Analyse et genèse: regards sur la théorie du devenir de l’entendement au XVIIIe siècle
[53] Le motif initial de notre propos est la réactivation par l’anthropologie moderne d’un geste caractéristique de la philosophie du XVIIIème siècle: celui par lequel, pour expliquer la genèse et le fonctionnement de la pensée dans l’individu on se contraint de recourir à une première origine de la culture.1 Cette attitude ne pouvait surprendre tant que, sereinement adossée aux dogmes de l’Aufklärung et du positivisme, l’ethnologie identifiait, explicitement ou non, primitivisme et infantilisme. Le sauvage et l’enfant constituant alors, conformément à la tradition empiriste, deux figures parallèles des éléments premiers et simples de la pensée le “primitif”, puer robustus du monde théorique, semblait devoir donner des premiers commencements une image plus sensible et plus pure. On pourrait au contraire s’étonner de voir cette référence à des formes de culture plus originaires survivre au naufrage de la “mentalité primitive”, si C. Lévi-Strauss n’avait lui-même écarté l’ambiguïté 2 en indiquant, au-delà ou en face de Condorcet et de l’idéologie des progrès de l’esprit humain (ou inversement d’une exaltation naïve de l’ “homme naturel”), une autre pensée de l’origine: celle de Rousseau3.
[54] En quoi importe-t-il à l’anthropologue de reprendre pour son compte la démarche de Rousseau, de confronter notre état présent à un état plus originel de l’homme? Nulle société ne peut nous présenter la perfection de quelque archétype de l’humanité. Mais le regard porté sur la diversité des organisations sociales permettra de trouver en elles, en rejetant les artifices et les accidents, une base immuable et universelle. “La comparaison ethnographique, en dégageant les caractères communs à la majorité des sociétés humaines, aide à constituer un type qu’aucune ne reproduit fidèlement, mais qui précise la direction où l’investigation doit s’orienter ... L’étude de ces sauvages ... nous aide à bâtir un modèle théorique de la société humaine”.4
Il est une autre perspective sous laquelle Rousseau a désigné à l’anthropologie la portée et le sens d’une pensée de l’origine. C’est qu’avec le second Discours, il a “posé, en termes presque modernes, le problème central de l’anthropologie, qui est celui du passage de la nature à la culture”.5 A l’état de nature s’oppose chez Rousseau, tout autant que l’état de société, “l’état de raisonnement”. Toute tentative d’analyse de la pensée est donc légitimement renvoyée à la question de l’émergence de la culture, puisque “l’avènement de la culture coïncide avec la naissance de l’intellect”: “triple passage (oui, véritablement, n’en est qu’un), de l’animalité à l’humanité, de la nature à la culture, et de l’affectivité à l’intellectualité”6. Dans ce premier passage, tout a été acquis d’un seul coup; le premier langage était passionnel, figuré, métaphorique; mais, “mise par Rousseau sur le même plan que l’opposition, la métaphore constitue, au même titre, une forme première de la pensée discursive”.7
Ne nous méprenons pas cependant sur la nature de cette “priorité”, qui n’est nullement celle d’un élément ou d’un germe. Il s’agit d’un avènement global. Si l’on peut dire de la pensée sauvage qu’elle est une préfiguration ou anticipation de la pensée “cultivée”, c’est en la considérant comme un système. “La pensée magique n’est pas un début, un commencement une ébauche, la partie d’un tout non encore réalisé; elle forme un système bien articulé; indépendant, sous ce rapport, de cet autre système que constituera la science, sauf l’analogie formelle qui les rapproche et qui fait du premier une sorte d’expression métaphorique du second.”8
[55] Au niveau de l’intellect comme à celui de l’organisation sociale, l’enquête ethnographique nous livre des systèmes de forme analogue et de valeur égale; son projet, dont Rousseau apparaît comme l’initiateur, serait “d’atteindre des invariants par-delà cette diversité empirique”; entreprise dont l’énoncé peut évoquer le projet d’une grammaire générale: “résorber des humanités particulières dans une humanité générale”.9
Mais s’il en est bien ainsi, ne faut-il pas en conclure que tout l’intérêt que peut comporter l’étude de la pensée sauvage consiste en ce qui n’appartient pas en propre à celle-ci? Où aboutissons-nous, une fois atteints les objectifs polémiques que sont la réhabilitation de la pensée sauvage et la critique relativiste de notre culture, retournée en preuve de son identité fondamentale avec toutes les autres? En même temps qu’on rétablit la pensée sauvage dans sa dignité, on lui fait perdre les privilèges explicatifs attachés au simple, à l’élémentaire, au primitif, traditionnellement identifiés à l’originel. Revalorisée dans son essence, n’est-elle pas dévalorisée comme objet scientifique? La question peut être posée dans la mesure même où C. Lévi-Strauss évite le contresens d’attribuer à Rousseau une idéalisation de l’état de nature, le passage de la nature à la culture étant une coupure totale, nulle proximité de la nature ne saurait rendre préférables les sociétés primitives. Comme d’autre part celles-ci ne présentent pas, par rapport à la nôtre, de différence d’essence, elles ne semblent pouvoir constituer d’objet privilégié pour l’anthropologie ni par similitude a parte priori, ni par dissemblance a parte posteriori.
A cela l’anthropologie peut opposer deux réponses; d’abord, que pour trouver les invariants et former le modèle théorique des sociétés humaines, il est nécessaire d’analyser toutes les formes d’organisation sociale et culturelle; ensuite et surtout, que de ce modèle théorique, “notre société est sans doute celle qui s’éloigne le plus”; Rousseau semblant bien fondé à penser qu’à l’opposé, “le genre de vie que nous appelons aujourd’hui néolithique en offre l’image expérimentale la plus proche”.10
Mais un conflit entre deux exigences paraît s’esquisser ici. S’il y a identité structurelle entre toutes les formes d’organisation, comment expliquer l’espèce de dégénérescence du modèle théorique, que nous présente notre société? Si l’anthropologue a des raisons théoriques de préférer considérer les sociétés primitives, d’où viennent les précautions qui en accompagnent l’exposé [56] et pourquoi faut-il les doubler d’une valorisation affective ou esthétique du primitif, la justification dernière d’une problématique de l’origine étant assumée par “la grandeur indéfinissable des commencements”?11
En deçà de toutes les réponses qui peuvent lui être faites, la question de l’origine parait donc s’imposer au nom d’une évidence implicite qui dispense de la formuler. Or cette formulation importerait, parce que la réponse à la question de l’origine est toujours préformée (c’est à dire préfigurée dans sa forme) dans l’énoncé même de la question. On peut même dire que dans le seul fait de poser la question de l’origine il y a quelque préfiguration de la réponse qu’on lui donnera. Quelle évidence fait que dans une analyse de la pensée, on attende quelque chose d’une investigation sur les origines de la culture? Ce peut être, par exemple, l’idée plus ou moins précise que dans les formations sociales et intellectuelles comme dans celles de la nature, l’ontogenèse répéterait de quelque façon la phylogenèse. Selon que l’on concevra ce développement parallèle en termes biologiques ou en termes mécaniques, l’enquête ethnographique nous désignera sous des aspects divers un germe originel ou des éléments premiers de la pensée et de la société; telle est la réponse qu’elle a faite pour l’une des formulations possibles de la question de l’origine; celle qui est issue de la perspective positiviste.
On paraît donc fondé à poser une question préalable, qui s’énoncerait ainsi: que demande et qu’attend celui qui pose la question de l’origine? quel sens et quel intérêt comporte pour lui cette question?
C’est la réponse à cette question préalable que nous voudrions tenter de trouver chez Rousseau, puisque c’est la démarche de celui-ci que C. Lévi-Strauss nous invite à reprendre pour comprendre l’entreprise de l’anthropologie moderne. Mais comme cette question préalable reste toujours informulée, comme elle ne se manifeste qu’à travers ce qui, dans la question de l’origine, est préformation de la réponse donnée à cette dernière, la voie que nous avons à suivre ne peut être que celle d’une analyse formelle de la réponse donnée à la question de l’origine.
[57] Il est certain qu’une telle analyse serait rendue plus parlante par une comparaison formelle entre divers modèles de l’origine, qui permettrait de mieux repérer, dans les écarts constatés, l’originalité de la théorie de l’origine selon Rousseau. Si nous avons entrepris une confrontation systématique de cette dernière à la théorie de l’origine selon Condillac, ce n’est pourtant pas simplement par le choix fait, parmi les contemporains de Rousseau, de quelque repoussoir théorique. Le modèle condillacien s’impose pour cette confrontation; d’abord, parce qu’il présente très clairement une articulation possible du problème de l’analyse de la pensée et de la ‘réfection de l’entendement humain’ sur celui de l’origine de la culture. Que cette liaison des deux questions soit héritée de Locke ne fait que confirmer que nous sommes bien là aux origines de la question de l’origine; l’analyse des idées renvoie à l’origine des significations et par là à une première origine des langues.
A une systématicité exemplaire, la philosophie de Condillac joint l’intérêt d’être sans doute, quant au problème qui nous occupe, à la fois la plus proche et la plus lointaine de celle de Rousseau.12 C’est manifestement à la théorie condillacienne de l’entendement que Rousseau doit tout d’abord l’idée d’un développement de la raison13, ensuite la liaison de cette genèse de la raison à l’origine du langage et de la culture - même si la nature de cette liaison se trouve chez lui sensiblement modifiée. Il reste que là-même où apparaissent entre l’un et l’autre des similitudes descriptives évidentes, elles recouvrent des divergences fondamentales. Tel est le cas pour ce qui touche à la genèse de l’entendement.
[58] R. Derathé a bien montré14 combien revient à Condillac dan la distinction faite par Rousseau15 entre des paliers successifs du progrès intellectuel. Pourtant cette identité descriptive n’implique nullement que le développement de la raison ait d’un côté et de l’au tre même signification et mêmes ressorts. Chez Rousseau, la sage lenteur de la nature, que doit répéter celle de l’éducation, est la base d’une sorte de “téléologie négative” devant empêcher toute faculté virtuelle de s’actualiser avant son heure. Ce qu’il faut à tout prix éviter dans l’éducation d’Emile, c’est de développer des désirs disproportionnés à ses forces (et c’est la raison pour laquelle il faut l’écarter de la société).
Chez Condillac au contraire, l’isolement n’est qu’une hypothè se théorique, il n’est ni providence de la nature, ni précepte de l’é ducation. Le point d’application d’une finalité est moins dans la situation naturelle de l’homme nue dans son organisation. A la fin du Traité des Sensations (1.IV), s’interrogeant sur “les besoins, l’industrie et les idées d’un homme isolé qui jouit de tous ses sens”, Condillac formule trois hypothèses sur la providence naturelle, qui s’exprimeront dans trois “scènes”16 différentes:
1 - La statue sans besoins. “La nature a tout pris sur elle ... mais pour avoir craint de le rendre malheureux, elle le borne à des sensations”; un homme de cette espèce serait “un animal enseveli dan une profonde léthargie”.
