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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Nature, Culture, Écriture. La violence de la lettre de Lévi-Strauss à Rousseau1

Contents

[7]

“Parlerai-je à présent de l’écriture? Non, j’ai honte de m’amuser à ces niaiseries dans un traité de l’éducation”

Emile ou de l’éducation

“Elle [l’écriture] paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination ... L’écriture et la perfidie pénétraient chez eux de concert ”

‘La leçon d’écriture’ in Tristes Tropiques.

Il était donc prévu qu’au terme d’un premier parcours d’impatience et dans le champ trop vaste que cette introduction aura dessiné à grands traits, nous essaierions d’occuper certains lieux - historiques ou systématiques - pour y séjourner plus patiemment. Ces occupations devaient former une série plus discontinue, mais toujours tenue de se justifier à partir des promesses systématiques et des lieux conceptuels assignés par l’introduction.

Pourquoi, dès lors, l’écriture comme violence? et surtout pourquoi faire jouer cette problématique dans l’affinité ou l’affiliation qui enchaîne Claude Lévi-Strauss à Jean-Jacques Rousseau?

* * *

Le phonologisme, c’est sans doute, à l’intérieur de la linguistique comme de la métaphysique, l’exclusion ou l’abaissement de l’écriture. Mais c’est aussi l’autorité accordée à une science qu’on veut considérer comme le modèle de toutes les sciences dites humaines.

En ces deux sens, il y a un phonologisme de Lévi-Strauss. Ce que [8] nous avons approché en introduction quant aux “modèles” de la linguistique et de la phonologie, nous interdit de contourner une anthropologie structurale sur laquelle la science phonologique exerce une fascination aussi déclarée: par exemple dans Langage et parenté2 qu’il faudrait interroger ligne à ligne. “La naissance de la phonologie a bouleversé cette situation. Elle n’a pas seulement renouvelé les perspectives linguistiques: une transformation de cette ampleur n’est pas limitée à une discipline particulière. La phonologie ne peut manquer de jouer, vis-à-vis des sciences sociales, le même rôle rénovateur que la physique nucléaire, par exemple, a joué pour l’ensemble des sciences exactes.”

Si nous voulions élaborer ici la question du modèle, il faudrait relever tous les “comme” et les “de même” qui ponctuent la démonstration, réglant et autorisant l’analogie entre le phonologique et le sociologique, entre les phénomènes et les termes de parenté. “Analogie frappante”, nous est-il dit, mais dont le fonctionnement des “comme” nous montre assez vite qu’il s’agit là d’une très sûre mais très pauvre généralité de lois structurales, dominant sans doute les systèmes considérés, mais aussi bien d’autres, et sans privilège. Phonologie exemplaire comme l’exemple dans la série et non comme le modèle régulateur. Mais sur ce terrain, les questions ont été posées, les objections articulées, et comme le phonologisme épistémologique érigeant une science en patron suppose le phonologisme linguistique et métaphysique élevant la voix au-dessus de l’écriture, c’est ce dernier que nous tenterons d’abord de reconnaître.

Lévi-Strauss a en effet écrit de l’écriture. Peu de pages sans doute 3 mais à bien des égards remarquables: très belles et faites pour étonner, énonçant dans la forme du paradoxe et de la modernité l’anathème que l’Occident obstinément a ressassé, l’exclusion par laquelle il s’est constitué et reconnu, depuis le Phèdre jusqu’au Cours de linguistique générale.

Autre raison de relire Lévi-Strauss: si, nous l’avons déjà éprouvé, on ne peut penser l’écriture sans cesser de se fier, comme à une évidence allant de soi, à tout le système des différences entre [9] la physis et son autre (la série de ses “autres”: l’art, la technique, la loi, l’institution, l’immotivation, l’arbitraire, etc) et à toute la conceptualité qui s’y ordonne, on doit suivre avec la plus grande attention la démarche inquiète d’un savant qui tantôt, à telle étape de sa réflexion, fait fond sur cette différence, et tantôt nous conduit à son point d’effacement: “L’opposition entre nature et culture, sur laquelle nous avons jadis insisté, nous semble aujourd’hui offrir une valeur surtout méthodologique” (La pensée sauvage, p. 327). Sans doute Lévi-Strauss n’est-il jamais allé que d’un point d’effacement à un autre. Déjà Les structures élémentaires de la parenté (1949), commandées par le problème de la prohibition de l’inceste, n’accréditaient la différence qu’autour d’une couture. L’une et l’autre n’en devenaient que plus énigmatiques. Et il serait risqué de décider si la couture - la prohibition de l’inceste - est une étrange exception qu’on viendrait à rencontrer dans le système transparent de la différence, un “fait”, comme dit Lévi-Strauss, avec lequel “nous nous trouvons alors confrontés” (p. 9); ou au contraire, l’origine de la différence entre nature et culture, la condition, hors système, du système de la différence. La condition ne serait un “scandale” que si on voulait la comprendre dans le système dont elle est précisément la condition. “Posons donc que tout ce qui est universel, chez l’homme, relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt un ensemble de faits, qui n’est pas loin, à la lumière des définitions précédentes, d’apparaître comme un scandale: ..... car la prohibition de l’inceste présente sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où nous avons reconnus les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs: elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d’universalité” (p. 9). Mais le “scandale” n’était apparu qu’à un certain moment de l’analyse: quand, renonçant à une “analyse réelle” qui ne nous livrera jamais de différence entre nature et culture, on passait à une “analyse idéale” permettant de définir le “double criterium de la norme et de l’universalité”. C’est donc à partir de la confiance faite à la différence entre les deux analyses que le scandale prenait sens de scandale. Que signifiait cette confiance? Comment s’apparaissait-elle à elle-même? Comme le droit pour le savant d’utiliser des “instruments de méthode” dont la “valeur logique” est anticipée, en état de précipitation au regard de l’ “objet”, de la “vérité”, etc de ce en vue de quoi la science est en travail. Ce sont les premiers mots - ou presque - des Structures: ... “on commence à comprendre que la distinction entre état de nature et état de société (nous dirions plus volontiers aujourd’hui: état de nature et état de culture), [10] à défaut d’une signification historique acceptable, présente une valeur qui justifie pleinement son utilisation, par la sociologie moderne, comme un instrument de méthode” (p. 1). On le voit: quant à la “valeur surtout méthodologique” des concepts de nature et de culture, il n’y a ni évolution ni surtout repentir des Structures à La pensée sauvage. Il n’y en a sans doute pas davantage quant à ce concept d’instrument de méthode: dans les Structures, il annonce très précisément ce qui, plus de dix ans après, nous sera dit du “bricolage”, des outils comme “moyens du bord”, “conservés en vertu du principe que ‘ça peut toujours servir’”. “Comme le bricolage sur le plan technique, la réflexion mythique peut atteindre, sur le plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. Réciproquement, on a souvent noté le caractère mythopoétique du bricolage” (P.S. p. 26 sq. ). Il resterait, bien sûr, à se demander si l’ethnologue se pense comme “ingénieur” ou comme “bricoleur”.

Néanmoins, l’effacement de la frontière entre nature et culture n’est pas produit, des Structures à La pensée sauvage, par le même geste. Dans le premier cas, il s’agit plutôt de respecter l’originalité d’une suture scandaleuse. Dans le deuxième cas, d’une réduction, si soucieuse soit-elle de ne pas “dissoudre” la spécificité de ce qu’elle analyse: .... “ce ne serait pas assez d’avoir résorbé des humanités particulières dans une humanité générale; cette première entreprise en amorce d’autres que Rousseau (dont Lévi-Strauss vient de louer la ‘clairvoyance habituelle’) n’aurait pas aussi volontiers admises et qui incombent aux sciences exactes et naturelles: réintégrer la culture dans la nature, et finalement, la vie dans l’ensemble de ses conditions physico-chimiques” (p. 327).

Conservant et annulant à la fois des oppositions conceptuelles héritées, cette pensée se tient donc, comme celle de Saussure, aux limites: tantôt à l’intérieur d’une conceptualité non critiquée, tantôt pesant sur les clôtures et travaillant à la déconstruction.

Enfin, et cette dernière citation nous y conduit nécessairement, pourquoi Lévi-Strauss et Rousseau? Cette conjonction devra se justifier progressivement et de l’intérieur. Mais on sait déjà que Lévi-Strauss ne se sent pas seulement accordé à Jean-Jacques, son héritier par le coeur et ce qu’on pourrait appeler l’affect théorique. Il se présente aussi souvent comme le disciple moderne de Rousseau, il le lit comme l’instituteur et non seulement comme le prophète de l’ethnologie moderne. On pourrait citer cent textes à la gloire de Rousseau. Rappelons néanmoins, à la fin du Totémisme aujourd’hui, ce chapitre sur ‘Le totémisme du dedans’ “ferveur militante” “envers l’ethnographie”, “clairvoyance étonnante” de Rousseau qui, “mieux avisé que Bergson” et “avant même la découverte du totémisme” a “pénétré dans [11] ce qui ouvre la possibilité du totémisme en général” (p. 147), à savoir -

1. la pitié, cette passion fondamentale, aussi primitive que l’amour de soi, et qui nous unit naturellement à autrui: à l’homme, certes, mais aussi à tout être vivant.

2. l’essence originairement métaphorique, parce que passionnelle, dit Rousseau, de notre langage. Ce qui autorise ici l’interprétation de , c’est cet Essai sur l’origine des langues dont nous tenterons plus tard une lecture patiente: “Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent des passions (et non des besoins), ses premières expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître”. C’est encore dans le Totémisme du dedans que le deuxième Discours est défini “le premier traité d’anthropologie générale que compte la littérature française. En termes presque modernes, Rousseau y pose le problème central de l’anthropologie qui est celui de passage de la nature à la culture” (p. 142). Mais voici l’hommage le plus systématique. C’est une conférence recueillie dans le volume Jean-Jacques Rousseau (Ed. La Baconnière, 1962): J. J. Rousseau, fondateur des sciences de l’homme. Je n’en extrais ici que le passage suivant, il donne la note: “Rousseau ne s’est pas borné à prévoir l’ethnologie: il l’a fondée. D’abord de façon pratique, en écrivant ce Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes qui pose le problème des rapports entre la nature et la culture, et où l’on peut voir le premier traité d’ethnologie générale; et ensuite sur le plan théorique, en distinguant avec une clarté et une concision admirables, l’objet propre de l’ethnologue de celui du moraliste et de l’historien: ‘Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés’ (Essai sur l’origine des langues, ch. VIII) (p. 240)”. (Thème cher à Merleau-Ponty: le travail ethnologique réalise la variation imaginaire à la recherche de l’invariant essentiel).

Il y a donc là un rousseauisme déclaré et militant. Il nous impose déjà une question très générale qui orientera plus ou moins directement toutes nos lectures: dans quelle mesure l’appartenance de Rousseau à la métaphysique logocentrique et à la philosophie de la présence - appartenance que nous avons déjà pu reconnaître et dont nous aurons à dessiner la figure exemplaire - assigne-t-elle des limites à un discours scientifique? Retient-elle nécessairement dans sa clôture la discipline et la fidélité rousseauiste d’un ethnologue et d’un théoricien de l’ethnologie moderne?

Si cette question ne suffisait pas à enchâiner le développement [12] qui va suivre à notre propos initial, s’il fallait repérer une articulation plus étroite et plus rigoureuse dans le jeu de cette introduction, on devrait peut-être revenir:

1. à telle digression sur la violence qui ne survient pas du dehors, pour le surprendre, à un langage innocent, subissant l’agression de l’écriture comme l’accident de son mal, de sa défaite et de sa déchéance; mais violence originaire d’un langage qui est toujours déjà une écriture. A aucun moment, on ne contestera donc Rousseau et Lévi-Strauss lorsqu’ils lient le pouvoir de l’écriture à l’exercice de la violence. Mais en radicalisant ce thème, en cessant de considérer cette violence comme dérivée au regard d’une parole naturellement innocente, on fait virer tout le sens d’une proposition - l’unité de la violence et de l’écriture - qu’il faut donc se garder d’isoler et d’abstraire.

2. à telle autre ellipse sur la métaphysique ou l’onto-théologie du logos (par excellence dans son moment hegelien) comme effort impuissant et onirique pour maîtriser l’absence en réduisant la métaphore dans la parousie absolue du sens. Ellipse sur l’écriture originaire dans le langage comme irréductibilité de la métaphore, qu’il faut penser ici dans sa possibilité et en deçà de sa répétition rhétorique. Absence irrémédiable du nom propre? Rousseau croyait sans doute à un langage s’initiant dans la figure, mais il n’en croyait pas moins, nous le verrons assez, à un progrès vers le sens propre. “Le langage figuré fut le premier à naître” dit-il, mais c’est pour ajouter: “le sens propre fut trouvé le dernier” (Essai4). C’est à cette eschatologie du propre (propre, proprius, présence, proximité à soi, propriété, propreté) que nous posons la question du γράφειν.

* * *

[13]

La guerre des noms propres

“Mais comment distinguer par écrit un homme qu’on nomme d’un homme qu’on appelle? C’est là vraiment une équivoque qu’eût levée le point vocatif”.

Essai sur l’origine des langues.

Remontée, maintenant, des Tristes Tropiques à l’Essai sur l’origine des langues, de la ‘Leçon d’écriture’ à la leçon d’écriture refusée par celui qui avait “honte de s’amuser” aux “niaiseries” de l’écriture dans un traité de l’éducation. Notre question sera peut-être mieux délimitée: disent-ils la même chose? Font-ils la même chose? Et qui dit mieux?

Dans ces Tristes Tropiques qui sont à la fois des Confessions et une sorte de Supplément au Supplément au voyage de Bougainville, la ‘Leçon d’écriture’ marque un épisode de ce qu’on pourrait appeler la guerre ethnologique, l’affrontement essentiel qui ouvre la communication entre les peuples et les cultures, même lorsque cette communication ne se pratique pas sous le signe de l’oppression coloniale ou missionnaire. Toute la ‘Leçon d’écriture’ est récitée dans le registre de la violence contenue ou différée, violence sourde parfois, mais toujours oppressante et lourde. Et qui pèse en divers lieux et divers moments de la relation: dans le récit de Lévi-Strauss comme dans le rapport entre des individus et des groupes, entre des cultures ou à l’intérieur d’une même communauté. Que peut signifier le rapport à l’écriture dans ces diverses instances de la violence?

