Compter avec la psychanalyse: Séminaire de l’Ecole Normale Supérieure, 1966-1967
[91] Le séminaire a été consacré cette année à l’étude du refoulement.
Le refoulement proprement dit est décrit par Freud comme refoulement secondaire: sa topique, son économie et sa dynamique se fondent sur l’hypothèse d’un refoulement primaire.
C’est ce temps originaire du refoulement qui a constitué le thème central du séminaire.
A partir de ce point problématique de la théorie de Freud, le chemin suivi a été d’interroger d’abord le refoulement, considéré comme fait structural majeur, dans ses rapports, paradoxaux
au premier abord, avec la dimension de la jouissance. La mise en jeu du somatique se montrant insistante et nécessaire, on
a tenté ensuite d’élaborer le concept psychanalytique de corps en analysant la notion d’érogénéité : ainsi purent être articulées
ensuite, d’une façon renouvelée, quelques remarques cruciales sur le privilège du phallus, terme de référence majeure pour
qui s’intéresse à l’ordre signifiant. Au terme de ce parcours, le refoulement proprement dit, autant que le refoulement originaire
ont été repris et situés dans une perspective structurale1
Serge Leclaire.
[92] I. Exposés de Leclaire - Structure et jouissance (1)
(23 novembre 1966)
Le rapprochement des deux termes de structure et de jouissance peut paraître étrange: on verra qu’il est au noeud du problème
du refoulement.
La question du refoulement est envisagée par Freud d’un point de vue que l’on peut dire structural lorsqu’il introduit l’hypothèse d’un refoulement originaire pour tenter de
rendre compte du mécanisme du refoulement proprement dit; ce dernier, ou refoulement secondaire, le plus communément considéré
dans la pratique psychanalytique, peut être décrit comme un processus double alliant l’attraction et la répulsion, c’est-à-dire,
d’une part, une force attirant les représentations pulsionnelles vers l’inconscient, d’autre part, une force émanant du conscient
(préconscient) qui repousse lesdites représentations. “Nous sommes donc fondés”, écrit Freud après avoir constaté ce facteur d’attraction, “à admettre un ‘refoulement originaire’, une première phase du refoulement qui consiste en ceci que le représentant psychique (représentant de la représentation,
- ou, selon M. Tort, représentant-représentation - ) de la pulsion se voit refuser (versagt) la prise en charge dans le conscient. Avec lui se
produit une fixation: le représentant correspondant subsiste à partir de là de façon inaltérable et la pulsion demeure liée
à lui” (G.W. X. 250). Mais sur ce temps du refoulement originaire, Freud n’écrit que peu de choses, sinon que le contre-investissement en constitue le seul mécanisme, et ... “que nous sommes encore bien trop peu renseignés sur ces arrière-plans, sur ces stades préalables du refoulement” (G. W. XIV. 121).
L’hypothèse, jamais abandonnée, d’un refoulement originaire suffira à soutenir notre interrogation.
Deux questions au moins sont ouvertes par cette hypothèse. La première est de savoir comment rendre compte de la contradiction
qui consiste, d’une part, à faire fonctionner un système spécifié comme conscient pour refuser (versagen) la prise en charge
d’un représentant psychique de la pulsion, et, d’autre part, d’admettre que ce sont précisément ces représentants pulsionnels
refoulés qui vont constituer le noyau même de l’inconscient. La difficulté réside ici dans le fait que cette description,
par Freud, du refoulement originaire, suppose que le système conscient, dans sa différence d’avec l’inconscient, existe déjà avant
que ne s’opèrent ces premières fixations, qui vont précisément permettre que s’établisse la distinction.
La seconde question concerne l’économie générale du refoulement pour autant que c’est la dimension majeure du plaisir qui
en règle le jeu. Ainsi peut-on dire, en un raccourci qui fait saillir le paradoxe du plaisir, que le conscient, soucieux d’éviter
un déplaisir, refuse d’accueillir une représentation [93] liée à la poussée vers ... une satisfaction; tout se passerait donc comme si le mouvement vers la satisfaction devait être
bloqué pour cause de ... déplaisir. Ce paradoxe trouvera dans l’oeuvre de Freud son développement le plus ample, précisément dans Au-delà du principe de plaisir.