2 - Avec des besoins faciles à satisfaire. “Par cette vigilance, elle la met à l’abri de bien des maux, mais aussi elle la frustre de bien des plaisirs. ... Le plaisir est proportionné à la faiblesse du besoin”.
3 - Avec des besoins difficiles à satisfaire. Le besoin se change en inquiétude, et sa satisfaction apporte un plaisir en proportion. Cette plus grande force des sentiments les fait durer hors de l’instant présent; le mélange de l’inquiétude et de l’espoir amène la statue à prévenir ses besoins: “Destinées à rendre la statue plus industrieuse sur les mesures nécessaires à sa conservation, ces passions parai sent veiller à ce qu’elle ne soit ni trop heureuse ni trop malheureuse”17. Et c’est l’industrie suscitée par cette juste prévoyance qui sera chez la statue à l’origine du développement de la raison.
[59] On pourrait trouver dans le second Discours18 des développements à première vue tout à fait voisins de ceux-ci: on y voit l’industrie des hommes naître peu à peu des difficultés à vaincre. A cette analogie il convient pourtant de faire d’importantes réserves. Tout d’abord, venant après la description de l’équilibre sans failles de l’état de pure nature, ces difficultés apparaissent plutôt comme des lacunes de la Providence naturelle que comme ses effets. Surtout, elles sont liées à l’extension de l’espèce, et au fait que les rapports de l’homme à la nature passent de plus en plus par les autres hommes: “A mesure que le genre humain s’étendit, les peines se multiplièrent avec les hommes”. Le développement des facultés dans l’individu est, chez Rousseau, inséparable de ce qu’il est dans l’espèce. Au contraire, selon Condillac, l’individu isolé parvient par lui-même à un ensemble complexe de connaissances pratiques, consistant en instinct et en habitude: à partir de là, la société des hommes, lui apportant le langage, lui permettra d’analyser sa connaissance pratique en une connaissance théorique, mais dans ce passage il n’y a qu’un progrès de distinction: “il ne dit que ce qu’il faisait auparavant sans pouvoir le dire”19; on ne fait qu’expliciter une rationalité déjà formée dans l’immanence de la nature.
D’un côté l’isolement primitif (que l’hypothèse a le pouvoir de rendre absolu) est un procédé de l’analyse, une simplification théorique. De l’autre il est la précaution d’une sagesse soucieuse de retarder le plus possible l’apparition des passions d’origine sociale, et d’éviter par là un déséquilibre possible entre les désirs et les facultés : l’institution de la société ayant pour premières conséquences la comparaison avec autrui et l’accroissement irrépressible des besoins.20
On entrevoit donc, séparant Condillac et Rousseau, une divergence capitale sur les rapports entre le besoin, la passion et la raison, entre le développement de l’individu et celui de l’espèce, entre l’origine de la raison et l’origine de la société
[60] C’est que pour Condillac, l’origine de la culture n’est nullement l’accident irréparable qui suscite un déséquilibre catastrophique des forces et des désirs (tel qu’on le trouve décrit dans l’Essai sur l’origine des langues). Pour lui en effet il y a homogénéité des besoins: le désir n’est que le besoin rapporté à l’objet susceptible de le satisfaire, la passion n’est qu’un désir plus violent. Tout accroissement des besoins amènera un accroissement correspondant des facultés. Avec l’état social, besoins et facultés se développeront concurremment, sans que leur équilibre subisse de perversion essentielle.
Ce qui en fin de compte est donc en jeu, préalablement à la question de la genèse des facultés, c’est la façon dont est conçu le passage de l’état de nature à l’état social, à un état de raisonnement; en d’autres termes, comment la théorie systématique du développement de la raison s’articule-t-elle sur la théorie historique (ou “archéologique”) de l’origine de la culture? Il est d’ores et déjà certain que la pièce maîtresse de cette articulation est la théorie de l’origine du langage, prise dans son ambiguïté; à la fois élément constitutif premier de toute autre origine et modèle où se lit la structure générale de toute origine. Aussi est-ce vers cette figure privilégiée de l’origine que nous nous tournerons, une fois examinés les réquisits présentés respectivement chez Condillac et chez Rousseau par la théorie de la genèse des facultés humaines.
Faute de se placer à ce niveau structurel, on risque, nous semble-t-il, de se méprendre non seulement sur la situation respective des doctrines de Condillac et de Rousseau, mais dans l’interprétation même de la philosophie de Rousseau. C’est la raison pour laquelle, à la suite de L. Althusser, nous nous séparons de R. Derathé quand il reproche à Rousseau d’avoir mis des “causes fortuites” comme conditions au développement de la raison. Ce qui autorise une telle interprétation (exigée par une perspective kantienne sur la destination de l’espèce humaine), c’est l’attribution discutable à Rousseau d’une conception condillacienne de la structure de la genèse, selon laquelle la raison, bien qu’elle ne soit pas donnée d’emblée comme chez les théoriciens du droit naturel, peut “se développer d’elle-même en vertu d’une nécessité interne”.
C’est cette genèse dans la nécessité et l’identité que nous voudrions d’abord décrire à l’oeuvre dans le système de Condillac, en montrant comment, tout en liant dans le mécanisme du devenir le développement de l’individu et celui de l’espèce, elle permet à la réflexion de les considérer séparément. Nous tenterons de montrer en [61] quoi la perfectibilité selon Rousseau ne peut être conçue dans les termes de l’analyse condillacienne de l’entendement, et en quoi elle exige que l’on considère conjointement la raison dans l’individu et la raison dans l’espèce.
Le premier des traits principaux à noter dans ce bref aperçu sur “l’origine et la génération des facultés de l’âme”, c’est le caractère systématique du projet de Condillac. “Mon dessein”, déclare-t-il dès les premières pages de l’Essai, “est de rappeler à un seul principe tout ce qui concerne l’entendement humain, et ce principe ne sera pas une maxime abstraite, mais une expérience constante, dont toutes les conséquences seront confirmées par de nouvelles expériences”.21 Déjà présent ici, le modèle newtonien est explicitement invoqué dans le Traité des Systèmes: ce qui fait le système, c’est l’unicité du principe; ce qui fait sa valeur scientifique, c’est que le principe soit, comme l’est la gravité des corps, un “fait bien observé”.
C’est l’absence de ce dessein systématique qui fait, aux yeux de Condillac, la faiblesse de Locke, qu’il considère cependant à bien des égards comme son devancier. Ce dernier a bien montré l’origine et la génération des idées: les sensations élaborées par la réflexion. Mais il un est resté à un innéisme des facultés, au lieu de faire voir également l’origine et la génération de celles-ci:
“Il suppose, par exemple, qu’aussitôt que l’âme reçoit des idées par les sens, elle peut à son gré les répéter, les composer, les unir ensemble avec une variété infinie, et en faire toutes sortes de notions complexes. Mais il est constant que, dans l’enfance, nous avons éprouvé des sensations longtemps avant d’en savoir tirer des idées. Ainsi, l’âme n’ayant pas, dès le premier instant, l’exercice de toutes ses opérations, il était essentiel, pour développer mieux l’origine de nos connaissances, de montrer comment elle acquiert cet exercice, et quel en est le progrès.”22
[62] En rigueur, il faudrait donc parler de diverses opérations de l’âme, plutôt que de “facultés”, qu’on a toujours tendance à prendre pour autant d’êtres réels.
La démarche suivie par Condillac dans son investigation analytique de celles-ci est une conséquence du principe reconnu à la base du système: la liaison des idées, prise en un double sens; “les idées se lient avec les signes, et ce n’est que par ce moyen, comme je le prouverai, qu’elles se lient entre elles”. C’est ce qui rend légitime et nécessaire une double analyse: d’un côté, remonter à une première opération de l’âme qui produit toutes les autres (la perception); de l’autre, remonter à un premier langage qui a produit tous les autres (le langage d’action).
A cette dualité qui devra se refléter dans l’exposé s’en superpose une autre qui appelle un choix: “on peut distinguer les opérations de l’âme en deux espèces, selon qu’on les rapporte plus particulièrement à l’entendement ou à la volonté”23. Si on considère la sensation en tant que représentative, on en tire toutes les opérations de l’entendement. Si on la considère en tant qu’elle est cause de plaisir ou de déplaisir, on en tire toutes les opérations de la volonté.24 Condillac précise qu’il n’entend traiter que des opérations de l’entendement.
Ce qui autorise un choix, c’est d’abord qu’on ne peut mettre en parallèle le couple entendement-volonté et le couple opérations-signes25; ensuite et en conséquence, que la psychologie de Condillac, en dépit de son vocabulaire initial (cause, production, etc.) apparaît moins comme une science d’explication causale que comme une science [63] formelle; il importerait en effet de distinguer: d’un côté, un domaine de la genèse réelle, qui consiste en la succession des représentations, régie par des lois causales; y interviennent le plaisir et le déplaisir attachés aux sensations (et par là le système de la volonté), la liaison des idées, et éventuellement les signes; de l’autre côté, un domaine de l’explication systématique des opérations de l’âme, qui consiste à montrer que chacune d’elles n’est en définitive qu’un nom donné à certaine modalité de la sensation (ou d’un groupe de sensations). Elles apparaissent comme différents points de vue sous lesquels on considère la sensation.
“Il n’est pas douteux qu’on ne puisse, selon la manière dont on voudra concevoir les choses, multiplier plus ou moins les opérations de l’âme. On pourrait même les réduire à une seule, qui serait la conscience. Mais il y a un milieu entre trop diviser et ne pas diviser assez”.26
On voit que dès l’Essai, il arrive à Condillac de concevoir les opérations de l’âme comme différentes traductions successives de la sensation. Pourtant la distinction des deux domaines, quoique postulée dans le système, demeure purement opératoire, sans être jamais reconnue dans les intentions thématisées.27 Condillac au contraire semble toujours chercher à son analyse de l’entendement un modèle unitaire qui prétend englober les deux domaines, mais qui en fait abandonne progressivement le premier au profit du second. D’où l’hésitation constante sur le schème à retenir, cependant que les concepts d’analyse et d’élément maintiennent tout au long de l’oeuvre [64] une unité ambiguë, en réalité constamment réformée par la variation de l’imagerie formelle qui les soutient.28
Si l’on tentait de suivre sur quelques exemples ce glissement continuel du schématisme, on rencontrerait tout d’abord l’héritage de Locke. Celui-ci se reconnaît dans une double figuration de l’activité de l’esprit; cette dernière est conçue, sous un premier aspect, comme une composition, opérée par - ou à travers - les facultés de l’âme, des données originaires fournies par les sens. Dans ce cas, l’analyse de l’entendement devra, inversement, remonter à ces éléments simples; mais comme - à la différence de ce qu’elle est chez Locke - l’analyse de l’esprit est conçue indissociablement comme analyse des idées et analyse des facultés, le modèle qui convient aux premières ne s’accorde pas aux secondes.29
Aussi est-il doublé par une autre figuration de l’entendement, également empruntée à Locke: la transformation industrieuse de la sensation. C’est elle qui justifie la définition que Condillac donne de sa tâche, dans l’introduction de l’Essai: “montrer quelle est la source de nos connaissances, quels en sont les matériaux, par quels principes ils sont mis en oeuvre, quels instruments on y emploie et quelle est la manière dont il faut s’en servir”. L’insistance de cette imagerie lui donne la valeur d’une quasi-conceptualisation dont l’étrangeté pourtant ne manque pas de frapper: le matériau (la sensation) dans cette curieuse fabrication semble susciter spontanément les opérations qui le mettront en oeuvre; tandis que l’entendement, “résultat des opérations”, constitue à la fois le produit fini, l’instrument dernier, l’industrie entière.
