Le langage mathématique de Jean-Jacques Rousseau
[85]Il1 a paru assez étrange que Rousseau se soit servi du langage mathématique pour exprimer sa théorie sur le gouvernement. Le premier chapitre du livre III du Contrat Social a souvent donné à des lecteurs malveillants l’occasion de se moquer de Rousseau. Mais, plutôt que de se plaire à dénigrer ce que l’on ne comprend pas, il importe de chercher la pensée de notre philosophe. L’édition savante que le regretté Maurice Halbwachs2 a donnée du Contrat Social [Note: J.-J. Rousseau, Du Contrat Social, avec une introduction p. Maurice Halbwachs (Paris, 1943).] nous fournit l’occasion d’examiner ce chapitre si critiqué du livre de Rousseau.
Dans l’intention d’étudier les différentes formes de gouvernement, Rousseau a voulu attirer l’attention sur les “rapports” des “forces intermédiaires” qui se trouvent dans le gouvernement. Il emploie ici le mot de “rapport” dans son sens ordinaire de “relation”; mais, pour rendre sa pensée plus claire et pour en donner une expression plus forte, il fait appel aux mathématiques: on peut, dit-il, représenter ce rapport “par celui des extrêmes d’une proportion continue, dont la moyenne proportionnelle est le Gouvernement.” Rousseau passe ainsi du sens courant de rapport au sens mathématique de ce terme. Mais ce qui nous rend la pensée de Rousseau particulièrement difficile à saisir, c’est non seulement que celui-ci a juxtaposé des termes qui ont une signification scientifique précise et des expressions littéraires qui ont seulement une valeur évocatrice ou de comparaison, c’est aussi qu’il s’est servi de termes mathématiques qui sont, aujourd’hui, hors d’usage. Pour retrouver la pensée de Rousseau, il faut donc chercher le sens précis qu’avaient, au XVIIIe siècle, les mots qu’il a employés.
[86]On dit que quatre nombres, A, B, C, D, forment une proportion quand le rapport de A à B est égal à celui de C à D. Les termes A et D sont appelés les extrêmes, B et C les moyens. Etant donné le rapport A ⁄ B, A était appelé l’antécédent, B le conséquent. A l’époque où vivait Rousseau, on appelait ‘proportion continue’ , une proportion “où le terme conséquent de la première raison [c’est-à-dire du premier rapport] et le terme antécédent de la seconde [étaient] tout à fait égaux ou [avaient] du moins une même raison.”3 Si les deux moyens étaient égaux la proportion n’offrait plus que trois termes.4 Désignant trois nombres par les lettres A, B, C, on disait donc qu’ils formaient une ‘proportion continue’ si le rapport de A à B était égal à celui de B à C, ce que l’on écrivait en abrégé A : B :: B : C ou A ⁄ B = B ⁄ C. Or, comme le produit des extrêmes est égal au produit des moyens, on a la relation: A × C = B2, et on dit que B est la moyenne proportionnelle entre A et C.
Rousseau pose en principe que les Citoyens considérés comme membres du Souverain sont A, le Gouvernement B et les Citoyens considérés comme sujets C, et il peut dire qu’ “il faut ... qu’il y ait égalité entre le produit ou la puissance du Gouvernement pris en lui-même et le produit ou la puissance des citoyens, qui sont souverains d’un côté et sujets de l’autre.” Là encore, nous trouvons côte à côte des termes qu’on a pu croire devoir appartenir à deux domaines différents: d’une part le terme scientifique ‘produit’ ; de l’autre le terme de ‘puissance’ qui a paru être employé, non plus au sens mathématique, mais en un sens figuré, littéraire.5 En outre, ayant posé en principe que le Gouvernement est la moyenne proportionnelle entre les Citoyens considérés comme membres du Souverain et les Citoyens [87] considérés comme sujets, Rousseau n’arrive à aucune conclusion nouvelle en disant que, “comme il n’y a qu’une moyenne proportionnelle entre chaque rapport, il n’y a non plus qu’un bon gouvernement possible dans un Etat.” Il ne fait que traduire en langue plus littéraire ce qu’exprimait la relation que nous avons signalée.