Un abord clinique de la
‘fixation’
, déterminée par le fait du refoulement originaire, fait apparaître d’une façon plus sensible le clivage fondamental de la
vie psychique: d’une part un
‘quelque chose’
(mouvement inachevé, pulsion insatisfaite) irrémédiablement fixé dans le suspens de son insatisfaction, et, d’autre part,
simultanément, la poursuite irrépressible d’une satisfaction toujours défaillante à combler l’ouverture fixée par la Versagung
(le refus) première.
Au noeud même du refoulement s’ouvre ainsi,
‘fixée’
, la place de la jouissance.
(Résumé de S. Leclaire à partir d’un compte- rendu de P. Guyomard).
II. Structure et jouissance (2)
(7 décembre 1966)
i. Les achoppements de la structure
- L’essence du refoulement dans sa définition métapsychologique tient dans le fait de “détourner les représentations et de les maintenir éloignées de la conscience.” Il est barrière, obstacle et comme tel, il maintient l’écart nécessaire à toute logique; il est la condition de possibilité
de la différence et de l’articulation sans quoi il n’y aurait pas de structure, pas de logique. Or, la structure en question
ici est bien la structure psychique dont le refoulement constitue la clé de vôute.
- Nous tiendrons pour acquis que la structure de l’inconscient peut être décrite en termes de concaténation signifiante: chaîne
qui a pour effet d’engendrer un sujet qu’elle exclut tandis que l’objet en déchoit.
- Or, dans cet appareil signifiant, que règle une logique, c’est un fait remarquable que la jouissance et son principe limitatif,
le plaisir, ne trouvent que difficilement, sinon pas, leur place. Est-ce là le fait brut du refoulement que quelque chose
ayant rapport au sexe ne trouve pas à se situer dans une logique, c’est ce que Jacques Lacan constate à maintes reprises. Qu’il parle de “l’impuissance du langage à rendre raison du sexe”2, qu’il écrive [94] “qu’il n’y a rien dans la dialectique du sujet qui représente la bipolarité du sexe”3 ou qu’il nous dise que “du sexe, son essence de différence radicale reste intouchée et se refuse au savoir”4, toujours il dénonce un achoppement du logique sur la réalité du sexe.
La tâche, si ardue soit-elle, s’impose donc, pour la théorie de situer la jouissance dans une perspective formelle et structurale.
Comment passer du signifiant au sexe, du sexe au signifiant? La psychanalyse doit faire face à cette difficulté, elle doit
pouvoir parler logiquement de la jouissance, rendre compte de l’articulation fondamentale langage - sexe.
ii. Du plaisir
L’usage commun pose la jouissance comme acmé du plaisir au plus secret, au plus intime du plaisir, à sa fine pointe, la jouissance,
indiciblement se donnerait. Avant d’esquisser une description du plaisir et de la jouissance, rappelons les distinctions introduites
par Lacan.
La jouissance s’enlève, nous dit-il, sur un fond d’exaltation et de dissolution de l’être. Occupant cette place qui “fait languir l’être lui-même”5 la jouissance, si elle n’existait pas, “rendrait vain l’univers.”6 Lacan ajoute aussitôt que le manque de cette jouissance fait “l’Autre inconsistant.7” Il la place, dans le graphe, au lieu dit S (A), soit au lieu du signifiant d’un manque dans l’Autre conçu comme le gardien
des signifiants. Ainsi ce signifiant qui manque à la batterie des signifiants “en elle-même complète”8 et qui ne se symbolise que dans le trait incomptable qui la cerne, ce signifiant, ne peut se dire: l’impossibilité où nous
sommes de le prononcer fait éclater la preuve de l’incompatibilité fondamentale qui lie jouissance et langage: “la jouissance est interdite à qui parle comme tel ..... ou encore (elle ne peut) être dite qu’entre les lignes pour quiconque
est sujet de la Loi.”9 Or, ce que Lacan remarque aussi, c’est qu’il incombe au plaisir, d’apporter à la jouissance ses limites. Par un principe de régulation interne,
le plaisir se lève comme le défenseur d’un seuil à ne pas outrepasser. En quoi on peut lui assigner une fonction de [95] “barrière presque naturelle.”10 Mais ce n’est évidemment pas là tout; il faudrait rappeler ici ce que Lacan, après Freud, nous dit du désir et de la castration, dont la marque implique le refus d’une jouissance par ailleurs appelée, refus qui
est la condition même pour y accéder: “la castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée
de la Loi du désir.”11.
