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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Sur le Contrat social

Contents

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Pour interroger la philosophie dont nous sommes les héritiers, nous pouvons partir de ce simple constat: chaque grande doctrine se pense elle-même dans un objet spécifiquement philosophique, et dans ses effets théoriques. Exemples: l’Idée platonicienne, l’Acte aristotélicien, le Cogito cartésien, le Sujet transcendantal kantien etc. Ces objets n’ont d’existence théorique que dans le domaine propre de la philosophie. Le contrat social est, à l’intérieur de la doctrine de Rousseau, un objet théorique de même nature: élaboré, construit par une réflexion philosophique qui en tire certains effets théoriques définis. [Note: Les pages qui suivent reprennent la matière d’un cours professé à l’Ecole Normale Supérieure en 1965-66.]

Je voudrais, à propos de l’objet philosophique “contrat-social” de Rousseau, suggérer qu’un examen du mode de fonctionnement théorique de l’objet philosophique fondamental d’une théorie peut nous donner des lumières sur la fonction objective de cette théorie philosophique: très précisément sur les problèmes qu’elle élude dans les “problèmes” mêmes qu’elle élit.

L’analyse schématique du fonctionnement théorique de l’objet contrat-social nous met en effet devant le fait suivant: ce fonctionnement n’est possible que par le ‘jeu’ d’un décalage théorique interne (Décalage I). La ‘solution’ par le ‘contrat-social’ du ‘problème’ politique n’est possible que par le ‘jeu’ théorique de ce Décalage. Pourtant, le ‘contrat social’ a pour fonction immédiate de masquer le jeu de ce Décalage qui seul permet son fonctionnement. Masquer veut dire: dénier et repousser. De fait, le fonctionnement du Contrat social sous le Décalage I n’est possible que par le report et le transfert de ce Décalage I sous la forme d’un Décalage II, qui rend seul possible le fonctionnement théorique de la solution correspondante. Le Décalage II [6] renvoie alors par le même mécanisme à un Décalage III, lequel renvoie, toujours selon le même principe à un Décalage IV. Nous allons nous trouver ainsi devant le constat d’une chaîne de décalages théoriques, chaque nouveau décalage étant chargé de faire ‘fonctionner’ la solution correspondante, elle-même effet de la solution première. Dans la chaîne des ‘solutions’ (Contrat social, aliénation-échange, volonté générale - volonté particulière etc.) nous discernerons ainsi la présence d’une autre chaîne, qui rend théoriquement possible la première: la chaîne des Décalages pertinents, qui permettent, à chaque étape, le ‘fonctionnement’ théorique des solutions correspondantes. La confrontation de ces deux chaînes, de leur ‘logique’ propre, et de la logique très particulière de leur rapport (refoulement théorique du Décalage) peut nous mettre sur la voie de comprendre la fonction théorique du système philosophique dans lequel Rousseau se propose de penser la politique.

Ce type d’analyse, s’il se révélait fondé, présenterait, en outre, le double intérêt suivant:

1 - rendre intelligible la problématique de Rousseau, et les effets théoriques de cette problématique (inclus les dispositifs apparemment techniques de l’organisation du pouvoir, la distinction de ses organes, la procédure de son fonctionnement).

2 - rendre intelligible la possibilité de plusieurs ‘lectures’ du Contrat Social de Rousseau, et les interprétations subséquentes (kantienne, hegelienne etc.). Ces interprétations ne nous apparaîtront plus comme simplement arbitraires ou tendancieuses, mais comme fondées, en leur possibilité, dans le texte même de Rousseau: très précisément dans le ‘jeu’ permis par l’ ‘espace’ des Décalages théoriques constitutifs de la théorie de Rousseau. Ces interprétations pourront nous servir à leur tour d’indice et de preuve de l’existence nécessaire de ces Décalages.

Notre analyse portera essentiellement sur le Chapitre VI du Livre I du Contrat Social.

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I. La position du probème

A. Résultat des chapitres I-V

Le chapitre VI du Livre I soutient le Contrat Social tout entier, puisqu’il pose et résout le problème qui constitue la question fondamentale (cet “abîme théorique”) de la vie politique.

Cette question fondamentale est posée dans les termes suivants:

Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution (I. VI. p. 90).

Or, le chapitre VI, qui formule ainsi la question, est précédé de cinq chapitres.

Le chapitre I annonce seulement la solution:

... l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature, il est donc fondé sur des conventions. Il s’agit de savoir quelles conventions. Avant d’en venir là, il s’agit d’établir ce que je viens d’avancer (I. I. p. 58).

Rousseau l’établit dans les chapitres II-V: refus de fonder la société dans la nature, ou dans des conventions illégitimes.

En II, Rousseau montre que la société ne peut avoir pour origine la famille. En III, qu’elle ne saurait être fondée sur le “droit du plus fort.” En IV, qu’elle ne saurait reposer sur des “conventions” qui consacreraient les effets de la violence (soumission de l’esclavage à son maître, d’une nation à son vainqueur).

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En V., Rousseau tire la conclusion: “Qu’il faut remonter à une première convention”, première en droit au regard de toutes les conventions possibles, en particulier au regard de cette convention, dite ‘contrat de soumission’ , qu’un peuple pourrait, selon Grotius, conclure avec le Roi auquel il se soumettrait.

Avant donc, que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société (I. V. p. 86).

Et, dans le dernier paragraphe de ce chapitre V, Rousseau repousse une ultime objection touchant le principe majoritaire:

La loi de la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de convention, et suppose, au moins une fois, l’unanimité (I. V. p. 86).

Par cette dernière thèse, Rousseau rejette la théorie lockienne du caractère “naturel” (au sens physique du terme) de la loi de majorité. La majorité n’appartient pas au corps social comme la pesanteur au corps physique. Elle suppose un acte de convention antérieur en droit à sa stipulation: elle suppose donc un acte unanime de convention qui l’adopte pour loi.

Ecartée toute hypothèse de fondement naturel du corps social, rejeté le recours classique aux faux contrats issus de la force, le chapitre V débouche ainsi sur deux résultats:

1 - Il faut élucider la question du contrat originaire, antérieur en droit à tout contrat: le contrat qui se conclut dans l’ “acte par lequel un peuple est un peuple”.

2 - Comme la loi de majorité ne peut jouer que sur la base d’une première convention unanime qui l’adopte et l’établit, le contrat par lequel “un peuple est un peuple” implique l’unanimité.

B. Position du problème

Le chapitre VI peut alors poser le problème dans toute sa rigueur. Cette position comprend trois moments: a/. les conditions de la position du problème; b/. les limites absolues de la position du problème et c/. la position du problème proprement dite.

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a - Les conditions de la position du problème

Elles sont exprimées dans le premier paragraphe du chapitre VI.

Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être (I. VI. p. 89).

Examinons les termes importants de ces deux phrases, qui définissent les conditions objectives de la position du problème.

La première condition est que les “hommes” soient “parvenus” à un “point” qui n’est autre qu’un point-limite, un point critique dans leur existence: celui qui sépare la vie du genre humain de sa mort. Ce “point” critique mortel pour le genre humain nous renvoie au Second Discours: c’est l’état de guerre complètement développé.

Ce point est critique et mortel parce qu’il est le lieu d’une contradiction insurmontable en cet état, entre d’une part les “obstacles” qui s’opposent à la vie du genre humain, et d’autre part les “forces” que les individus peuvent leur opposer. Que sont ces “obstacles”? Que sont ces “forces”?

1 - Les “obstacles”

Ce ne sont pas des obstacles extérieurs. Ils ne viennent pas de la nature (catastrophes, cataclysmes, difficultés “naturelles” - climat, ressources - dans la production des subsistances etc.). Nous savons que la Nature s’est apaisée, qu’elle n’est plus en guerre contre elle-même, depuis que les hommes l’ont cultivée: les catastrophes ne sont plus qu’humaines. Les “obstacles” ne viennent pas non plus d’autres groupes humains.

Ils sont purement intérieurs aux rapports humains existants. Ils portent un nom: ce sont les effets de l’état de guerre généralisé, concurrence universelle, et, même dans l’éclaircie d’une “paix” précaire, menace constante que chacun sent peser sur ses biens, sa liberté et sa vie. Etat de guerre doit être entendu au sens fort, comme le premier, Hobbes l’avait défini: cet état est un rapport constant et universel existant entre les hommes, donc indépendant des individus, fussent-ils paisibles. Cet état définit leur condition même: ils y sont [10] soumis et condamnés, sans pouvoir ni trouver nul refuge au monde qui les protège de ses effets implacables, ni espérer nul répit du mal qui les afflige.

Ces “obstacles” “nuisent à la conservation” des hommes dans “l’état de nature.” Ce que l’état de guerre menace, c’est ce qui constitue l’essence dernière de l’homme : sa vie libre, sa vie tout court, l’instinct qui le “conserve” en vie, ce que Rousseau appelle dans le second Discours l’“amour de soi.”

Nous prendrons la liberté d’appeler cet état de guerre perpétuelle et universelle, l’état de l’aliénation humaine. C’est une “anticipation” théorique. Bien que Rousseau parle et use du concept d’aliénation, il ne l’emploie pas pour désigner les effets de l’état de guerre.

Nous donnerons les raisons du droit que nous prenons ainsi.

2 - Les “forces”

A ces “obstacles” “résistants”, s’opposent les “forces” dont dispose “chaque individu”, pour se maintenir dans cet état de nature.

Ces forces sont constituées par les attributs de l’homme naturel, parvenu à l’état de guerre. Sans cette dernière précision, le problème du contrat social est inintelligible.

Lorsque Rousseau, dans le Contrat, parle de ces “forces”, il est clair qu’il ne parle pas des “forces” de l’homme dans le “premier état de nature”, où nous n’avons affaire qu’à un animal libre, dont les “facultés intellectuelles et morales” sont nulles. Nous avons affaire à un animal devenu, sous le double effet des Catastrophes Naturelles et de la Grande Découverte (métallurgie), un être social, aux facultés développées et aliénées. L’animal du premier état de nature avait pour “force”: son corps (vie) + sa liberté. L’homme de l’état de guerre généralisé possède de tout autres forces. Il a toujours son corps (ses forces physiques ont décru), mais il possède des forces intellectuelles et aussi des “biens”. “Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme; tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie” (I. IX. p. 118). Ces biens, il les a “acquis” au cours du développement de son existence sociale, qui a provoqué le développement de ses facultés intellectuelles et “morales”.