Pénétration chez les Nambikwara. Affection de l’ethnologue pour ceux à qui il a consacré, on le sait, une de ses thèses, La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara (1948). Pénétration, donc, dans “le monde perdu” des Nambikwara, “petite bande d’indigènes nomades qui sont parmi les plus primitifs qu’on puisse rencontrer dans le monde” sur “un territoire grand comme la France”, traversé par une picada(piste grossière dont le “tracé” est presque “indiscernable de la brousse”: il faudrait méditer d’ensemble la possibilité de la route et de la différence comme écriture, l’histoire de l’écriture et l’histoire de la route, de la rupture, de la via rupta, de la voie rompue, frayée, fracta, de l’espace de réversibilité et de répétition tracé par l’ouverture, l’écart et l’espacement violent de la nature, de la forêt naturelle, sauvage, salvage. La silva est sauvage, la via [14] rupta s’écrit, se discerne, s’inscrit violemment comme différence, comme forme imposée dans la Hylé, dans la forêt, dans le bois comme matière; il est difficile d’imaginer que l’accès à la possibilité des tracés routiers ne soit pas en même temps accès à l’écriture). Donc le terrain des Nambikwara est traversé par la ligne d’une picada autochtone. Mais aussi par une autre ligne, ligne cette fois importée: fil d’une ligne télégraphique abandonnée, “devenu inutile aussitôt que posé” et qui “se détend sur des poteaux qu’on ne remplace pas quand ils tombent en pourriture, victimes des termites ou des Indiens qui prennent le bourdonnement caractéristique d’une ligne télégraphique pour celui d’une ruche d’abeilles sauvages en travail”.

Les Nambikwara dont le harcèlement et la cruauté - présumée ou non - sont très redoutés par le personnel de la ligne, “ramènent l’observateur à ce qu’il prendrait volontiers, mais à tort pour une enfance de l’humanité”. Lévi-Strauss décrit le type biologique et culturel de cette population dont les techniques, l’économie, les institutions et les structures de parenté, si primaires soient-elles, leur font bien entendu une place de droit dans le genre humain, dans la société dite humaine et l’ “état de culture”. Ils parlent et prohibent l’inceste. “Tous étaient parents entre eux, les Nambikwara épousant de préférence une nièce de l’espèce dite croisée par les ethnologues: fille de la soeur du père ou du frère de la mère”. Autre raison pour ne pas se laisser prendre à l’apparence et pour ne pas croire qu’on assiste ici à une “enfance de l’humanité”: la structure de la langue. Et surtout son usage. Les Nambikwara utilisent plusieurs dialectes, plusieurs systèmes selon les situations. Et c’est ici qu’intervient un phénomène qu’on peut grossièrement appeler “linguistique” et qui devra nous intéresser au premier chef. Il s’agit d’un fait que nous n’aurons pas les moyens d’interpréter au-delà de ses conditions de possibilité générales, de son a priori; dont les causes factuelles et empiriques - telles qu’elles oeuvrent dans cette situation déterminée - nous échapperont et ne font d’ailleurs l’objet d’aucune question de la part de Lévi-Strauss qui se contente ici de constater. Ce fait intéresse ce que nous avons avancé de l’essence ou de l’énergie du γράφειν comme effacement originaire du nom propre. Il y a écriture dès que le nom propre est raturé dans un système, il y a “sujet” dès que cette oblitération du propre se produit, c’est-à-dire dès l’apparaître du propre et dès le premier matin du langage. C’est là, bien sûr, une proposition d’essence universelle qu’on peut produire a priori. Comment passe-t-on ensuite de cet a priori à la détermination des faits empiriques, c’est là une question à laquelle on ne peut ici répondre en général. D’abord parce que, par définition, il n’y a pas de réponse générale à une question de cette forme.

[15] C’est donc à la rencontre d’un tel faitque nous venons ici. Il ne s’y agit pas de l’effacement structurel de ce que nous croyons être nos noms propres, il ne s’y agit pas de l’oblitération qui, paradoxalement, constitue la lisibilité originaire de cela même qu’elle rature, mais d’un interdit pesant en surimpression, dans certaines sociétés, sur l’usage du nom propre: “l’emploi du nom propre est chez eux interdit”, note Lévi-Strauss.

Avant de nous en approcher, remarquons que cette prohibition est nécessairement dérivée au regard de la rature constituante du nom propre dans ce que nous avons appelé l’archi-écriture, c’est-à-dire dans le jeu de la différence. C’est parce que les noms propres ne sont déjà plus des noms propres, parce que leur production est leur oblitération, parce que la rature et l’imposition de la lettre sont originaires, parce qu’elles ne surviennent pas à une inscription propre; c’est parce que l’oblitération du nom propre est l’origine du langage; c’est parce que le nom propre n’a jamais été, comme appellation unique réservée à la présence d’un être unique, que le mythe d’origine d’une lisibilité transparente et présente sous l’oblitération; c’est parce que le nom propre n’a jamais été possible que par son fonctionnement dans une classification et donc dans un système de différences, dans une écriture, retenant les traces de différence, que l’interdit a été possible, a pu jouer, et éventuellement être transgressé, comme nous allons le voir. Transgressé, c’est-à-dire restitué à l’oblitération et à la non-propriété d’origine.

Cela est d’ailleurs strictement accordé à une intention de Lévi-Strauss. Dans ‘Universalisation et particularisation’ (La pensée sauvage, ch. 6); il sera démontré qu’ “on ne nomme jamais, on classe l’autré ou on se classe soi-même5”. Démonstration ancrée en [16] quelques exemples de prohibitions qui affectent ici ou là l’usage des noms propres. Sans doute faudrait-il soigneusement distinguer ici la nécessité essentielle de la disparition du nom propre et la prohibition déterminée qui peut éventuellement et ultérieurement s’y ajouter ou s’y articuler. La non-prohibition, autant que la prohibition, présuppose l’oblitération fondamentale. La non-prohibition, la conscience ou l’exhibition de nom propre, ne fait que restituer ou découvrir une impropriété essentielle et irrémédiable. Quand dans la conscience, le nom se dit propre, il se classe déjà et s’oblitère en s’appelant. Il n’est déjà plus qu’un soi-disant nom propre.

Si l’on cesse d’entendre l’écriture en son sens étroit de notation linéaire et phonétique, on doit pouvoir dire que toute société capable de produire, c’est-à-dire d’oblitérer ses noms propres et de jouer de la différence classificatoire, pratique l’écriture en général. Ce qui revient à dire que toute société en général pratique l’écriture en général. A l’expression de “société sans écriture” ne répondrait donc aucune réalité ni aucun concept. Cette expression relève de l’onirisme ethnocentrique, abusant du concept vulgaire, c’est-à-dire ethnocentrique, de l’écriture. Le mépris de l’écriture, notons-le ail passage, s’accommode fort bien de cet ethnocentrisme. Il n’y a là qu’un paradoxe apparent, une de ces contradictions où se profère et s’accomplit un désir parfaitement cohérent. Par un seul et même geste, on méprise l’écriture (alphabétique), instrument servile d’une parole rêvant sa plénitude et sa présence à soi, et l’on refuse la dignité d’écriture aux signes non alphabétiques. Nous avons perçu ce [17] geste chez Rousseau et Saussure.

Les Nambikwara - le sujet de la ‘Leçon d’écriture’ - seraient donc un de ces peuples sans écriture. Ils ne disposent pas de ce que “nous” appelons l’écriture au sens courant. C’est en tout cas ce que nous dit Lévi-Strauss: “On se doute que les Nambikwara ne savent pas écrire”. Tout à l’heure, cette incapacité sera pensée, dans l’ordre éthico-politique, comme une innocence et une non-violence interrompues par l’effraction occidentale et la ‘Leçon d’écriture’. Nous assisterons à cette scène. Patientons encore un peu.

Comment refusera-t-on aux Nambikwara l’accès à l’écriture en général sinon en déterminant celle-ci selon un modèle? Nous nous demanderons plus tard, en confrontant plusieurs textes de Lévi-Strauss jusqu’à quel point il est légitime de ne pas appeler écriture ces “pointillés” et “zig-zags” sur les calebasses si brièvement évoqués dans Tristes Tropiques. Mais surtout, comment refuser la pratique de l’écriture en général à une société capable d’oblitérer le propre, c’est-à-dire à une société violente? Car l’écriture, oblitération du propre classé dans le jeu de la différence, est la violence originaire elle-même: pure impossibilité du “point vocatif”, impossible pureté du point de vocation. On ne peut effacer cette “équivoque” dont Rousseau souhaitait qu’elle fût “levée” par le “point vocatif”. Car l’existence d’un tel point dans quelque code de la ponctuation ne changerait rien au problème. La mort de l’appellation absolument propre reconnaissant dans un langage l’autre comme autre pur, l’invoquant comme ce qu’il est, c’est la mort de l’idiome pur réservé à l’unique. Antérieure à l’éventualité de la violence au sens courant et dérivé, celle dont parlera la ‘Leçon d’écriture’, il y a, comme l’espace de sa possibilité, la violence de l’archi-écriture, la violence de la différence, de la classification et du système des appellations. Avant de dessiner la structure de cette implication, lisons la scène des noms propres; avec une autre scène, que nous lirons tout à l’heure, elle est une préparation indispensable à la ‘Leçon d’écriture’. Elle en est séparée par un chapitre et une autre scène: En famille. Et elle est décrite dans le chapitre XXVI, ‘Sur la ligne’.

“Si faciles que fussent les Nambikwara - indifférents à la présence de l’ethnographe, à son carnet de notes et à son appareil photographique - le travail se trouvait compliqué pour des raisons linguistiques. D’abord l’emploi des noms propres est chez eux interdit; pour identifier les personnes, il fallait suivre l’usage des gens de la ligne, c’est-à-dire convenir avec les indigènes de noms d’emprunt par lesquels on les désignerait. Soit des noms portugais, comme Julio, José-Maria, Luiza; soit des sobriquets: Lebre (lièvre), Assucar (sucre). J’en ai même connu un que Rondon, ou l’un de ses [18] compagnons, avait baptisé Cavaignac à cause de sa barbiche, rare chez les Indiens qui sont généralement glabres. Un jour que je jouais avec un groupe d’enfants, une des fillettes fut frappée par une camarade, elle vint se réfugier auprès de moi, et se mit, en grand mystère, à me murmurer quelque chose à l’oreille que je ne compris pas, et que je fus obligé de lui faire répéter à plusieurs reprises, si bien que l’adversaire découvrit le manège, et, manifestement furieuse, arriva à son tour pour livrer ce qui parut être un secret solennel; après quelques hésitations et questions, l’interprétation de l’incident ne laissa pas de doute. La première fillette était venue, par vengeance, me donner le nom de son ennemie, et quand celle-ci s’en aperçut, elle communiqua le nom de l’autre, en guise de représailles. A partir de ce moment, il fut très facile, bien que peu scrupuleux, d’exciter les enfants les uns contre les autres, et d’obtenir tous leurs noms. Après quoi, une petite complicité ainsi créée, ils me donnèrent sans trop de difficulté les noms des adultes. Lorsque ceux-ci comprirent nos conciliabules, les enfants furent réprimandés, et la source de mes informations tarie”.

Nous ne pouvons entrer ici dans les difficultés d’une déduction empirique de cette prohibition-ci, mais on sait a priori que les “noms propres” dont Lévi-Strauss décrit ici l’interdiction et la révélation ne sont pas des noms propres. L’expression “nom propre” est impropre, pour les raisons mêmes que rappellera La pensée sauvage. Ce que frappe l’interdit, c’est l’acte proférant ce qui fonctionne comme nom propre. Et cette fonction est la conscience elle-même. Le nom propre au sens courant, au sens de la conscience, n’est (nous dirions “en vérité” si nous ne nous devions nous méfier ici de ce mot6, que désignation d’appartenance et classification linguistico-sociale. La levée de l’interdit, le grand jeu de la dénonciation et la grande exhibition du “propre” (il s’agit ici, notons-le, d’un acte de guerre et il y aurait beaucoup à dire sur le fait que ce sont des fillettes qui se livrent à ce jeu et à ces hostilités) consistent non pas à révéler des noms propres, mais à déchirer le voile cachant une classification et une appartenance, l’inscription dans un système de différences linguistico-sociales. [19] Ce que les Nambikwara cachaient, ce que les petites filles exposent dans la transgression, ce ne sont plus des idiomes absolus, ce sont déjà des sortes de noms communs investis, des “abstraits”, s’il est vrai, comme on pourra lire dans La pensée sauvage (p. 242), que ‘les systèmes d’appellations comportent aussi leurs “abstraits”.

Le concept de nom propre, tel que Lévi-Strauss l’utilise sans le problématiser dans Tristes Tropiques est donc loin d’être simple et maniable. Il en va de même, par conséquent, des concepts de violence, de ruse, de perfidie ou d’oppression qui ponctueront un peu plus loin la ‘Leçon d’écriture’. On a déjà pu constater que la violence, ici, ne survient pas d’un seul coup, à partir d’une innocence originelle dont la nudité serait surprise, au moment où le secret des noms soi-disant propres est violé. La structure de la violence est complexe et sa possibilité - l’écriture - ne l’est pas moins.

Il y avait en effet une première violence à nommer. Nommer, donner les noms qu’il sera éventuellement interdit de prononcer, telle est la violence originaire du langage qui consiste à inscrire dans une différence, à classer, à suspendre le vocatif absolu. Penser l’unique dans le système, l’y inscrire, tel est le geste de l’archi-écriture: archi-violence, perte du propre, de la proximité absolue, de la présence à soi, perte en vérité de ce qui n’a jamais eu lieu, d’une présence à soi qui n’a jamais été donnée mais rêvée et toujours déjà dédoublée, répétée, incapable de s’apparaître autrement que dans sa propre disparition. A partir de cette archi-violence, interdite et donc confirmée par une deuxième violence réparatrice, protectrice, instituant la “morale”, prescrivant de cacher l’écriture, d’effacer et d’oblitérer le soi-disant nom propre qui déjà divisait le propre, une troisième violence peut éventuellement surgir ou ne pas surgir (possibilité empirique) dans ce qu’on appelle couramment le mal, la guerre, l’indiscrétion, le viol: qui consistent à révéler par effraction le nom soi-disant propre, c’est-à-dire la violence originaire qui a sevré le propre de sa propriété et de sa propreté. Troisième violence de réflexion, pourrions-nous dire, qui dénude la non-identité native, la classification comme dénaturation du propre, et l’identité comme moment abstrait du concept. C’est à ce niveau tertiaire, celui de la conscience empirique, que devrait sans doute se situer le concept commun de violence (le système de la loi morale et de la transgression) dont la possibilité reste encore impensée. C’est à ce niveau qu’est décrite la scène des noms propres; et plus tard la leçon d’écriture.

Cette dernière violence est d’autant plus complexe dans sa structure qu’elle renvoie à la fois aux deux couches inférieures de l’archi-violence et de la loi. Elle révèle en effet la première nomination qui était déjà une expropriation, mais elle dénude aussi ce [20] qui dès lors faisait fonction de propre, le soi-disant propre, substitut du propre différé, perçu par la conscience sociale et morale comme le propre, le sceau rassurant de l’identité à soi, le secret.

