Avertissement
[3]La métaphore est encore interdite qui décrirait sans faute la généalogie d’un texte. En sa syntaxe et en son lexique, dans son espacement, par sa ponctuation, ses lacunes, ses marges, l’appartenance historique d’un texte n’est jamais droite ligne. Ni simple accumulation de couches. Ni pure juxtaposition de pièces empruntées. Et si un texte se donne toujours une certaine représentation de ses propres racines, celles-ci ne vivent que de cette représentation, c’est-à-dire de ne jamais toucher le sol. Ce qui détruit sans doute leur essence radicale, mais non la nécessité de leur fonction enracinante. Dire qu’on ne fait jamais qu’entrelacer les racines à l’infini, les pliant à s’enraciner dans des racines, à repasser par les mêmes points, à redoubler d’anciennes adhérences, à circuler entre leurs différences, à s’enrouler sur elles-mêmes ou à s’envelopper réciproquement, dire qu’un texte n’est jamais qu’un système de racines, c’est sans doute contredire à la fois le concept du système et le schème de la racine. Mais pour n’être pas une pure apparence, cette contradiction ne prend sens de contradiction et ne reçoit son “illogisme” que d’être pensée dans une configuration finie - l’histoire de la métaphysique - prise à l’intérieur d’un système de racines qui ne s’y termine pas et qui n’a pas encore de nom.
Or la conscience de soi du texte, le discours circonscrit où s’articule la représentation généalogique (par exemple ce que Lévi-Strauss constitue d’un certain “dix-huitième siècle” en s’en réclamant), sans se confondre avec la généalogie même, joue, précisément par cet écart, un rôle organisateur dans la structure du texte. Si même on avait le droit de parler d’illusion rétrospective, celle-ci ne serait pas un accident ou un déchet théorique; on devrait rendre compte de sa nécessité et de ses effets positifs. Et cette représentation généalogique de soi est déjà elle-même representation [4] d’une représentation de soi: ce que le “dix-huitième siècle français”, par exemple et si quelque chose de tel existe, construisait déjà comme sa propre provenance et sa propre présence.
Le jeu de ces appartenances, si manifeste dans les textes de l’anthropologie et des “sciences humaines”, se produit-il tout entier à l’intérieur d’une “histoire de la métaphysique”? En force-t-il quelque part la clôture? Tel est peut-être l’horizon le plus large des questions qui seront ici appuyées à quelques exemples. Auxquels on peut donner des noms propres: les tenants du discours, Condillac, Rousseau, Lévi-Strauss; ou des noms communs: les concepts d’analyse, de genèse, d’origine, de nature, de culture, de signe, de parole, d’écriture, etc …; enfin le nom commun de nom propre.
Jacques Derrida.