Pratiquement nous parlerons du
‘plaisir’
(en tant qu’il inclut la dialectique du désir et de la castration) et de son horizon qu’est la jouissance: mais en toute
rigueur, c’est d’elle qu’il s’agira en fin de compte.
Tentons d’abord une approche descriptive du plaisir.
Dans l’alternative organisme-psychisme, comment situer le plaisir? Nous ne pouvons le concevoir hors du corps, où il déclenche
des réactions physiologiques diverses, qu’elles soient “cordiales, tripales, humides ...”12 Mais ce plaisir qui n’est pas hors du corps n’existe pas non plus hors de la référence signifiante, hors du psychique. En
fin de compte, l’alternative en question, organisme - psychisme ne s’annule-t-elle pas dans le plaisir ?
Tournons-nous du côté de la clinique et prenons d’abord en considération le plaisir pervers. Un certain voyeur
‘jouit’
lorsqu’il imagine ou voit une femme accroupie, en train d’uriner. Son plaisir émane d’un contact visuel avec une partie [détachable]
du corps de l’autre, objet élu, partiel, se présentant comme comblant. Si l’on songe que ce voyeur s’appelait “Vizelat”, on ne doutera pas du rôle que le signifiant joue dans la forme qu’a pris sa jouissance. En général le plaisir pervers implique
la mise en jeu de l’objet
‘a’
, sous une forme ou sous une autre, qui vient s’offrir à l’exercice d’un plein pouvoir et combler provisoirement le manque.
Si l’on essaye maintenant de décrire schématiquement le plaisir des amants où la perversion ne joue jamais qu’un rôle préliminaire,
voire caché, on constate que le souci du manque fonctionnera ici pour susciter l’attention désirante, suspendre le plaisir:
jeu avec un manque qui fait aimer cette imminence où va s’abattre la tension, dans ce moment de syncope (ou de “décharge”) qu’est l’orgasme.
Qu’il s’agisse de ce plaisir-là, ou de celui du pervers, le point commun tient essentiellement dans l’annulation d’une tension,
les temps de cette annulation différant plus ou moins pour les partenaires.
Mais il a plus à faire remarquer. Dans les approches de ce plaisir, considérons le temps préliminaire du
‘frisson agréable’
que la caresse, en [96] un point électif du corps, provoque. La diffusion de cette caresse, où du douloureux se mêle à l’agréable, induit une subversion
de l’interne et de l’externe: n’est-ce pas l’instant où s’amorce un démenti à la
‘représentation sphérique du corps’
? L’intérieur et l’extérieur vacillent. Que la dimension de l’auto-érotisme soit ici toujours plus ou moins présente13, ceci ne vient que souligner la mise en question des limites, dans la rencontre des corps de jouissance. Quoiqu’il en soit
de cette rencontre, elle fait surgir le caractère majeur de toute expérience de plaisir: il tient au fait de l’annulation
qui n’est pas seulement, si l’on pense les choses en termes énergétiques, celle d’une tension, mais aussi annulation des dichotomies
psychisme-organisme, extérieur-intérieur, voire même mon corps-le corps de l’autre.
Or il ne faut pas situer le plaisir dans la représentation de l’annulation mais dans sa mise en acte.
iii. La jouissance comme fait structural fondamental
Avant de tenter une réponse à la question de la place de la jouissance dans la structure, rappelons les caractéristiques de
la chaîne signifiante, comme lieu de l’inconscient, comme lieu d’une logique, comme structure.