Violence empirique, guerre au sens courant (ruse et perfidie des petites filles, ruse et perfidie apparente des petites filles, car l’ethnologue les innocentera en se livrant comme le vrai et seul coupable; ruse et perfidie du chef indien jouant la comédie de l’écriture, ruse et perfidie apparente du chef indien empruntant toutes ses ressources à l’intrus occidental) que Lévi-Strauss pense toujours comme un accident. Elle surviendrait sur un terrain d’innocence, dans un “état de culture” dont la bonté naturelle ne se serait pas encore dégradée.7

Cette hypothèse, que vérifiera la ‘Leçon d’écriture’, est soutenue par deux indices, d’apparence anecdotique, qui appartiennent au décor de la représentation à venir. Ils annoncent la grande mise en scène de la ‘Leçon’ et font briller l’art de la composition dans ce récit de voyage. Selon la tradition du XVIIIème siècle, l’anecdote, la page de confessions, le fragment de journal sont savamment mis en place, calculés en vue d’une démonstration philosophique sur les rapports entre nature et société, société idéale et société réelle, c’est-à-dire le plus souvent entre l’autre société et notre société.

Quel est le premier indice? La guerre des noms propres suit l’arrivée de l’étranger et l’on ne s’en étonnera pas. Elle naît en présence et même de la présence de l’ethnographe qui vient déranger l’ordre et la paix naturelle, la complicité qui lie pacifiquement la bonne société à soi-même dans son jeu. Non seulement les gens de la ligne ont imposé aux indigènes des sobriquets ridicules, les obligeant à les assumer du dedans (lièvre, sucre, Cavaignac), mais c’est l’irruption ethnographique qui rompt le secret des noms propres et l’innocente complicité qui règle le jeu des petites filles. C’est l’ethnologue qui viole un espace virginal si sûrement connoté par la scène d’un jeu et d’un jeu de petites filles. La simple présence de l’étranger, la seule ouverture de son oeil ne peut pas ne pas provoquer un viol: l’a parte, le secret murmuré à l’oreille, les déplacements successifs du “manège”, l’accélération, la précipitation, une certaine jubilation [21]] croissante dans le mouvement avant la retombée qui suit la faute consommée, lorsque “la source” est “tarie”, tout cela fait penser à une danse, à une fête autant qu’à une guerre.

Donc la simple présence du voyeur est un viol. Viol pur d’abord: un étranger silencieux assiste, immobile, à un jeu de petites filles. Que l’une d’elles ait “frappé” une “camarade”, ce n’est pas encore une vraie violence. Aucune intégrité n’a été entamée. La violence n’apparaît qu’au moment où l’on peut ouvrir à l’effraction l’intimité des noms propres. Et on ne le peut qu’au moment où l’espace est travaillé, réorienté par le regard de l’étranger. L’oeil de l’autre appelle les noms propres, les épelle, fait tomber l’interdiction qui les habillait.

L’ethnographe se contente d’abord de voir. Regard appuyé et présence muette. Puis les choses se compliquent, elles deviennent plus tortueuses, plus labyrinthiques quand il se prête au jeu de la rupture du jeu, quand il prête l’oreille et entame une première complicité avec la victime qui est aussi la tricheuse. Enfin, car ce qui compte, ce sont les noms des adultes (on pourrait dire les éponymes et le secret n’est violé qu’au lieu où s’attribuent les noms), l’ultime dénonciation ne peut plus se passer de l’intervention active de l’étranger. Qui d’ailleurs la revendique et s’en accuse. Il a vu, puis il a entendu, mais passif devant ce que pourtant il savait déjà provoquer, il attendait encore les maîtres-noms. Le viol n’était pas consommé, le fond nu du propre se réservait encore. Comme on ne peut ou plutôt ne doit pas incriminer les petites filles innocentes, le viol sera accompli par l’intrusion dès lors active, perfide, rusée, de l’étranger qui, après avoir vu et entendu, va maintenant “exciter” les petites filles, délier les langues et se faire livrer les noms précieux: ceux des adultes [Note: La thèse nous dit que seuls “les adultes possèdent un nom qui leur est propre” (p. 39).]. Avec mauvaise conscience, bien sur, et cette pitié dont Rousseau disait qu’elle nous unit au plus étranger des étrangers. Relisons maintenant le mea culpa, la confession de l’ethnologue qui prend sur lui toute la responsabilité d’un viol qui l’a satisfait. Après s’être données les unes les autres, les fillettes ont donné les adultes. “La première fillette était venue, par vengeance, me donner le nom de son ennemie, et quand celle-ci s’en aperçut, elle communiqua le nom de l’autre, en guise de représailles. A partir de ce moment, il fut très facile bien que peu scrupuleux, d’exciter les enfants les uns contre les autres, et d’obtenir tous leurs noms. Après quoi, une petite complicité ainsi [22] créée, ils me donnèrent sans trop de difficulté les noms des adultes”. Le vrai coupable ne sera pas puni, ce qui donne à sa faute le sceau de l’irrémédiable: “Lorsque ceux-ci comprirent nos conciliabules, les enfants furent réprimandés, et la source de mes informations tarie”.

On soupçonne déjà - et tous les textes de Lévi-Strauss le confirmeraient - que la critique de l’ethnocentrisme, thème si cher à l’auteur des Tristes Tropiques, n’a le plus souvent pour fonction que de constituer l’autre en modèle de la bonté originelle et naturelle, de s’accuser et de s’humilier, d’exhiber son être-inacceptable dans un miroir contre-ethnocentrique. Cette humilité de qui se sait “inacceptable”, ce remords qui produit l’ethnographie8, Rousseau les aurait enseignés à l’ethnologue moderne. C’est du moins ce qui nous est dit dans la conférence de Genève: “en vérité, je ne suis pas ‘moi’ , mais le plus faible, le plus humble des ‘autrui’ .” Telle est la découverte des Confessions. L’ethnologue écrit-il autre chose que des confessions? En son nom d’abord, comme je l’ai montré, puisque c’est le mobile de sa vocation et de son oeuvre; et dans cette oeuvre même, au nom de sa société, qui, par l’office de l’ethnologue, son émissaire, se choisit d’autres sociétés, d’autres civilisations, et précisément les plus faibles et les plus humbles; mais pour vérifier à quel point elle est elle-même “inacceptable ...” (p. 245). Sans parler du point de merise ainsi gagné par celui qui conduit cette opération chez lui, on retrouve donc ici un geste hérité du XVIIIème siècle, d’un certain XVIII ème siècle en tous cas, puisqu’on commençait déjà, ici ou là, à se méfier de cet exercice. Les peuples non européens ne sont pas seulement étudiés comme l’index d’une bonne nature enfouie, d’un sol natif recouvert, d’un “degré zéro” par rapport auquel on pourrait dessiner la structure, le devenir et surtout la dégradation de notre société et de notre culture. Cette archéologie est aussi une téléologie et une eschatologie: rêve d’une présence pleine et immédiate fermant l’histoire, transparence et indivision d’une parousie, suppression de la contradiction et de la différence. La mission de l’ethnologue, telle que Rousseau la lui aurait assignée, c’est de travailler à cet avènement. Eventuellement contre la philosophie qui “seule” aurait cherché à “exciter” les “antagonismes” entre le “moi et l’autre”. Qu’on ne nous accuse pas ici de forcer les mots et les choses. Lisons plutôt. C’est toujours dans la conférence de Genève, mais on trouverait cent autres textes semblables: “La révolution Rousseauiste, préformant et amorçant la révolution ethnologique, consiste à refuser des identifications obligées, que ce soit celle d’une culture à cette culture, ou celle d’un individu, membre d’une culture, à un personnage ou à une fonction sociale, que cette même culture cherche à lui imposer. Dans les deux cas, la culture, ou l’individu, revendiquent le droit à [23] une identification libre, qui ne peut se réaliser qu’au-delà de l’homme: avec tout ce qui vit, et donc souffre; et aussi en deçà de la fonction ou du personnage; avec un être, non déjà façonné, mais donné. Alors, le moi et l’autre, affranchis d’un antagonisme que la philosophie seule cherchait à exciter, recouvrent leur unité. Une alliance originelle, enfin renouvelée, leur permet de fonder ensemble le nous contre le lui, c’est-à-dire contre une société ennemie de l’homme, et que l’homme se sent d’autant mieux prêt à récuser que Rousseau, par son exemple, lui enseigne comment éluder les insupportables contradictions de la vie civilisée. Car, s’il est vrai que la nature a expulsé l’homme, et que la société persiste à l’opprimer, l’homme peut au moins inverser à son avantage les pôles du dilemme, et rechercher la société de la nature pour y méditer sur la nature de la société. Voilà, me semble-t-il, l’indissoluble message du Contrat social, des Lettres sur la Botanique, et des Rêveries” (p. 245, l’auteur souligne). Dans ‘Un petit verre de rhum’ (Ch. XXXVIII des Tristes Tropiques) une sévère critique de Diderot et une glorification de Rousseau (“le plus ethnographe des philosophes .... notre maître, ... notre frère, envers qui nous avons montré tant d’ingratitude, mais à qui chaque page de ce livre aurait pu être dédiée, si l’hommage n’eût pas été indigne de sa grande mémoire”) se concluent ainsi: “.... la seule question est de savoir si ces maux sont eux-mêmes inhérents à l’état [de société]. Derrière les abus et les crimes, on recherchera donc la base inébranlable de la société humaine.”

On appauvrirait la pensée si diverse de Lévi-Strauss si on ne rappelait ici avec insistance ce que cette visée et cette motivation n’épuisent pas. Elles font néanmoins plus que connoter le travail scientifique, elles le marquent en profondeur dans son contenu même. Nous avions annoncé un deuxième indice. Les Nambikwara, chez lesquels la ‘Leçon d’écriture’ va déployer sa scène, chez lesquels le mal va s’insinuer avec l’intrusion de l’écriture venue du dehors (έξωθεν disait déjà le Phèdre), les Nambikwara, qui ne savent pas écrire, nous dit-on, sont bons. Ceux qui, jésuites, missionnaires protestants, ethnologues américains, techniciens de la ligne, ont cru percevoir de la violence ou de la haine chez les Nambikwara ne se sont pas seulement trompés, ils ont probablement projeté sur eux leur propre méchanceté. Et même provoqué le mal qu’ils ont ensuite cru ou voulu percevoir. Lisons encore la fin du chapitre XVII intitulé, toujours avec le même art, ‘En famille’. Ce passage précède immédiatement la ‘Leçon d’écriture’ et il lui est, d’une certaine manière indispensable. Confirmons d’abord ce qui va de soi: si nous ne souscrivons aux déclarations de Lévi-Strauss quant à l’innocence et à la bonté des Nambikware, quant à leur “immense gentillesse”, “expression la plus véridique de la tendresse humaine”, etc., qu’en leur assignant un lieu de [24] légitimité tout empirique, dérivée et relative, en les tenant pour les descriptions des affections empiriques du sujet de ce chapitre - les Nambikwara aussi bien que l’auteur - , si donc nous ne souscrivons à ces déclarations qu’au titre de la relation empirique, il ne s’ensuit pas que nous ajoutions foi aux descriptions moralisantes de l’ethnographe américain déplorant à l’inverse la haine, la hargne et l’incivilité des indigènes. En réalité ces deux relations s’opposent symétriquement, elles ont la même mesure, et s’ordonnent autour d’un seul et même axe. Après avoir cité la publication d’un collègue étranger, très sévère pour les Nambikwara, pour leur complaisance devant la maladie, la saleté, la misère, pour leur impolitesse, leur caractère haineux et méfiant, Lévi-Strauss enchene: “Pour moi, qui les ai connus à une époque où les maladies introduites par l’homme blanc les avaient déjà décimés, mais où - depuis les tentatives toujours humaines de Rondon - nul n’avait entrepris de les soumettre, je voudrais oublier cette description navrante, et ne rien conserver dans la mémoire que ce tableau repris de mes carnets de notes où je griffonnai une nuit à la lueur de ma lampe de poche: Dans la savane obscure, les feux de campement brillent. Autour du foyer, seule protection contre le froid qui descend, derrière le frêle paravent de palmes et de branchages hâtivement planté dans le sol du côté d’où on redoute le vent ou la pluie; auprès des hottes emplies des pauvres objets qui constituent toute une richesse terrestre; couchés à même la terre qui s’étend alentour, hantée par d’autres bandes également hostiles et craintives, les époux, étroitement enlacés, se perçoivent comme étant l’un pour l’autre le soutien, le réconfort, l’unique secours contre les difficultés quotidiennes et la mélancolie rêveuse qui, de temps à autre, envahit l’âme nambikwara. Le visiteur qui, pour la première fois campe dans la brousse avec les Indiens, se sent pris d’angoisse et de pitié devant le spectacle de cette humanité si totalement démunie, écrasée, semble-t-il, contre le sol d’une terre hostile par quelque implacable cataclysme, nue, grelottante auprès des feux vacillants. Il circule à tâtons parmi les broussailles, évitant de heurter une main, un bras, un torse, dont on devine les chauds reflets à la lueur des feux. Mais cette misère est animée de chuchotements et de rires. Les couples s’étreignent comme dans la nostalgie d’une unité perdue; les caresses ne s’interrompent pas au passage de l’étranger. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine”.

La ‘Leçon d’écriture’ suit cette description qu’on peut certes lire pour ce qu’elle dit être au premier abord: page de “carnet de notes” griffonnée une nuit à la lueur d’une lampe de poche. Il en [25] irait autrement si cette émouvante peinture devait appartenir à un discours ethnologique. Pourtant elle installe incontestablement une prémisse la bonté ou l’innocence des Nambikwara - indispensable à la démonstration qui suivra, de l’intrusion conjointe de la violence et de l’écriture. C’est là qu’entre la confession ethnographique et le discours théorique de l’ethnologue une rigoureuse frontière doit être observée. La différence entre l’empirique et l’essentiel doit continuer à faire valoir ses droits.