Les “forces” de l’individu de l’état de guerre peuvent alors être résumées comme suit: forces physiques (vie) + forces intellectuelles et “morales” + biens + liberté. La liberté figure toujours aux côtés de la “force”: “... la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation …” (I. VI. p. 90).

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Ce n’est pas pour le plaisir de noter des différences que nous faisons cette comparaison. C’est parce que le constat de ces différences est l’indice d’un développement, - aliénation de l’homme au sein même de l’état de nature, comme résultat du procès historique qui culmine dans l’état de guerre.

Cette transformation, nous pouvons la saisir dans la présence des “biens” parmi les “forces” de l’individu, et dans l’apparition d’une nouvelle catégorie de l’existence humaine: la catégorie de l’intérêt. “Si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés...” (II. I. p. 135). Il suffit de mettre en parallèle cette définition de la condition du Contrat (l’opposition des intérêts particuliers) avec les effets de l’état de guerre généralisé, pour voir que le procès de socialisation des hommes a, en même temps que les facultés des hommes, transformé leur “amour de soi” en intérêt particulier. L’intérêt particulier lorsqu’il est réfléchi par l’individu prend la forme abstraite (et subjective) de l’amour propre, aliénation de l’amour de soi. Mais le contenu objectif de l’intérêt particulier le rattache directement à la nature de l’état de guerre. La catégorie de l’intérêt particulier dénonce aussitôt son fondement universel. Il n’y a d’intérêt particulier qu’en fonction d’autres intérêts particuliers en compétition dans la concurrence universelle. C’est ce que traduit la phrase de Rousseau que nous venons de citer: “L’opposition des intérêts particuliers ...” signifie que l’intérêt particulier est constitué par l’opposition universelle qui est l’essence de l’état de guerre. Il n’y a pas d’abord des individus ayant chacun son intérêt particulier: l’opposition intervenant ensuite, comme un accident. L’opposition est première: c’est elle qui constitue l’individu comme particulier ayant un intérêt particulier. Quand on se rémémore l’accaparement exclusif des terres (dont sont dépourvus les “surnuméraires”) qui provoque l’état de guerre au sens universel d’état, et tous les effets subséquents: riches et pauvres, forts et faibles, maîtres et esclaves), on comprend le sens que recouvre l’intervention apparemment anodine des “biens” dans l’énumération des éléments constitutifs des “forces” des individus parvenus à l’état de guerre.

Il importe de marquer la catégorie de l’intérêt particulier: spécifique de l’état des relations sociales existant dans l’état de guerre. A la lettre l’animal humain du premier état de nature n’a pas d’intérêt particulier, parce que rien ne peut l’opposer aux autres hommes, - la condition de toute opposition, à savoir des rapports nécessaires, étant alors encore absente -. Seul l’homme développé-aliéné acquiert peu à peu, du fait des relations dans lesquels l’engage la dialectique de la socialisation forcée, le bénéfice (si l’on peut dire) de la catégorie de l’intérêt particulier, forme que prend, dans la société naissante, l’amour propre. L’intérêt particulier ne devient vraiment [12] tel, en sa radicalité, que dans l’état de guerre. L’intérêt particulier figure en toutes lettres dans les conditions de l’établissement de la société: “Si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible.” Gardons ce texte en mémoire.

3 - La contradiction mortelle: obstacles/forces

Si les obstacles sont purement humains et internes, s’ils sont les effets de l’état de guerre, il est clair que les forces de chaque individu ne peuvent en venir à bout: car il faudrait que les individus fussent plus forts que les forces mêmes auxquelles ils sont soumis, et qui les font ce qu’ils sont, plus “forts”, chacun pour son compte, que les rapports implacables (universels et perpétuels) dans lesquels ils sont pris, ceux de l’état de guerre.

Les individus y sont pris d’une manière très particulière. Ces “obstacles” ne sont pas extérieurs. Précisons: il existe entre les “forces” des individus et ces obstacles un lien intime, qui nous autorise à parler de l’état de guerre comme d’un état d’aliénation universel. Que sont en effet ces rapports universels constitutifs de l’état de guerre? Ces rapports dans lesquels les individus sont pris ne sont rien d’autre que le produit de leur activité. Les rapports ne sont donc pas extérieurs aux individus et les individus ne peuvent pas les changer de l’extérieur. Ils sont consubstantiels aux individus. Tout le développement de l’histoire humaine s’est en effet produit dans une dialectique telle que les effets de la première socialisation forcée ont à la fois développé mais aussi aliéné les individus: que cette première aliénation a par contre-coup développé, en les aliénant de plus en plus) les rapports sociaux existants. Tant qu’il “restait de la forêt”, les hommes pouvaient échapper en partie à la tyrannie des rapports sociaux, et aux effets aliénants de lèur contrainte. Quand advint la “fin de la forêt”, toute la terre fut mise en culture, et accaparée par ses premiers occupants, ou les forts qui les supplantaient, il n’y eut plus de refuge pour la liberté humaine. Les hommes furent forcés à l’état de guerre, c’est-à-dire à l’aliénation. C’est ainsi qu’ils furent pris dans les rapports mêmes que leur activité avait produits: ils devinrent les hommes de ces rapports, aliénés comme eux, dominés par leurs intérêts particuliers, impuissants contre ces rapports et leurs effets, exposés à chaque instant à la contradiction mortelle de l’état de guerre. Mortelle dans la menace qu’elle faisait peser sur leur vie, et leur liberté, désormais inséparables de l’intérêt particulier où cette liberté ne trouvait plus que son expression aliénée. Contradiction au sens propre du terme, puisque l’état de guerre est la liberté et l’activité humaine retournées contre elles-mêmes, se menaçant et se détruisant elles-mêmes; sous les espèces de leurs propres effets. [13] Contradiction non seulement entre les individus et leurs forces d’une part, et les “obstacles” humains de la concurrence universelle, mais aussi (en fonction de la nature de cet état d’aliénation universelle) entre chaque individu et lui-même, entre l’amour de soi et l’intérêt particulier, entre la liberté et la mort.

Telle est la raison dernière de ce “point” critique où l’ “état primitif” ne “peut plus subsister”: “le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être.”

b - Les limites absolues de la position du problème

Ce sont ces conditions (état de guerre d’une part; forces de chaque individu d’autre part) qui définissent les limites absolues de la position du problème. On les trouve ramassées dans le deuxième paragraphe du chapitre VI: “Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent …”

L’intérêt de ce texte est de définir de manière rigoureuse le champ théorique du problème, et d’indiquer qu’aucune solution n’est possible qui ferait intervenir un élément extérieur à ce champ lui-même. Il n’y aura donc pas de solution transcendante, recours à un tiers, fût-ce Dieu, ou le hasard. La solution ne peut pas se trouver hors des données existantes, dont on vient d’établir l’impitoyable constat. La seule solution possible, intérieure à ce champ théorique constitué par les hommes et les rapports aliénés dont ils sont les auteurs et les victimes, est de “changer sa manière d’être.” Rousseau “prend les hommes tels qu’ils sont” (I. I. p. 55). Il prend leurs forces telles qu’elles sont. Les hommes ne disposent que de ces formes. Nulle solution au monde ne peut changer ni la nature de ces forces, ni la nature des “obstacles” auxquels elles se heurtent. La seule issue est de jouer sur “la manière d’être” des hommes, sur la disposition de ces forces. “... comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen, pour se conserver, que de former par agrégation une somme de force qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert” (I. VI. p. 89).

Tout le Contrat Social est défini par les limites absolues du champ théorique dans lequel est posé le problème. Il s’agit de créer une force capable de surmonter les “obstacles” sur lesquels achoppent les forces de chaque individu, de créer cette force en instaurant de nouveaux rapports entre les forces existantes (union au lieu d’opposition): “changer la manière d’être” des hommes. Cela signifie en clair poser le problème du contrat en fonction de la nature des individus et de leurs forces.

[14]
c - La position du problème

Qu’est-ce que l’individu existant, considéré comme sujet de forces définies? On peut résumer l’ensemble: vie + forces physiques + forces intellectuelles - morales + biens + liberté, sous la forme: forces + liberté.

Et voici le problème définitivement posé:

La force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit? Cette difficulté ramenée à mon sujet, peut s’énoncer en ces termes:

Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant.

La solution est à chercher dans une “forme d’association” particulière qui assure l’ “union” des “forces” des individus, sans nuire aux instruments de leur conservation: leurs forces (y compris leurs biens) et leur liberté.

Ne perdons pas de vue que forces (y compris biens) + liberté = intérêt particulier. Relisons la seconde phrase de I.I.: “Je tâcherai d’allier toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées” (p. 55).

II. La solution du problème: Décalage I

La solution du problème posé réside dans la nature de l’acte par lequel un peuple est un peuple: cet acte est un contrat.

Apparemment Rousseau reprend donc la solution traditionnelle de l’école du Droit Naturel, qui pense dans le concept juridique de contrat l’origine de la société civile, et de l’Etat.

En quoi consiste un contrat? Quels sont ses elements constitutifs? Réduit à son expression schématique, un contra test une convention [15] passée entre deux Parties Prenantes (que nous appellerons Partie Prenante N° 1 ou PP. 1 et Partie Prenante N° 2 ou PP. 2) pour procéder à un échange: donnant, donnant. Exemple: dans le contrat de soumission classique entre le Peuple et le Prince, la PP. 1 est le Peuple, la PP. 2 est le Prince. L’échange porte sur les ‘termes’ suivants: le Peuple promet obéissance au Prince; le Prince promet d’assurer le bien du peuple (avant tout par le respect des Lois fondamentales). A la seule exception de Hobbes, dont le contrat possède une structure tour à fait inédite, les jurisconsultes et philosophes du droit naturel ont en général respecté la structure juridique du contrat (échange donnant donnant entre deux PP.) dans l’usage qu’ils ont fait de son concept pour ‘résoudre’ le problème de l’ “origine” de la société civile et politique.

Rousseau reprend lui aussi le concept juridique, mais avertit aussitôt que “les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet” (I. VI. p. 90). Dans l’Emile, il est plus explicite “le pacte social est d’une nature particulière et propre à lui seul...” (Garnier, p. 589). De fait la “nature de l’acte” de ce contrat est telle, que la structure du contrat social chez Rousseau s’en trouve profondément modifiée au regard de son modèle juridique strict. Sous le concept juridique de contrat, nous avons affaire à un contrat exceptionnel, de structure paradoxale.

