouvre avec et sur
le concept inconscient le signifiant.
Il fait saisir les rapports fondamentaux du signifiant avec cette marque
indélébile qu’est le détachement instaurant la coupure dans le non-deux
faisant surgir la transgression radicale qui institue le zéro du manque. Là
seulement apparaît le zéro du manque comme zéro et non seulement
comme manque. Là
‘s’incarne’
le signifiant, pour autant que la coupure
fait surgir le zéro du manque et l’un polarisant du trait.
[69] La lettre, A ou Ω apparaît au lieu de la transgression du corps-surface,
et dans l’espace de la séparation des corps. On peut ainsi considérer le
signifiant, ou, comme ancré dans le corps, ou, comme détaché de lui.
Le titre de l’exposé, , indique suffisamment que n’a été
envisagé ici, que ce qui, du corps, fonde,
‘incarne’
, la lettre. Ce choix, qui va
à contre-courant du mouvement naturel du discours n’implique en rien que
soit méconnu ou dénié ce qui, de la lettre, marque, soutient et garantit le
corps séparé, sexué ... et souvent absent.
Conclusion
Il n’est pas de théorie du discours possible, sans que soit assurée une
position correcte du corps. A la lumière de la psychanalyse, le corps apparaît
comme la limite que transgresse l’ordre du discours.
Discussion: 1. Questions
Grosrichard: Aller, comme on l’a fait ici, du corps à la lettre est-il possible sans avoir
implicitement pris le corps à la lettre ou dans la lettre? Si ce n’est pas le cas,
comment et pourquoi est-ce le phallus, ou plutôt le pénis, qui est privilégié
comme petit corps détaché, origine du Signifiant?
Tort: Quel rapport y a-t-il entre la transgression et le problème posé par Freud
du rapport de l’intérieur et de l’extérieur?
C. Backès: Quel rapport y a-t-il entre le nom propre et le corps au niveau de cette
analyse?
Nassif: Quel rapport peut-on voir entre l’intemporalité du corps et la constance
des pulsions dont parle Freud dans les pulsions et leur destin?
- Le corps peut-il devenir signifiant avant le surgissement de la difference?
Est-il possible, comme Freud l’affirme. de parler du corps comme “source”
de la pulsion?
[70] Baudry: Quel rapport y a-t-il entre la question de la paternité et la question de la
vérité?
- Quelle est l’origine du concept de
‘différence’
ici?
- Peut-on dire que le concept de différence dans cet examen du vecteur
C ---- A fournit les conditions de possibilité du signe en général?
Discussion: 2. Réponses aux questions:
Le Dr Leclaire répond:
- à Grosrichard: que le choix qu’il a fait d’aller (à contre-courant) du corps à la lettre, peut
donner prise à son objection, car il transgresse ainsi la règle d’un certain
usage de la parole. Mais, peut-on marquer autrement l’ordre du plaisir
dans celui du discours?
- à Tort: que c’est, dans la topique Freud ienne, la barrière du refoulement, qu’il
faudrait ici considérer.
- à C. Backès: que le nom propre constitue une forme privilégiée de ce qui, de la lettre,
marque et soutient le corps.
- à Baudry:
1) qu’une position perturbée à l’endroit de la castration (situation par
rapport au père) perturbe nécessairement les rapports du sujet au champ
de la vérité; ces perturbations pourraient même être définies dans chaque
type de névrose;
2) que la différence: “pareil-pas-pareil” se réfère à l’irréductible
différence entre la satisfaction recherchée et la satisfaction obtenue que
Freud évoque comme force motrice (‘Au-delà du principe de plaisir’, G.W.
XIII. 44 édit. franç. 48).
- à Nassif: (1) que la force des pulsions a sans doute un rapport direct avec la
constance de la fonction limitante;
2) qu’il est tout à fait possible de soutenir que le corps est la source
des pulsions;
(3) que le corps est signifiant. La question de l’avant ou de l’après
passé par le corps comme limité.
(Compte-rendu de J. Mathiot).
Notes
1. Psychopathologie de la vie quotidienne. G. W. IV-6 (édit. franç. p. 2) et ‘Sur le mécanisme psychique de l’oubli’ G.W., I-520. ↵
2. Voir l’histoire de ce cas dans ‘Le point de vue économique en psychanalyse’ par S. Leclaire, dans l’Evolution Psychiatrique, 1965, n° 2, pp. 189-211. ↵
3. ‘L’inconscient’ G.W. X p. 289. Trad. française, Gallimard, p. 137. ↵
4. Cf. J. Laplanche et J.B. Pontalis: ‘Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du fantasme’. Temps Modernes, n° 215, avril 1964, et en particulier, citation d’une note deFreud, Les Trois Essais, note 33, p. 174 ↵
5. cf. aussi analyse de Philippe dans le volume sur l’Inconscient à paraître chez Desclée de Brouwer. ↵
6. Ce paragraphe a été remanié par le Dr Leclaire, compte tenu de certains éléments apportés dans la discussion par J.-A. Miller et J.C. Milner. Mais de ce fait, ces éléments ne figureront pas dans le présent compte-rendu ↵
7. La situation et la nature du , cadre de la fenêtre, sont envisagées dans l’exposé suivant (15. XII. 65) principalement dans leurs références au corps. ↵
8. Traumdeutung (T.D.) G.W. II-III. 175. P.U.F. 129. ↵
9. T.D. id. 131-178. ↵
10. Voir à ce sujet, la dédicace qui accompagne ce don: E. Jones. La vie et l’oeuvre de Freud, T. I., p. 21. ↵
11. ‘Uber Deckerrinnerungen’, G.W. I. 538 (trad. franç. dans D. Anzieu, L’autoanalyse, P. U. F. 1959, p. 277). ↵
12. C’est à 3 ans, au cours du voyage qui marque l’arrachement à son pays natal, Freiberg, que Freud a été saisi, en gare de Breslau, d’une grande peur où s’origine. Selon lui, sa phobie des voyages. (Lettres à Fliess, 1. no. 77 du 3.12.97). ↵
13. T.D. Rêve des personnages à bec d’oiseau, G.W. II-III, 589, P.U.F. 476. ↵
14. T.D. G. W. II-III, 221-222, P.U.F. 163-164. ↵
15. La couleur jaune signifie l’urine. Les fleurs arrachées à Pauline étaient des
‘pissenlits’
. Freud évoque par erreur le pissenlit à propos du tussilage (G.W. II-III, 218). En allemand, pissenlit se dit
‘Lewenzahn’
,
‘dent de lion’
. Le Dr. Leclaire avance l’hypothèse que le (G.W. 11-III 196, P.U.F. 145) pourrait être Freud lui-meme. Si c’était le cas, la confusion entre
‘reisen’
(voyager) et
‘reissen’
(arracher) que rapporte ce collègue serait de nature à éclairer aussi l’origine de la phobie des voyages de Freud. ↵
16. E. Jones, La vie et l’oeuvre de Freud, p. 3. ↵
17. G.W. XII, 128. P.U.F. 397 ↵
18. G.W. XII. 116. P.U.F. 389. ↵