Le fonctionnement de cette chaîne implique une vacillation entre son existence de charte et sa disparition: on peut dire que
chaque élément de la chaîne, tout en la fondant, peut, par la transgression qu’il opère, la menacer d’annulation.14 Qu’elle inclue dans sa structure de chaîne la possibilité de son effondrement, c’est là un trait essentiel de son économie.
Or il est une situation privilégiée dans l’ordre signifiant, celle où l’effondrement de la chaîne se marque, non plus comme
possibilité, mais comme accomplissement. Cette conjoncture est celle du plaisir sexuel que met en jeu la rencontre des corps
de jouissance: seul ce plaisir a pouvoir d’actualiser l’effondrement toujours possible.
Analogon de la mort par rapport à la vie, la jouissance et son principe limitatif le plaisir, effectuent un court-circuit:
celui qui annule la tension de l’articulation signifiante. Au moment de la jouissance, un signifiant ne renvoie plus à un
autre. La rencontre, signifiante certes, des corps de plaisir, jouant au niveau de la matérialité du signifiant, fait éclater
le zéro qui le sous-tend; un instant, le manque n’est plus. Au lieu de soutenir la chaîne, le zéro et l’un en plus se télescopent.
Ne serait-ce pas que le
‘a’
vient prendre la place du manque de l’autre et réciproquement? Il y a disparition de la copule, effacement de la différence:
c’est là le pouvoir de la jouissance.
[97] Dans cette perspective, on pourrait comprendre l’impuissance du langage à rendre compte du sexe en termes d’impossibilité
à parler d’autre chose que de lui, de manière toujours voilée. Le langage n’est-il pas ce voile tendu sur ce
‘deux’
fondamental du sexe? Or, comme chacun sait, rien n’est plus patent que ce qui est voilé.
On pourrait faire une autre remarque concernant cette fois la scène primitive: ne tire-t-elle pas sa valeur cruciale de ce
que l’Autre, comme lieu de la parole, s’y dévoile et y apparaît soudains soumis au sexe, soit comme étant radicalement mis
en question, quant à cette parole qu’il a pour fonction habituelle de
‘garder’
?
Revenons à cette actualisation de la chaîne, ci-dessus décrite, que la jouissance peut actualiser un instant, et soulignons
que cette annulation ne doit pas se concevoir en tant qu’extérieure à la chaîne des signifiants, mais inhérente à son principe même. La structure de la chaîne maintient l’écart que la jouissance annule; mieux: elle est ce jeu entre l’affirmation de l’écart et la possibilité de son anéantissement qui, dans la jouissance s’effectue.
Ce temps de l’annulation est au fondement même de la possibilité et de la singularité de la structure signifiante de chacun.
A cette structure de la chaîne, on ne doit rien opposer: le temps de l’annulation en fait partie et comme-tel, la chaîne s’en soutient. Ce temps ne se réalise que dans le temps de la jouissance, ou mieux de sa limite le plaisir; jouissance qui ne se donne
que comme privilège ou pouvoir du sexe, à l’extrême, de la mort.
Il conviendrait de reprendre ici la problématique du phallus, en tant que signifiant de la jouissance et signifiant d’un manque
de signifiant. Ce manque est-il pur défaut? ne faut-il pas le concevoir aussi en termes d’annulation? C’est ce qui sera abordé
dans un prochain séminaire.
(Compte rendu de Marie-Claire BOONS).
III. Le concept psychanalytique de corps (1)
(11 janvier 1967)
Pour expliciter la spécificité du concept psychanalytique de corps, le Docteur Leclaire choisit de souligner d’abord la spécificité du concept psychanalytique de signifiant. Il veut protester contre un certain
usage du terme qui tend aujourd’hui à diminuer sa véritable portée. Dès le début, se trouve donc suggérée l’existence d’un
rapport fondamental entre le Corps et la Signifiance. L’exposé du docteur Leclaire explicite ce rapport et confirme son caractère essentiel.
[98] i. Le concept de signifiance pleine
Le signifiant au sens psychanalytique implique la conjonction d’une lettre et d’un mouvement du corps. Dans l’analyse de l’homme
aux loups, V n’est signifiant que dans la mesure où il marque un mouvement libidinal du corps (ouverture des yeux, de la bouche).