Le paradoxe de ce contrat particulier tient tout entier dans sa clause centrale.

Ses “clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale, de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté.” (I. VI. p. 90).

Le mystère du Contrat Social tient dans ces quelques mots, très précisément dans le concept d’aliénation totale. Cette fois, c’est Rousseau lui-même qui parle d’aliénation.

Qu’est-ce que l’aliénation? Rousseau a déjà défini le terme dans le chapitre IV du Livre I (p. 70):

Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté, et se rendre esclave d’un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il aliéner la sienne et se rendre sujet d’un roi? Il y a là bien des mots équivoques, qui auraient besoin d’explication, mais tenons-nous en à celui d’aliéner. Aliéner c’est donner ou vendre. Or un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas il se vend, tout au moins pour sa subsistance: mais un peuple, pourquoi se vend-il? ...

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Ce qui ressort de cette définition de l’aliénation, c’est la distinction entre “se donner” (acte gratuit sans échange) et “se vendre” (acte non gratuit, comportant la contre-partie d’un échange). D’où:

Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens, mais fou. Or “la folie ne fait pas droit” (p. 71-72).

L’esclave, à la rigueur, se vend, puisqu’il négocie sa soumission au moins contre sa subsistance. A la rigueur: car cette concession de Rousseau n’est qu’artifice de démonstration, pour faire ressortir que, même sur le principe qui la soutient, la thèse du contrat d’esclavage ne peut être étendue au contrat de soumission (politique). En effet un peuple ne peut pas se vendre: il ne reçoit, même pas du roi, en contre-partie de sa soumission, cette subsistance que du moins l’esclave reçoit de son maître. Un peuple qui croirait se vendre (donc dans un contrat d’échange avantageux) en vérité se donne pour rien, tout entier pour rien, sa liberté comprise.

Liberté: voilà le grand mot lâché, qui nous fait dépasser les fictions, admises jusque-là, pour réfuter Grotius. On peut vendre tout ce qu’on veut (donnant - donnant), on ne peut vendre sa liberté.

Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour qui renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme; et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté (I. IV. p. 73).

Conclusion formelle de ce chapitre IV sur l’aliénation: l’aliénation totale est illégitime, et inconcevable, parce que contradictoire dans les termes: “incompatible avec la nature de l’homme.”

Pourtant: c’est cette aliénation totale elle-même qui constitue la clause unique du Contrat Social: “L’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté.”

Aucune équivoque n’est possible: la liberté est bien incluse dans “tous les droits” de chaque associé.

Arrêtons-nous un instant sur ce paradoxe. Nous pouvons dire: l’aliénation totale du Contrat Social est la solution du problème posé par l’état d’aliénation universelle qui définit l’état de guerre, [17] culminant dans la crise que résout le Contrat Social. L’aliénation totale est la solution à l’état d’aliénation totale.

Evidemment, comme nous l’avons déjà noté, Rousseau n’emploie pas le terme d’aliénation pour désigner le mécanisme et les effets de l’état de guerre. Nous avons pourtant montré que nous avions le droit d’employer ce terme anachronique pour désigner ce que Rousseau pense de la nature de l’état de guerre. L’avantage de cette substitution de terme est de faire “jouer” cette conversion de sens, ce changement de “manière d’être”, unique solution offerte aux hommes, sur un concept unique: aliénation.

Avant le Contrat, nous sommes dans l’ “élément” (au sens hegelien) de l’aliénation, sans nul recours extérieur. Cette aliénation est le fait des hommes mêmes qui la subissent. L’esclavage de l’état de guerre est une véritable aliénation de l’homme, contraint de donner pour rien sa liberté, en échange d’une pure illusion, celle de se croire libre. Nous sommes bien dans l’élément de l’aliénation: mais elle est inconsciente et involontaire.

A cette aliénation totale, il n’est de solution que l’aliénation totale elle-même, mais consciente et volontaire.

S’il en est bien ainsi, nous retrouvons, dans la solution même, ce que nous avons appelé les limites absolues de toute solution possible. La solution ne peut venir du dehors, elle ne peut être, même à l’intérieur du monde de l’aliénation, extérieure à la loi unique qui gouverne ce monde. La solution n’est possible qu’à la condition de “jouer” sur la “manière d’être” de cette loi implacable. Elle ne peut consister qu’à reprendre en son origine cette loi-même, aliénation totale en “changeant sa manière d’être”, sa modalité. C’est ce qu’ailleurs Rousseau énonce très consciemment, disant qu’il faut chercher le remède au mal dans son excès même. En un mot, il faut faire d’une aliénation totale forcée une aliénation totale libre.

Mais voici le scandale: comment une aliénation totale peut-elle bien être libre, puisque nous savons, par le chapitre IV, que cette association de termes (aliénation, liberté) est incompatible, contradiction absolue? La solution, à peine entrevue, recule dans l’impossible. La solution a donc elle-même besoin d’une solution.

Cette solution de la solution est contenue dans le Décalage entre les Parties Prenantes au contrat (Décalage I).

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Les deux Parties Prenantes et leur Décalage

Nous n’avons en effet examiné jusqu’ici qu’un aspect du contrat social; ce qui advient entre les deux Parties Prenantes (PP.), sous la forme de l’aliénation totale. Mais qui sont ces PP?

Ce sont d’une part les individus, pris un à un, et d’autre part, la “communauté.” Donc PP. 1 = l’individu, et PP. 2 = la “communauté.”

Le contrat est un acte d’échange entre la PP. 1 et la PP. 2. Nous savons ce que donne dans cet acte d’échange la PP 1: tout (aliénation totale). Mais nous ne savons pas encore ce que donne la PP. 2.

Diagram by Alain Badiou

Si nous nous demandons: que va donner la PP. 2? , nous nous heurtons à une “petite” difficulté, passée jusqu’ici inaperçue: qui est la PP. 2? - La “communauté.” Mais qu’est-ce que la communauté? L’union, l’association des individus et de leurs “forces”. N’est-ce pas clair et suffisant? Pourtant tout le mystère du mécanisme du contrat tient dans la nature singulière de cette PP. 2.

D’un mot, voici la difficulté: dans tout contrat, les deux Parties Prenantes existent antérieurement et extérieurement à l’acte du contrat. Dans le contrat social de Rousseau, seule la PP. 1 obéit à ces conditions. La PP. 2 au contraire y échappe. Elle n’existe pas antérieurement au contrat, pour une bonne raison: elle est elle-même le produit du contrat. Le paradoxe du Contrat Social est donc de mettre en présence deux PP., dont l’une existe antérieurement et extérieurement au contrat, mais dont l’autre n’est ni antérieure ni extérieure au contrat, puisqu’elle est le produit même du contrat, mieux: son objet, sa fin. C’est en cette différence de statut théorique entre les deux Parties Prenantes au contrat que nous inscrivons: Décalage I.

Qu’est-ce que la communauté? De qui est-elle composée? Des mêmes individus qui figurent, à titre individuel, dans la PP. 1, donc à l’autre pôle de l’échange. En PP. 2 ils y figurent, non plus à titre individuel, mais tous “en corps”, donc dans une autre forme, dans une autre “manière d’être”, justement la forme d’un “tout”, d’une “union”, et c’est la communauté. Cette différence de “forme” n’est qu’une différence de forme: les mêmes individus figurent bien [19] dans les deux PP. Mais ce n’est pas une “petite” différence: c’est la solution même du contrat, inscrite dans l’une de ses conditions la PP. 2.

Rousseau le sait, mais il est symptomatique d’observer qu’il lui suffit de réfléchir cette singularité de la structure du contrat social, pour la masquer, et la dénier par les termes mêmes dans lesquels il la signale. En voici deux exemples:

Dans l’Emile:

Le pacte social est d’une nature particulière et propre à lui seul en ce que le peuple ne contracte qu’avec lui-même ... (Garnier, p. 589).

Justement: le peuple ne peut être dit “contracter avec lui-même” que par un jeu de mot, qui, cette fois désigne la PP. 1 par le terme de “peuple”, qui en toute rigueur, ne peut s’appliquer qu’à la PP. 2, la communauté (le contrat ayant pour objet de penser l’acte par lequel “un peuple devient un peuple”).

Et dans le Contrat Social lui même:

On voit par cette formule que l’acte d’association renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport: savoir comme membre du Souverain envers les particuliers, et comme membre de l’Etat envers le Souverain (I. VII. p. 104).

Ici la différence de “forme” qui distingue la PP. 1 et la PP. 2, autrement dit la différence entre l’individu dans la forme de l’isolement, et l’individu dans la forme de la communauté, qui définit la PP. 2, est pensée dans la catégorie de l’individualité. Le Décalage est avoué et en même temps annulé dans le pour ainsi dire de “chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même ....”

Résumons cette analyse:

La “particularité” du Contrat Social est d’être une convention d’échange passée entre deux Parties Prenantes (comme en tout contrat), mais dont la seconde ne préexiste pas au contrat, puisqu’elle en est le produit. La “solution” qu’est le contrat est donc pré-inscrite dans une des conditions mêmes du contrat, la PP. 2, puisque cette PP. 2 n’est pas pré-existante au contrat.

[20]

Décalage intérieur aux éléments du contrat: entre le statut théorique de PP. 1 et de PP. 2.

Nous constatons aussi que Rousseau, conscient de ce Décalage, ne peut faire qu’il ne le masque, par les termes mêmes qu’il emploie lorsqu’il lui advient de le noter: il annule en fait ce Décalage, en désignant tantôt la PP. 1 par le nom de la PP. 2 (le peuple), tantôt la PP. 2 par le nom de la PP. 1 (l’individu). Rousseau est lucide, mais il n’en peut mais. Il ne peut renoncer à ce Décalage, qui est la solution même, sous les espèces du procédé, qui inscrit ce Décalage non dans la solution, mais dans les conditions de la solution. C’est pourquoi, quand Rousseau rencontre en personne ce Décalage, il le traite par dénégation: appelant PP. 1 du nom de PP. 2 et PP. 2 du nom de PP. 1. Dénégation est refoulement.