[65] C’est qu’en réalité le schème technique n’est pas là pour expliquer une génération, mais pour marquer un partage; les matériaux, c’est tout ce qui précède la libre disposition de nos facultés, ce dont nous sommes responsables de faire un bon ou mauvais emploi: “Si nous observons les hommes, nous connaîtrons comment ces matériaux restent grossiers ou sont mis en oeuvre”. La référence technique désigne donc en fait une imputation éthique.30
A mesure que la cohérence des métaphores s’accroît, leur donnant valeur de modèles d’intelligibilité pour la constitution du système, et que s’accentue la caractérisation de la psychologie comme science formelle, les schèmes retenus paraissent s’écarter de Locke et emprunter davantage à un leibnizianisme diffus. La richesse de l’entendement ne consiste plus en une création ou fabrication, mais en un dévoilement: “Trésor renfermé dans les sensations, que la réflexion peut seule découvrir”. On trouve ici encore deux formulations concurrentes; la première est celle d’un développement biologique: “La sensation enveloppe toutes les facultés de l’âme; … le germe de tout ce que nous sommes s’est développé, pour produire toutes nos facultés.” Mais plus souvent, ce progrès vers la distinction de virtualités confuses sera conçu, dans le cadre d’une logique de l’évidence, comme une élucidation analytique qui, semblable au discernement progressif opéré par le regard, substitue la simplicité du successif à la simultanéité complexe et confuse de l’impression originaire: “L’art de décomposer la sensation n’est que l’art de nous représenter successivement les idées et les opérations qu’elle renferme”31. Le lieu de cette décomposition successive, c’est évidemment le Discours: “sans usage des signes artificiels ... les idées et les opérations de l’esprit s’offraient tout à fait confondues avec la sensation”32. La génération des opérations de l’âme n’est alors rien d’autre que leur distinction.
[66] C’est ici que la duplicité du langage assure un dernier passage. Décomposer, c’est “considérer successivement sous différents points de vue”. Considéré précédemment comme instrument d’analyse, le langage devient générateur de transformations identiques: parce que les parties du Discours sont des points de vue successifs sur la confusion de l’impression originaire, le Discours décompose en traduisant. Aussi l’analyse pourra-t-elle finalement être figurée, dans la Logique (1778) par la suite d’équations où se transforme une expression algébrique pourtant toujours identique à elle-même.
Sous cette incertitude quant au fil conducteur de la conceptualisation subsiste cependant un invariant. On peut regrouper les divers schèmes utilisés par Condillac en trois types principaux et distinguer: un modèle de l’identité, où l’entendement est conçu comme l’aboutissement d’une transformation linguistique ou algébrique; un modèle de l’inhérence, où la génération des opérations de l’âme consiste en un développement révélateur, à partir d’une indistinction logique ou organique primitive; enfin, un modèle de la nécessité dans l’identité, sous la forme d’un schème mécanique: l’analyse de l’entendement, comparée à la décomposition d’une montre, devant manifester comment la sensation, tout en restant identique à elle-même, s’enrichit de multiples possibilités, tout de même que le mouvement, sous des apparences diverses, est transmis identiquement à partir d’un premier ressort. Or ces trois modèles ont une base commune: la génération des facultés y est toujours pensée comme une conséquence nécessaire d’un principe interne, sans qu’il y ait jamais place pour une nouveauté radicale, pour un surgissement historique contingent par rapport à une histoire intrinsèque et exemplaire de l’esprit.
On achèverait de s’en convaincre en considérant de plus près le rôle attribué dans le système à la liaison des idées et aux signes. La liaison des idées est engendrée par l’attention, et source des opérations ultérieures.33 Or le signe n’est lui-même qu’une modalité de cette relation générale (à substrat physiologique) de liaison des idées. A l’intérieur de ce cadre formel immuable, ce qui seul permettra de distinguer des signes accidentels, naturels et institués, c’est le changement de l’instance instituante, hasard, nature ou homme.34
[67] Or c’est, comme on l’a vu, ce passage au signe institué, arbitraire, qui permet à l’esprit de s’élever à la mémoire et à la réflexion. Il y a donc un moment où l’intervention de quelque société est indispensable même au développement des facultés de l’individu. Pourtant cette intervention de la société dans la genèse des opérations de l’âme est, chez Condillac, étroitement limitée; elle est réduite à la condition formelle minimale rendant possible l’institution du langage: la présence de l’autre - le commerce des hommes n’étant d’ailleurs jamais problématisé, comme le remarquera Rousseau dans le second Discours. Si l’institution des signes arbitraires ne peut être totalement intégrée à l’histoire de la subjectivité, elle n’est du moins rien de plus qu’un épisode dans une histoire essentielle de l’intersubjectivité. Nulle circonstance historique singulière, qui ne serait pas précomprise dans le système de l’entendement, n’y intervient; l’origine du langage n’est jamais référée, comme elle l’est chez Rousseau, à un certain type d’existence des hommes, considéré dans son ensemble. 35
Il serait donc inexact de minimiser le rôle attribué par Condillac à l’origine du langage dans la genèse de la raison. La divergence essentielle par rapport à la philosophie de Rousseau est ailleurs. C’est que chez l’un, le langage surgit sur le fond d’une nécessité commandée par le système de l’entendement: rendant possibles les développements ultérieurs de celui-ci, il est amené par ses développements antérieurs. Les individus mis en présence ne peuvent pas ne pas l’inventer; il est, selon un schéma qu’affectionne Condillac, une médiation obligatoire: avant le langage, les hommes avaient assez acquis pour pouvoir l’inventer, mais pas assez pour continuer à progresser sans son aide. Chez Rousseau au contraire, le langage surgit sur le fond d’une impossibilité: il y a un cercle des origines,36 qui n’est brisé que par des événements fortuits. Pour le bien voir, il importerait d’écarter toute ambiguïté quant au concept fondamental sur lequel s’articule, dans le second Discours, la théorie de la genèse de la raison: le concept de perfectibilité.
[68] Il faudrait en effet insister sur la nécessité qu’il y a, dans une théorie de l’état de pure nature, à penser la notion de perfectibilité comme celle d’une virtualité véritable: la perfectibilité est la matière de la culture et de l’histoire et non son ressort.
Elle n’est donc ni un principe de développement (un germe), ni une privation, conçue comme manque appelant nécessairement ce qui le comble; dans ce dernier cas, tout le processus historique aurait d’avance sa place présente, il serait déjà là en creux - antécédence dont on trouverait une autre illustration dans une certaine conception des vérités scientifiques comme latentes, prêtes d’avance pour les découvertes. La perfectibilité doit donc être conçue comme une pure négation; ou peut-être, comme semble le suggérer Rousseau37, comme une certaine fragilité de la nature humaine: l’homme serait animal raisonnable (et non rationnel) en tant qu’animal dénaturable. La nature humaine originaire ne se définirait que par une labilité l’exposant à une perversion en même temps qu’à une perfection.38
C’est cette inertie, ce contenu même de la notion de perfectibilité qui impose que l’on considère celle-ci “tant dans l’espèce que dans l’individu”. Rousseau, certes, fait bien voir un principe de développement des virtualités de l’esprit humain:
“Quoi qu’en disent les moralistes, l’entendement humain doit beaucoup aux passions, qui d’un commun aveu lui doivent beaucoup aussi. C’est par leur activité que notre raison se perfectionne; nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir; et il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. Les passions à leur tour tirent leur origine de nos besoins et leur progrès de nos connaissances”.
Cette théorie du développement, par action réciproque, de l’entendement et des besoins et passions de l’individu ne diffère nullement de celle de Condillac. Rousseau ajoute cependant qu’une telle explication ne vaut pas dans l’état de pure nature. Le paradoxe est qu’une explication du développement de l’entendement par une dialectique [69] de l’individu ne vaut que dans l’état de société(là où le déséquilibre entre besoins et satisfaction est déjà amorcé), mais non dans l’état de pure nature, où l’individu est isolé, mais satisfait.
C’est donc l’origine même de ce déséquilibre qui, pour Rousseau, demeure problématique, tandis que l’explication condillacienne le suppose donné d’emblée; Rousseau pense qu’il faudrait pour le provoquer de “nouvelles circonstances”. S’il est donc, en première approximation, exact de dire que, pour Condillac comme pour Rousseau, l’entendement ne se développe qu’à travers l’activité pratique de l’homme, et que la perfectibilité ne s’actualise, comme le dit Rousseau, qu’avec “l’aide des circonstances”, les divergences demeurent capitales. Pour Condillac en effet, ces circonstances demeurent totalement indéterminées. C’est pourquoi la fiction du Traité des Sensations est censée avoir valeur scientifique: donnez à un homme quelconque, ou mieux, à un être quelconque organisé comme un homme, un certain nombre de sensations choisies arbitrairement, vous verrez toutes ses facultés naître successivement et nécessairement sous l’influence du besoin, c’est à dire par le sentiment de plaisir ou de peine qui s’attache à toute sensation. Semblablement, mettez en présence deux hommes quelconques, et par ce même principe du besoin, vous verrez surgir le langage.
Or parmi ces besoins, certains sont déterminés par les circonstances particulières du milieu (le climat) influant sur l’organisation. Mais ce n’est là qu’une diversité secondaire; fondamentalement, l’ensemble des besoins est une conséquence de l’organisation, donc une caractéristique biologique de telle espèce animale - en l’occurrence l’espèce humaine:
“Quoique le système des facultés de l’homme soit sans comparaison le plus étendu de tous, il fait cependant partie de ce système général qui enveloppe tous les êtres animés ... Rien n’est plus admirable que la génération des facultés des animaux. Les lois en sont simples, générales: elles sont les mêmes pour toutes les espèces, et elles produisent autant de systèmes différents qu’il y a de variété dans l’organisation. Si le nombre, ou si seulement la forme des organes n’est pas la même, les besoins varient, et ils occasionnent chacun, dans le corps et dans l’âme, des opérations particulières. Par là chaque espèce, outre les facultés et les habitudes communes à toutes, a des habitudes et des facultés qui ne sont qu’à elle.”39
[70] Un même principe, le besoin, ou principe de ce principe, l’organisation, est donc chargé d’expliquer à la fois la “généralité des lois” et le “variété des systèmes”. Et c’est parce qu’en dernier recours on se réfère à l’organisation physique de l’espèce, que le système des facultés est déterminé de l’intérieur pour les individus pris isolément.