La structure implique une référence essentielle à l’expérience de son annulation (expérience de la jouissance).
Une chaîne signifiante suppose donc deux types de renvois:
1 - Le renvoi caractéristique de la lettre (Binarité): A renvoie à Non-A (absence de A ou tout ce qui n’est pas A). Dans ce
premier mouvement, V est entendu comme un monème ouvert à tous les sens possibles (sein, seing, saint ...). Ce premier mouvement
fait donc apparaître deux caractères de V:
∙
‘V’
est un signe.
∙ Ce signe est essentiellement vacillant.
2 - Pour qu’il puisse accéder au statut de signifiant, le signe vacillant doit posséder un troisième caractère: il doit être
lesté d’une référence à un mouvement libidinal du corps. Un deuxième mouvement doit donc repérer le mouvement libidinal connoté
par la lettre (
‘V’
connote un mouvement d’ouverture des yeux, de la bouche). Le renvoi caractéristique de cette dimension est la Bipolarité
(A renvoie à B et réciproquement). Le signifiant n’est pas seulement un élément vacillant (Binarité), il est un composé instable de binarité et de bipolarité.
On se souvient de l’analyse d’un phantasme de Freud, développée au cours du séminaire de l’année dernière15: “reissen” est ouvert à une pluralité de sens: il peut renvoyer à reisen, heissen, weissen. Mais c’est parce qu’il renvoie aussi à un mouvement libidinal du corps (fleurs arrachées à Pauline, enfant arraché à sa mère, pénis arraché) que “reissen” est un véritable signifiant. L’analyse de cet exemple nous permet d’enrichir la détermination du concept de signifiant: la face binaire du signifiant implique le concept d’une différence phonématique, la face bipole implique le mouvement, le
geste, l’acte de la coupure.
On voit que la différence phonématique peut être repérée dans la structure binaire de
‘V’
(ler exemple). D’autre part dans la suite de l’exposé, nous aurons à associer constamment la bipolarité et la coupure. L’analyse
du deuxième exemple (un phantasme de Freud) est donc le support d’un mouvement théorique dont la structure formelle est celle de l’extrapolation (Dans le deuxième [99] exemple, la bipolarité implique un mouvement de coupure; extrapolation: la bipolarité implique la coupure).
Sans doute devrons-nous chercher le fondement implicite de cette extrapolation dans la manière dont est interprété le mouvement de la coupure. “‘Reissen’ est le signifiant de la castration”. Ce signifiant est fondé par la conjonction du concept de différence et du mouvement de la coupure. Nous affirmons que la réciproque est vraie:16 “Le concept de différence n’est pas pertinent en dehors de la référence au signifiant de la castration ou au mouvement de la
coupure.”
L’effet de refoulement qui se produit constamment consiste à glisser vers le concept et à négliger le mouvement du corps. Lorsque la Binarité n’est
pas lestée par la référence au mouvement libidinal, le discours est schizophrénique. Inversement, le discours obsessionnel
évoque une sorte de rigidité dans la référence au mouvement du corps. Quoi qu’il en soit la lettre implique une référence
essentielle à une zone spécifique du corps.
‘V’
renvoie à ‘<’ bouche ouverte), ‘reissen’ renvoie à la castration elle-même. L’articulation phonématique implique une référence
essentielle à une dimension du corps qui fonctionne comme carrefour: la zone érogène.
ii. Le concept de zone érogène
La zone érogène est caractérisée par une insistance spécifique. Cette insistance est manifeste dans l’obsession, mais aussi
dans les tentatives d’évitement, d’exclusion, d’intégration, de sublimation. Elle est l’organisateur véritable de l’expérience
de chacun. Son rapport avec la pensée comme
‘terme organisateur’
est fondamental.17
Qu’est-ce donc qu’une zone érogène? “Une zone marquée plus particulièrement du fait de la coupure.” Cette détermination essentielle peut être spécifiée selon des points de vue multiples.