On sait que Lévi-Strauss a des mots très durs pour les philosophies qui ont ouvert la pensée à cette différence et qui sont, bien sur, des philosophes de la conscience, du cogito au sens cartésien ou husserlien. Mots très durs aussi pour l’Essai sur les données immédiates de la conscience que Lévi-Strauss reproche à ses anciens maîtres de trop méditer au lieu d’étudier le Cours de linguistique générale de Saussure. (Cf. le ch. VI des Tristes Tropiques: Comment on devient ethnographe). Or quoi qu’on pense au fond des philosophies ainsi incriminées ou ridiculisées (et dont nous ne parlerons pas ici sauf pour marquer qu’elles ne sont alors évoquées que dans leurs spectres, tels qu’ils hantent parfois les manuels, les morceaux choisis ou la rumeur publique), on doit reconnaître que la différence entre l’affect empirique et la structure d’essence y servait de règle majeure. Jamais Descartes ni Husserl n’auraient laissé entendre qu’ils tenaient pour vérité de science une modification empirique de leur rapport au monde ou à autrui, ni pour prémisse d’un syllogisme la qualité d’une émotion. Jamais dans les Regulae, on ne passe de la vérité phénoménologiquement irrécusable du “je vois jaune” au jugement “le monde est jaune”. Ne poursuivons pas dans cette direction. Jamais, en tous cas, un philosophe rigoureux de la conscience n’aurait si vite conclu à la bonté foncière et à l’innocence virginale des Nambikwara sur la foi d’une relation empirique. Du point de vue de la science ethnologique, cette relation est aussi surprenante que pouvait être “navrante”, c’est le mot de Lévi-Strauss, celle du méchant ethnologue américain. Surprenante, cette affirmation inconditionnée de la bonté radicale des Nambikwara sous la plume d’un ethnologue qui, aux fantômes exsangues des philosophes de la conscience et de l’intuition intérieure, oppose ceux qui ont été, s’il faut en croire le début de Tristes Tropiques, ses seuls vrais maîtres: Marx et Freud.

Tous les penseurs qui sont classés en hâte, au début de ce livre, sous le titre de la métaphysique, de la phénoménologie et de l’existentialisme, ne se seraient pas reconnus sous les traits qui leur sont prêtés. Cela va de soi. Mais on aurait tort d’en conclure qu’en revanche les discours inscrits sous les signes de Marx et de Freud - et notamment les chapitres qui nous occupent - auraient satisfait ces deux-là. Qui en général demandaient à voir quand on leur [26] parlait d’ “immense gentillesse”, de “profonde insouciance”, de “naîve et charmante satisfaction animale” et de “quelque chose comme l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine”. Qui demandaient à voir et n’auraient sans doute pas compris à quoi on pouvait bien faire allusion sous le nom de l’ “alliance originelle, enfin renouvelée”, permettant “de fonder ensemble le nous contre le lui” (déjà cité), ou sous le nom de “cette structure régulière et comme cristalline, dont les mieux préservées des sociétés primitives nous enseignent qu’elle n’est pas contradictoire à l’humanité” (‘Leçon inaugurale au Collège de France’).

Dans tout ce système de parenté philosophique et de revendication généalogique, le moins surpris de tous n’eut sans doute pas été Rousseau. N’aurait-il pas demandé qu’on le laissât vivre en paix avec les philosophes de la conscience et du sentiment intérieur, en paix avec ce cogito sensible, avec cette voix intérieure dont il croyait, comme on sait, qu’elle ne mentait jamais? Accorder en soi Rousseau, Marx et Freud est une tâche difficile. Les accorder entre eux, dans la rigueur systématique du concept, est-ce possible?

[27]

*

L’écriture et l’exploitation de l’homme par l’homme

“Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi” (La pensée sauvage, p. 32).

Ouvrons enfin la ‘Leçon d’écriture’. Si nous prêtons une telle attention à ce chapitre, ce n’est pas pour abuser d’un journal de voyage et de ce qu’on pourrait considérer comme l’expression la moins scientifique d’une pensée. D’une part, on retrouve dans d’autres écrits9, sous une autre forme et plus ou moins dispersés, tous les thèmes de la théorie systématique de l’écriture présentée pour la première fois dans les Tristes Tropiques. D’autre part, le contenu théorique lui-même est longuement exposé dans cet ouvrage, plus longuement que partout ailleurs, en commentaire d’un “extraordinaire incident”. Cet incident est aussi rapporté dans les mêmes termes au début de la thèse sur les Nambikwara, antérieure de sept ans aux Tristes Tropiques. Enfin, c’est seulement dans Tristes Tropiques que le système est articulé de la manière la plus rigoureuse et la plus complète. Les prémisses indispensables, à savoir la nature de l’organisme soumis à l’agression de l’écriture, ne sont nulle part plus explicites. C’est pourquoi nous avons longuement suivi la description de l’innocence nambikwara. Seule une communauté innocente, seule une communauté de dimensions réduites (thème rousseauiste qui se précisera bientôt), seule une micro-société de non-violence et de franchise dont tous les membres peuvent droitement se tenir à portée d’allocution immédiate et transparente, “cristalline”, pleinement présente à soi dans sa parole vive, seule une telle communauté peut subir, comme la surprise d’une agression venant du dehors, l’insinuation de l’écriture, l’infiltration de sa “ruse” et de sa “perfidie”. Seule une telle communauté peut importer de l’étranger “l’exploitation de l’homme par l’homme”. La ‘Leçon’ est donc complète: dans les textes ultérieurs, les conclusions théoriques de l’incident seront présentées sans les prémisses concrètes, l’innocence originelle sera impliquée mais non exposée. Dans le texte antérieur, la thèse sur les Nambikwara, l’incident est rapporté mais il ne donne pas lieu comme [28] dans Tristes Tropiques, à une longue méditation sur le sens, l’origine et la fonction historiques de l’écrit. (En revanche, nous puiserons dans la thèse des renseignements qu’il sera précieux d’inscrire en marge des Tristes Tropiques).

Ecriture, exploitation de l’homme par l’homme: nous n’imposons pas ce langage à Lévi-Strauss. Rappelons par précaution les Entretiens (p. 33): “... l’écriture elle-même ne nous paraît associée de façon permanente, dans ses origines, qu’à des sociétés qui sont fondées sur l’exploitation de l’homme par l’homme”. Lévi-Strauss a conscience de proposer dans Tristes Tropiques une théorie marxiste de l’écriture. Il le dit dans une lettre de 1955 (année de parution du livre) à la Nouvelle Critique. Critiqué par M. Rodinson au nom du marxisme, il se plaint: “S’il [M. Rodinson] avait lu mon livre, au lieu de se contenter des extraits publiés il y a quelques mois, il y aurait trouvé, en plus d’une hypothèse marxiste sur l’origine de l’écriture, deux études consacrées à des tribus brésiliennes - caduveo et bororo - qui sont des tentatives d’interprétation des superstructures indigènes, fondées sur le matérialisme dialectique, et dont la nouveauté, dans la littérature ethnographique occidentale, méritait peut-être plus de soin et de sympathie”10. Notre question n’est donc plus seulement “comment concilier Rousseau et Marx”, mais bien: “suffit-il de dénoncer dans une hypothèse une exploitation de l’homme par l’homme pour conférer à cette hypothèse une pertinence marxiste?” Question qui n’a de sens qu’à impliquer une rigueur originale de la critique Marxiste et qu’à la distinguer de toute autre critique de la misère, de la violence, de l’exploitation, etc; et par exemple de la critique bouddhiste. Notre question n’a évidemment aucun sens au point où l’on peut dire qu’ “entre la critique marxiste ... et la critique bouddhiste ... il n’y a ni opposition ni contradiction”.11

Une autre précaution est nécessaire avant la ‘Leçon’. Nous avions naguère souligné l’ambiguité de l’idéologie qui commandait l’exclusion saussurienne de l’écriture: ethnocentrisme profond privilégiant le modèle de l’écriture phonétique, modèle qui rend plus facile et plus légitime l’exclusion de la graphie. Mais ethnocentrisme [29] se pensant au contraire comme anti-ethnocentrisme, ethnocentrisme dans la conscience du progressisme libérateur. En séparant radicalement la langue de l’écriture, en mettant celle-ci en bas et dehors, en croyant du moins pouvoir le faire, en se donnant l’illusion de libérer la linguistique de tout passage par le témoignage écrit, on pense rendre en effet leur statut de langue authentique, de langage humain et pleinement signifiant à toutes les langues pratiquées par les peuples qu’on continue à appeler “peuples sans écriture”. La même ambiguité affecte les intentions de Lévi-Strauss et ce n’est pas fortuit.

D’une part, on admet la différence courante entre langage et écriture, l’extériorité rigoureuse de l’une à l’autre, ce qui permet de maintenir la distinction entre peuples disposant de l’écriture et peuples sans écriture. Lévi-Strauss ne suspecte jamais la valeur d’une telle distinction. Ce qui lui permet surtout de considérer le passage de la parole à l’écriture comme un saut, comme le franchissement instantané d’une ligne de discontinuité: passage d’un langage pleinement oral, pur de toute écriture - c’est-à-dire pur, innocent - à un langage s’adjoignant sa “représentation” graphique comme un signifiant accessoire d’un type nouveau, ouvrant une technique d’oppression. Lévi-Strauss avait besoin de ce concept “épigénétiste” de l’écriture pour que le thème du mal et de l’exploitation survenant avec la graphie fût bien le thème d’une surprise et d’un accident affectant du dehors la pureté d’un langage innocent. L’affectant comme par hasard. [Note: Sur ce thème du hasard, présent dans Race et histoire et dans La pensée sauvage, cf. surtout les Entretiens (p. 28-9): en développant longuement l’image du joueur à la roulette, Lévi-Strauss explique que la combinaison complexe que constitue la civilisation occidentale, avec son type d’historicité déterminée par l’usage de l’écriture, “aurait très bien pu se faire dès ses débuts, elle aurait pu le faire beaucoup plus tard, elle l’a fait à ce moment, il n’y a pas de raison, c’est ainsi.” Mais vous me direz: “Ce n’est pas satisfaisant”. Ce hasard est déterminé aussitôt après comme “acquisition de l’écriture”.] En tous cas la thèse épigénétiste répète, au sujet de l’écriture cette fois, une affirmation que nous pouvions rencontrer cinq ans auparavant dans l’Introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss (p. XLVII): “le langage n’a pu naître que tout d’un coup”. Il y aurait sans doute plus d’une question à poser sur ce paragraphe qui lie le sens à la signification et très étroitement à la signification linguistique dans le langage parlé. Lisons simplement ces quelques lignes: “quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais [30] de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait de sens, à un autre où tout en possédait”. (Que la biologie et la psychologie puissent rendre compte de cette rupture, c’est ce qui nous paraît plus que problématique) (Suit une distinction féconde entre discours signifiant et discours connaissant que, quelque cinquante ans auparavant, un philosophe de la conscience, plus négligé que d’autres, avait su rigoureusement articuler dans des Recherches Logiques).

Cet épigénétisme n’est d’ailleurs pas l’aspect le plus rousseauiste d’une pensée qui s’autorise si souvent de l’Essai sur l’origine des langues et du deuxième Discours où il est pourtant question du “temps infini qu’a dû coûter la première invention des langues”.

L’ethnocentrisme traditionnel et fondamental qui, s’inspirant du modèle de l’écriture phonétique, sépare à la hache l’écriture de la parole, est donc manié et pensé comme anti-ethnocentrisme. Il soutient une accusation éthico-politique: l’exploitation de l’homme par l’homme est le fait des cultures écrivantes de type occidental. De cette accusation sont sauvées les communautés de la parole innocente et non oppressive.

D’autre part - c’est l’envers du même geste - le partage entre peuples à écriture et peuples sans écriture, si Lévi-Strauss en reconnaît sans cesse la pertinence, est aussitôt effacé par lui dès lors qu’on voudrait par ethnocentrisme lui faire jouer un rôle dans la réflexion sur l’histoire et sur la valeur respective des cultures. On accepte la différence entre peuples à écriture et peuples sans écriture, mais comme on ne tiendra pas compte de l’écriture en tant que critère de l’historicité ou de la valeur culturelle, on évitera en apparence l’ethnocentrisme au moment même où l’ethnocentrisme le plus profond aura déjà opéré en imposant silencieusement ses concepts courants de la parole et de l’écriture. C’était exactement le schéma du geste saussurien. Autrement dit, toutes les critiques libératrices dont Lévi-Strauss a harcelé la distinction préjugée entre sociétés historiques et sociétés sans histoire, toutes ces dénonciations légitimes, restent dépendantes du concept d’écriture que nous problématisons ici.

Qu’est-ce que la ‘Leçon d’écriture?’

Leçon en un double sens et le titre est beau de le maintenir rassemblé. Leçon d’écriture puisque c’est d’écriture apprise qu’il s’agit. Le chef nambikwara apprend l’écriture de l’ethnographe, il l’apprend d’abord sans comprendre, il mime l’écrire plutôt qu’il ne [31] comprend sa fonction de langage; ou plutôt, il comprend sa fonction profonde d’asservissement avant de comprendre son fonctionnement, ici accessoire, de communication, de signification, de tradition d’un signifié. Mais la leçon d’écriture est aussi leçon de l’écriture: enseignement que l’ethnologue croit pouvoir induire de l’incident au cours d’une longue méditation, lorsque, luttant, dit-il, contre l’insomnie, il réfléchit sur l’origine, la fonction et le sens de l’écriture. Ayant appris le geste d’écrire à un chef nambikwara qui apprenait sans comprendre, l’ethnologue, lui, comprend alors ce qu’il a appris et tire la leçon de l’écriture.

Ainsi, deux moments:

1. la relation empirique d’une perception: la scène de l’ “extraordinaire incident”.

2. après les péripéties de la journée, dans l’insomnie, à l’heure de la chouette, une réflexion historicophilosophique sur la scène de l’écriture et le sens profond de l’incident, de l’histoire close de l’écriture.

1. - L’extraordinaire incident. Dès les premières lignes, le décor rappelle bien cette violence ethnographique dont nous parlions plus haut. Les deux parties y sont bien engagées, ce qui restitue à leur vrai sens les remarques sur l’ “immense gentillesse”, “la naïve et charmante satisfaction animale”, la “profonde insouciance”, l’“expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine”. Voici: “... leur accueil rébarbatif, la nervosité manifeste du chef, suggéraient qu’on leur avait un peu forcé la main. Nous n’étions pas rassurés, les Indiens non plus; la nuit s’annonçait froide; comme il n’y avait pas d’arbres, nous fumes réduits à coucher par terre à la manière nambikwara. Personne ne dormit: on passa la nuit à se surveiller poliment. Il eût été peu sage de prolonger l’aventure. J’insistai auprès du chef pour qu’on procédât aux échanges sans tarder. Alors se place un extraordinaire incident qui m’oblige à remonter un peu en arrière. On se doute que les Nambikwara ne savent pas écrire; mais ils ne dessinent pas davantage, à l’exception de quelques pointillés ou zig-zags sur leurs calebasses. Comme chez les Caduveo, je distribuai pourtant des feuilles de papier et des crayons dont ils ne firent rien au début; puis un jour, je les vis tous occupés à tracer sur le papier des lignes horizontales ondulées. Que voulaient-ils donc faire? Je dus me rendre à l’évidence: ils écrivaient, ou plus exactement, cherchaient à faire de leur crayon le même usage que moi, le seul qu’ils pussent alors concevoir, car je n’avais pas encore essayé de les distraire par mes dessins. Pour la plupart, l’effort s’arrêtait là; mais le chef de bande voyait plus loin. Seul, sans doute, il avait compris la fonction de l’écriture”.