Autrement dit, le rapport de l’homme aux ‘circonstances’, tout nécessaire qu’il soit au développement de l’entendement, est réglé en dernier ressort par les déterminations internes de l’organisation, c’est à dire par les caractères positifs d’une nature humaine. C’est pourquoi Condillac peut parler, dans sa fiction théorique, d’un être individuel abstrait: car en définitive c’est bien du genre humain qu’il s’agit.
Ceci, qui vaut pour le développement des facultés indépendamment du langage, s’applique également au surgissement du langage lui-même: l’homme peut parler parce qu’il a de par son organisation les conditions nécessaires au langage articulé (qui ne se réduisent pas aux conditions physiques de l’articulation). Toutes les espèces animales possèdent à un degré divers, et d’une façon propre à chacune d’elles, les conditions nécessaires à un langage des signes naturels: identité des besoins, donnant naissance à “un même fonds d’idées”, conformation extérieure identique permettant de comprendre l’expression de ces besoins dans un langage d’action instinctif. Mais chez l’homme seul, les besoins sont assez variés, l’organisation des organes des sens et la conformation extérieure assez ingénieuses, pour conférer au langage d’action cette valeur analytique à partir de laquelle le langage articulé ne sera plus qu’un simple changement de matériel significatif laissant invariante la structure du langage.
A la prédétermination de la structure systématique où s’inscrira la genèse des facultés répond donc, chez Condillac, l’indétermination des contenus historiques qui la mettent en oeuvre. Pour Rousseau il en est tout autrement: tout d’abord, la nature de l’espèce humaine n’est déterminée que négativement par la perfectibilité; d’autre part, ce sont des circonstances historiques déterminées et singulières qui développeront l’entendement et feront naître les langues; il faut pour cela des conditions ‘nouvelles’ par rapport à l’état de pure nature.
“Après avoir montré que la perfectibilité, les vertus sociales, et les autres facultés que l’homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères, qui pouvaient ne jamais naître et sans lesquelles il fût demeuré éternellement [71] dans sa condition primitive, il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine en détériorant l’espèce.”40
Le rapport de l’homme à la nature, le besoin, sera considéré dans sa diversité et non dans son uniformité. L’unité du développement de la raison ne sera donc plus à chercher dans une nature commune aux hommes, dévoilée dans une histoire exemplaire de l’individu, mais dans les origines et le devenir du commerce des hommes. C’est pourquoi on ne peut réduire à la considération de “l’individu après quelques mois d’existence” celle de “l’espèce au bout de mille ans d’histoire”. Or à l’aube de l’histoire des hommes se tient une aporie: “lequel a été le plus nécessaire, de la société déjà liée à l’institution des langues, ou des langues déjà inventées à l’établissement de la société?” C’est vers ce “difficile problème” de l’origine du langage qu’il faudrait à présent nous tourner.
On a souvent parlé, au sujet du problème de l’origine du langage, d’une influence condillacienne sur le second Discours, en se bornant d’ailleurs en général, à cette simple constatation. Pour en apprécier la portée et la valeur exactes, il nous paraîtrait utile de distinguer, dans le second Discours, deux types d’argumentation successifs touchant la question du langage: d’une part, une argumentation théorique sur l’origine impossible, où Rousseau, après avoir disposé le cercle originel qui lie l’existence du langage et celle de la société, montre que, pour rompre ce cercle, toutes les théories classiques du langage se sont fondées sur le présupposé de la sociabilité naturelle; d’autre part, une argumentation rhétorique sur les commencements difficiles: passant sur les difficultés de principe, on retrouve la téléologie négative de la nature; tout se passe comme si celle-ci avait voulu retarder le développement des langues et y mettre le plus possible d’obstacles.
C’est à propos de cette description des premiers âges du langage qu’on s’est souvent attaché à montrer, entre le second Discours et l’Essai sur l’Origine des Connaissances Humaines, telle similitude, telle différence. Les unes et les autres nous paraissent sans [72] portée: il y a, de fait, un emprunt massif; selon Rousseau, à peu près tout s’est passé comme le dit Condillac; mais il faut persuader le lecteur que ce processus, qui a contribué à “détériorer l’espèce”, était beaucoup plus long et difficile que ne l’a pensé Condillac - comme si la nature avait voulu ralentir l’évolution corruptrice commencée malgré ses soins: principe unique des désaccords que l’on peut rencontrer sur ce point entre les développements de Rousseau et la théorie de Condillac. C’est pourquoi J. Morel nous semble fondé à trouver à cet endroit du Discours un caractère “sophistique”.
Ce qui importe est donc à nos yeux le premier point, l’argumentation théorique, où l’on rencontre une critique discrète, mais claire à l’adresse de Condillac: “Il a supposé ce que je mets en question, savoir une sorte de société déjà établie entre les inventeurs du langage”. Mais que faut-il entendre par cette “sorte de société”? Autrement dit, la distance que prend Rousseau par rapport à Condillac, son originalité théorique, tient-elle au refus de l’existence de fait d’une société primitive41 - à l’hypothèse de l’isolement absolu - ou bien au refus d’un fondement de cette société (c’est à dire d’une sociabilité naturelle)?
Pour répondre à cette question, il conviendrait d’abord d’analyser le texte où Condillac, dans l’Essai, reconstitue le processus qui suscita le premier langage dans la “nation naissante” formée par deux êtres:
“… Leur commerce réciproque leur fit attacher aux cris de chaque passion les perceptions dont ils étaient les signes naturels. Ils les accompagnaient ordinairement de quelque mouvement, de quelque geste ou de quelque action, dont l’expression était encore plus sensible. Par exemple, celui qui souffrait, parce qu’il était privé d’un objet que ses besoins lui rendaient nécessaires, ne s’en tenait pas à pousser des cris: il faisait des efforts pour l’obtenir, il agitait sa tête, ses bras, et toutes les parties de son corps. L’autre, ému à ce spectacle, fixait les yeux sur le même objet; et sentant passer dans son âme des sentiments dont il n’était pas encore capable de se rendre raison, il souffrait de voir souffrir ce misérable. Dès ce moment, il se sent intéressé à le soulager, et il obéit à cette impression, autant qu’il est en son pouvoir. Ainsi, par le seul instinct, ces hommes se demandaient et se prêtaient des secours. Je dis par le seul instinct, car la réflexion n’y pouvait encore avoir [73] part. L’un ne disait pas: Il faut m’agiter de telle manière pour lui faire connaître ce qui m’est nécessaire, et pour l’engager à me secourir; ni l’autre: Je vois à ses mouvements qu’il veut telle chose, je vais lui en donner la jouissance: mais tous deux agissaient en conséquence du besoin qui les pressait davantage.” (2e partie, I, ch. I).
Dans ce texte, Condillac se donne d’avance trois éléments: le commerce (même si celui-ci n’est au départ que simple rapprochement matériel); la commisération naturelle; enfin, l’identité d’organisation qui rend possible une compréhension immédiate et originaire: “Ils s’accoutumèrent à attacher aux cris des passions et aux différentes actions du corps des perceptions qui y étaient exprimées de manière si sensible”42. On trouve ainsi d’emblée rempli par la nature ce qui est pour Condillac la condition générale de toute convention linguistique; l’expérience commune et sensible d’une liaison du signe à la chose.
Du fait que Rousseau laisse, comme Condillac, la pitié à l’homme de l’état de pure nature, il semble ressortir du texte cité que l’hypothèse supplémentaire de Condillac, celle qui lui permet de sortir du cercle de l’impossibilité originelle, est simplement le fait matériel du commerce. On pourrait donc croire que ce qui est décisif et original chez Rousseau, ce qui lui a permis de révéler dans toute sa difficulté le problème de l’origine du langage, est l’hypothèse de l’isolement primitif absolu. Si nous ne le pensons pas, c’est parce qu’il y a, dans la théorie de Condillac, un trait original qui, suppléant à la sociabilité naturelle des théories classiques, la sépare de Rousseau.
Si Condillac peut échapper au cercle de l’origine, c’est seulement parce qu’il accorde à ses deux sujets cette “souveraineté de la conscience” (M. Foucault) qui d’avance constitue l’autre en sujet et son geste en signe. Il ne s’agit pas, certes, d’une conscience réflexive; mais elle est conscience en tant que d’avance disponible à toutes les significations errantes. Si le langage est possible, c’est parce que le signe naturel, effectué ou proféré par pur instinct, sera pourtant compris par l’autre comme signe, et ceci par une autre sorte de sympathie originaire: la conscience qui recueille les significations est d’abord pathétique. Condillac ne revient donc pas purement et simplement à une doctrine de la bienveillance naturelle; pourtant, plus profondément, il établit d’avance entre des consciences une sorte de bienveillance transcendantale.
[74] L’originalité de la théorie de l’origine des langues chez Rousseau nous semble résider dans le refus de toute forme de sociabilité naturelle, y compris cette sociabilité naturelle des consciences postulée par Condillac, et cela, qu’il existe ou non, matériellement, une société primitive. C’est précisément dans cet écart entre société et sociabilité, “société physique” et “société morale”, que résident tout à la fois le maintien d’un caractère problématique à l’origine du langage et la possibilité d’une solution théorique de ce problème, telle qu’on la trouverait dans l’Essai sur l’origine des langues.
L’Essai sur l’origine des langues s’ouvre en pleine ambiguïté43, puisque dans son premier chapitre, Rousseau parait développer avec complaisance la théorie, traditionnelle au XVIIIe siècle, de la supériorité expressive du langage d’action44. De même que Warburton ou Condillac, il reprend ici tous les exemples fameux de l’Histoire ancienne, propres à convaincre de cette prééminence. La langue du geste est qualifiée par lui de “plus facile” et naturelle; “plus énergique”: “ce que les Anciens disaient le plus vivement, ils ne le disaient pas, ils le montraient”; “plus expressive”: “L’amour, dit-on, fut l’inventeur du dessin; il put aussi inventer la parole, mais moins heureusement”. Ce qui autorise Rousseau à conclure: “Ainsi l’on parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles; et les sons n’ont jamais plus d’énergie que quand ils font l’effet des couleurs”.
[75] C’est ici que va apparaître toute l’ambiguité subtile du texte: cette supériorité qu’il faut reconnaître à la langue des gestes, cette supériorité réelle ne constitue que le décor du paradoxe que va développer Rousseau, qui peut enchaîner: “Mais lorsqu’il est question d’émouvoir le coeur et d’enflammer les passions, c’est tout autre chose”. C’est là, en effet, qu’on devra recourir à la parole.
On aperçoit alors ce qui fait l’originalité du point de départ de Rousseau. Condillac fait une théorie linguistique, théorie de l’identité structurelle de toutes les formes de langage. Rousseau entreprend, lui, une théorie esthétique des divers moyens d’expression. Au point de vue de l’identité formelle répond la considération du matériel de l’expression et de ses caractères propres.