Ce Décalage peut alors être reconnu entre le contenu du concept juridique de contrat, que Rousseau importe en sa problématique, pour la couvrir, et le contenu effectif de son contrat. Si nous prenons pour référence le contrat en son concept juridique, et si nous considérons que Rousseau le tient pour le concept du contenu qu’il nous donne, nous pouvons dire: le contrat de Rousseau ne correspond pas à son concept. De fait, son Contrat Social n’est pas un contrat, mais l’acte de constitution de la Seconde Partie Prenante pour un contrat possible, qui n’est plus alors le contrat originaire. Le Décalage entre le contrat social et son concept a le même contenu que le Décalage que nous venons de définir. Si on recouvre les terme du contrat juridique en son concept, et les termes du Contrat Social de Rousseau, on obtient une différence pertinente, un Décalage. Il porte sur la PP.2.

On peut tirer de ces remarques schématiques une première conclusion: elle concernerait le type singulier de rapport existant entre le concept juridique de contrat et le concept de Contrat Social. Pourquoi Rousseau est-il contraint de penser ce qu’il dit dans un concept qui n’est pas le concept de ce qu’il dit? Pourquoi ce recours? Pourquoi ce recours nécessairement faussé? Quels effets Rousseau “attend-il” de ce recours faussé? Ou plutôt, pour ne pas parler le langage de la subjectivité, quels effets commandent nécessairement ce recours? Par ces questions, nous sommes mis sur la voie de la fonction assurée par cet objet philosophique singulier qu’est le Contrat Social. Le Décalage entre le contrat (emprunté au Droit existant) et l’objet philosophique artificiel de Contrat Social, n’est pas une pure et simple différence de contenu théorique: tout Décalage est aussi l’indice d’une articulation en la dés-articulation que constitue le Décalage. En l’espèce: articulation de la philosophie de Rousseau sur le Droit existant, par l’intermédiaire de l’un de ses concepts réels (sanctionnant une pratique réelle) le contrat, et sur l’idéologie juridique existante. La nature de la fonction assurée par la pensée philosophique [21] de Rousseau peut sans doute être élucidée par l’étude des articulations qui la rattachent aux réalités du Droit, de la Politique etc., dans les dés-articulations qui, sous la forme de Décalages théoriques, la constituent en philosophie en cette philosophie qu’elle est.

Autre conclusion: Si nous considérons ce Décalage I, il est clair qu’il autorise pour des raisons parfaitement objectives, inscrites dans l’espace théorique du ‘jeu’ qu’il ouvre, des ‘lectures’ différentes de Rousseau.

Les ‘jeux’ de mots par lesquels Rousseau lui-même annule le ‘jeu’ de l’espace théorique ouvert par le Décalage, autorisant, au sens fort, les lectures kantienne et hegelienne du Contrat Social. Le ‘jeu’ de mots qui appelle la PP. 2 par le nom de la PP. 1 (l’individu “contractant pour ainsi dire avec lui-même”) autorise d’emblée une lecture kantienne du Contrat Social (Cf. Cassirer). Le ‘jeu’ de mots qui appelle la PP. 1 par le nom de la PP. 2 (“le peuple ne contracte qu’avec lui-même”) autorise d’emblée une lecture hegelienne. Dans le premier cas, le contrat est l’anticipation d’une théorie de la Moralité, qui prononce son nom en certaines formules déjà kantiennes (la liberté comme obéissance à la loi qu’on s ’est donnée, etc.). Dans le second cas, le contrat est l’anticipation d’une théorie du Peuple, comme totalité, moment de l’Esprit objectif, dont on retrouve les déterminations fondamentales en plusieurs occasions (les conditions historiques de possibilité du contrat, la théorie des moeurs, de la religion, etc. ). Dans les deux cas, l’objet philosophique Contrat-Social est déchu de sa fonction originaire. Ni la moralité kantienne, ni le peuple hegelien ne sont constitués par un ‘contrat’ . Ne suffit-il pas d’ailleurs de lire Rousseau de près pour voir que son Contrat n’est pas un contrat.

Et puisque nous en sommes aux ‘lectures’ possibles de Rousseau, - j’ignore si elle a déjà été tentée, mais si ce n’est déjà fait, nous pouvons à coup sûr la prédire - le Décalage permet une admirable lecture phénoménologique (husserlienne) du Contrat, comme acte de constitution originaire de la PP. 2, c’est-à-dire de la communauté juridique, autrement dit comme acte de constitution originaire de l’idéalité juridique, sur le “fondement” des “synthèses passives” dont le Second Discours nous donne d’admirables descriptions, qui n’attendent que leur commentateur.

Bien entendu le Décalage qui permet ainsi objectivement des ‘lectures’ kantienne, hegelienne, ou husserlienne de Rousseau, permet aussi, Dieu merci, une lecture ‘rousseauiste’ de Rousseau. Mieux: sans la mise à jour et la définition rigoureuse de ce Décalage, une lecture ‘rousseauiste’ de Rousseau est impossible. Car [22] pour lire Rousseau dans Rousseau, il faut tenir compte: 1/. de l’existence objective de ce Décalage dans Rousseau; 2/. de la dénégation de ce Décalage par Rousseau et 3/. du caractère également nécessaire et de l’existence de ce Décalage, et de sa dénégation, qui ne surviennent pas comme des accidents à la pensée de Rousseau, mais la constituent et la déterminent. Tenir compte de ce Décalage et de sa dénégation c’est tenir compte d’un fait théorique, et de ses effets théoriques qui commandent toute la logique de la pensée de Rousseau, c’est-à-dire à la fois sa possibilité et ses impossibilités, qui relèvent d’une seule et même logique: celle de son Décalage constitutif en sa dénégation même. Si le Contrat Social n’est pas un contrat, mais l’acte de constitution (fictif) de la Seconde Partie Prenante (c’est-à-dire le coup de force de la ‘solution’ ), on peut dire de la même manière que le Décalage n’est pas ce que Rousseau en dit (son concept chez Rousseau n’étant jamais que la dénégation de son fait accompli), mais l’acte de constitution de la philosophie même de Rousseau de son objet théorique, et de sa logique.

A partir de là, il est clair que cette logique ne peut être que double: la chaîne logique des problèmes pensés étant constamment habitée d’une seconde chaîne, la chaîne logique des Décalages qui les suivent comme leur ombre, c’est-à-dire qui les précèdent comme leur ‘vérité’ , arbitraire.

III. Le contrat et aliénation

Nous pouvons maintenant revenir à l’aliénation totale. Elle était la solution, mais impossible parce qu’impensable. Le Décalage I l’a rendue possible parce que pensable.

Si l’aliénation totale est possible, en dépit de la contradiction de son concept, c’est à cause de la nature de la Seconde Partie Prenante: où figurent les mêmes hommes que dans la PP. 1. Elle est possible parce qu’elle est purement intérieure à la liberté des individus: elle est possible parce que les hommes se donnent totalement, mais à eux-mêmes.

Pour penser la notiveauté de Rousseau, il faut revenir aux contrats classiques. Les deux Parties Prenantes y sont antérieures au contrat et différentes entre elles: par exemple le peuple et le [23] prince. Et, de ce fait, on a toujours affaire à un contrat juridique d’échange: donnant-donnant. Non seulement le contrat est un échange, mais si on veut employer à son propos la catégorie de l’aliénation, c’est une aliénation partielle: L’individu ne cède qu’une partie de ses droits, en échange de sa sécurité (une exception: Hobbes, dont nous parlerons). Chez Rousseau, le scandale est que l’individu doit tout donner, se donner tout entier, sans aucune réserve, pour recevoir quelque chose ‘en échange’ , là même où l’échange n’a plus de sens. Ou plutôt : pour que prenne sens la possibilité d’un échange, il faut qu’au départ ait lieu ce don total qui ne peut être l’objet d’aucun échange. Rousseau pose donc, comme condition à priori de tout échange possible cette aliénation totale, qui ne peut être payée d’aucun échange. La constitution de la Seconde Partie Prenante, c’est-à-dire de la communauté, n’est donc pas un échange mais la constitution de la condition de possibilité a priori de tout échange (réel, empirique). Nous reprendrons cette conclusion dans un instant.

Cette théorie de l’aliénation totale permet à Rousseau de règler théoriquement le “terrifiant” problème que Hobbes, ce “diable”, posait à toute la philosophie politique (et à la philosophie tout court). Le génie de Hobbes était d’avoir posé le problème politique avec une rigueur impitoyable dans sa théorie de l’état de guerre comme état, et d’avoir affirmé que le contrat fondant la société civile n’était pas un contrat d’échange donnant-donnant entre deux Parties Prenantes. Le contrat de Hobbes repose lui aussi, sur une aliénation totale, dont les individus conviennent entre eux au profit d’une Troisième Partie qui est Prenante en ce qu’elle prend tout (le pouvoir absolu) mais n’est pas Partie Prenante >au Contrat, puisqu’elle lui est extérieure et n’y donne rien. Cette Troisième Partie Prenante est, elle aussi, constituée par le Contrat, mais comme son effet extérieur au contrat et à ses Parties Prenantes (tous les individus contractant l’un avec l’autre pour tout donner au Prince: contrat de donation a-t-on dit, en pensant aux modernes contrats d’assurance-vie, c’est-à-dire, dans un terme qui vaut son pesant de Hobbes, d’assurance contre la mort). Aliénation totale dans l’extériorité, à un Tiers extérieur, constitué par le Contrat en Prince absolu, voilà Hobbes. Naturellement, on trouvait à ce “système” des failles: quelle “garantie” contre le despotisme d’un Prince qui n’est même pas lié par l’échange d’une promesse? Comment se fier à son ‘intérêt’ ? Comment lui représenter (et penser) ses ‘devoirs’ ?

La grandeur théorique de Rousseau est de prendre en charge le plus effrayant de Hobbes: l’état de guerre comme état universel et perpétuel, le refus de toute solution transcendante, et le ‘contrat’ d’aliénation totale, générateur du pouvoir absolu comme essence de tout pouvoir. Mais l’arme de Rousseau contre Hobbes consiste à transformer l’aliénation totale dans l’extériorité en aliénation totale [24] dans l’intériorité: la Troisième Partie Prenante devient alors la Seconde, le Prince devient le Souverain, qui est la communauté même, auxquels les individus libres s’aliènent totalement sans perdre leur liberté, puisque le Souverain n’est rien que la communauté de ces mêmes individus. Finalement, le refus de toute transcendance avait chez Hobbes, pris la forme de la transcendance de fait de l’extériorité du Prince au contrat. Rousseau reste seul dans l’immanence, sans nul recours à un tiers, fût-ce un homme. Il accepte la loi immanente à l’état de guerre de Hobbes: il n’en change que la modalité.