[100] - d’un point de vue clinique: cette zone est lourde d’une virtualité de plaisir, lieu d’éminentes variations physiologiques. Elle est du côté du bipole,
de la coupure (L’implication bipole → coupure est ici présupposée par le docteur Leclaire).
- d’un point de vue structural: une zone érogène renvoie à une zone érogène d’un autre corps. Cette deuxième zone est déterminée par quelque rencontre élective ou du même corps (Cette possibilité implique la dimension de la régression). Dans ces deux cas, on retrouve fondamentalement le renvoi à quelque
chose qui manque, à une insatisfaction essentielle.
- d’un point de vue topologique: elle est un bord. Il faut la construire comme une surface. Elle n’implique aucune plénitude sphérique.
- d’un point de vue historique: elle résulte d’une effraction, d’une rencontre, d’une marque ineffaçable qui sera figurée par le souvenir-écran.
iii. Le concept psychanalytique de corps
La difficulté que l’on rencontre lorsqu’on tente de définir conceptuellement le corps n’est donc pas accidentelle. Elle est principielle et probablement définitive. Elle est liée au fait que tout élaboration conceptuelle, en tant que telle, est déjà marquée par le refoulement de la dimension libidinale. Il faut pourtant proposer une première approche du concept de corps.
Nous en proposons la définition psychanalytique suivante: le corps est un ensemble de zones érogènes. Chaque zone renvoie:
∙ à un manque fondamental
∙ à l’absence des zones érogènes de l’autre corps
∙ aux zones érogènes du même corps (dimension de la régression)
∙ aux zones non-érogènes.
Ici apparaît une homologie entre la structure de la signifiance pleine et la structure de cet ensemble. Le signifiant est un composé instable de relations binaires et de relations bipolaires.
Or, d’une part, une zone érogène renvoie à toutes les autres zones (Binarité); d’autre part, elle renvoie électivement à une
zone spécifique de l’autre corps (Bipolarité).
Ainsi le corps apparaît comme un modèle éminent de la signifiance pleine. Et sans doute est-ce le seul modèle de la signifiance pleine.18
[101] Le privilège de cet ensemble est qu’il est le seul à pouvoir comprendre en lui-même son terme de référence (la zone érogène).
On ne saurait figurer cet ensemble comme un corps propre ou comme une sphère (même si après coup on désigne le phallus comme
caractérisant l’Altérité elle-même). Ce privilège est absolument unique. Ainsi le corps du biologiste ne comprend pas en lui-même son terme de référence. Il ne faut pas se demander comment le corps érogène est fondé dans la
structure du corps biologique. Mais il faut comprendre au contraire que le corps biologique est construit à partir du Signifiant,
c’est-à-dire du corps érogène. C’est le corps biologique qu’il faut dériver du corps érogène et non l’inverse.
La psychanalyse porte l’accent sur le Corps comme ensemble de zones érogènes. Le Freudisme, c’est l’accent porté en ce point.
(Compte rendu de Gérard Pislor).
IV. Le concept psychanalytique de corps (2)
(25 janvier 1967)
L’exposé prend pour point de départ ce que nous pouvons désigner comme une
‘difficulté méthodologique’
: dans une première élaboration du concept de corps, nous avons été amené à considérer le corps comme ensemble de zones érogènes
et à souligner la fonction de pivot, de terme de référence de la zone érogène autour duquel s’organise non seulement ce qui
est de l’ordre de la vie psychique ou libidinale, mais de la pensée même. Si l’extension de cette fonction de pivot à la vie
de la pensée comme passage impur du logique à l’empirique, comme irruption de l’expérience dans le logique pur, apparaît comme
faute, transgression, c’est que l’acceptation de cette séparation des deux domaines n’est rien d’autre que l’effet du Refoulement.
Cette faute méthodologique fait apparaître une [102] transgression et surtout ce qui est l’ordre structural par excellence: le Signifiant en ce qu’il met en jeu l’ordre de la
lettre, du logique pur, autant que l’ordre du corps.