Sous une autre perspective, on pourrait dire que Condillac part de la langue et rencontre l’expression: l’expressivité du langage d’action est l’aspect positif de la grossièreté de son analyse, et on en retrouve des traces dans les inflexions violentes des premiers langages articulés: à ces hommes grossiers il fallait des “degrés fort distincts”. Le langage d’action est expressif parce qu’il est primitif. Son énergie est la barbarie des premiers âges. Analogiquement, les langues articulées évoluent de la force poétique vers l’exactitude. Il y a dans chaque langue un moment fugitif d’équilibre et de perfection, après quoi elle perd ses possibilités esthétiques au profit de sa fécondité scientifique. De même, le langage d’action peut se raffiner, mais en perdant sa force, comme en témoignerait l’évolution du jeu au théâtre: de l’acteur masqué du théâtre antique, au théâtre moderne, où toute l’expression est dans le visage. Dans tous les cas, la valeur expressive dépend donc (est en fonction inverse) du degré d’analyse atteint par la langue.
Rousseau au contraire part de l’expression et, comparant les deux moyens de l’expression, rencontre dans le geste la forme privilégiée de la communication - mais peut-être en même temps la forme dégénérée de l’expression. Plus généralement, on peut dire que toute la théorie des langues, chez lui, repose sur une rupture avec le point de vue formel de Condillac, consistant en la modification complète de deux rapports: celui entre le geste et la parole; celui entre l’expression et son contenu.
On aperçoit donc tout d’abord une rupture du parallélisme formel établi, dans la philosophie de Condillac, entre les gestes et les sons; à l’éloquence des images, Rousseau oppose la force des accents:
“L’impression successive du Discours, qui frappe à coups redoublés, vous donne bien une autre émotion que la présence de l’objet [76] même, où d’un coup d’oeil vous avez tout vu ... Ces accents auxquels on ne peut dérober son organe pénètrent par lui jusqu’au fond du coeur, y portent malgré nous les mouvements qui les arrachent, et nous font sentir ce que nous entendons. Concluons que les signes visibles rendent l’imitation plus exacte, niais que l’intérêt s’excite mieux par les sons”.
L’opposition du geste et du son se spécifie en plusieurs couples d’opposés: langage de l’exactitude et langage de l’émotion; langage des besoins physiques et langage des besoins moraux. “Si nous n’avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais, et nous entendre parfaitement par la langue du geste”. Le ressort de cette complicité qui s’établit entre le critère théorique de l’exactitude et le critère pragmatique du besoin physique consiste en une notion médiatrice qui transparaît en filigrane: celle de rendement optimum. Comparée aux sons, les figures disent plus en moins de temps; d’autre part, des sociétés fondées sur le seul besoin physique et n’utilisant que la langue du geste seraient “peu différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui, ou même auraient marché mieux à leur but”.
Si donc l’homme n’était que besoins physiques, on pourrait concevoir une sorte de voie courte de l’Histoire, qui mènerait directement de l’animalité à nos sociétés actuelles, par la langue du geste. C’est, en somme, cette voie que décrit Condillac, et de fait, le surgissement du langage parlé n’est pas pour lui un fait essentiel. Nous verrons du reste que d’une certaine façon, cette fiction théorique d’une voie courte recouvre, pour Rousseau lui-même, une réalité.
La langue du geste est elle-même la voie la plus courte de la communication. A la limite, tout élément humain en est exclu: l’image devient la chose ou le fait même. “Quand le Lévite d’Ephraïm voulut venger la mort de sa femme, il n’écrivit point aux tribus d’Israël; il divisa le corps en douze pièces, et les leur envoya. A cet horrible aspect, ils courent aux armes ... Et la tribu de Benjamin fut exterminée”. La langue du geste va du fait à l’action. Elle ne veut rien connaître hors de la nature physique; elle ne cherche pas la persuasion, mais l’obéissance; langue de l’autorité: l’oracle, le prophète, le législateur, le roi.
La confrontation du geste et de la parole peut alors se spécifier sous deux nouvelles formes: l’opposition de la nature à la convention et celle de l’animal à l’homme. Mais ces couples d’opposés traditionnels des théories du langage et de l’origine du langage ont été recadrés et repensés à travers l’opposition fondamentale précédemment dégagée, entre besoin physique et besoin moral ou passion: il apparaît alors nécessaire de réintroduire, derrière le matériel signifiant, la considération du contenu, de rappeler la véritable nature de l’expression vocale comme expression de la passion.
[77] Il ressort du texte de Rousseau que, contrairement à ce qu’affirme la théorie de Condillac, l’usage du langage, qui distingue l’homme de l’animal, ne tient pas à une différence d’organisation. Une nouvelle fois, il faut donc rompre avec la perspective formelle. Ce n’est pas les conditions physiques et formelles de la communication qu’il faut considérer, puisque celles-ci sont remplies même par les animaux: c’est le contenu exprimé, c’est à dire la passion, qui est propre à l’homme. C’est elle qui “arrache les premières voix”, qui “rapproche les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir”.
Il faudrait, avant de poursuivre, prévenir une ambiguïté qui pourrait s’attacher au rôle joué ici par la passion. Ces passions qui rapprochent les hommes ne constituent pas une nouvelle forme de la sociabilité naturelle. Il faut marquer d’abord l’ambivalence de ce “rapprochement”, suscité aussi bien par la haine ou la colère que par l’amour ou la pitié. D’autre part, les passions ne font, dans leur principe, que rapprocher moralement des hommes que d’autres nécessités physiques - une rareté particulière de la subsistance - allant d’ailleurs à l’encontre de “l’effet naturel des premiers besoins”, avaient déjà réunis physiquement. Enfin, la passion ne définit pas une nature humaine, elle a une histoire, elle est le produit de circonstances historiques singulières, celles qui seront décrites au ch. IX: “C’est du pur cristal des fontaines que sortirent les premiers feux de l’amour”.
Il est significatif que Rousseau ait intitulé “Différence générale et locale dans l’origine des langues” le chapitre de transition et d’introduction méthodologique où il prépare l’exposé de l’origine des langues: car le principe original et fondamental de la théorie de Rousseau, c’est que c’est une seule et même chose d’expliquer l’origine et d’expliquer les différences:
“Le grand défaut des Européens est de philosopher toujours sur les origines des choses d’après ce qui passe autour d’eux ... Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés”.
Ici encore, on pourrait prendre pour point de référence la manière dont la diversité linguistique est réfléchie par Condillac dans sa théorie du génie des langues.45 Ce concept de génie d’une langue, [78] par lequel est pensée la singularité de celle-ci, n’altère nullement son identité fondamentale (reconnaissable au niveau d’une grammaire générale) à toutes les autres langues.
“Ainsi que le gouvernement influe sur le caractère des peuples, le caractère des peuples influe sur celui des langues”. Mais si l’on veut remonter plus haut, on trouvera comme détermination ultime celle du climat: “Deux choses concourent à former le caractère des peuples, le climat et le gouvernement”. En donnant à tel peuple tel caractère, le climat le prédispose à une forme de gouvernement plutôt qu’à une autre; pourtant, diverses causes extérieures, et en premier lieu l’état du gouvernement, réagissent à leur tour sur le caractère d’un peuple, qui “souffre donc à peu près les mêmes variations que son gouvernement”.
C’est donc par l’intermédiaire de la “boucle” gouvernement - caractère du peuple que le climat détermine le génie d’une langue. Encore ce dernier n’est-il pas d’emblée totalement fixé: “Si le génie des langues commence à se former d’après celui des peuples, il n’achève de se développer que par le secours des grands écrivains”. On est donc ramené au problème de l’éclosion des talents, de la floraison des arts et des sciences, et sur ce point, Condillac refuse la thèse d’une influence directe du climat:
“Le climat n’influe que sur les organes; le plus favorable ne peut produire que des machines mieux organisées, et vraisemblablement il en produit en tout temps un nombre à peu près égal. S’il était partout le même, on ne laisserait pas de voir la même variété parmi les peuples: les uns, comme à présent, seraient éclairés, les autres croupiraient dans l’ignorance. Il faut donc des circonstances qui, appliquant les hommes bien organisés aux choses pour lesquelles ils sont propres, en développent les talents ... Le climat n’est donc pas la cause du progrès des arts et des sciences, il n’y est nécessaire que comme une condition essentielle. Les circonstances favorables au développement des génies se rencontrent chez une nation, dans le temps où sa langue commence à avoir des principes fixes et un caractère décidé.”
Ce qui achève de former le génie d’une langue - l’apparition des grands talents - est par conséquent un effet de ce caractère ébauché. Comme pour les rapports de l’entendement et du langage, ou du caractère d’un peuple et de son gouvernement, il y a devenir progressif par action réciproque des causes et des effets. Il reste qu’au départ intervient un principe général et unique de diversification, le climat, déterminant l’organisation et par là les besoins, qui forment eux-mêmes le caractère d’un peuple. Les lois présidant à la genèse du génie des langues restent partout identiques, il n’y a [79] de variation que des contenus auxquels elles s’appliquent, selon les passions dominantes des peuples: le Latin attache aux termes de l’agriculture une noblesse que les Francs reportent sur l’art militaire. Mais cette diversité n’est pas essentielle: “Le système des idées a partout les mêmes fondements, donc le système des langues est, pour le fond, également le même partout”46. Les langues ne différeront alors que par les moyens: sémantiques (les mots); grammaticaux (par exemple, usage de prépositions plutôt que de flexions).
L’intelligibilité du processus est donc toujours à chercher au niveau des principes les plus généraux, la diversité climatique et ethnique n’étant qu’un facteur accidentel d’opacité troublant la limpidité identique de la genèse des langues. Dans la mesure où elle peut être expliquée par les climats, la disparité culturelle dépend du principe général (exposé plus haut): plus de besoins, plus d’idées; dans la mesure où elle n’est pas complètement expliquée par l’application directe de ce principe, elle tient au génie des langues, et par là elle est réduite à une différence de rythmes de développement: toutes les langues tendent à trouver leur génie propre, mais plus ou moins vite, plus lentement par exemple lorsqu’elles sont formées des débris de plusieurs autres. Le génie d’une langue n’est donc pas en règle générale, une caractéristique originelle de cette langue, il lui advient progressivement. Il y a moins diversité originelle que diversification progressive: “Le caractère des langues se forme peu à peu et conformément à celui des peuples.”
Pour Condillac, la diversité géographique des langues ne répond donc jamais à un caractère essentiel, mais à une différence de matériaux qui voile une identité plus profonde, de structure; il en serait de même, nous l’avons vu, de la diversité historique, comme il est rappelé en conclusion du chapitre XV:
“J’ai eu pour objet de ne rien avancer que sur la supposition qu’un langage a toujours été imaginé sur le modèle de celui qui l’a immédiatement précédé. J’ai vu dans le langage d’action le germe des langues et de tous les arts qui peuvent servir à exprimer nos pensées: j’ai observé les circonstances qui ont été propres à développer ce germe; et non seulement j’en ai vu naître ces arts, mais encore j’ai suivi leurs progrès, et j’en ai expliqué les différents caractères. En un mot, j’ai, ce me semble, démontré d’une manière sensible que les choses qui nous paraissent les plus singulières ont été les plus naturelles dans leur temps, et qu’il n’est arrivé que ce qui devait arriver”.