[32] Marquons ici une première pause. Parmi beaucoup d’autres, ce fragment vient en surimpression d’un passage de la thèse sur les Nambikwara. L’incident y était déjà relaté et il n’est pas inutile de s’y référer. On y relève en particulier trois points omis dans les Tristes Tropiques. Ils ne manquent pas d’intérêt.

1/. Ce petit groupe nambikwara [Note: Il s’agit seulement d’un petit sous-groupe qui n’est suivi par l’ethnologue que pendant sa période nomade. Il a aussi une vie sédentaire. On peut lire dans l’introduction de la thèse: “Il est superflu de souligner qu’on ne trouvera pas ici une étude exhaustive de la vie et de la société Nambikwara. Nous n’avons pu partager l’existence des indigènes que pendant la période nomade, et cela seul suffirait à limiter la portée de notre enquête. Un voyage entrepris pendant la période sédentaire apporterait sans doute des informations capitales et permettrait de rectifier la perspective d’ensemble. Nous espérons pouvoir l’entreprendre un jour” (p. 3). Cette limitation, qui semble avoir été définitive, n’est-elle pas particulièrement significative quant à la question de l’écriture dont il est bien connu qu’elle est, plus intimement que d’autres et de manière essentielle, liée au phénomène de la sédentarité?] dispose néanmoins d’un mot pour désigner l’acte d’écrire, en tout cas d’un mot qui peut fonctionner à cette fin. Il n’y a pas de surprise linguistique devant l’irruption supposée d’un pouvoir nouveau. Ce détail, omis dans Tristes Tropiques, est signalé dans la thèse (p. 40, n. 1): “Les Nambikwara du groupe (a) ignorent complètement le dessin, si l’on excepte quelques traits géométriques sur des calebasses. Pendant plusieurs jours, ils ne surent que faire du papier et des crayons que nous leur distribuions. Peu après, nous les vîmes fort affairés à tracer des lignes ondulées. Ils imitaient en cela le seul usage qu’ils nous voyaient faire de nos bloc-notes, c’est-à-dire écrire, mais sans en comprendre le but et la portée. Ils appelèrent d’ailleurs l’acte d’écrire: iekariukedjutu, c’est-à-dire ‘faire des raies’ ....” (Il est bien évident qu’une traduction littérale des mots qui veulent dire “écrire” dans les langues des peuples à écriture réduiraient aussi ce mot à une signification gestuelle assez pauvre. C’est un peu comme si l’on disait que telle langue n’a aucun mot pour désigner l’écriture - et que par conséquent ceux qui la pratiquent ne savent pas écrire, sous prétexte qu’ils se servent d’un mot qui veut dire “gratter”, “graver”, “griffer”, “écorcher”, “inciser”, “tracer”, “imprimer”, etc ... . Comme si “écrire”, en son noyau métaphorique, voulait dire autre chose).

2/. Cette opération qui consiste à ‘faire des raies’ et qui est ainsi accueillie dans le dialecte de ce sous-groupe, Lévi-Strauss lui reconnaît une signification exclusivement “esthétique”: “Ils appelèrent d’ailleurs l’acte d’écrire: iekariukedjutu, c’est-à-dire ‘faire [33] des raies’, ce qui présentait pour eux un intérêt esthétique”. On se demande quelle peut être la portée d’une telle conclusion et ce que peut signifier ici la spécificité de la catégorie esthétique? Lévi-Strauss semble non seulement présumer qu’on peut isoler la valeur esthétique (ce qui est, on le sait, fort problématique, et mieux que d’autres, les ethnologues nous ont mis en garde contre cette abstraction), mais il suppose aussi que dans l’écriture “proprement dite”, à laquelle les Nambikwara n’auraient pas accès, la qualité esthétique est extrinsèque. Signalons seulement ce problème. D’ailleurs, même si l’on ne voulait pas suspecter le sens d’une telle conclusion, on peut encore s’inquiéter des voies qui y conduisent. L’ethnologue y est parvenu à partir d’une phrase notée dans un autre sous-groupe: “Kihikagnere mũsiene” traduit par “faire des raies, c’est joli”. Conclure de cette proposition ainsi traduite et relevée dans un autre groupe (b 1), que faire des raies présentait pour le groupe (a 1) un “intérêt esthétique”, ce qui sous-entend seulement esthétique, voilà qui pose des problèmes de logique que, une fois encore, nous nous contentons de signaler.

3/. Lorsque, dans les Tristes Tropiques, Lévi-Strauss remarque que “les Nambikwara ne savent pas écrire ... ne dessinent pas davantage, à l’exception de quelques pointillés et zig-zags sur leurs calebasses”, puis que munis des instruments par lui fournis, ils ne tracent que “des lignes horizontales ondulées” et que “pour la plupart l’effort s’arrêtait là”, ces notations sont brèves. Non seulement on ne les trouve pas dans la thèse, mais celle-ci met en évidence, quatre-vingt pages plus loin (p. 123), les résultats auxquels sont très vite parvenus certains Nambikwara et que Lévi-Strauss présente comme “une innovation culturelle inspirée par nos propres dessins”. Or il ne s’agit pas seulement de dessins représentatifs (Cf. figure 19, p. 123) montrant un homme ou un singe, mais de schémas décrivant, expliquant, écrivant une généalogie et une structure sociale. Or c’est là un phénomène décisif. On sait maintenant, à partir d’informations certaines et massives, que la genèse de l’écriture (au sens courant) a été presque partout et le plus souvent liée à l’inquiétude généalogique. On cite souvent la mémoire et la tradition orales des générations, qui remonte parfois très loin chez les peuples dits sans écriture. Lévi-Strauss le fait lui-même dans les Entretiens (p. 29): “Je sais bien que les peuples que nous appelons primitifs ont souvent des capacités de mémoire tout à fait stupéfiantes, et on nous parle de ces populations polynésiennes qui sont capables de réciter sans hésitation des généalogies qui portent sur des dizaines de générations, mais cela a tout de même manifestement des limites”. Or c’est cette limite qui est franchie un peu partout quand apparaît l’écriture - au sens courant - dont la fonction est ici de conserver et de donner une objectivation [34] supplémentaire, d’un autre ordre, à une classification généalogique, avec tout ce que cela peut impliquer. Si bien qu’un peuple qui accède au dessin généalogique accède bien à l’écriture au sens courant, en comprend la fonction et va beaucoup plus loin que ne le laissent entendre les Tristes Tropiques (“l’effort s’arrêtait là”). On passe ici de l’archi-écriture â l’écriture au sens courant. Ce passage, dont nous ne voulons pas sous-estimer la difficulté, n’est pas un passage de la parole à l’écriture, il s’opère à l’intérieur de l’écriture en général. La mémoire généalogique et la classification sociale sont le point de suture de l’archi-écriture, condition de la langue (dite orale), et de l’écriture au sens commun.

“Mais le chef de bande voyait plus loin ...” De ce chef de bande, la thèse nous dit qu’il est “remarquablement intelligent, conscient de ses responsabilités, actif, entreprenant et ingénieux”. “C’est un homme d’environ trente-cinq ans, marié à trois femmes” .... “son attitude vis à vis de l’écriture est très révélatrice. Il a immédiatement compris son rôle de signe, et la supériorité sociale qu’elle confère”. Lévi-Strauss enchaîne alors par un récit qui est reproduit à peu près dans les mêmes termes dans Tristes Tropiques où nous le lisons maintenant.

“Seul, sans doute, il avait compris la fonction de l’écriture. Aussi m’a-t-il réclamé un bloc-note et nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons ensemble. Il ne me communique pas verbalement les informations que je lui demande, mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie, chaque fois que sa main achève une ligne, il l’examine anxieusement, comme si la signification devait en jaillir, et la même désillusion se peint sur son visage. Mais il n’en convient pas; et il est tacitement entendu, entre nous, que son grimoire possède un sens que je feins de déchiffrer, le commentaire verbal suit presque immédiatement, et me dispense de réclamer les éclaircissements nécessaires”, (la suite correspond à un passage qui se trouve, dans la thèse, séparé de celui-ci par plus de quarante pages (p. 89) et concerne, fait significatif sur lequel nous reviendrons, la fonction du commandement) ... “Or à peine avait-il rassemblé tout son monde qu’il tira d’une hotte un papier couvert de lignes tortillées qu’il fit semblant de lire et où il cherchait, avec une hésitation affectée, la liste des objets que je devais donner en retour des cadeaux offerts: à celui-ci un arc et des flèches un sabre d’abattis! à tel autre, des perles! pour ses colliers ... Cette comédie se prolongea pendant deux heures. Qu’espérait-il? Se tromper lui-même, peut-être; mais plutôt étonner ses compagnons, les persuader que les marchandises passaient par son intermédiaire, [35] qu’il avait obtenu l’alliance du blanc et qu’il participait à ses secrets. Nous étions en hâte de partir, le moment le plus redoutable était évidemment celui où toutes les merveilles que j’avais apportées seraient réunies dans d’autres mains. Aussi je ne cherchai pas à approfondir l’incident et nous nous mîmes en route, toujours guidés par les Indiens”.

L’histoire est très belle. Il est en effet tentant de la lire comme une parabole dont chaque élément, chaque sémantème renvoie à une fonction reconnue de l’écriture: la hiérarchisation, la fonction économique de la médiation et de la capitalisation, la participation à un secret quasi-religieux, tout cela, qui se vérifie en tout phénomène d’écriture, nous le voyons ici rassemblé, concentré, organisé dans la structure d’un événement exemplaire ou d’une séquence très brève de faits et gestes. Toute la complexité organique de l’écriture est ici recueillie au foyer simple d’une parabole.

2. - La remémoration de la scène. Passons maintenant à la leçon de la leçon. Elle est plus longue que la relation de l’incident, elle couvre trois pages très serrées et le texte des Entretiens, qui en reproduit l’essentiel, est sensiblement plus bref. C’est donc dans la thèse que l’incident est rapporté sans commentaire théorique et dans les confessions de l’ethnologue que la théorie est le plus abondamment développée.

Suivons le fil de la démonstration à travers l’évocation de faits historiques apparemment incontestables. C’est l’écart entre la certitude factuelle et sa reprise interprétative qui nous intéressera d’abord. L’écart le plus massif apparaîtra d’abord, mais non seulement, entre le fait très mince de l’ “incident extraordinaire” et la philosophie générale de l’écriture. La pointe de l’incident supporte en effet un énorme édifice théorique.

Après l’ “extraordinaire incident”, la situation de l’ethnologue reste précaire. Quelques mots en commandent la description : “séjour avorté”, “mystification”, “climat irritant” l’ethnologue se sent “soudain seul dans la brousse, ayant perdu [sa] direction”, “désespéré”, “démoralisé”, il n’a “plus d’armes” dans une “zone hostile” et il agite de “sombres pensées”. Puis la menace s’apaise, l’hostilité s’efface. C’est la nuit, l’incident est clos, les échanges ont eu lieu: il est temps de réfléchir l’histoire, c’est le moment de la veille et de la remémoration. “Encore tourmenté par cet incident ridicule, je dormis mal et trompai l’insomnie en me remémorant la scène des échanges”.

[36] Très vite deux significations sont relevées sur l’incident lui-même.

1. L’apparition de l’écriture est instantanée. Elle n’est pas préparée. Un tel saut prouverait que la possibilité de l’écriture n’habite pas la parole, mais le dehors de la parole. “L’écriture avait donc fait son apparition chez les Nambikwara, mais non point, comme on aurait pu l’imaginer, au terme d’un apprentissage laborieux”. De quoi Lévi-Strauss conclut-il à cet épigénétisme si indispensable dès lors qu’on veut sauvegarder l’extériorité de l’écriture à la parole? De l’incident? Mais la scène n’était pas la scène de l’origine, seulement celle de l’imitation de l’écriture. Quand même il s’agirait de l’écriture, ce qui a le caractère de la soudaineté, ce n’est pas le passage à l’écriture, l’invention de l’écriture mais l’importation d’une écriture déjà constituée. C’est un emprunt et un emprunt factice. Comme le dit Lévi-Strauss lui-même, “son symbole avait été emprunté tandis que sa réalité demeurait étrangère”. On sait d’ailleurs que ce caractère de soudaineté appartient à tous les phénomènes de diffusion ou de transmission de l’écriture. Il n’a jamais pu qualifier l’apparition de l’écriture qui a été au contraire laborieuse, progressive, différenciée dans ses étapes. Et la rapidité de l’emprunt, quand il a lieu, suppose la présence préalable de structures qui le rendent possible.

2. La deuxième signification que Lévi-Strauss croit pouvoir lire sur le texte même de la scène est liée à la première. Puisqu’ils ont appris sans comprendre, puisque le chef a fait un usage efficace de l’écriture sans en connaître ni le fonctionnement ni le contenu par elle signifié, c’est que la finalité de l’écriture est politique et non théorique, “sociologique plutôt qu’intellectuelle”. Cela ouvre et couvre tout l’espace dans lequel Lévi-Strauss va maintenant penser l’écriture. “Son symbole avait été emprunté tandis que sa réalité demeurait étrangère. Et cela en vue d’une fin sociologique plutôt qu’intellectuelle. Il ne s’agissait pas de connaître, de retenir ou de comprendre, mais d’accroître le prestige et l’autorité d’un individu - ou d’une fonction - aux dépens d’autrui. Un indigène encore à l’âge de pierre avait deviné que le grand moyen de comprendre, à défaut de le comprendre, pouvait au moins servir à d’autres fins”.

En distinguant ainsi la “fin sociologique” et la “fin intellectuelle”, en attribuant celle-là et non celle-ci à l’écriture, on fait crédit à une différence fort problématique entre le rapport intersubjectif et le savoir. S’il est vrai, comme nous le croyons en effet, que l’écriture ne se pense pas hors de l’horizon de la violence intersubjective, y-a-t-il quelque chose, est-ce la science, qui y échappe radicalement, y-a-t-il une connaissance et surtout un langage, scientifique ou [37] non, qu’on pourrait dire à la fois étranger à l’écriture et à la violence? Si l’on répond par la négative, ce que nous faisons, l’usage de ces concepts pour discerner le caractère spécifique de l’écriture n’est pas pertinent. Si bien que tous les exemples12 par lesquels Lévi-Strauss illustre ensuite cette proposition sont sans doute vrais et probants, mais ils le sont trop. La conclusion qu’ils soutiennent débordent largement le champ de ce qui est ici appelé “écriture” (c’est-à-dire l’écriture au sens commun). Elle couvre aussi le champ de la parole non écrite. Cela veut dire que, s’il faut lier la violence à l’écriture, l’écriture apparaît bien avant l’écriture au sens étroit: déjà dans la différence ou archi-écriture qui ouvre la parole elle-meme.