Le bénéfice qu’en tire Rousseau est d’être plus ‘hobbesien’ que Hobbes même, et de conserver l’acquis théorique de la pensée de Hobbes. Le corps social de Rousseau possède en effet toutes les catégories du Prince de Hobbes. La communauté possède tous les attributs d’un individu naturel, mais transposées dans l’ ‘élément’ de l’union: il s’agit ici non d’un individu réel (tel homme, ou telle assemblée qui est le Prince), mais d’une totalité morale, de la personne morale constituée par l’aliénation de tous les individus. Que par essence le pouvoir soit absolu, qu’il soit inaliénable, qu’il soit indivisible, qu’il ne puisse ‘errer’ , toutes ces thèses scandaleuses de Hobbes sont reprises mot pour mot par Rousseau, mais converties dans le sens nouveau que leur confère l’intériorité de l’aliénation.

Ne considérons qu’une seule de ces thèses: le caractère par essence absolu de tout pouvoir souverain ( ‘philosophème’ qui contient, dans son ordre, le principe même de la conception kantienne des conditions de possibilité a priori). L’infime et décisive différence qui sépare Rousseau de Hobbes au moment où il repense qu’en lui, le protège des “difficultés” de Hobbes, et en particulier de la “croix” des “garanties” du contrat d’aliénation, qui prend inévitablement, dans la philosophie classique, la forme du problème du troisième homme. Si un conflit surgit, qui l’arbitrera entre le Peuple et le Prince? La solution de Hobbes vise à supprimer le problème, mais en supprimant le droit à la garantie. D’où des difficultés “de fait” évidentes. Rousseau affronte sans défaillir le problème. Lui aussi va le supprimer mais sans supprimer le droit à la garantie: en le réalisant, ce qui le rend superflu. Hobbes “sentait” bien que pour supprimer ce problème, il fallait que le contrat ne fût pas un contrat ordinaire, dont la violation requiert toujours l’intervention d’un troisième homme, arbitre, d’où son contrat d’aliénation totale, mais dans l’extériorité, ce qui ne fait que transférer le problème dans l’individualité du Prince (son intérêt, sa conscience, son devoir). Le coup de génie de Rousseau est de voir qu’on ne résout pas un problème en le supprimant par un simple transfert de fait, mais en le rendant réellement superflu.

[25]

Supposer qu’il faille un troisième homme pour arbitrer un conflit entre deux PP. à un contrat, c’est supposer en fait qu’il faille un troisième homme, extérieur à la société civile des contractants, pour qu’elle puisse exister, c’est donc supposer que la société civile n’existe pas, puisqu’elle laisse hors d’elle la condition même de son existence: ce troisième homme. C’est donc supposer qu’on est demeuré sans le dire dans l’élément antérieur au Contrat Social, qu’on traite du droit par le fait, des conditions a priori de tout échange par les conditions empiriques de l’échange etc. Le problème du troisième homme devient alors l’indice et la preuve d’une mauvaise position du problème politique: on n’a pas atteint cette réduction radicale qui met au jour l’essence a priori constitutive du juridico-politique. En d’autres termes: invoquer la nécessité du troisième homme, c’est avouer qu’on demeure encore l’élément de la violence, et qu’on pense toujours les problèmes de la société civile dans les catégories de l’état de nature et de l’état de guerre.

Dans la théorie de l’aliénation totale de, Rousseau, cette “difficulté” disparaît: il n’y est plus besoin d’arbitre, donc de troisième homme, parce que, si je puis oser cette expression, il n’y a pas de Second Homme, parce que la Seconde Partie Prenante est identique à la Première, parce que les individus n’y contractent qu’avec eux-mêmes, parce que l’aliénation totale y est purement intérieure: Entre les individus (sujets) et le Souverain, nul besoin d’un arbitre, puisque le Souverain n’est que l’union des individus eux-mêmes, existant comme membres du Souverain, dans la “forme” de l’union.

A quoi sert le Contrat Social, cet objet philosophique nouveau? A “résoudre” tous ces “problèmes”. Mais la solution de ces problèmes n’est jamais que l’efficace de ce Décalage I, qui permet à un non-contrat de fonctionner comme contrat, c’est-à-dire de faire donner cette Seconde Partie Prenante qui est en fait la solution même, comme une de ses conditions. Les ‘vrais’ problèmes sont ailleurs: il faut les poursuivre, car l’effet du Décalage I est de les ‘chasser’ sans cesse devant leur prétendue solution. Jusqu’au moment où il apparaîtra que les problèmes, qui pour tout un chacun sont au début, sont en vérité à la fin, parce que leur ‘solution’ était, elle, dès le début mise en place avant même qu’ils paraissent. Décalage, c’est aussi inversion de sens.

[26]

IV. Aliénation totale et échange: Décalage II

Nous avons un peu vite dit que le Contrat Social n’était pas un ‘vrai’ contrat, parce qu’il ne comportait pas d’échange: l’aliénation totale excluant tout échange possible, en fonction même de son caractère total. Pourtant le Contrat Social fonctionne aussi comme un contrat juridique entre deux Parties Prenantes: donnant-donnant. L’individu donne tout, - et mais reçoit en échange. Le paradoxe de l’aliénation totale qui nous apparaissait comme ce non échange, condition de possibilité de tout échange, produit cependant un échange. C’est ici que nous inscrivons: Décalage II.

De même que Rousseau notait le Décalage I en remarquant que le Contrat Social était d’un type tout à fait ‘particulier’ , de même il connote le Décalage II en disant que l’aliénation totale produit un effet ‘singulier’ :

Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que, loin qu’en acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en un véritable droit, et la jouissance en propriété ... ils ont pour ainsi dire acquis ce qu’ils ont donné ... (I. IX. p. 120).

J’ai pris d’emblée le texte le plus étonnant, le plus “concret”, puisqu’il concerne les “biens”, les “propriétés” des individus. On notera au passage un nouveau “pour ainsi dire” (indice de la dénégation du Décalage, comme dans le cas précédent). Dans ce ‘tout’ qu’ils donnent, figurent leurs biens. Ils les donnent, mais pour les recevoir, tels qu’ils les ont donnés (sauf les prélèvements d’impôts). Tels qu’ils les ont donnés? Non: revêtus de la ‘forme’ nouvelle de la propriété, qui se substitue à la simple possession. Cas particulier précis du changement de la ‘manière d’être’ , produite par le Contrat.

Un autre texte est encore plus catégorique:

On convient que tout ce que chacun aliène, par le pacte social, de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela qui importe à la communauté, mais il faut convenir aussi que le Souverain est seul juge de cette importance (II. IV. p. 153).

Cette fois, c’est au sein même de l’aliénation totale qu’est fait le décompte, c’est à dire c’est sur elle qu’est reporté le résultat [27] de l’échange de l’aliénation, qu’on en retranche aussitôt. D’où: l’aliénation totale porte seulement sur une partie de ce tout. On ne saurait mieux dire: elle doit être totale pour ne pas l’être. Décalage II.

Nous sommes bien dans la comptabilité d’un échange. Ecoutons Rousseau en I. VIII. p. 115. C’est un bilan comptable:

Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile, et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces comparaisons, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

“Balance”, “comparaison”, “perte”, “gain”. Langage de comptable. Langage de l’échange. Résultat: l’échange est avantageux.

Nous tenons ainsi les deux bouts de la chaîne. D’un côté l’aliénation totale, de l’autre un bénéfice réel. Comment une aliénation totale peut-elle se transmuer en un échange avantageux? Comment une aliénation totale, qui ne saurait rien recevoir en échange qui l’équivale, qui nous est apparue comme condition de possibilité de tout échange, peut-elle prendre immédiatement, en elle-même, la forme d’un échange, et de surcroît avantageux? Quel mécanisme produit cet effet étonnant?

Ce mécanisme est un mécanisme d’autorégulation, d’autolimitation de l’aliénation, produit d’abord sur l’aliénation elle-même par son caractère de totalité. Ce mécanisme fait un avec les ‘clauses’ du contrat. S’il faut les respecter scrupuleusement, sans y changer un iota, c’est pour assurer l’effet d’autorégulation et d’autolimitation de l’aliénation même.

Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines, et de nul effet (I. VI. p. 90).

Quelles clauses? Une clause formelle: l’égalité dans l’aliénation totale. Mais aussi quelque chose qui n’est pas une clause, mais une cause: l’intérêt.

[28]

L’égalité. Chacun donne tout ce qu’il est et possède, quoi qu’il possède. Tous les hommes sont égaux dans l’aliénation, puisqu’elle est pour chacun totale. Cette clause est formelle, car les hommes ont des possessions inégales, et nous savons que l’échange est avantageux pour celui qui possède le plus, car il est celui qui risque de perdre le plus dans l’état de guerre.

L’intérêt. C’est lui qui fait “jouer” la clause formelle de l’égalité, laquelle permet à l’intérêt de “jouer”. “La condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt à la rendre onéreuse aux autres”. Pourquoi? Qui voudrait la “rendre onéreuse aux autres”, la rendrait onéreuse à soi, automatiquement, en fonction de l’égalité formelle impliquée dans l’aliénation totale. C’est donc bien l’égalité qui joue le rôle régulateur-limitatif au sein même de l’aliénation totale. Mais cette égalité formelle serait lettre morte si elle n’était à chaque instant rendue active par l’intérêt de chaque individu. La réciprocité du contrat tient à l’égalité formelle produite par l’aliénation totale. Mais cette réciprocité serait vide et.vaine si, pris en elle, l’intérêt individuel ne la faisait réellement “jouer”.

Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, et leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui qu’en travaillant aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot, chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous? Ce qui prouve que l’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit dérive de la préférence que chacun se donne, et par conséquent de la nature de l’homme, que la volonté générale, pour être vraiment telle doit l’être dans son objet ainsi que dans son essence; qu’elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous … (II. N. p. 153).