[80] La dernière formule citée suffirait à exprimer exemplairement l’opposition des philosophies de Condillac et de Rousseau, puisque tout l’effort de celui-ci était pour montrer qu’à l’origine du langage et de la culture n’intervenait nulle nécessité intrinsèque à la nature humaine. Sur les autres points, les principes des deux auteurs diffèrent aussi rigoureusement. Tout d’abord, la diversité des moeurs ne saurait, selon Rousseau, expliquer celle des langues: “L’usage et le besoin font apprendre à chacun la langue de son pays mais qu’est-ce qui fait que cette langue est celle de son pays et non pas d’un autre? il faut bien remonter, pour le dire, à quelque raison qui tienne au local, et qui soit antérieure aux moeurs mêmes: la parole étant la première institution sociale ne doit sa forme qu’à des causes naturelles”47. En outre, à la spécification graduelle des langues, au schéma divergent de leur devenir, qu’on rencontrait chez Condillac, répond chez Rousseau un schéma convergent; il y a, à l’origine des langues et des cultures, une pluralité réelle: “A la longue, tous les hommes deviennent semblables, mais l’ordre de leur progrès est différent”48.
Il reste pourtant une prééminence identique à celle de Condillac: la diversité des climats; mais c’est par un processus totalement différent, qu’elle influera sur la formation et la diversité des langues. Le terme intermédiaire n’est plus ici physiologique - l’organisation - mais, en quelque sorte, économique:
“Soit qu’on recherche l’origine des arts, soit qu’on observe les premières moeurs, on voit que tout se rapporte dans son principe aux moyens de pourvoir à la subsistance; et quant à ceux de ces moyens qui rassemblent les hommes, ils sont déterminés par le climat et la nature du sol. C’est donc aussi par les mêmes causes qu’il faut expliquer la diversité des langues et l’opposition de leurs caractères49”.
Rien de semblable ici au rôle du besoin dans la théorie de Condillac: la diversité (accessoire) d’organisation faisait celle des peuples en conférant aux individus qui les composent des besoins et par suite des idées spécifiques. Selon Rousseau au contraire, la condition des hommes par rapport aux moyens de subsistance influe directement sur leurs rapports mutuels, et par là seulement, sur l’entendement des individus. Les déterminations ne sont pas internes [81] elles se font, au sein de chaque société, par un processus singulier qui ne devient intelligible que s’il est référé à l’analyse complète d’une situation historique, à tous les éléments constituants du mode de vie des hommes, et en premier lieu, aux rapports effectifs de l’homme et de la nature. La description, au chapitre de la formation des langues du Midi, est l’exemple d’un de ces processus historiques singuliers.
Comme nous l’évoquions plus haut, Rousseau, dans l’Essai, ne suppose pas dans les premiers temps une dispersion absolue des hommes, mais déjà une forme de société, la famille. Cela a pu faire croire à une absence pure et simple de tout ce qui, dans le second Discours, caractérise l’état de pure nature, et on a voulu retrouver dans l’hypothèse initiale de l’Essai les premières sociétés familiales qui apparaissent au début de la seconde partie du Discours. Cet âge des “cabanes” n’a pourtant, dans les deux textes, rien de comparable; dans le Discours, la “petite société” familiale, fondée sur l’affection, est le lieu des “premiers développements du coeur” et de l’origine de la parole; dans l’Essai au contraire, la famille, quoique stable, est une unité purement biologique, sans aucun lien moral, sans prohibition de l’inceste, sans parole:
“… il y avait des mariages, mais il n’y avait pas d’amour ... l’instinct tenait lieu de passion, l’habitude tenait lieu de préférence: on devenait mari et femme sans avoir cessé d’être frère et soeur. Il n’y avait rien là d’assez animé pour dénouer la langue, rien qui pût arracher assez fréquemment les accents des passions ardentes, pour les tourner en institutions”.50
L’isolement des familles, leur ignorance mutuelle produisent en elles la crainte et la férocité, qui consolident à leur tour l’isolement initial; l’état primitif nous enferme donc dans un cercle, d’où la parole et la société ne peuvent surgir sans l’intervention de causes extérieures. Il n’importe guère de savoir si l’on doit prendre au sens propre les références aux “traditions des malheurs de la terre” et aux variations des climats. Du moins montrent-elles “de quels instruments se servit la Providence pour forcer les hommes à se rapprocher”. [82] C’est une certaine rareté des moyens de subsistance qui est à l’origine de cette contrainte (par exemple, nécessité de se rencontrer pour s’approvisionner en eau): “Quand les premiers besoins ont dispersé les hommes, de nouveaux besoins les rassemblent, et c’est alors seulement qu’ils parlent et font parler d’eux”. Faut-il entendre par là un passage historique et ponctuel de la nature à la culture? Ou bien ne serait-il pas, en quelque sorte, transversal? Les nouveaux besoins sont-ils autre chose que la conséquence de conditions d’existence défavorables à la satisfaction des premiers? Ils ne seraient, en somme, que ces premiers besoins, considérés dans les modalités de leur satisfaction possible. Condillac faisait varier idéalement, dans ses diverses hypothèses sur la providence naturelle, les exigences physiques de la nature humaine; Rousseau considérerait la variété des possibilités de satisfaction qu’elles rencontrent effectivement si l’on cesse de se maintenir dans les conditions, idéales à tous égards, de la forêt de l’état de pure nature.
Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, on n’en est encore arrivé jusqu’ici qu’à un pur rapprochement matériel, non point à une société unie par un lien moral et une langue véritable, “nationale”. Pour creuser les puits, il suffisait encore d’un langage du geste. Ce n’est pas le besoin physique qui engendre directement la parole, il n’en suscite que les conditions d’apparition: il faut encore passer par une voie détournée, par la médiation de la passion. La passion est la dénaturation première à travers laquelle peut surgir la culture. A la fois conditionnée par les circonstances naturelles et se constituant contre elles, la passion ne peut naître que dans un équilibre subtil entre la difficulté et la facilité de pourvoir aux besoins. Ce miraculeux équilibre se rencontre dans les pays méridionaux “autour des fontaines”; cette “scène” originelle, ce pur moment de la passion, où, “le geste empressé ne suffisant plus, la voix l’accompagne d’accents passionnés”, est l’instant d’un passage multiple et global à la culture: en même temps que l’instinct fait place à la passion, la famille fait place à la nation, les langues domestiques aux langues populaires, le geste à la parole, en laquelle se résume l’origine de la société: “passion tournée en institution”. Mais c’est seulement à cette aurore de la société, où les langues chantent, où la passion est encore présente dans l’institution, que se manifeste l’essence véritable de la culture; équilibre précaire, moment fugitif - le moment heureux de la jeunesse du monde. La société naissante va susciter de nouveaux besoins qui feront peu à peu oublier que ‘les premières langues étaient filles du plaisir et non du besoin’. A mesure qu’elle s’éloigne de son origine passionnelle, la culture tend, de par son mouvement propre, vers une seconde nature qui est une seconde barbarie.
[83] C’est vers ce même terme que tendent directement les langues du Nord; dans ces climats ingrats, elles ne sont pas nées de l’amour, mais immédiatement du besoin et de l’industrie, et, “tristes filles de la nécessité, elles se sentent de leur dure origine”. Il semble qu’ici, les conditions matérielles mêmes aient déterminé une sorte de voie courte de l’Histoire, menant du besoin à la parole en faisant l’économie de la passion - et c’est dans ces climats que sont nées les théories traditionnelles fondant la parole sur le besoin - . On aurait donc affaire ici à une “formation mécanique” des langues, lesquelles ont à leur origine même le caractère que les langues du Midi n’acquièrent qu’au terme d’une longue décadence: l’articulation, au lieu de l’accent, de la valeur mélodique. Sans doute, les hommes du Nord ont aussi des passions, mais d’une autre espèce, “nées des besoins”; au lieu de “passions voluptueuses”, ils ont, par suite de la dureté de leur vie, un “tempérament irascible”: “leurs voix les plus naturelles sont celles de la colère et des menaces”. Aussi le besoin et la passion concourent-ils finalement au même effet: la primauté de “l’articulation forte et sensible”, où s’accordent la clarté et la dureté. Ici encore, c’est donc le rapport des hommes à leur milieu d’existence qui est décisif: c’est lui qui fait que la culture ne peut se manifester dans sa pureté, ne fût-ce que fugitivement, mais reste prise dans le mouvement indifférencié d’une nature.
Ainsi, de même qu’à la différence de matériel - le geste ou le son - correspond une différence d’essence entre les langues, à leur diversité géographique correspond une pluralité réelle des modèles de l’origine. La question de l’origine n’admet que des réponses singulières, qui impliquent, dans chaque cas, l’analyse, sous tous ses aspects, d’un certain rapport des hommes à leurs conditions d’existence.
Il apparaît donc que, géographiquement, l’origine est partout. N’est-elle pas aussi, quoique d’une manière moins immédiatement visible, partout dans l’Histoire? Les remarques consacrées par Rousseau à l’écriture peuvent le suggérer.51 Il y a pourtant là un paradoxe; car c’est par un “progrès tout à fait naturel” que l’accroissement des besoins et des lumières fait substituer peu à peu dans la langue la clarté à l’émotion, les idées aux sentiments: “l’accent s’éteint, l’articulation s’étend”. La langue de la passion devient celle de la géométrie; en quoi elle se rapproche progressivement des caractères de la langue écrite. Mais dans le cas de l’écriture aussi, on retrouve le schéma d’opposition au formalisme [84] condillacien: entre la parole et l’écriture, il n’y a pas identité de structure dans une simple différence de matériel, il y a une différence de génie; “l’art d’écrire ne tient pas à celui de parler, il tient à des besoins d’une autre nature, qui naissent plus tôt ou plus tard”52. Plus tôt, c’est à dire avant ou sans qu’on se soit jamais écarté de la nature physique; plus tard, lorsque les progrès de l’industrie et la dégradation de la langue y ramènent. Aussi ne voit-on pas, même dans ce dernier cas, un passage naturel et continu de la parole à l’écriture, pas plus que d’une forme d’écriture à l’autre: un peuple peut en rester toujours à l’écriture qui peint les objets ou à celle qui peint les mots, sans parvenir à celle qui analyse la parole - l’alphabétique; si l’on peut constater une évolution générale vers cette dernière, c’est pour une raison extrinsèque: elle est l’écriture des peuples commerçants, qui imposent à tous leurs impératifs utilitaires. Il n’y a donc pas d’histoire linéaire de l’écriture, mais une pluralité d’origines des écritures, répondant aux conditions historiques diverses de leur formation. Quand l’écriture apparaît chez un peuple, c’est sous une forme en rapport avec l’état de la langue, et par conséquent de la société dans son ensemble; mais elle n’est pas le reflet obligé et constant de toute l’évolution de la langue. Le passage à l’écriture, ou à un nouveau type d’écriture, constitue plutôt une sorte de point d’inflexion dans la courbe où se retrace la décadence de la parole: si l’écriture achève d’étouffer la parole passionnée, elle ne peut cependant surgir dans la continuité d’un processus naturel et nécessaire; il semble qu’il y faille encore la contingence d’une initiative humaine, qui pourrait s’exprimer mythiquement, comme dans le second Discours, par le geste irréparable: “Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire: Ceci est à moi ...” Ainsi la passion, où se révèle véritablement la dimension culturelle, imposerait à l’institution même qui la ruine de se détacher de la pure nature physique et de surgir dans la même singularité historique que la parole; c’est seulement à son ultime perfection que l’écriture serait totalement absorbée dans l’univers physique; mais elle aurait commencé par être comme une contre-origine de la parole.
