You are here: Home / Contents / Volume 1 / Article 1.4) Serge Leclaire: L’analyste à sa place?

This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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L’analyste à sa place?1

[50] Je vais essayer de dire en quoi la position du psychanalyste est irréductible à toute autre et peut-être, à proprement parler, inconcevable, en prenant appui sur l’exposé de J-A. Miller du 24 février.

Dans son entreprise d’interroger les fondements de la logique, de la logique qu’il nomme logicienne, et de rassembler dans l’oeuvre de Lacan les éléments d’une logique du signifiant, Miller en arrive à nous présenter lui-même un discours logique, ou même archéologique, comme il le dit, susceptible de comprendre le discours issu de l’expérience analytique.

Or, pour en venir à un tel discours, il faut, si je puis dire, tenir ferme le point qui rend possible l’articulation d’un discours logique, c’est-à-dire ce point qui nous est par Miller présenté comme le point faible autant que le point crucial de tout discours, à savoir le point de suture.

Il faut comprendre nous rappelle Miller, que “la fonction de suturation, n’est pas particulière au philosophe”. “Il importe que vous soyez persuadés”, insiste-t-il “que le logicien, comme le linguiste, à son niveau, suture”.

J’en suis bien persuadé. Il est clair que Miller, lui aussi logicien, ou archéologicien, lui aussi suture. Mais voilà où est la différence: l’analyste, lui quoi qu’il en ait, et même quand il tente de [51] discourir sur l’analyse, l’analyste ne suture pas, ou tout au moins, il devrait s’efforcer de se garder de cette passion.

Je pourrais m’arrêter là. Ce serait évidemment la forme la plus brève. Néanmoins, je voudrais essayer d’argumenter un peu plus. En quoi consiste ce point de suture dont il est fait état?

Une proposition qui constitue l’un des pivots de l’exposé de Miller, est celle-ci: “c’est dans l’énoncé décisif que le nombre assigné au concept de la non-identité à soi est zéro que se suture le discours logique”.

Loin de moi l’idée de contester l’importance de cette remarque. Mais, je voudrais aller plus loin. L’introduction de ce concept de la non-identité à soi succède au concept leibnizien de l’identité à soi qui est avancé par Frege, à savoir: “Identiques sont les choses dont l’une peut être substitutée à l’autre sans que la vérité se perde”. C’est à partir de là que l’on en arrive à cette autre proposition: “La vérité est: chaque chose est identique à soi”. Qu’est-ce que c’est que cette chose identique à soi? C’est la chose en tant qu’elle est une, c’est-à-dire l’objet. Chaque chose est identique à soi, ce qui permet à l’objet (la chose en tant qu’une) de tomber sous un concept. Il faut que la chose soit identique à elle-même pour que la vérité soit sauve: là, nous pourrions trouver ce qui fait l’accent majeur non seulement du livre de Frege, mais de l’exposé de Miller, à savoir, sauver la vérité. L’analyste, lui, n’a pas nécessairement le souci de sauver la vérité.

L’analyste dirait volontiers, moi au moins, “la vérité est aussi”. Mais la réalité est aussi. Et la réalité, pour l’analyste, impose d’envisager la chose en tant qu’elle n’est pas une, d’envisager la possibilité du non-identique à soi.

Frege certes le fait, mais en bloquant tout de suite, comme le montre Miller, le non-identique à soi par le nombre zéro.

Si l’on renonce, pour un temps, au sauvetage de la Vérité, qu’est-ce qui apparaît? Je dirais, pour moi, que c’est la différence radicale, autrement dit la différence sexuelle.

Nous pouvons en trouver une référence extrêmement précise dans l’oeuvre de Freud. Au moment où discutant de la réalité de la scène primitive, à propos de l’observation de l’Homme aux Loups, il s’intéresse à la problématique de la castration, dans ses rapports avec l’érotisme anal, il lui vient cette expression curieuse d’un concept inconscient.

[52] Il s’agit certes d’une unité, le concept, mais elle recouvre des choses non identiques à elles-mêmes: dans son exemple, les fèces, l’enfant ou le pénis et, pourquoi pas, le doigt, le doigt coupé ou le petit bouton sur le nez, voire le nez. La notion de concept inconscient surgit sous la plume de Freud pour connoter l’unité de petites choses indifférentes, mais pouvant être séparées du corps. Peut-être avons-nous là le concept, la réalité d’une chose non-identique à elle-même.2

Lorsque je dis que l’analyste ne suture pas, c’est parce qu’il lui est nécessaire, dans son expérience, que le zéro même ne serve pas à cacher la vérité d’une différence radicale, d’une différence à soi qui s’impose en dernière analyse devant l’irréductibilité de la réalité sexuelle.

Qui ne suture pas, peut voir la réalité du sexe sous-tendue par la fondamentale castration. Il peut envisager l’énigme de la génération. Non seulement celle de l’engendrement de la suite des nombres, mais de la génération des hommes.

Le domaine de l’analyste est un domaine nécessairement a-véridique, tout au moins dans son exercice. L’analyste se refuse à suturer, vous ai-je dit. En fait, il ne construit pas un discours, même quand il parle. Fondamentalement, et c’est en cela que la question de l’analyste est irréductible, l’analyste est à l’écoute. Il est à l’écoute de quoi? du discours de son patient, et dans le discours de son patient, ce qui l’intéresse, c’est précisément de savoir ce qui s’est fixé pour lui au point de suture. Que Miller se situe, lui, pour nous parler, en un point d’une topologie ni ouverte ni fermée, nous lui en donnons acte, mais l’analyste, lui, est plutôt comme le sujet de l’inconscient, c’est-à-dire qu’il n’a pas de place et ne peut pas en avoir.

Je conçois que cette position ou cette non-position de l’analyste puisse donner le vertige au logicien, au passionné de la vérité. Car il est en effet le témoin dans son action, de cette différence radicale entre un désirant suturé et un qui se refuse à suturer, un non-suturant, un désirant-ne-pas-suturer. Je sais bien que d’une certaine façon cette position est insupportable. Mais je crois que, quoi qu’on en fasse, nous n’en avons pas fini et vous non plus Miller, vous n’en avez pas fini, de tenter de mettre, ou comme on dit, remettre l’analyste à sa place. Heureusement d’ailleurs. Qu’il s’y mette tout seul, ça arrive par lassitude, ou qu’on tente de l’y contraindre. Une seule chose est sure: le jour où l’analyste sera à sa place, il n’y aura plus d’analyse.

Notes

1. Compte-rendu d’une intervention prononcé le 24 mars 1965 au séminaire du Docteur J. Lacan

2. Le docteur Leclaire donne ici un autre exemple, que nous ne reproduisons pas; ce sera le theme d’une séance du séminaire de l’E.N.S.