Les choses sont claires: derrière le droit, derrière la réciprocité, on n’a jamais affaire qu’à la “préférence que chacun se donne”, à des individus qui ne “songent” qu’à eux-mêmes, qu’à “travailler pour soi”. Le mécanisme de l’aliénation totale impose à la “préférence de soi”, à l’intérêt particulier une transformation qui aboutit, dans un même mouvement, à la production de l’intérêt général (ou volonté générale), et à l’autolimitation de l’aliénation totale en aliénation partielle, mieux: en échange avantageux.

C’est un des points de la théorie de Rousseau qui rend décidément impossible toute ‘lecture’ kantienne en terme de moralité. A la rigueur l’ ‘aliénation totale’ pourrait être prise pour une expression désignant la transcendance de l’ordre de la moralité à tout intérêt. Mais l’aliénation totale ne produit justement ses effets que parce qu’elle [29] suppose, en elle, l’efficace déterminant de l’intérêt. Pour Rousseau l’intérêt (qui est la forme de l’amour de soi dans le système des rapports sociaux, état de guerre ou société de contrat) ne peut jamais être “mis entre parenthèses”, ou “transcendé”, sinon par soi. Sans l’efficace de l’intérêt, il n’y aurait pas d’autorégulation, d’autolimitation de l’aliénation totale, ni sa conversion en “échange avantageux”. C’est parce que l’intérêt de chaque individu est actif dans l’aliénation totale, que chaque individu reçoit ce qu’il donne, et plus encore. Il voudra pour les autres ce qu’il veut pour lui-même en fonction de l’égalité qu’impose la clause de l’aliénation totale. Mais il ne voudrait rien pour les autres, s’il ne le voulait d’abord pour soi. L’intérêt général n’est pas le produit d’une conversion morale qui arracherait l’individu à son intérêt: il n’est que l’intérêt individuel forcé à la généralité de l’égalité, limité par elle, mais en même temps limitant dans ses effets l’aliénation totale qui fonde cette égalité générale.

Ce mécanisme, Rousseau en expose la logique dans les paragraphes du chapitre VI, qui suivent immédiatement l’exposition de la clause de l’aliénation totale. Le dernier les résume:

Enfin, chacun se donnant à tous lie se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a (I. VI. p. 92).

Ce contrat qui n’est pas un échange, a donc, paradoxalement un échange pour effet. Nous comprenons alors pourquoi cette aliénation totale “incompatible avec la nature humaine” (I. IV) peut ne pas lui être contraire. Dans le Contrat Social l’homme ne se donne pas tout entier pour rien. Il reçoit ce qu’il donne et plus encore, par cette raison qu’il ne se donne qu’à soi. Il faut l’entendre au sens fort: il ne se donne qu’à sa propre liberté.

Nous pouvons alors préciser la nature du Décalage II. Le Décalage I. tenait à la différence de statut théorique entre les deux Parties Prenantes, et au fait que le Contrat Social n’était pas un contrat d’échange, mais l’acte de constitution de la Seconde Partie Prenante.

Ce qui a été “chassé” dans le premier moment, sous l’effet du Décalage I, reparaît dans le second moment, sous la forme du Décalage II: ce faux contrat fonctionne pourtant comme un vrai contrat, puisqu’il produit un échange, et de surcroît un échange avantageux. Ce qui avait été “chassé” du premier moment est maintenant “rattrapé” et pensé dans le second moment. Mais au prix du Décalage II: entre l’aliénation totale et l’échange qu’elle produit, entre [30] l’aliénation totale et l’intérêt qui en assure l’autolimitation, l’autorégulation en réalisant cette aliénation totale en échange.

Mais alors, nous pouvons aller plus loin: dans le mécanisme qui inscrit l’efficace de l’intérêt de chaque individu dans la nécessité de la forme universelle (et donc égalitaire) de l’aliénation totale, existe un Décalage de statut théorique, non-pensé, non assumé. En d’autres termes: ce n’est pas le même intérêt qui produit l’aliénation totale, d’une part, et qui agit en elle pour la réaliser en échange d’autre part. Ce “problème” non-pensé est “chassé”, et “repoussé”. La solution est elle-même problème: le problème que Rousseau va poser dans les termes de l’intérêt particulier et de l’intérêt général (ou de la volonté particulière et de la volonté générale). Mais déjà, nous soupçonnons que ce “problème” lui-même ne peut être “posé” que sous la condition d’un nouveau Décalage III.

Résumons: Le Décalage I concerne la différence entre la PP. 1 et la PP. 2. Le Décalage U concerne la différence entre l’aliénation totale et l’échange avantageux. Le Décalage III va apparaître dans le ‘problème’ de l’intérêt général ou de la volonté générale, ou, ce qui revient au même, dans le problème de la loi.

V. Intérêt particulier et intérêt général, volonté particulière et volonté générale: Décalage III

Toutes les remarques qui suivent supposent la connaissance du dispositif et de la nature des Institutions issues du Contrat Social : le Souverain (ou Législatif), le Gouvernement (ou exécutif), la nature des actes du Souverain (lois), et du Gouvernement (décrets), et le rapport subordonné du Gouvernement au Souverain, dont il n’est que l’ “officier”, le “commis”.

Ce dispositif fait apparaître deux ordres de réalité:

1. Une réalité fondamentale, essentielle: elle est du côté du Contrat Social et du Souverain, du côté du pouvoir législatif et de la loi. Là est la “vie” et l’ “âme” du corps social.

[31]

2. Une réalité secondaire, dont toute l’essence est d’être de délégation, et d’exécution, de mission et de commission: le Gouvernement et ses décrets.

On peut, en première approximation exprimer la différence de ces deux ordres de réalité en disant que l’essence de la première est la généralité, l’ essence de la seconde la particularité. Deux catégories qui dominent, dans leur distinction toute la ‘nature’ , c’est-à-dire en fait tous les ‘problèmes’ théoriques du Contrat Social. Voyons cela d’un peu près en examinant l’objet par excellence où se réalise l’essence du Souverain: la loi.

Qu’est-ce qu’une loi? L’acte propre du Souverain. Quelle en est l’essence? D’être générale: à la fois dans sa forme et dans son contenu, comme décision de la volonté générale, portant sur un objet général.

.... quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui-même; et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet tout entier sous un point de vue à l’objet tout entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi (II. VI. p. 169).

et Rousseau ajoute:

Quand je dis que l’objet des lois est toujours général, j’entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu, ni une action comme particulière.

Considérons cette double généralité de la loi.

1. La généralité de la loi est la généralité de sa forme: “quand tout le peuple statue sur tout le peuple ...”. Tout le peuple = le peuple tout entier assemblé, statuant sur lui-même en tant que “corps”, abstraction faite des volontés particulières. La volonté de ce corps est la volonté générale. Nous pouvons donc écrire: généralité de la loi = volonté générale.

2. La généralité de la loi est la généralité de son objet: “quand tout le peuple statue sur tout le peuple ...”. L’objet de la loi est le peuple “tout entier”, comme “corps”, et ne considérant que “lui-même”, abstraction faite de toute particularité (action, individu). Nous pouvons écrire: généralité de l’objet de la loi = intérêt général.

[32]

L’unité de la loi s’écrit alors: volonté générale = intérêt général.

Ce couple ne s’entend que par son opposé: volonté particulière = intérêt particulier. Nous pensons savoir (Cf. le second Discours) ce qu’est volonté particulière et intérêt particulier. Toute la difficulté tient dans l’intelligence de la généralité de la volonté et de l’intérêt, comme même généralité.

Le rêve de Rousseau:

J’aurais voulu naître dans un pays où le Souverain et le peuple ne pussent avoir qu’un seul et même intérêt, ce qui ne pouvait se faire qu’à moins que le peuple et le souverain ne soient une même personne (Dédicace au second Discours).

- Ce rêve est réalisé par le Contrat Social, qui donne la Souveraineté au peuple assemblé. L’acte de législation n’est jamais en effet que le Contrat Social continué, repris, et réactivé en chaque ‘instanté’ . L’ ‘instant’ originaire qui “fait d’un peuple un peuple” n’est pas un ‘instant’ historique, il est l’ ‘instant’ originaire toujours actuel, et qui re-vit dans tous les actes du Souverain, dans chacune de ses décisions législatives, expression de la volonté générale. Or la volonté générale n’existe que parce qu’existe son objet: l’intérêt général.

Si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces mêmes intérêts qui forme le lien social, et s’il n’y avait pas des points par lesquels les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. Or c’est uniquement sur cet intérêt que la volonté doit être gouvernée (II. I. p. 135).

Nous voilà donc affrontés au problème des rapports entre l’intérêt particulier et l’intérêt général. Or, nous avons vu intervenir l’intérêt particulier dans le mécanisme même de l’autorégulation de l’aliénation totale:

Pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous? Ce qui prouve que l’égalité de droit, et l’idée de justice qu’elle produit dérive de la préférence que chacun se donne et par conséquent de la nature de l’homme (II. IV. p. 154).

[33]

Comme le précise un texte du Manuscrit de Genève, cette préférence n’est que l’autre nom de l’intérêt particulier:

Comme la volonté tend toujours au bien de l’être qui veut, que la volonté particulière a toujours pour objet l’intérêt privé, et la volonté générale l’intérêt commun, il s’ensuit que cette dernière est ou doit être le seul vrai mobile du corps social ... car l’intérêt privé tend toujours aux préférences, et l’intérêt public à l’égalité (cette dernière phrase est reprise dans le Contrat I. II. p. 135-136).

Le paradoxe qui ressort de la comparaison de ces textes est que l’intérêt particulier est présenté à la fois comme le fondement de l’intérêt général et son contraire. Pour ‘résoudre’ cette contradiction, voyons comment Rousseau la traite pratiquement, à l’occasion du problème théorique posé par les conditions de validité des suffrages.

Les suffrages, dans l’ensemble du peuple ont en effet pour objet la promulgation des lois, c’est-à-dire la déclaration de la volonté générale. Comment procéder pour connartre la volonté générale? Le principe est posé en IV. I. p. 363:

… la loi de l’ordre public dans les assemblées n’est pas tant d’y maintenir la volonté générale que de faire qu’elle soit toujours interrogée, et qu’elle réponde toujours.

Ce texte signifie:

1. que la volonté générale existe toujours, puisqu’elle est, comme l’énonce le titre même du chapitre ‘indestructible.’

2. mais qu’il faut mettre en jeu trois conditions pour qu’elle puisse se déclarer.