Ayant établi la théorie, Rousseau passe à l’application. Il donne un exemple. Considérons, dit-il, les relations qui existent entre le Gouvernement et le nombre des Citoyens. En tant que membres du Souverain, ceux-ci doivent être considérés collectivement et en un corps, c’est-à-dire que A est égal au nombre des citoyens; mais, en tant que sujets, les citoyens doivent être considérés individuellement, c’est-à-dire que C est égal à l’unité. Si, par suite, nous ‘supposons que l’Etat soit composé de dix mille Citoyens’ , le rapport A ⁄ C sera égal à 10000 ⁄ 1, ce que Rousseau traduit en disant que “le Souverain est au sujet comme dix mille est à un; c’est-à-dire que chaque membre de l’Etat n’a pour sa part que la dix-millième partie de l’autorité souveraine, quoiqu’il lui soit soumis tout entier.” Si l’Etat a une population de cent mille citoyens, au lieu de dix mille, le rapport entre le Souverain et les sujets sera de 100000 ⁄ 1; dans ce cas, chaque sujet dont le suffrage est “réduit à un cent-millième, a dix fois moins d’influence” dans la rédaction des lois. “Alors, le sujet restant toujours un, le rapport du Souverain augmente en raison du nombre des Citoyens. D’où il suit que, plus l’Etat s’agrandit, plus la liberté diminue.” Mais là encore Rousseau va se croire obligé de rappeler à ses lecteurs la différence qu’il y a entre le sens mathématique du mot “rapport” et le sens courant: “plus le rapport est grand dans l’acception des géomètres, moins il y a de rapport dans l’acception commune: dans la première, le rapport considéré selon la quantité se mesure par l’exposant6, et, dans l’autre, considéré selon l’identité, il s’estime par la similitude.” Ce qui rend ce passage difficile à comprendre aujourd’hui, c’est que le terme “exposant” dont se sert Rousseau avait, au XVIIIe siècle, un sens qui ne nous est plus familier, et que, d’autre part, ce terme avait un sens précis qu’il a gardé jusqu’ici, mais qui n’était pas celui où Rousseau l’employait. L’ “exposant d’une raison géométrique” était “le quotient de la division du conséquent par l’antécédent.”7
Rousseau parle ensuite de “raison doublée”. C’est là encore une expression mathématique dont on comprend mal aujourd’hui le sens. Etant donnés deux rapports égaux A ⁄ B et C ⁄ D, on appelait “raison doublée” le produit de ces deux rapports l’un par l’autre, soit (A × C) (B × D). Dans le cas particulier qui nous occupe, nous avons une “proportion continue” qui n’offre que les trois termes A, B et C. La “raison doublée” est donc le rapport (A × B) (B × C). L’un des extrêmes, C, de la proportion A ⁄ B = B ⁄ C étant fixe [88] et représenté par l’unité, la “raison doublée” est égale à (A × B) ⁄ B = A. Quand A varie8, le rapport A ⁄ B varie aussi, ainsi que le moyen terme entre A et l’unité, c’est-à-dire B. Rousseau en déduit “qu’il n’y a pas une constitution de Gouvernement unique et absolue, mais qu’il peut y avoir autant de Gouvernements différents en nature que d’Etats différents en grandeur.” Comme, en outre, nous avons la relation A × C = B2 et que C = 1, il en résulte que B = √A. C’est avec précaution que Rousseau arrive à la conclusion de ses spéculations: “Si, tournant ce système en ridicule, on disait que pour trouver cette moyenne proportionnelle et former le corps du Gouvernement il ne faut, selon moi, que tirer la racine quarrée du nombre du peuple je répondrais que je ne prends ici ce nombre que pour un exemple ...”
Et c’est sur ce mot exemple que cette note doit se terminer. Si Rousseau s’est servi de termes mathématiques pour exposer son système, c’est dans le dessein de donner à l’expression de sa pensée une force plus grande, et il faut reconnaître que Rousseau arrive à des formules remarquables par la plénitude du sens comme par la netteté et la vigueur de la diction. Il ne se fait aucune illusion sur la valeur du langage mathématique quand on l’emploie pour discuter des problèmes extra-mathématiques; et, dans l’ensemble, son exposé gagne en clarté à être fait dans une langue précise; mais, pour que cet exposé nous soit aujourd’hui plus facilement accessible, il faut tenir compte de deux choses: 1° Rousseau mêle les termes scientifiques et les termes du langage vulgaire; 2° il emploie des expressions mathématiques qui avaient cours à l’époque où il écrivait, mais qui sont tombées en désuétude aujourd’hui; pour les comprendre, il faut leur redonner le sens précis qu’elles avaient. Aussi contestable que puisse d’abord sembler l’application des mathématiques aux questions politiques,9 il faut se souvenir que Rousseau a fait appel à la langue de cette science, ou, mieux dirons-nous que les mathématiques peuvent être considérées comme un langage, plutôt que comme une science? Il faut convenir, en tout cas, que Rousseau a réussi ainsi à mettre en lumière10 une idée des plus importantes, celle de la relativité des formes de gouvernement, et qu’il a pu, en outre, insister sur une distinction qu’on doit croire fondamentale pour les états démocratiques: la distinction qu’il a faite entre gouvernement et souverain.