[85] Quoique ces dernières conclusions puissent paraître comporter quelque chose d’hypothétique ou d’arbitraire, ce caractère ne s’efface-t-il pas si l’on replace, comme il semble légitime, l’Essai sur l’origine des langues dans une tradition philosophique allant du Phèdre à la ‘Leçon d’Ecriture’ de Tristes Tropiques? On pourrait alors voir dans l’Essai un effort pour penser l’origine dans la différence historique comme dans la “différence locale”; l’histoire de la culture est l’histoire de ce qui échappe à la retombée nécessaire de l’institution dans la nature physique, l’histoire de ce qui a valeur d’origine; après le moment de cette instauration, les formations culturelles se dégradent en une nécessité quasi physique, qui peut autoriser, mais non susciter une instauration nouvelle, laquelle surgit toujours contre l’ancienne, dégénérée en “technie”; l’intelligence de cette formation nouvelle exigeant l’investigation empirique de l’ensemble des conditions de son apparition, sans qu’une explication déductive puisse suffire à la tache.
Ceci peut s’illustrer par la conception qu’a Rousseau du rôle de l’art, et singulièrement de l’aspect artistique de son oeuvre personnelle. La culture à son origine est art et passion - “expression” - c’est en se dégradant qu’elle devient instrumentale, moyen de la communication par exemple. Tout art authentique est à chaque fois origine retrouvée de la culture; c’est ainsi que l’on peut, avec J. Starobinski, voir dans le style des Rêveries comme une tentative pour apprendre de nouveau à la langue à “chanter”, et par là rapprocher les hommes de l’humanité libre de la Jeunesse du Monde. C’est ainsi, également, que la langue primitive des passions, des accents, se survit dans la musique, du moins tant que celle-ci n’est pas à son tour emportée par la dégradation de la passion, et qu’elle reste mélodie; cette décadence inéluctable de la musique est pourtant déjà accomplie: elle aboutit à la théorie musicale sensualiste et “physicaliste”, pourrait-on déjà dire, de Rameau.53 On croit alors que “pour bien philosopher, il faut remonter aux causes physiques”, en l’occurrence à l’harmonie, à la théorie physique des résonances; mais l’harmonie n’est signe de rien et ne peut expliquer “les grands effets de la musique”; à des effets moraux il faudrait chercher des causes morales; c’est pourquoi “plus on rapproche la musique des impressions purement physiques, plus on l’éloigne de son origine ... Elle a déjà cessé de parler, bientôt elle ne chantera plus”.54
[86] Il serait tentant d’écarter rapidement de telles conclusions au nom de la fausseté de leurs prémisses: l’histoire de la théorie musicale classique semble bien donner massivement raison à Rameau contre Rousseau, dont l’apport ne relèverait plus que de l’anecdote et d’une histoire des erreurs. Toutefois on peut se demander s’il n’y a pas là quelque chose d’analogue à cette “fausse antinomie”, pour reprendre l’expression de C. Lévi-Strauss, qui aujourd’hui opposerait le conventionnalisme sériel au même objectivisme de Rameau, à l’hypothèse d’un fondement naturel de la gamme. Le Cru et le Cuit, dans son Ouverture, est d’une résonance singulièrement proche de l’Essai sur l’origine des langues, puisque la musique y est opposée, comme dans ce dernier, à la fois au langage articulé et à la peinture, comme la réalité la plus essentiellement et intrinsèquement culturelle; ses fondements physiques objectifs “ne sont pas dictés par la nature”, ils résultent eux-mêmes d’un découpage culturel préalable:
“Au même titre que la peinture, la musique suppose une organisation naturelle de l’expérience sensible, ce qui ne veut pas dire qu’elle la subit ...”
“C’est donc seulement après coup et, pourrait-on dire, de façon rétroactive que la musique reconnaît aux sons des propriétés physiques, et qu’elle en prélève certaines pour fonder ses structures hiérarchiques. Dira-t-on que cette démarche ne la distingue pas de la peinture qui, elle aussi après coup, s’est avisée qu’il existe une physique des couleurs, dont elle se réclame plus ou moins ouvertement? Mais ce faisant, la peinture organise intellectuellement, au moyen de la culture, une nature qui lui était déjà présente comme organisation sensible. La musique parcourt un trajet exactement inverse: car la culture lui était déjà présente, mais sous forme sensible, avant qu’au moyen de la nature elle l’organise intellectuellement” (p.30).
S’il en est ainsi, et si, d’autre part, on accepte de reconnaître à la musique, avec C. Lévi-Strauss, une “place privilégiée” dans l’investigation des formations culturelles, la démarche musicale devrait prendre la valeur exemplaire d’un modèle d’intelligibilité pour l’activité propre de l’esprit humain - ce qui est tout à fait conforme au propos de Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues. Mais quel doit être alors le statut du modèle pictural et de sa démarche inverse? La question est d’autant plus troublante que c’est bien plutôt de cette seconde démarche, celle attribuée à la peinture, que semblent s’inspirer le Totémisme aujourd’hui et la Pensée Sauvage: l’organisation naturelle du sensible est anticipation de l’organisation intellectuelle de la science. Rien n’empêche plus alors une genèse naturelle et nécessaire de celle-ci à partir des pures données physiques. Condillac en montre le chemin: c’est l’organisation physique [87] que de l’homme qui enseigne l’analyse, puisque l’univers sensible est d’emblée divisé entre les cinq sens; de même, la réflexion prolonge le regard discriminateur, et tout progrès du savoir ne fait qu’expliciter et développer analogiquement la rationalité de la nature. Aussi est-ce au ras de la nature - de l’instinct - qu’on est au plus près de l’infaillibilité théorique:
“Nous qui nous croyons instruits, nous aurions besoin d’aller chez les peuples les plus ignorants, pour apprendre d’eux le commencement de nos découvertes: car c’est surtout ce commencement dont nous aurions besoin; nous l’ignorons, parce qu’il y a longtemps que nous ne sommes plus les disciples de la nature.”55
L’ethnologie est alors, par-delà tous les oublis suscités par le signe, un retour à l’origine de la connaissance et de la vérité, que l’on se doit toujours d’atteindre, puisque la certitude dans le développement des sciences exige une transparence parfaite de leur historicité et, à la limite, renvoie par-delà celle-ci à une nature.
Tirer les conséquences du paradigme musical suggéré par l’Essai sur l’origine des langues et par le Cru et le Cuit, de cette démarche, par laquelle la musique d’emblée “opère sur un ensemble d’ordre culturel”, n’est-ce pas reconnaître au contraire qu’il n’y a pas de modèle de l’origine de la culture, de l’institution sociale? Celle-ci n’est appelée par aucune nécessité inhérente à la nature humaine, et si elle y revient dans la dégradation d’un progrès mécanique, du moins, dans celui-ci même, toute nouvelle origine doit-elle être pensée, de la même façon que la première, comme discontinuité qu’il faut référer à un point de l’Histoire avec tous ses contenus empiriques, toute son opacité. Elle n’est donc dérivable de nulle analyse de l’esprit, pas plus qu’elle ne saurait être la simple actualisation d’un possible préexistant jusqu’ici négligé, si c’est au contraire dans une opacité historique irréductible à tout a priori que les possibles même s’engendrent. “Le genre humain d’un âge n’est pas le genre humain d’un autre âge ... L’âme et les passions humaines, s’altérant insensiblement, changent pour ainsi dire de nature”. Peut-on dire alors que “depuis des millénaires, l’homme n’est parvenu qu’à se répéter”, et que là résident la grandeur et l’intérêt des commencements? Ici encore le retour à l’origine apparaît illusoire [88] ou tout au moins indirect: à tenter vainement de retrouver l’inspiration de Rousseau dans une référence passionnée au pionnier de la pensée ethnologique, qui en plus d’une occasion n’aboutit qu’à une brillante réactivation de la philosophie de Condillac, on risquerait de méconnaître une fidélité plus véritable, alors même qu’elle est implicite, de la recherche de C. Lévi-Strauss à l’esprit de l’Essai sur l’origine des langues.