Il faut d’abord que lui soit posée une question pertinente, qui relève par essence d’elle: portant non sur un objet particulier, mais sur un objet général.

Il faut que cette question lui soit posée dans une forme pertinente, qui interroge bien la volonté générale elle-même, et non des volontés particulières.

Il faut enfin que la volonté générale réponde à cette question, c’est-à-dire que, tout existante qu’elle soit, elle ne soit pas ‘muette’ , comme il advient lorsque “le lien social est rompu dans les coeurs.”

[34]

Supposé que lui soit posée une question générale, et que la volonté générale ne soit pas muette, il faut l’interroger dans les formes requises par sa nature même, pour qu’elle réponde bien à la question posée. C’est tout le problème des règles des suffrages.

La volonté générale est toujours droite, et tend toujours à l’utilité publique: mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude (II. III. p. 145).

Dans le principe, la volonté générale est la résultante des volontés particulières:

… ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale .... du grand nombre des petites différences résulte(rait) toujours la volonté générale (ib.).

Si tel est le principe du mécanisme de la déclaration de la volonté générale, pourquoi les délibérations du peuple peuvent-elles manquer de rectitude, et, de ce fait, ne pas déclarer la volonté générale? Pour que ce mécanisme assume bien sa fonction il faut deux conditions supplémentaires:

Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre des petites différences résulterait toujours la volonté générale et la délibération serait toujours bonne. (Il. III. p. 145).

Il faut donc que le peuple soit “suffisamment informé”, c’est-à-dire qu’il ait des “lumières”, ce qui pose le problème de son éducation politique.

Mais il faut surtout (et c’est là que tout se décide) qu’il n’existe dans l’Etat ni “brigues”, ni “associations partielles”, ni surtout une association partielle dominante, - car alors ce qui est “déclaré” n’est plus la volonté générale, mais une volonté partielle, quand ce n’est pas tout simplement une volonté particulière: celle du groupe dominant.

Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat, et que chaque Citoyen n’opine que d’après lui (II. III. p. 146).

Condition absolue pour Rousseau; que la volonté générale soit bien interrogée là où elle siège, en chaque individu isolé, et non [35] dans tel ou tel groupe d’hommes, unis par des intérêts qui leur sont communs, mais qui restent particuliers au regard de l’intérêt général. Pour que la volonté générale se déclare, il faut donc faire taire (supprimer) tous les groupes, ordres, états, classes, partis, etc. Des groupes se forment-ils dans l’Etat, la volonté générale commence à se taire, et en fin de compte devient muette.

Mais quand le noeud social commence à se relâcher, et l’Etat à s’affaiblir; quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l’intérêt commun s’altère .... (IV. I. p. 362).

Notons-le: la volonté générale n’en subsiste pas moins, inaltérable et droite: “elle est toujours constante, inaltérable et pure, mais elle est subordonnée à d’autres qui l’emportent sur elle …..” La preuve: dans l’individu le plus corrompu, la volonté générale n’est jamais détruite, mais seulement éludée.

L’individu: “même en vendant son suffrage à prix d’argent il n’éteint pas en lui la volonté générale, il l’élude. La faute qu’il commet est de changer l’état de la question, et de répondre autre chose que ce qu’on lui demande; en sorte qu’au lieu de dire par son suffrage, ‘il est avantageux à l’Etat’, il dit: ‘il est avantageux à tel homme ou à tel parti que tel ou tel avis passe’” (Ib. p. 363).

Nous sommes maintenant en état de préciser la nature et la fonction théorique du Décalage III.

Nous disions: nous pensons savoir ce qu’est l’intérêt particulier, mais nous ne savons pas ce qu’est l’intérêt général. Or il est dit que l’intérêt général est le fond commun des intérêts particuliers. Chaque intérêt particulier contient donc en soi l’intérêt général, chaque volonté particulière la volonté générale. Cette thèse est réfléchie dans la proposition: que la volonté générale est indestructible, inaliénable et toujours droite. Ce qui signifie en clair: l’intérêt général existe toujours, la volonté générale existe toujours, qu’elle soit ou non déclarée ou éludée.

Qu’est-ce qui sépare l’intérêt général de lui-même, la volonté générale d’elle-même? L’intérêt particulier. Nous sommes en pleine contradiction: l’intérêt particulier est l’essence de l’intérêt général, mais il est aussi son obstacle or tout le secret de cette contradiction repose sur un ‘jeu’ de mots par lequel Rousseau appelle d’un même nom l’intérêt particulier de chaque individu pris isolément, et l’intérêt particulier de groupes sociaux. Ce second intérêt qui est un intérêt de groupe, de classe, de parti, et non l’intérêt de [36] chaque individu, n’est dit particulier qu’au regard de l’intérêt général. C’est un ‘jeu’ de mot que de le déclarer particulier comme est déclaré particulier l’intérêt de l’individu isolé. Ce ‘jeu’ de mot est une nouvelle fois l’indice d’un Décalage: différence de statut théorique entre l’individu isolé et les groupes sociaux, - cette différence étant l’objet d’une dénégation inscrite dans l’usage commun du concept d’intérêt particulier. Cette dénégation est inscrite en toutes lettres dans sa déclaration d’impuissance: il ne faut pas qu’il existe dans l’Etat des groupes humains. Déclaration d’impuissance, car s’il ne faut pas qu’ils existent, c’est qu’ils existent. Point de résistance absolu, qui n’est pas un fait de la Raison, mais un fait tout court, irréductible: la première rencontre avec un problème réel, après cette longue “chasse”.

Mais justement, la dénégation théorique par l’usage équivoque d’un seul et même concept (“intérêt particulier”) de ce fait “résistant” permet à la théorie de se développer sans résistance, dans le commentaire du couple spéculaire intérêt particulier: intérêt général. Pourtant, à y regarder de près, nous voyons à l’oeuvre le Décalage dans ce couple même.

L’intérêt général: son existence a pour pur et simple contenu sa déclaration d’existence. Rousseau ne doute pas un seul instant de l’existence d’un intere general comme fondement de toute société. Que l’idéologie de l’intérêt général soit indispensable aux sociétés réelles qui servent à Rousseau de référence, c’est certain. Mais, dans le Contrat Social, Rousseau ne traite jamais l’intérêt général comme une idéologie, ou un mythe. Son existence réelle lui fait si peu de doute qu’il en affirme l’existence inaltérable et imperturbable, même lorsque la volonté générale qui le déclare est rendue muette. Ici, le Décalage théorique commence à rendre manifeste un tout autre Décalage: celui qui instaure cette philosophie dans le Décalage qu’elle a pris, dès son origine, avec le réel, pour naître.

Il en va de même, en miroir, pour l’intérêt particulier. Car l’intérêt général n’est que le reflet spéculaire de l’intérêt particulier. L’intérêt particulier est lui aussi l’objet d’une déclaration d’existence absolue. Les deux déclarations se répondent en écho puisqu’elles portent sur le même contenu, et jouent la même fonction. Et elles sont décalées par rapport à la même réalité: les intérêts des groupes sociaux, objet d’une dénégation indispensable au maintien en service des catégories spéculaires de l’intérêt particulier et de l’intérêt général. De même que l’intérêt général est un mythe, dont on perçoit la nature dès qu’on le voit se démarquer de son double réel, ces “intérêts gènéraux” que Rousseau déclare “particuliers” parce qu’ils sont le fait de groupes humains (ordres, classes etc), - de même l’intérêt particulier “pur” de l’individu isolé (ce qui lui vient des origines constituantes [37] de l’état de nature) est un mythe, dont on perçoit la nature dès qu’on voit qu’il possède son ‘double’ réel dans ces intérêts généraux des groupes humains que Rousseau déclare “particuliers” parce qu’ils dominent l’Etat, ou luttent pour la conquête de son pouvoir. Comme dans les cas précédents, nous décelons bien le Décalage, mais sous la dénégation verbale d’un jeu de mots: ici le “chassé” - croisé du particulier et du général, concepts qui appartiennent pourtant en propre, exclusivement à l’individu et au Souverain, mais qui servent à réduire théorique le Décalage introduit dans le système conceptuel de Rousseau par le surgissement de ce phénomène irréductible: l’existence des intérêts de groupes sociaux. L’intérêt de ces groupes sociaux est tantôt dit particulier, tantôt dit général, pour les besoins de la Cause, celle du couple spéculaire idéologique intérêt particulier /intérêt général, où se réfléchit l’idéologie d’une domination de classe qui présente ses intérêts de classe aux particuliers comme leur intérêt (général).

Désormais le Décalage nous apparaît dans toute son ampleur, et sous une forme nouvelle. Il ne concerne plus tel ou tel point intérieur à la théorie. Il ne s’agit plus du statut de la Seconde Partie Prenante (Décalage I), ni du statut de l’échange dans l’aliénation totale (Décalage II). Il s’agit cette fois du Décalage même de la théorie par rapport au réel, pour la première fois la théorie rencontre dans l’existence des groupes sociaux. Parvenus à ce point, nous pouvons faire une suggestion, et une remarque.

La suggestion. Il serait sans doute bien intéressant de refaire à l’envers le chemin que nous venons de parcourir, mais cette fois en partant du Décalage III comme de la raison de tous les ‘problèmes’ et Décalages antérieurs. Ce serait partir de la dés-articulation de la philosophie de Rousseau, c’est-à-dire du point où elle s’articule sur l’idéologie juridique de la société dans laquelle vit Rousseau, en prenant, pour se constituer en philosophie idéologique du politique, la distance de ce Décalage III qui la constitue. Par cette démarche, on ferait apparaître ce résultat que la différence et l’opposition classiques entre critique externe et critique interne d’une théorie philosophique sont un mythe.