Nous tenterons donc un accès au fait du corps en prenant en considération l’ordre du signifiant, de la signifiance au sens plein en tant précisément qu’elle met en jeu un mouvement du corps,19 ce qui suppose de situer le corps en fonction de la dimension de (a), en tant qu’il est lui-même référé au Signifiant. Nous
envisagerons:
∙ la posture de (a) par rapport à l’ordre signifiant.
∙ le lien entre (a) et le corps
∙ la reprise signifiante de (a) et la construction du corps.
i. L’objet (a) et l’ordre signifiant
Nous nous bornerons ici à rappeler que la concaténation signifiante a pour effet:
∙ l’engendrement d’un sujet:
‘$’
i
∙ la production d’un reste non métabolisable:
‘a’
∙ Le sujet20:
∙ le sujet n’est pas un terme de la chaîne mais se définit d’être la simple possibilité d’un signifiant en plus.
∙ le sujet est un effet du signifiant qui lui-même se définit d’en être le représentant.
∙ le sujet est en position d’exclusion par rapport à la chaîne où il ne trouve sa place qu’à être représenté par un signifiant pour un autre signifiant.
∙ sa structure peut être articulée comme “battement en éclipses.”
∙ L’objet (a):
J. Lacan: ∙ (a) est désigné comme: “jet”, “déjet”, “déchet”, “praticable”,“monture”.
∙ (a) est de l’ordre du réel; non représenté, non représentable, il a cependant cette fonction possible de représentant de
toute représentation possible du sujet.
∙ (a) est aussi bien décrit comme condition absolue du rapport de la demande au désir de l’autre, cause du désir, qu’objet
de pulsion, objet partiel, électif ou indifférent.
∙ enfin, (a) intervient comme condition absolue de la prise de la jouissance dans le rapport d’évanouissement du sujet au
langage21
[103] J. C. Milner: ∙ “(a) se décrit d’être comme stase la répétition cyclique d’une chute”
ii. Le corps et l’objet (a)
On peut décrire le corps infans comme un objet vagissant, chû du corps de la mère, ou bien comme un objet conçu sur le modèle
d’un objet anal (pondu, expulsé, etc.), ou encore comme un objet séparé, détaché, coupé, mais en lui-même insécable.
Entre celui-ci et l’objet dont nous avons décrit la situation de déchet, reste chû de la concaténation signifiante, point d’opacité, le rapport, tournant tout entier autour du seul terme de déjet,
semble n’être que d’analogie, et constitue l’occasion possible d’une faute méthodologique.
Mais à s’interroger sur le sens dans lequel fonctionne l’analogie (à partir du modèle structural ou de l’autre?), à interroger
ce qui est de l’objet on s’aperçoit pourtant que l’analogie a quelque raison, et la transgression quelque fondement: d’une
part, l’enfant comme corps objet déjeté est référé à un système signifiant (corps de la mère comme corps désirant, phallus
paternel); d’autre part, ce corps se donne bien au départ par son opacité, son unité insécable, sa permanence, tout comme
l’objet (a).
Deux voies peuvent être interrogées, s’agissant d’articuler objet et signifiant.22
La première, qui va du signifiant (a), est celle de la description de la genèse - chute d’un objet, telle qu’elle a été tentée
à propos de l’Homme aux loups23. A considérer la cristallisation du désir de l’Homme aux loups autour de l’image d’une femme accroupie, en son rapport au
spectacle traumatique de la scène primitive, on peut émettre l’hypothèse que l’enfant vraisemblablement fixé libidinalement
à sa mère ne peut parer au coup de cette déception amoureuse, à l’effondrement de son monde libidinal qu’à crier: “ce n’est pas elle, ma mère”: contestation de l’identité de la mère comme sujet désirant, dislocation du signifiant de l’identité maternelle, d’où choit
l’objet reste, un corps de femme accroupie, “étant bien entendu que ce n’est pas elle.”
La seconde qui va de (a) au signifiant anti-idéaliste, il est essentiel qu’elle puisse être suivie: sans cette possibilité
de remonter de (a) au signifiant, d’analyser cette prise, de la renvoyer à ses origines signifiantes et de la recréer de là,
l’analyse serait impossible.