Notes
1. Nous avons été amené à reprendre partiellement, dans cette étude, un thème que nous avions entendu traiter en 1963 par P. Macherey. Il nous serait difficile d’indiquer avec quelque précision tout ce que notre texte doit à cet exposé, tant pour la perspective générale que pour le détail de mainte analyse; reprenant le chemin qu’il avait parcouru, nous n’y avons trouvé que la confirmation de son propos. Si l’économie de l’exposé a pu être sensiblement modifiée, c’est que nous nous sommes attaché à illustrer davantage tout ce qui concerne les théories de Condillac afin de pouvoir les confronter plus systématiquement à celles de Rousseau. ↵
2. Tristes Tropiques, ch. XXXVIII. ↵
3. On pourrait joindre à celle-ci celle de Condillac; d’abord, parce que c’est dans les catégories d’une psychologie associationniste qu’il faudrait, selon C. Lévi-Strauss, décrire les structures élémentaires de la pensée (Le Totémisme aujourd’hui, ch. IV); ensuite, parce que la théorie des langues primitives chez Rousseau, à laquelle il est fait référence (ibid., ch. V) est en partie empruntée à Condillac. Nous préciserons ce point ultérieurement. ↵
4. Tristes Tropiques, 352-353. ↵
5. Le Totémisme aujourd’hui, 142. ↵
6. Ibid, 144. ↵
7. Ibid, 146. ↵
8. La Pensée Sauvage, 21. ↵
9. Ibid, 327. ↵
10. Tristes Tropiques, 352. ↵
11. Ibid., 354. Citons encore, dans le même ouvrage: “Cet exemple (le recul qui mène du bouddhisme à l’islamisme) justifie l’ambition de l’ethnographe, qui est de toujours remonter aux sources. L’homme ne crée vraiment grand qu’au début; dans quelque domaine que ce soit, seule la première démarche est intégralement valuable … La grandeur qui s’attache aux commencements est si certaine que même les erreurs, à condition d’être neuves, nous accablent encore de leur beauté”(369). ↵
12. C’est ici que l’on rejoindrait le problème historique des rapports de Condillac et de Rousseau. Nous indiquons plus bas pourquoi il nous semble que, sous cette perspective même, une étude systématique est au moins aussi nécessaire qu’une étude historique directe qui, en général, ne parvient pas à dépasser l’anecdote et l’érudition. ↵
13. Nous renvoyons ici, en même temps qu’à R. Derathé (Le Rationalisme de J. J. Rousseau, ch. I), à l’article de J. Morel ‘Les sources du Discours de l’inégalité’, Annales de la Société J.J. Rousseau, 1909. Ce dernier écrit: “Sans Condillac, Rousseau n’aurait pu élaborer son idée de l’homme de la nature … Tous les politiques qu’il a lus croient que la raison est un fait inné. En psychologie, Locke l’admet sous la forme du pouvoir de combiner les sensations, qui s’exerce presque dès la naissance. Buffon est purement cartésien: doué de raison, l’homme aurait dût immédiatement, en face de l’univers, le concevoir, l’expliquer, en adorer la cause, déduire les règles du droit naturel, et inventer rapidement les arts et les sciences. Entre toutes ces influences et Rousseau s’interpose l’affirmation de Condillac: les opérations de l’esprit apparaissent dans un ordre progressif”. ↵
14. op. cit., 27. ↵
15. Emile 1.11 ↵
16. Cette métaphore de la mise en scène est de Condillac. ↵
17. Traité des Sensations, IV, ch. I. ↵
18. Seconde partie, début ↵
19. Traité des Sensations 4e partie, Introduction. On trouve chez C. Lévi-Strauss (La Pensée Sauvage, 19) une explication similaire (par une sorte de progrès de la conscience dans la permanence des structures) du passage de la pratique magique à la théorie scientifique “Ne pourrait-on considérer la rigueur et la précision dont témoignent la pensée magique et les pratiques rituelles, comme traduisant une appréhension inconsciente de la vérité du déterminisme en tant que mode d’existence des phénomènes scientifiques, de sorte que le déterminisme serait globalement soupçonné et joué, avant d’être connu et respecté?” ↵
20. Emile 1.IV, début ↵
21. Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746), Introduction. ↵
22. Ibid. ↵
23. Ibid. ↵
24. On trouverait dans la Logique (I, ch. 8) une esquisse de ce système de la volonté. ↵
25. Ce n’est pas au même titre, en effet, que les signes d’une part, plaisir et déplaisir d’autre part, interviennent dans la génération des opérations de l’âme. Le système de la volonté interfère sur celui de l’entendement au niveau de la dynamique: c’est lui qui fait, par exemple, qu’à telle opération de réflexion succédera telle opération d’attention ou de mémoire, etc. ... Les signes institués peuvent d’ailleurs eux aussi jouer un rôle analogue; mais ils ont en outre un rôle structural, ils sont condition d’achèvement du système. Par le seul exercice de la perception on passera spontanément à l’attention, puis à l’imagination. Mais pour dépasser ce degré (celui où demeurent les animaux) et acquérir la mémoire, “qui ne consiste que dans le pouvoir de nous rappeler les signes de nos idées, ou les circonstances qui les ont accompagnées”, il faut que la chose à évoquer soit “liée par quelque endroit à quelqu’une de celles qui sont à notre disposition”, Il faut donc à l’homme “des signes qu’il peut rappeler à son gré”, c’est-à-dire des signes arbitraires. L’institution de tels signes est par conséquent une condition indispensable à la génération des opérations ultérieures. Mais la description de cette institution, en tant que telle, n’importe pas à l’intelligibilité du système: “J’ai cherché les causes de l’imagination, de la mémoire et de la réflexion dans les opérations qui les précèdent, parce que c’est l’objet de cette section d’expliquer comment les opérations naissent les unes des autres”. (Essai I, II, ch. 5). Loin d’introduire une discontinuité radicale, elle permet la continuation du système. ↵
26. Essai, I, II, ch. 8. ↵
27. L’indistinction des deux domaines définis plus haut nous parait l’un des traits caractéristiques de toutes les psychologies classiques. C’est pourquoi l’analyse condillacienne de l’entendement ne peut être appelée, à proprement parler, une psychologie; elle se comparerait plutôt à la “théorie de la constitution” dans le néo-positivisme. Cela peut expliquer pourquoi Condillac a refusé de se reconnaître dans la “psychologie” créée par ses contemporains: cette “première science” qu’est l’analyse de l’entendement “n’a pas encore de nom, tant elle est peu ancienne. Je la nommerais psychologie, si je connaissais quelque bon ouvrage sous ce titre” (Histoire Moderne, 1770, 1.XX, ch. 12). Rappelons que l’Essai de Psychologie, de Charles Bonnet, date de 1754. ↵
28. Si l’on voulait, avant de faire voir cette incertitude du schématisme, donner un aperçu, au niveau purement descriptif, du système des opérations de l’âme, en laissant provisoirement livrés à leur énigme le “devenir”, la “dépendance”, la “génération” qui les lient, on pourrait se référer à un texte de l’Essai (I, II, ch. 8) où Condillac résume lui-même son exposé: “Je me suis attaché dans ces analyses à faire voir la dépendance des opérations de l’âme, et comment elles s’engendrent toutes de la première. Nous commençons par éprouver des perceptions dont nous avons conscience. Nous formons-nous ensuite une conscience plus vive de quelques perceptions, cette conscience devient attention. Dès lors les idées se lient, nous reconnaissons en conséquence les idées que nous avons eues, et nous nous reconnaissons pour le même être qui les a eues ce qui constitue la réminiscence. L’âme réveille-t-elle ses perceptions, les conserve-t-elle, ou en rappelle-t-elle seulement les signes? C’est imagination, contemplation, mémoire; et si elle dispose elle-même de son attention, c’est réflexion, Enfin de celle-ci naissent toutes les autres”. L’entendement “n’est pas une faculté différente de nos connaissances, mais la collection ou combinaison des opérations de l’âme”. Quant à la raison, “elle n’est que la connaissance de la manière dont nous devons régler les opérations de notre âme”. ↵
29. Entre la sensation et l’attention par exemple, il n’y a pas rapport de simple à complexe. ↵
30. Elle nous semble par là rester conforme au sens qu’elle avait chez Locke, et qui permet aux théories du droit naturel une condamnation éthique du primitif: si les sauvages ignorent les sciences les arts et la morale, c’est qu’“ils n’ont pas employé leurs facultés, leur esprit et leurs forces avec toute l’industrie dont ils étaient capables”. (Essai philosophique …, I, III, ch. 12). ↵
31. Traité des Sensations, 1754, I, ch. 7. ↵
32. Grammaire, 1770, I, ch. 4. ↵
33. Essai, I, II, ch. 2: Par l’effet de l’attention, “il se forme entre les perceptions une liaison, d’où plusieurs opérations tirent leur origine”. ↵
34. C’est ce qui fait qu’un même signe, de naturel, pourra devenir arbitraire. Ce sera là la clef de l’origine du langage. ↵
35. Ajoutons que le langage semble intervenir plus tardivement (cf. note 19) dans le Traité des Sensations: tout le système des connaissances de pratique peut s’édifier sans lui. Condillac jugera “avoir trop donné aux signes dans l’Essai”. Radicalisation de la limitation évoquée au paragraphe précédent? Sans vouloir en tirer un argument supplémentaire, disons seulement que ce qui nous parait avoir autorisé une telle évolution, c’est que la structure de langage ayant pénétré dès l’origine le processus de la connaissance, le recours explicite au langage devenait superflu. ↵
36. C’est l’enseignement de L. Althusser qui nous a mieux fait voir l’importance théorique de ce cercle. ↵
37. “Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même?” (Second Discours, lère partie). ↵
38. Il appartiendrait à de plus compétents de chercher quelle proximité existe entre le processus décrit par Rousseau et celui par lequel, de l’animal à l’homme, un instinct peut se pervertir en pulsion. ↵
39. Traité des Animaux, 1755, II, Conclusion. ↵
40. Second Discours, lère partie, fin. ↵
41. La fragilité de cette hypothèse sert, comme on sait, de thème et de fondement aux critiques banales faites à Rousseau. ↵
42. ibid. Comme le remarque M. Foucault, “le langage d’action est l’impression elle-même dans la vivacité qui la prolonge, la maintient et la retourne en une forme extérieure, qui est de meme grain que sa vérité intérieure” (Naissance de la Clinique, p. 91). ↵
43. Les controverses touchant à la situation chronologique de l’Essai par rapport au second Discours ne nous importent pas ici. Que la théorie succède à l’aporie ou inversement, il reste 1) que le caractère problématique, sans nécessité interne, de la genèse du langage, est nettement affirmé dans l’Essai; 2) qu’il est donc indépendant de l’hypothèse de l’isolement absolu, qui n’y est pas adoptée; 3) que l’absence de cette dernière autorise une “solution” au problème. Quant au problème historique de l’Essai, J. Derrida, dans un article récent (‘De la Grammatologie’, Critique, déc. 1965 – janvier 1966) a rappelé les différentes hypothèses en présence; nous nous rangeons à ses conclusions ↵
44. Cf. Condillac, Origine des Connaissances Humaines, 2e partie, 1, ch. I: “Agissant sur l’imagination avec plus de vivacité, le langage d’action faisait une impression plus durable. Son expression avait même quelque chose de fort et de grand, dont les langues, encore stériles, ne pouvaient approcher”. Condillac cite abondamment, dans le mime sens, l’Essai sur les Hiéroglyphes égyptiens, traduit de Warburton. ↵
45. Origine des Connaissances humaines, 2e partie, I, ch. 15. ↵
46. Grammaire, lère partie, ch. II. ↵
47. Essai sur l’Origine des Langues, ch. 1. ↵
48. Ibid., ch. 10. ↵
49. Ibid., ch. 9 ↵
50. ibid. Rappelons, en regard, les lignes consacrées, dans le second Discours, aux “cabanes”: “Les premiers développements du coeur furent l’effet d’une situation nouvelle qui réunissait dans une habitation commune les maris et les femmes, les pères et les enfants. L’habitude de vivre ensemble fit naître les plus doux sentiments qui soient connus des hommes, l’amour conjugal et l’amour paternel. Chaque famille devint une petite société d’autant mieux unie que l’attachement réciproque et la liberté en étaient les seuls liens … On entrevoit un peu mieux ici comment l’usage de la parole s’établit, ou se perfectionna, insensiblement dans le sein de chaque famille ...”. ↵
51. Nous nous bornons ici à envisager un aspect très partiel de la problématique de l’écriture dans l’Essai sur l’origine des langues; sur ce thème, cf. J. Derrida, article cité. ↵
52. Essai sur l’Origine des Langues, ch. 5. ↵
53. Notons l’accord complet de Condillac avec celle-ci “M. Rameau est le premier qui ait vu l’origine de toute l’harmonie dans la résonance des corps sonores et qui ait rappelé la théorie de cet art à un seul principe” (Origine des Connaissances humaines, II, I, ch. 5). ↵
54. Essai sur l’origine des langues, ch. 17. ↵
55. Condillac, La Langue des Calculs, I, ch. 2. ↵