Suggérant ainsi, comme il le confirmera plus tard, que la fonction essentielle de l’écriture est de favoriser la puissance asservissante plutôt que la science “désintéressée”, selon la distinction à laquelle il semble tenir, Lévi-Strauss peut maintenant, dans une deuxième vague de la méditation, neutraliser la frontière entre les peuples sans écriture et les peuples à écriture: non pas quant à la disposition de l’écriture, mais quant à ce qu’on a cru pouvoir en déduire, quant à leur historicité ou leur non-historicité. Cette neutralisation est très précieuse: elle autorise les thèmes (a) de la relativité essentielle et irréductible dans la perception du mouvement historique (Cf. ‘Race et Histoire’) (b) des différences entre le “chaud” et le “froid” dans la “température historique” des sociétés (Entretiens, p. 43 et passim) (c) des rapports entre ethnologie et histoire.13

[38] Il s’agit donc, en se fiant à la différence présumée entre la science et la puissance, de montrer que l’écriture n’offre aucune pertinence dans l’appréciation des rythmes et des types historiques: l’époque de la création massive des structures sociales, économiques, techniques, politiques, etc , sur lesquelles nous vivons encore, cette époque - le néolithique - ne connaissait pas l’écriture14. Qu’est-ce à dire ?

Dans le texte qui suit, nous allons isoler trois propositions sur lesquelles une contestation pourrait s’engager, que nous n’engagerons pas, par souci d’aller plus vite au terme de la démonstration qui intéresse Lévi-Strauss et d’y installer le débat.

Première proposition. “Après qu’on a éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins retenir celui-là: peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu’ils se sont assigné, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d’une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la conscience durable d’un projet. Pourtant, rien de ce que nous savons de l’écriture et de son rôle dans l’évolution ne justifie une telle conception”.

Cette proposition n’a de sens qu’à deux conditions:

1-. que l’on ne tienne aucun compte de l’idée et du projet de la science, c’est-à-dire de l’idée de vérité comme transmissibilité en droit infinie; celle-ci n’a en effet de possibilité historique qu’avec l’écriture. Devant les analyses husserliennes (Krisis et Origine de la géométrie) qui nous rappellent cette évidence, le propos de Lévi-Strauss ne peut se soutenir qu’en refusant tout spécificité au projet scientifique et à la valeur de vérité en général. Cette dernière position ne manquerait pas de force, mais elle ne peut faire valoir cette force et sa cohérence qu’en renonçant elle-même à se donner pour un discours scientifique. Schéma bien connu. C’est en fait ce qui semble se passer ici.

[39] 2-. que le néolithique auquel on peut en effet attribuer la création des structures profondes sur lesquelles nous vivons encore, n’ait pas connu quelque chose comme l’écriture. C’est ici que le concept d’écriture, tel qu’il est utilisé par un ethnologue moderne, parait singulièrement étroit. L’ethnologie nous livre aujourd’hui des informations massives sur des écritures qui ont précédé l’alphabet, d’autres systèmes d’écriture phonétique ou des systèmes tout prêts à se phonétiser. Le caractère massif de cette information nous dispense d’insister.

Deuxième proposition. Supposant que tout a été acquis avant l’écriture, Lévi-Strauss n’a qu’à enchaîner: ‘Inversement, depuis l’invention de l’écriture jusqu’à la naissance de la science moderne, le monde occidental a vécu quelques 5000 années pendant lesquelles ses connaissances ont fluctué plus qu’elles ne se sont accrues: Nous soulignons.

On pourrait être choqué par cette affirmation, mais nous nous en garderons bien. Nous ne croyons pas qu’une telle affirmation soit fausse. Mais non davantage qu’elle soit vraie. Elle répondrait plutôt, pour les besoins d’une cause, à une question qui n’a aucun sens.15 La notion de quantité de connaissance, d’accroissement de quantité de connaissance, n’est-elle pas suspecte? Qu’est-ce qu’une quantité de connaissances? Comment se modifie-t-elle? On s’enfonce ici dans la brume empirique. Sans même parler des sciences de l’ordre ou de la qualité, on peut se demander ce que signifie la quantité des sciences de la pure quantité. Comment l’évaluer en quantité? On ne peut répondre à de telles questions que dans le style de l’empiricité pure. On peut dire le contraire de ce que dit Lévi-Strauss et ce ne serait ni plus vrai ni plus faux. On peut dire qu’au cours de tel ou tel demi-siècle, avant même la “science moderne”; l’accroissement des connaissances a infiniment dépassé ce qu’il a été pendant des millions d’années. Cela pour l’accroissement. Quant à la notion de fluctuation, elle se donne elle-même pour parfaitement empirique. De toute façon, on ne fera jamais tenir des propositions d’essence sur une échelle.

Troisième proposition. C’est la plus déconcertante dans les enchaînements de ce paragraphe. Supposons que l’avènement de l’écriture depuis trois à quatre mille ans n’ait rien apporté de décisif dans le domaine de la connaissance. Lévi-Strauss concède néanmoins qu’il n’en va plus de même depuis deux siècles. Selon l’échelle [40] qui était pourtant la sienne, on voit mal ce qui justifie cette coupure. Il l’opère pourtant: “Sans doute concevrait-on mal l’épanouissement scientifique du XIXème et du XXème siècle sans l’écriture. Mais cette condition nécessaire n’est certainement pas suffisante pour l’expliquer”.

On n’est pas seulement surpris par la coupure, on se demande quelle objection Lévi-Strauss semble ici rejeter. Personne n’a jamais pu penser que l’ écriture - la notion écrite, puisque c’est d’elle qu’il est ici question - était la condition suffisante de la science; et qu’il suffisait de savoir écrire pour être savant. Bien des lectures suffiraient à nous ôter cette illusion si nous l’avions. Mais reconnaître que l’écriture est la “condition nécessaire” de la science, qu’il n’y a pas de science sans écriture, voilà qui importe et Lévi-Strauss le reconnaît. Et comme il est difficile en toute rigueur de faire commencer la science au XIXème siècle, c’est toute son argumentation qui en retour s’effondre ou se trouve frappée d’un lourd indice d’approximation empirique.

Cela tient en vérité - et c’est la raison pour laquelle nous passons vite sur cette argumentation - à ce que Lévi-Strauss tient à abandonner ce terrain, à expliquer très vite pourquoi le problème de la science n’est pas le bon accès à l’origine et à la fonction de l’écriture: “Si l’on veut mettre en corrélation l’apparition de l’écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction”. Il faut donc plutôt démontrer que, selon la dissociation qui nous avait laissé perplexe, l’origine de l’écriture répondait à une nécessité plus “sociologique” qu’ “intellectuelle”. La page qui suit doit donc faire apparaître non seulement cette nécessité sociologique - ce qui serait un pauvre truisme et qui concernerait assez peu la spécificité sociologique de l’écriture, - mais aussi que cette nécessité sociale est celle de la “domination”, de “exploitation”, de l’ “asservissement” et de la “perfidie”.

Pour lire convenablement cette page, il faut la différencier en ses strates. L’auteur présente ici ce qu’il appelle son “hypothèse”: “Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter16 l’asservissement. A un premier niveau cette hypothèse est si vite confirmée qu’elle mérite à peine son nom. Ces faits sont bien connus. On sait depuis longtemps que le pouvoir de l’écriture aux mains d’un petit nombre, d’une caste ou d’une classe a toujours été contemporain de la hiérarchisation, nous dirons de la différance politique: à la fois distinction des [41] groupes, des classes et des niveaux du pouvoir économico-technicopolitique, et délégation de l’autorité, la puissance différée, abandonnée à un organe de capitalisation. Ce phénomène se produit dès le seuil de la sédentarisation, avec la constitution de stocks à l’origine des sociétés agricoles”. Ici les choses sont si patentes17 qu’on pourrait à l’infini enrichir l’illustration empirique qu’en esquisse Lévi-Strauss. Toute cette structure apparaît dès qu’une société commence à vivre comme société, c’est-à-dire dès l’origine de la vie en général, quand, à des niveaux fort hétérogènes d’organisation et de complexité, il est possible de différer la présence, c’est-à-dire la dépense ou la consommation, et à organiser la production, c’est-à-dire la réserve en général. Cela remonte bien avant l’apparition de l’écriture au sens étroit, mais il est vrai, et on ne peut le négliger, que l’apparition des systèmes d’écriture il y a trois à quatre mille ans est un saut extraordinaire dans l’histoire de la vie. D’autant plus extraordinaire qu’un accroissement prodigieux du pouvoir de différance n’a été accompagné, du moins pendant ces quelques millénaires, d’aucune transformation notable de l’organisme. C’est justement le propre du pouvoir de différance que de modifier de moins en moins la vie à mesure qu’il s’étend. S’il devenait infini - ce que son essence exclut à priori - la vie elle-même serait rendue à une impassible, intangible et éternelle présence: la différance infinie, Dieu ou la mort.

Cela nous conduit à un deuxième niveau de lecture. Il va faire apparaître à la fois l’intention dernière de Lévi-Strauss, ce vers quoi la démonstration oriente les évidences factuelles, et l’idéologie politique qui, sous le titre de l’hypothèse Marxiste, s’articule avec le plus bel exemple de ce que nous avons appelé “métaphysique de la présence”.

Plus haut, le caractère empirique des analyses concernant le statut de la science et l’accumulation quantitative des connaissances ôtait, disions-nous, toute rigueur à chacune des propositions avancées et permettait de les considérer avec une égale pertinence comme vraies ou fausses. C’est la pertinence de la question qui paraissait douteuse. La chose ici se reproduit. Ce qui va être appelé asservissement peut aussi légitimement se nommer libération. Et c’est au moment où cette oscillation est arrêtée sur la signification d’asservissement que le discours est paralysé en idéologie déterminée et que nous jugerions inquiétante si telle était ici nptre première préoccupation.

Dans ce texte, Lévi-Strauss ne fait aucune différence entre hiérarchisation et domination, entre autorité politique et exploitation. [42] La note qui commande ces réflexions est celle d’un anarchisme confondant délibérément la loi et l’oppression. L’idée de loi et de droit positif, qu’il est difficile de penser dans leur formalité, dans cette généralité que nul n’est censé ignorer, avant la possibilité de l’écriture, est déterminée par Lévi-Strauss comme contrainte et asservissement. Le pouvoir politique ne peut être que le détenteur d’une puissance injuste. Thèse classique et cohérente, mais ici avancée comme allant de soi, sans que le moindre dialogue critique soit amorcé avec les tenants de l’autre thèse, selon laquelle la généralité de la loi est au contraire la condition de la liberté dans la cité. Aucun dialogue par exemple avec Rousseau qui eût sans doute frémi de voir se réclamer de lui un disciple définissant ainsi la loi. “Si l’écriture n’a pas suffi à consolider les connaissances, elle était peut-être indispensable pour affermir les dominations. Regardons plus près de nous: l’action systématique des Etats européens en faveur de l’instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXème siècle, va de pair avec l’extension du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire: nul n’est censé ignorer la loi”18

Il faut être prudent pour apprécier ces graves déclarations. Il faut surtout éviter de les renverser et d’en prendre le contre-pied. Dans une certaine structure historique donnée - et par exemple à l’époque dont parle Lévi-Strauss - il est incontestable que le progrès de la légalité formelle, la lutte contre l’analphabétisme qui en était solidaire, etc, ont pu fonctionner comme une force mystificatrice et un instrument consolidant le pouvoir d’une classe, ou d’un état dont la signification formelle - universelle était confisquée par une force empirique particulière. Peut-être même cette nécessité est-elle essentielle et indépassable. Mais s’en autoriser pour définir la loi et l’état de manière simple et univoque, les condamner d’un point de vue éthique, et avec eux l’extension de l’écriture, du service militaire obligatoire et de la prolétarisation, la généralité de l’obligation politique et le “nul n’est censé ignorer la loi”, c’est là une conséquence qui ne se déduit pas rigoureusement de ces prémisses. Si on l’en déduit néanmoins, comme c’est ici le cas, il faut aussitôt conclure que la non-exploitation, la liberté, etc, “vont de pair” (pour utiliser ce concept si équivoque) avec l’analphabétisme et le caractère non obligatoire du service militaire, de l’instruction publique ou de la loi en général. Est-il utile d’insister?

Gardons-nous bien d’opposer à Lévi-Strauss le système des arguments classiques, ou de l’opposer à lui-même (à la page précédente [43], il avait en effet lié la violence de l’écriture au fait que celle-ci était réservée à une minorité, confisquée par des scribes au service d’une caste. Maintenant, c’est à l’alphabétisation totale que la violence asservissante est assignée). L’incohérence n’est qu’apparente: l’universalité est toujours accaparée, comme force empirique, par une force empirique déterminée, telle est l’unique affirmation qui traverse ces deux propositions.

Doit-on, pour aborder ce problème, poser la question de ce que peut être le sens d’un asservissement à une loi de forme universelle? On pourrait le faire, mais il vaut mieux abandonner cette voie classique: elle nous conduirait sans doute assez vite à montrer que l’accès à l’écriture est la constitution d’un sujet libre dans le mouvement violent de son propre effacement et de son propre enchaînement. Mouvement impensable dans les concepts de l’éthique, de la psychologie, de la philosophie politique et de la métaphysique classiques. Laissons ce propos en l’air, nous n’avons pas encore fini de lire la ‘Leçon d’écriture’.

Car Lévi-Strauss s’avance plus loin sous le signe de cette idéologie libertaire, dont la teinte anti-colonialiste et anti-ethnocentrique est assez particulière: “Du plan national, l’entreprise est passée sur le plan international grâce à cette complicité qui s’est nouée entre de jeunes Etats - confrontés à des problèmes qui furent les nôtres il y a un ou deux siècles - et une société de nantis, inquiète de la menace que représentent pour sa stabilité les réactions de peuples mal entraînés par la parole écrite à penser en formules modifiables à volonté et à donner prise aux efforts d’édification. En accédant au savoir entassé dans les bibliothèques, ces peuples se rendent vulnérables aux mensonges que les documents imprimés propagent en proportion encore plus grande”.