La remarque. C’est que Rousseau rencontre enfin, dans l’objet sur lequel porte la dénégation du Décalage III (les groupes sociaux, ordres, classes etc.) cela même dont il était parti comme problème: le résultat du second Discours. Et cette comparaison donnerait sans doute des résultats pertinents sur les concepts idéologiques qui soutiennent tout l’espace théorique du Contrat Social: liberté, amour de soi, égalité, etc. Cette fameuse liberté en particulier, solennellement affectée à l’homme du premier état de nature, réserve’ et dépôt sacré pour on-ne-sait-jamais, c’est-à-dire pour l’Avenir de [38] la Morale et de la Religion (et pour la Volonté Générale, c’est-à-dire pour l’Intérêt Général), - on s’apercevrait que l’homme naturel n’en a nul besoin ni usage; que tout le second Discours se passe parfaitement d’elle. Et on verrait aussi ce qu’il en est des groupes sociaux: n’est-ce pas le corps des “riches” qui prend l’initiative du Contrat Social, dont les arguments sont alors dénoncés l’entreprise très “réfléchie” de la plus grande imposture de l’histoire du Genre Humain? Le vrai Contrat Social, “légitime” celui-là, rencontre ainsi au bout du déplacement de ses concepts, les réalités mêmes dont le second Discours avaient décrit l’existence et son implacable logique.

Une dernière remarque. Si le Décalage III concerne cette fois le Décalage de la théorie par rapport au réel, il n’est plus question de simple dénégation théorique. La dénégation ne peut être que pratique: dénier l’existence des groupes humains (ordres, classes) c’est supprimer pratiquement leur existence. Ici nous inscrivons: Décalage IV.

VI. Fuite en avant dans l’idéologie avant dans l’idéologie, ou regression dans l’economie: Décalage IV

La solution des ‘difficultés théoriques’ existantes est confiée à la pratique. Il s’agit de parvenir à supprimer, dans la réalité qu’il n’est plus question d’éviter, les groupes sociaux, et leurs effets: l’existence des ordres, des classes sociales, des partis politiques et idéologiques, et de leurs effets.

Rappelons les conditions du ‘bon’ fonctionnement de la consultation de la volonté générale. Il fallait que le peuple eût des lumières, et qu’entre lui et la volonté générale ne s’interposât aucun groupe humain intermédiaire. Rousseau va mener de front les deux tâches, dans une seule et même opération, qui va prendre deux formes, la seconde étant le constat de l’échec de la première et vice-versa. Fuite en avant dans l’idéologie et (ou) régression dans la réalité. Le Décalage IV, qui est tout ‘pratique’ (mais naturellement implique des effets théoriques) ‘sépare’ les deux formes de cette tentative-alternative. Je ne donne ici que quelques indications sommaires.

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1. La fuite en avant dans l’idéologie

On en trouve les moments essentiels dans la théorie des meurs, de l’éducation et de la religion civile. Dans son principe cette tentative a pour fin de mettre en place les dispositifs pratiques d’une réforme morale permanente, destinée à annuler les effets des groupes sociaux d’intérêts qui ne cessent de surgir et d’agir dans la société. Il s’agit de défendre et de restaurer sans cesse la ‘pureté’ de la conscience individuelle (donc de l’intérêt particulier qui est en soi l’intérêt général) dans une société où la guettent les effets pernicieux des groupes “particuliers.”

Enumérant les diverses sortes de lois, Rousseau distingue les lois politiques, les lois civiles, les lois criminelles. Mais l’essentiel n’est pas dit:

A ces trois sortes de lois il s’en joint une quatrième, la plus importante de toutes; qui ne se grave ni sur le marbre, ni sur l’airain, mais dans le coeur des citoyens, qui fait la véritable constitution de l’Etat; qui prend tous les jours de nouvelles forces; qui lorsque les autres lois vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l’esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l’habitude à celle de l’autorité. Je parle des moeurs, des coutumes, et surtout de l’opinion, partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres: partie dont le Grand Législateur s’occupe en secret, tandis qu’il paraît se borner à des règlements particuliers qui ne sont que le cintre de la voûte, dont les moeurs, forment enfin l’inébranlable clé (II. XII. p. 223).

Ce qui est cause dans ces lois-clés, non écrites, c’est l’action sur la “volonté particulière” qui fait corps avec les “moeurs”. “Moins les volontés particulières se rapportent à la volonté générale, c’est-à-dire les moeurs aux lois ...” (III. I. p. 242). Mais les “moeurs” ne sont que l’avant-dernier chaînon d’une causalité qu’on peut figurer de la manière suivante:

Lois → opinions → moeurs → volonté particulière

De leur côté, on peut leur faire confiance, les groupes sociaux agissent automatiquement, par leur simple existence comme par leurs entreprises et leur influence, sur chacun des moments de ce processus. Il est donc indispensable qu’une contre-action s’exerce sur chacune des causes intermédiaires. Le Législateur agit par excellence sur les lois. L’éducation, les fêtes, la religion civile etc. [40] sur les opinions. Les censeurs sur les moeurs. Mais le Législateur n’intervient qu’aux origines de l’existence historique du corps social, et les censeurs ne peuvent que conserver,les bonnes moeurs, non réformer les mauvaises. C’est donc au niveau des opinions que l’action peut et doit être et constante et efficace. D’où l’importance de l’éducation des citoyens par des moyens publics (les fêtes) ou privées (l’Emile): mais l’éducation ne peut se suffire sans le recours à la religion, c’est-à-dire à l’idéologie religieuse, mais conçue comme religion civile, c’est-à-dire dans sa fonction d’idéologie morale et politique.

Fuite en avant dans l’idéologie, comme le seul moyen de protéger la volonté particulière de la contagion des “intérêts” dit “particuliers” c’est-à-dire sociaux des fameux groupes “intermédiaires”. Fuite en avant: car elle n’a point de terme. La solution idéologique, cette ‘clé de voûte’ qui soutient dans le ciel tout le cintre politique a besoin du ciel. Rien n’est fragile comme le Ciel.

2. La régression dans la réalité (économique)

C’est pourquoi il faut revenir sur la terre et attaquer dans leur principe même ces dangereux ‘groupes’ humains. Et, se souvenant des thèses majeures du second Discours, parler de la réalité, c’est-à-dire des ‘biens’ , de la propriété, de la richesse et de la pauvreté. En termes clairs: il faut maintenir l’Etat dans les limites étroites d’une structure économique définie.

… la fin de tout système de législation ... il se réduit à deux objets principaux, la liberté et l’égalité? La liberté parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’Etat; l’égalité parce que la liberté ne peut subsister sans elle ... à l’égard de l’égalité il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence, et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez riche pour en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. Ce qui suppose, du côté des Grands, modération de biens et de crédit, et du côté des petits, modération d’avarice et de convoitise. (II. XI. pp. 218-219).

Ici, Rousseau ajoute une note:

Voulez-vous donc donner à l’Etat de la consistance, rapprochez les degrés extrêmes autant qu’il est possible; ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun; de l’un sortent les [41] fauteurs de la tyrannie, et de l’autre les tyrans (II. XI. p. 219).

Les formules centrales de ces textes reprennent, mais à propos de leurs effets politiques, certains des termes mêmes du second Discours: “Dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut ...”. Cette possibilité marque, avec le début de la division du travail, le début de la dépendance, qui devient universelle lorsque toute la terre étant cultivée et occupée, “les surnuméraires … furent obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches ...” et les riches furent capables d’acheter ou de contraindre les pauvres. C’est cette réalité qui hante la seconde solution pratique du Contrat Social.

Dans les réformes économiques qu’il propose, Rousseau vise à proscrire les effets de l’inégalité économique établie, et particulièrement le groupement des hommes en ces deux ‘états’ ‘naturellement inséparables’ , les ‘riches’ et les ‘gueux’ . Le critère qu’il retient est que ‘nul ne soit assez opulent pour en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre’ . Il exprime à haute voix, mais sans en penser les conditions pratiques, le vieux rêve de l’indépendance économique, du ‘commerce indépendant’ (second Discours), c’est-à-dire de la petite production artisanale (urbaine ou agraire).

‘Fuite en arrière’ cette fois, dans la réalité économique: régression.

Que ce soit un rêve, un voeu pieux, Rousseau le sait:

Cette égalité, disent-ils, est une chimère de spéculation qui ne peut exister dans la pratique. Mais si l’abus est inévitable, s’ensuit-il qu’il ne faille pas au moins le régler? C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir ... (II. XI. p. 219).

On voit: il ne peut s’agir que de régler un abus inévitable, effet de la force des choses. Lorsque Rousseau parle de “rapprocher les deux extrêmes”, c’est de cette impossible condition qu’il s’agit: aller contre la force des choses, proposer, à titre de mesure pratique, une solution “qui ne peut exister dans la pratique.” Il est à peine besoin de noter que les deux “extrêmes” ont tout ce qu’il faut pour se constituer en groupes humains défendant leurs “intérêts” qui se moquent bien des catégories de la généralité ou de la particularité.

[42]

En deux mots: Rousseau invoque comme solution pratique à son problème (supprimer l’existence des classes sociales) une régression économique vers un des phénomènes de la dissolution du mode de production féodal: le petit producteur indépendant, l’artisanat urbain ou rural, ce que le second Discours décrit sous le concept de “commerce indépendant” (indépendance économique universelle permettant un “libre” commerce, c’est-à-dire de libres relations entre les individus). Mais à quel saint se vouer pour obtenir cette impossible réforme économique régressive? Il ne reste que la prédication morale, c’est-à-dire l’action idéologique. Nous sommes au rouet.

Fuite en avant dans l’idéologie, régression dans l’économie, fuite en avant dans l’idéologie, etc. Cette fois le Décalage est inscrit dans la pratique que propose Rousseau. Cette pratique porte non sur des concepts, mais sur des réalités (l’idéologie morale et religieuse qui existe, la propriété économique qui existe). Le décalage est bel et bien, et en toutes lettres, le Décalage même de la théorie par rapport au réel dans son effet: décalage entre deux pratiques toutes deux impossibles. Comme nous sommes désormais dans la réalité, et que nous ne pouvons rien qu’y tourner en rond (idéologie-économie-idéologie etc.) il n’est plus de fuite possible dans la réalité même. Fin du Décalage.

S’il n’est plus de Décalage possible - puisqu’il ne servirait plus à rien dans l’ordre théorique, qui n’a fait que vivre de ces Décalages, en chassant devant lui ses problèmes en leur solution jusqu’à la rencontre du problème réel, insoluble, il reste pourtant un recours, mais d’une autre nature: un transfert, cette fois, le transfert de l’impossible solution théorique dans l’autre de la théorie, la littérature. Le ‘triomphe fictif’ , admirable, d’une écriture sans précédent: La Nouvelle Héloïse, l’Emile, les Confessions. Qu’elle soit sans précédent n’est peut être pas sans rapport avec “l’échec”, admirable, d’une théorie sans precedent: le Contrat Social.