Notes
1. Le texte de M. Françon (Harvard University) est précédemment paru dans Isis, vol. 40, 1949, 341-344. ↵
2. Arrêté à Paris un des derniers jours de juillet 1944, Maurice Halbwachs a été emmené à Buchenwald où il est mort en février 1943 (cf. Annales de la Société J.-J. Rousseau, XXX (1943-1943), 202, n. I). ↵
3. Alexandre Saverien, Dictionnaire universel de mathématique et de physique (Paris 1753), II, 331. ↵
4. Pour retrouver le sens qu’avaient au XVIlle siècle les termes dont Rousseau s’est servi, j’ai consulté le Dictionnaire universel de Saverien aussi bien que le Dictionnaire encyclopédique des mathématiques par MM. d’Alembert, l’Abbé Bossus, de la Lande, le marquis de Condorcet ... (Paris, 1789). Les définitions que donnent ces deux dictionnaires sont presque toujours extrérnement semblables. Elles suffisent, croyons-nous, à établir que les termes qu’employait Rousseau avaient généralement cours au moment où il vivait. ↵
5. C’est ce qu’un mathématicien, consulté par Henri Rodet(Le Contrat Social et les idées politiques de J.-J. Rousseau (Paris, 1909), p. 245, n. 1) a fait: “Dans ce cas, l’expression puissance a la signification du pouvoir.” Mais nous lisons dans le Dictionnaire de d’Alembert (II, 681) que puissance, “en terme d’arithmétique et d’algèbre, se dit du produit d’un nombre ou d’une autre quantité multipliée par elle-même un certain nombre de fois.” Ainsi Rousseau se servait d’une expression qui était correcte au XVIIIe siècle. On peut, d’ailleurs, s’en rendre compte si l’on consulte un livre que Rousseau a utilisé. Marguerite Richebourg a donné la liste des ouvrages qui composaient ‘La bibliothèque de J.J. Rousseau’, (Annales de la Société J.-J. Rousseau 21 (1932), 181-250). Le no. 343 (p. 225) comprend parmi d’autres ouvrages du R.P. Bernard Lamy, Les éléments de géométrie (Paris, 1685). Or, je peux consulter Les éléments ..., 4e éd. (Paris, 1710) et aux pages 153, 154, 155, 170, je lis les définitions des termes ‘raison’ , ‘Rapport’ , ‘exposant’ , ‘proportion continue’ , ‘raison composée’ , au sens où les a employés Rousseau. Ce qui, dans le texte de Rousseau, contribue, parfois, à la confusion, c’est que ce dernier emploie des termes comme peuple, citoyens, hommes … au lieu de ne se servir que de termes dont le sens précis est toujours le même. Je crois que les commentateurs sont mal inspirés quand ils écrivent des ‘rapports’ comme ‘(Gouvernement ) ⁄ (Etat)’ car les mathématiques ne s’occupent que de signes; en outre, au lieu de parler d’Etat, il est plus clair de dire “citoyens en tant que sujets.” ↵
6. Ainsi le mathématicien, consulté par Rodet (op. cit., pp. 245-246, n. 1) s’étonne: ‘Mathématiquement parlant, cette assertion n’a pas de signification.’ En bien! Cette ‘assertion’ de Rousseau était strictement correcte au XVIlle siècle. Le mathématicien de Rodet n’était pas un historien! ↵
7. Je cite la définition du Dictionnaire encyclopédique de d’Alembert. ↵
8. Les commentaires de Halbwachs (op. cit. , p. 243, n. 160) ne nous paraissent pas très pertinents, et nous n’aimons pas le système de lettres dont il se sert, après L. Brunei, qui avait expliqué (p. 518, n. 2) l’expression “raison doublée”, dans le compte rendu qu’il avait fait, dans la R.H.L., 11 (1904), 517-521, de la première édition du Contrat donnée par G. Beaulavon (Paris, 1903) – le même système de lettres se trouve dans l’excellente édition du Contrat par François Bouchardy (Paris, 1946), pp. 231-233. ↵
9. Sur la ‘vanité des sciences dites exactes’ , cf. R. Gérard, Les chemins divers de la connaissance (Paris, 1945). ↵
10. Cf. la très intéressante édition du Contrat par Bertrand de Jouvenel (Genève, 1947), p. 262, n° 2: “On a tort raillé les ‘prétentions géométriques’ de ces deux chapitres. Le raisonnement pourtant est rigoureux et probant”. – De même, Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France (2e éd., Paris, 1946), p. 192, a dit “Nul, plus que Rousseau, n’aura été victime de ces préventions. Ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas le géomètre politique qu’on a prétendu.” ↵