Après avoir pris les mêmes précautions qu’il y a un instant sur la face de vérité que peuvent comporter de telles affirmations, paraphrasons ce texte. C’est, au nom de la liberté des peuples décolonisés, une critique des jeunes Etats qui se liguent avec les vieux Etats tout à l’heure dénoncés (“complicité entre les jeunes Etats et une société internationale de nantis”). Critique d’une “entreprise”: la propagation de l’écriture est présentée dans les concepts d’une psychologie volontariste, le phénomène politique international qu’elle constitue est décrit en termes de complot délibérément et consciemment organisé. Critique de l’Etat en général et des jeunes Etats qui répandent l’écriture à des fins de propagande, pour assurer la lisibilité et l’efficacité de leurs tracts, pour se garder des “réactions de peuples mal entraînés par la parole écrite à penser en formules modifiables à volonté”. Ce qui laisse entendre que les formules orales ne sont [44] pas modifiables, pas plus modifiables à volonté que les formules écrites. Ce n’est pas le moindre paradoxe. Encore une fois, nous ne prétendons pas que l’écriture ne puisse jouer et ne joue en effet ce rôle, mais de là à lui en attribuer la spécificité et à en conclure que la parole en est à l’abri, il y a là un abîme qu’on ne doit pas franchir aussi allegrement. Nous ne commenterons pas ce qui est dit de l’accès au “savoir entassé dans les bibliothèques” déterminé de manière univoque comme “vulnérabilité aux mensonges que les documents imprimés, etc ...” On pourrait décrire l’atmosphère idéologique dans laquelle respirent aujourd’hui de telles formules. Contentons-nous d’y reconnaître l’héritage du Vicaire savoyard (“J’ai refermé tous les livres”), de la ‘Lettre à Christophe de Beaumont’(“J’ai cherché la vérité dans les livres: je n’y ai trouvé que le mensonge et l’erreur”), de la Préface au deuxième Discours (“Laissant donc tous les livres scientifiques .... et méditant sur les premières et plus simples opérations de l’Aine humaine ...”).

Après cette méditation nocturne, Lévi-Strauss revient à l’ “extraordinaire incident”. Et c’est pour faire l’éloge, maintenant justifié par l’histoire, de ces sages nambikwara qui ont eu le courage de résister à l’écriture et à la mystification de leur chef. Eloge de ceux qui ont su interrompre, pour un temps, hélas, le cours fatal de l’évolution et qui se sont “ménagé un répit”. A cet égard et en ce qui concerne la société nambikwara, l’ethnologue est résolument conservateur. Comme il le notera quelque cent pages plus loin, “volontiers subversif parmi les siens et en rébellion contre les usages traditionnels, l’ethnographe apparaît respectueux jusqu’au conservatisme dès que la société envisagée se trouve être différente de la sienne”.

Deux motifs dans les lignes de conclusion: d’une part, comme chez Rousseau, le thème d’une dégradation nécessaire, ou plutôt fatale, comme forme même du progrès ; d’autre part, la nostalgie de ce qui précède cette dégradation, l’élan affectif vers les il8ts de résistance, les petites communautés qui se sont tenues provisoirement à l’abri de la corruption (Cf. à ce sujet les Entretiens, p. 49), corruption liée, comme chez Rousseau, à l’écriture et à la dislocation du peuple unanime et rassemblé dans la présence à soi de sa parole. Nous y reviendrons. Lisons: “Sans doute les dés sont-ils jetés [il s’agit de l’évolution fatale dans laquelle sont déjà entraihés les peuples qui jusqu’ici étaient à l’abri de l’écriture: constat plus fataliste que déterministe. La concaténation historique est pensée sous le concept de jeu et de hasard. Il faudrait étudier la métaphore si fréquente du joueur dans les textes de Lévi-Strauss]. Mais dans mon village nambikwara, les fortes têtes étaient tout de même les plus sages” (Nous soulignons). Ces fortes têtes, ce sont les résistants, ceux que le chef n’a pu tromper, [45] et qui ont plus de caractère que de subtilité, plus de coeur et de fierté traditionnelle que d’ouverture d’esprit. “Ceux qui se désolidarisèrent de leur chef après qu’il eut essayé de jouer la carte de la civilisation (à la suite de ma visite il fut abandonné de la plupart des siens) comprenaient confusément que l’écriture et la perfidie pénétraient chez eux de concert. Réfugiés dans une brousse plus lointaine, ils se sont ménagé un répit”. (L’épisode de cette résistance est aussi raconté dans la thèse, p. 89).

Cette conclusion appelle deux séries de remarques.

1. - Si les mots ont un sens, et si “l’écriture et la perfidie pénétraient chez eux de concert”, on doit penser que la perfidie et toutes les valeurs ou non-valeurs associées étaient absentes dans les sociétés dites sans écriture. Pour en douter, il n’est pas nécessaire de faire un long chemin: détour empirique par l’évocation des faits ou régression apriorique ou transcendantale que nous avons suivie en introduction. En rappelant dans cette introduction que la violence n’a pas attendu l’apparition de l’écriture au sens étroit, que l’écriture a toujours déjà commencé dans le langage, nous concluons comme Lévi-Strauss que la violence est l’écriture. Mais pour être l’issue d’un autre chemin, cette proposition a un sens radicalement différent. Elle cesse d’être appuyée au mythe du mythe, au mythe d’une parole originellement bonne et d’une violence qui viendrait fondre sur elle comme un fatal accident. Fatal accident qui ne serait autre que l’histoire elle-même. Non que, par cette référence plus ou moins déclarée à l’idée d’une chute dans le mal depuis l’innocence du verbe, Lévi-Strauss fasse sienne cette théologie classique et implicite. Simplement son discours ethnologique se produit à travers des concepts, des schémas et des valeurs qui sont systématiquement et généalogiquement complices de cette théologie et de cette métaphysique.

Donc nous ne ferons pas ici le long détour empirique ou apriorique. Nous comparerons simplement différents moments dans la description de la société nambikwara. S’il faut en croire la Leçon, les Nambikwara ne connaissaient pas la violence avant l’écriture; ni même la hiérarchisation, puisque celle-ci est très vite assimilée à l’exploitation. Or autour de la Leçon, il suffit d’ouvrir les Tristes Tropiques et la thèse à n’importe quelle page pour que le contraire éclate avec évidence. Nous avons ici affaire non seulement à une société fortement hiérarchisée, mais à une société dont les rapports sont empreints d’une violence spectaculaire. Aussi spectaculaire que les tendres et innocents ébats évoqués à l’ouverture de la Leçon et que nous étions donc justifiés à considérer comme les prémisses calculées d’une démonstration orientée.

[46] Entre beauçoup d’autres passages analogues que nous ne pouvons citer ici faute de place, ouvrons la thèse à la page 87. Il s’agit des Nambikwara avant l’écriture, cela va sans dire. “Et le chef doit déployer un talent continuel, qui tient plus de la politique électorale que de l’exercice du pouvoir, pour maintenir son groupe, et, si possible, l’accroître par de nouvelles adhésions. La bande nomade représente en effet une unité fragile. Si l’autorité du chef se fait trop exigeante, s’il accapare un trop grand nombre de femmes, s’il n’est pas capable, aux périodes dé disette, de résoudre les problèmes alimentaires. des mécontentements se créent, des individus ou des familles font scission, et vont s’agglomérer à une bande apparentée dont les affaires apparaissent mieux conduites: mieux nourrie grâce à la découverte d’emplacement de chasse ou de cueillette, ou plus riche par des échanges avec des groupes voisins, ou plus puissante après des guerres victorieuses. Le chef se trouve alors à la tête d’un groupe trop restreint, incapable de faire face aux difficultés quotidiennes, ou dont les femmes sont exposées à être ravies par des voisins plus forts, et il est obligé de renoncer à son commandement, pour se rallier, avec ses derniers fidèles, à une faction plus heureuse: la société Nambikwara est ainsi dans un perpétuel devenir; des groupes se forment, se défont, grossissent et disparaissent et, à quelques mois de distance parfois, la composition, le nombre et la répartition des bandes deviennent méconnaissables. Toutes ces transformations s’accompagnent d’intrigues et de conflits, d’ascensions et de décadences, le tout se produisant à un rythme extrêmement rapide’.”

On pourrait citer aussi tous les chapitres de la thèse intitulés ‘Guerre et commerce’, ‘De la naissance à la mort’. Tout ce qui concerne aussi l’usage des poisons, dans la thèse et dans Tristes Tropiques. De même qu’il y a une guerre des noms propres, il y a une guerre des poisons à laquelle l’ethnologue lui-même est mêlé: “une délégation de quatre hommes vint me trouver et, sur un ton assez menaçant, me demanda de mêler du poison (que l’on m’apportait en même temps) au prochain plat que j’offrirais à A6; on estimait indispensable de la supprimer rapidement, car, me dit-on, il est ‘très méchant’ (kakore) et ‘ne vaut rien du tout’ (aidotiene)” (p. 124). Nous ne citerons encore qu’un passage, heureux complément d’une description idyllique: “Nous avons décrit la tendre camaraderie qui préside aux rapports entre les sexes, et l’harmonie générale qui règne au sein des groupes. Mais dès que ceux-ci s’altèrent, c’est pour faire place aux solutions les plus extrêmes: empoisonnements et assassinats ... Aucun groupe sud-américain, à notre connaissance, ne traduit, de façon aussi sincère et spontanée ... des sentiments violents et opposés, dont l’expression individuelle semble indissociable d’une stylisation sociale qui ne les trahit jamais” (p. 126. Cette dernière formule n’est-elle pas applicable à tout groupe social en général?).

[47] 2. - Une deuxième série de remarques nous reconduit à Rousseau. L’idéal qui sous - tend en profondeur cette philosophie de l’écriture, c’est donc l’image d’une communauté immédiatement présente à elle-même, sans différance, communauté de la parole dans laquelle tous les membres sont à portée d’allocution. Pour le confirmer, nous ne nous référerons ni aux Tristes Tropiques ni à leur écho théorique (les Entretiens), mais à un texte recueilli dans l’Anthropologie structurale et complété en 1958 par des allusions aux Tristes Tropiques. L’écriture y est définie la condition de l’inauthenticité sociale: “... à cet égard, ce sont les sociétés de l’homme moderne qui devraient plutôt être définies par un caractère privatif. Nos relations avec autrui ne sont plus que de façon occasionnelle et fragmentaire fondées sur une expérience globale, cette appréhension concrète d’un sujet par un autre. Elles résultent, pour une large part, de reconstructions indirectes, à travers des documents écrits. Nous sommes reliés à notre passé, non plus par une tradition orale qui implique un contact vécu avec des personnes - conteurs, prêtres, sages ou anciens - , mais par des livres entassés dans des bibliothèques et à travers lesquels la critique s’évertue - avec quelles difficultés - à reconstituer le visage de leurs auteurs. Et sur le plan du présent, nous communiquons avec l’immense majorité de nos contemporains par toutes sortes d’intermédiaires - documents écrits ou mécanismes administratifs - qui élargissent sans doute immensément nos contacts, mais leur confèrent en même temps un caractère d’inauthenticité. Celui-ci est devenu la marque même des rapports entre le citoyen et les Pouvoirs. Nous n’entendons pas nous livrer au paradoxe, et définir de façon négative l’immense révolution introduite par l’invention de l’écriture. Mais il est indispensable de se rendre compte qu’elle a retiré à l’humanité quelque chose d’essentiel, en même temps qu’elle lui apportait tant de bienfaits” (p. 401-2).

Dès lors, la mission de l’ethnologue comporte une signification éthique : repérer sur le terrain les “niveaux d’authenticité”. Le critère de l’authenticité, c’est la relation de “voisinage” dans les petites communautés où “tout le monde connaît tout le monde”: “Si l’on considère avec attention les points d’insertion de l’enquête anthropologique, on constate, au contraire, qu’en s’intéressant de plus en plus à l’étude des sociétés modernes, l’anthropologie s’est attachée à y reconnaître et à y isoler des niveaux d’authenticité. Ce qui permet à l’ethnologue de se trouver sur un terrain familier quand il étudie un village, une entreprise, ou un ‘voisinage’ de grande ville (comme disent les Anglo-Saxons: neighbourhood) , c’est que tout le monde y connaît tout le monde, ou à peu près ”...“ L’avenir jugera sans doute que la plus importante contribution de l’anthropologie aux sciences sociales est d’avoir introduit (d’ailleurs inconsciemment) cette [48] distinction capitale entre deux modalités d’existence sociale: un genre de vie perçu à l’origine comme traditionnel et archaïque, qui est avant tout celui des sociétés authentiques; et des formes d’apparition plus récente, dont le premier type n’est certainement pas absent, mais où des groupes imparfaitement et incomplètement authentiques se trouvent organisés au sein d’un système plus vaste, lui-même frappé d’inauthenticité” (p. 402-3).

La clarté de ce texte se suffit à elle-même. “L’avenir jugera sans doute” si telle est en effet “la plus importante contribution de l’anthropologie aux sciences sociales”. Ce modèle de petite communauté à structure “cristalline”, tout entière présente à soi, rassemblée dans son propre voisinage est sans doute rousseauiste.

Nous aurons à le vérifier de très près sur plus d’un texte. Pour le moment, et toujours pour les mêmes raisons, tournons-nous plutôt du côté de l’Essai. Rousseau y montre que la distance sociale, la dispersion du voisinage est la condition de l’oppression, de l’arbitraire, du vice. Les gouvernements d’oppression font tous le même geste : rompre la présence, la co-présence des citoyens, l’ ‘unanimité’ du ‘peuple assemblé’, créer une situation de dispersion, tenir les sujets épars, incapable de se sentir ensemble dans l’espace d’une seule et même parole, d’un seul et même échange persuasif. Ce phénomène est décrit dans le dernier chapitre de l’Essai. L’ambiguité maintenant reconnue de cette situation et de cette structure est telle qu’on peut aussitôt en renverser le sens et montrer que cette co-présence est parfois aussi celle de la foule soumise à la harangue démagogique. Rousseau, lui, n’a pas manqué de donner de sa vigilance devant une telle inversion, des signes qu’il faudra lire. Néanmoins l’Essai nous met d’abord en garde contre les structures de la vie sociale et de l’information dans la machine politique moderne. C’est un éloge de l’éloquence ou plutôt de l’élocution de la parole pleine, une condamnation des signes muets et impersonnels: argent, tracts (“placards”), armes et soldats en uniforme: “Les langues se forment naturellement sur les besoins des hommes; elles changent et s’altèrent selon les changements de ces mêmes besoins. Dans les anciens temps, où la persuasion tenait lieu de force publique, l’éloquence était nécessaire. A quoi servirait-elle aujourd’hui que la force publique supplée à la persuasion? L’on n’a besoin ni d’art ni de figure pour dire, tel est mon plaisir. Quels discours restent donc à faire au peuple assemblé? des sermons. Et qu’importe à ceux qui les font de persuader le peuple, puisque ce n’est pas lui qui nomme aux bénéfices? Les langues populaires nous sont devenues aussi parfaitement inutiles que l’éloquence. Les sociétés ont pris leur dernière forme: on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus; et comme on n’a plus rien à dire [49] au peuple, sinon, donnez de l’argent, on le dit avec des placards au coin des rues, ou des soldats dans les maisons. Il ne faut assembler personne pour cela: au contraire, il faut tenir les sujets épars; c’est la première maxime de la politique moderne ... Chez les anciens on se faisait entendre aisément au peuple sur la place publique; on y parlait tout un jour sans s’incommoder ... Qu’on suppose un homme haranguant en français le peuple de Paris dans la place Vendôme: qu’il crie à pleine tête, on entendra qu’il crie, on ne distinguera pas un mot ... Si les charlatans des places abondent moins en France qu’en Italie, ce n’est pas qu’en France ils soient moins écoutés, c’est seulement qu’on ne les entend pas si bien ... Or je dis que toute langue avec laquelle on ne peut pas se faire entendre au peuple assemblé est une langue servile: il est impossible qu’un peuple demeure libre et qu’il parle cette langue-là” (Ch. XX. ‘Rapport des langues aux gouvernements’).

Uni au mépris de l’écriture, cet éloge de la portée de voix est donc commun à Rousseau et à Lévi-Strauss. Néanmoins, dans des textes que nous devons lire, Rousseau se méfie aussi de l’illusion de la parole pleine et présente, de l’illusion de présence dans une parole qu’on croit transparente et innocente. C’est vers l’éloge du silence qu’est alors déporté le mythe de la présence pleine arrachée à la différance et à la violence du verbe. D’une certaine manière, la “force publique” a toujours commencé à “suppléer à la persuasion”.

Présence à soi, proximité transparente dans le face à face des visages et l’immédiate portée de voix, cette détermination de l’ “authenticité sociale” est donc classique: rousseauiste mais déjà héritière du platonisme, elle communique, rappelons-le, avec la protestation anarchiste et libertaire contre la Loi, les Pouvoirs et l’Etat en général, avec le rêve aussi des socialismes utopiques du XIXème siècle, très précisément avec celui du fouriérisme. Dans son laboratoire, ou plutôt dans son atelier, l’ethnologue dispose donc aussi de ce rêve, comme d’une pièce ou d’un instrument parmi d’autres. Servant le même désir obstiné dans lequel l’ethnologue “met toujours quelque chose de soi”, cet outil doit composer avec d’autres “moyens du bord”. Car l’ethnologue se veut aussi Freudien, Marxiste (d’un ‘Marxisme’ , on s’en souvient, dont le travail critique ne serait ni en “opposition” ni en “contradiction” avec “la critique bouddhiste”) et il se dit même tenté par le “matérialisme vulgaire” (Esprit, novembre 1963, p. 652).19

[50]

Cette valeur “d’authenticité sociale” est l’un des deux pôles indispensables dans la structure de la moralité en général. L’éthique de la parole vive serait parfaitement respectable, tout utopique et atopique (c’est-à-dire déliée de l’espacement et de la différance comme écriture), elle serait respectable comme le respect lui-même si elle ne vivait pas d’un leurre et du non respect de sa propre condition d’origine, si elle ne rêvait pas dans la parole la présence refusée à l’écriture, refusée par l’écriture. L’éthique de la parole est le leurre de la présence maîtrisée. Comme la bricole, le leurre désigne d’abord un stratagème de chasseur. C’est un terme de fauconnerie: “morceau de cuir rouge, dit Littré, en forme d’oiseau, qui sert pour rappeler l’oiseau de proie lorsqu’il ne revient pas droit sur le poing”. Exemple: “Son martre le rappelle et crie et se tourmente, lui présente le leurre et le poing, mais en vain” (La Fontaine).

Reconnaître l’écriture dans la parole, c’est-à-dire la différance et l’absence de parole, c’est commencer à penser le leurre. Il n’y a pas d’éthique sans présence de l’autre mais aussi et par conséquent sans absence, dissimulation, détour, différance, écriture. L’archi-écriture est l’origine de la moralité comme de l’immoralité. Ouverture non-éthique de l’éthique. Ouverture violente. Comme on l’a fait pour le concept vulgaire d’écriture, il faut sans doute suspendre rigoureusement l’instance éthique de la violence pour répéter la généalogie de la morale. Il est peut-être temps de relire l’Essai sur l’origine des langues.

Notes

1. Cet article reprend le texte de deux séances d’un cours professé à l’Ecole Normale Supérieure durant l’année 1965-66, sous le titre: Ecriture et Civilisation. On pourra trouver dans De la grammatologie (Critique 223/4) les principaux éléments de l’introduction qui annonçait l’intention systématique de ce cours.

2. Anthropologie structurale, ch. 1.

3. Ce sont d’abord les Tristes Tropiques tout au long de cette ‘Leçon d’écriture’ (ch. XVIII) dont on retrouve la substance théorique dans le second des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss (G. Charbonnier) (‘Primitifs et civilisés’). C’est aussi l’Anthropologie structurale (Problèmes de méthode et d’enseignement, notamment dans le chapitre disant ‘le critère de l’authenticité’, p. 400). Enfin, de manière moins directe, dans La Pensée sauvage, sous un titre séduisant, ‘Le temps retrouvé’.

4. L’idée du langage originairement figuré était assez répandue à cette époque: on la rencontre en particulier chez Warburton et chez Condillac dont l’influence sur Rousseau est ici massive. Chez Vico: Gagnebin et Raymond se sont demandé, à propos de l’Essai sur l’origine des langues, si Rousseau n’avait pas lu la Science nouvelle lorsqu’il était secrétaire de Montaigu à Venise. En tout cas, ici s’arrèterait l’affinité entre Rousseau et Vico. S’ils affirment tous deux la nature métaphorique des langues d’origine, seul Vico leur attribue cette origine divine, thème de désaccord aussi entre Condillac et Rousseau. Mais Vico est alors un des rares, sinon le seul, à croire à la contemporanéité d’origine entre l’écriture et la parole: “Les philosophes ont cru bien à tort que les langues sont nées d’abord et plus tard l’écriture; bien au contraire, elles naquirent jumelles et cheminèrent parallèlement” (Scienza Nuova, 3, 1).

5. ‘Nous sommes donc en présence de deux types extrêmes de noms propres, entre lesquels existent toute une série d’intermédiaires. Dans un cas, le nom est une marque d’identification, qui confirme, par application d’une règle, l’appartenance de l’individu qu’on nomme à une classe préordonnée (un groupe social dans un système de groupes, un statut natal dans un système de statuts); dans l’autre cas, le nom est une libre création de l’individu qui nomme et qui exprime, au moyen de celui qu’il nomme, un état transitoire de sa propre subjectivité. Mais peut-on dire que, dans l’un ou l’autre cas, on nomme véritablement? Le choix, semble-t-il, n’est qu’entre identifier l’autre en l’assignant à une classe, ou, sous couvert de lui donner un nom, de s’identifier soi-même à travers lui. On ne nomme donc jamais: on classe l’autre, si le nom qu’on lui donne est fonction des caractères qu’il a, ou on se classe soi-même si, se croyant dispensé de suivre une règle, on nomme l’autre ‘librement’: c’est-à-dire en fonction des caractères qu’on a. Et le plus souvent, on fait les deux choses à la fois’ (p. 240). Cf. aussi ‘L’individu comme espèce’ et ‘Le temps retrouvé’ (ch. 7 et 8): ‘Dans chaque système, par conséquent, les noms propres représentent des quanta de signification au dessous desquels on ne fait plus rien que montrer. Nous atteignons ainsi à la racine l’erreur parallèle commise par Peirce et par Russell, le premier en définissant le nom propre comme un ‘index’ , le second en croyant découvrir le modèle logique du nom propre dans le pronom démonstratif. C’est admettre, en effet, que l’acte ae nommer se situe sans un continu ob s’accomplirait insensiblement le passage de l’acte de signifier à celui de montrer. Au contraire, nous espérons avoir établi que ce passage est discontinu, bien que chaque culture en fixe autrement les seuils. Les sciences naturelles situent leur seuil au niveau de l’espèce, de la variété ou de la sous-variété selon les cas. Ce seront donc des termes de généralité différente qu’elles percevront chaque fois comme noms propres’ (p. 286-7). Il faudrait peut-être, en radicalisant cette intention, se demander s’il est légitime de se référer encore à la propriété pré-nominale du ‘montrer’ pur, si l’indication pure, comme degré zéro du langage, comme ‘certitude sensible’ n’est pas un mythe toujours déjà effacé par le jeu de la différence. Peut-être faudrait-il dire de l’indication ‘propre’ ce que Lévi-Strauss dit encore ailleurs des noms propres: ‘Vers le bas, le système ne connaît pas non plus de limite externe, puisqu’il réussit à traiter la diversité qualitative des espèces naturelles comme la matière symbolique d’un ordre, et que sa marche vers le concret, le spécial et l’individuel, n’est meure pas arrêtée par l’obstacle des appellations personnelles: il n’est pas jusqu’aux noms propres qui ne puissent servir de termes à une classification’ (p. 288) (cf. aussi p. 242).

6. De ce mot et de ce concept qui, nous l’avions suggéré en commençant, n’a de sens que dan; la clôture logocentrique et la métaphysique de la présence. Quand il n’implique pas la possibilité d’une adéquation intuitive ou judicative, il continue néanmoins à privilégier, dans l’aletheia l’instance d’une vision comblée, assouvie par la présence. C’est la meme raison qui empoche la pensée de l’écriture de se contenir simplement à l’intérieur d’une science, voire d’un cercle épistémologique. Elle ne peut en avoir ni l’ambition ni la modestie

7. Situation difficile à décrire en termes rousseauistes, l’absence prétendue de l’écriture compliquant encore les choses: l’Essai sur l’origine des langues appellerait peut-être “sauvagerie” l’état de société et d’écriture décrit par Lévi-Strauss “ces trois manières d’écrire répondent assez exactement aux trois divers états sols lesquels on peut considérer les hommes rassemblés en nation. La peinture des objets convient aux peuples sauvages; les signes des mots et des propositions, aux peuples barbares; et l’alphabet aux peuples policés”.

8. “.... si l’Occident a produit des ethnographes, c’est qu’un bien puissant remords devait le tourmenter” (‘Un petit verre de rhum’, Tristes topiques, ch. 38).

9. En particulier dans les Entretiens avec G. Charbonnier qui n’ajoutent rien à la substance théorique de la ‘Leçon d’écriture’

10. Cette lettre n’a jamais été publiée par la Nouvelle Critique. On peut la lire dans Anthropologie Structurale, p. 365.

11. Tristes Tropiques, ch. XI. “A sa manière, et sur son plan, chacun correspond à une vérité. Entre la critique marxiste qui affranchit l’homme de ses premières chaînes – lui enseignant que le sens apparent de sa condition s’évanouit dès qu’il accepte d’élargir l’objet qu’il considère – et la critique bouddhiste qui achève la libération, il n’y a ni opposition ni contradiction. Chacune fait la mème chose que l’autre it un niveau différent.”

12. “Après tout, pendant des millénaires et même aujourd’hui dans une grande partie du monde, l’écriture existe comme institution dans des sociétés dont les membres, en immense majorité, n’en possèdent pas le maniement. Les villages où j’ai séjourné dans les collines de Chittagong au Pakistan oriental, sont peuplés d’illettrés; chacun a cependant son scribe qui remplit sa fonction auprès des individus et de la collectivité. Tous connaissent l’écriture et l’utilisent au besoin, mais du dehors et comme un médiateur étranger avec lequel ils communiquent par des méthodes orales. Or, le scribe est rarement un fonctionnaire ou un employé du groupe: sa science s’accompagne de puissance, tant et si bien que le meme individu réunit souvent les fonctions de scribe et d’usurier; non point seulement qu’il ait besoin de lire et d’écrire pour exercer son industrie; mais parce qu’il se trouve ainsi, à double titre, être celui qui a prise sur les autres”.

13. ‘Histoire et ethnologie’ (RMM. 1949 et Anthropologie structurale , p. 3) “L’ethnologue s’intéresse surtout à ce qui n’est pas écrit, non pas tant parce que les peuples qu’il étudie sont incapables d’écrire, que parce que ce à quoi il s’intéresse est différent de tout ce que les hommes songent habituellement à fixer sur la pierre ou sur le papier” (p. 33).

14. Dans ‘Un petit verre de rhum’, rappelant que, “au néolithique, l’homme a déjà fait la plupart des inventions qui sont indispensables pour assurer sa sécurité. On a vu pourquoi on peut en exclure l’écriture”, Lévi-Strauss note que l’homme d’alors n’était certes “pas plus libre qu’aujourd’hui”. “Mais sa seule humanité faisait de lui un esclave. Comme son autorité sur la nature restait très réduite, il se trouvait protégé et dans une certaine mesure affranchi par le coussin amortisseur de ses rêves”.

15. “Le savant, dit pourtant Lévi-Strauss, n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses, c’est celui’qui pose les vraies questions” (Le Cru et le Cuit).

16. ‘Faciliter’, ‘favoriser’, ‘renforcer’, tels sont les mots choisis pour décrire l’opération de l’écriture. N’est-ce pas s’interdire toute détermination essentielle, principielle, rigoureuse?

17. Cf. par ex. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Cf aussi l’Ecriture et la Psychologie des peuples.

18. On rencontre de nombreuses propositions de ce type chez Valéry.

19. La seule faiblesse du bricolage - mais à ce titre, n’est-elle pas irrémédiable ? – c’est de ne pouvoir se justifier de part en part en son propre discours. Le déjà-là des instruments et des concepts. ne peut être défait ou ré-inventé. En ce sens, le passage du désir au discours se perd toujours dans le bricolage, il bâtit ses palais avec des gravats (“La pensée mythique, ... bâtit ses palais idéologiques avec les gravats d’un discours social ancien”. La pensée sauvage, p. 32). Dans le meilleur des cas, le discours bricoleur peut s’avouer lui-même, avouer en soi-même son désir et sa défaite, donner à penser l’essence et la nécessité du déjà-là, reconnaître que le discours le plus radical, l’ingénieur le plus inventif et le plus systématique sont surpris, circonvenus par une histoire, un langage, etc..., un monde (car monde ne veut rien dire d’autre) auquel ils doivent emprunter leurs pièces, fût-ce pour détruire l’ancienne machine (la bricole semble d’ailleurs avoir été d’abord machine de guerre ou de chasse, construite pour détruire. Et qui peut croire à l’image du paisible bricoleur?). L’idée de l’ingénieur rompant avec tout bricolage relève de la théologie créationniste. Seule une telle théologie peut accréditer une différence essentielle et rigoureuse entre l’ingénieur et le bricoleur. Mais que l’ingénieur soit toujours une espèce de bricoleur, cela ne doit pas ruiner toute critique du bricolage, bien au contraire. Critique en quel sens? Tout d’abord, si la différence entre bricoleur et ingénieur est en son fond théologique, le concept meme de bricolage implique une déchéance et une finitude accidentelles. Or, il faut abandonner cette signification techno-théologique pour penser l’originaire appartenance du désir au discours, du discours à l’histoire du monde, et le déjà-là du langage dans lequel se leurre le désir. Puis, à supposer qu’on conserve, par bricolage, l’idée de bricolage, encore faut-il savoir que tous les bricolages ne se valent pas. Le bricolage se critique lui-même.