[104] Le passage de l’objet de pulsion, [avec les caractères ci-devant énoncés: opaque, stable, identique à soi, permanent sur
le mode continu ou répétitif, non représentable, (et c’est cela même qui fait que n’importe quoi peut être objet de la pulsion
(morceau de corps, sein, excréments ....)] au signifiant, s’illustre du passage du corps objet au corps désirant. En ce point
toute partie du corps devient autre chose, partie du corps désirant: elle accède à la dignité signifiante, assume une fonction
représentative d’un sujet.
Mais cet inerte de l’objet ne va pas de soi. On doit noter qu’un objet quelconque qui se donne à un certain regard pour identique
à soi ne saurait maintenir cette prétention sous un autre regard, et que si rien dans la nature de l’objet ne l’autorise à
soutenir cette prétention, l’objet ne peut se targuer de cette identité qu’à s’inscrire dans une perspective abolissant le
temps, c’est-à-dire à se donner comme présence de la mort. Et ce caractère de l’objet d’être présence
‘de la mort’
est ce qui constitue le plus fort de son poids.
iii. La reprise signifiante de (a) et la construction du corps
Pour approcher cette prise ou reprise d’un objet par le signifiant, remarquons que dans le cas d’une mère venant d’accoucher
on voit déjà que, si elle investit son produit comme phallus, comme objet pénien de substitution, cet investissement renvoie
au Phallus paternel. Il n’est que le cas d’un destin psychotique de l’enfant où la mère le considère comme (a), reste, pur
objet (non clivé, non marqué .... ).
On peut distinguer 3 facteurs, entre autres, de cette reprise de l’Objet par le signifiant:
∙ Mise en jeu de la sollicitation du besoin: l’expérience fondamentale d’insatisfaction, (inachèvement, prématuration, Hilflosigkeit), la douleur, l’irritation première
met en jeu l’ordre de l’objet satisfaisant ou non: un morceau du corps de l’autre (morceau qui peut être n’importe quoi), l’essentiel étant qu’il fonctionne comme morceau du corps de l’autre) qui fonctionne
comme objet et comme partie érogène du corps de l’autre. De cette rencontre du corps de l’autre quelque chose apparaît de l’ordre d’une
satisfaction - insatisfaction, expérience qui fonctionne comme preuve d’un hiatus, par un effet de sommation de la béance de l’objet soumis au besoin et le fait de la séparation.24
∙ Mise en jeu de cette reprise par le désir de l’autre: le désir de la mère, son intérêt pour certaines parties du corps de l’enfant détermine un investissement distinctif, et
ce dont il s’agit ici ce n’est plus de l’organe, de l’élément fonctionnel mais de la zone érogène.
∙ Mise en jeu de cette reprise par un fait traumatique: effraction, blessure, intervention ....
[105] Conclusion
1 - Le corps se construit ainsi à partir d’un tout opaque, réel, irreprésentable25, que nous posons comme mort, réalité par création successive de fragments, morceaux, zones érogènes ou même, pourrait-on dire: “zones subjectives.” Mais en même temps, il faut noter que subsistent des zones non reprises, sinon non marquées du moins non redoublées, non
spécifiées comme zones érogènes: zones aveugles.
2 - Il y a rémanence d’un corps-objet, corps-déchet, se donnant pour le représentant de toute représentation possible du sujet
(matrice de la fonction du moi), et par là il y a permanence de la mort, de “l’objet en direct”, qui, comme tel, rappelle sa généalogie signifiante (phallique).
3 - De ce point de vue encore la zone érogène a une fonction centrale: c’est une zone marquée d’une intense reprise signifiante, mais jamais définitive, pour autant qu’y ressurgit toujours cet
inerte du corps, ce représentant du mort.
4 - L’est du poids d’objet et renvoi au signifiant, contracte du signifiant, et de (a), voilà ce qui marque, de façon caractéristique la zone érogène - Et de façon plus générale c’est en ce que le corps souligne d’articulation de l’Objet au Signifiant que réside son privilège.
(Compte rendu de B. Tort).
V. Le privilège du phallus ou la reprise de l’objet par le signifiant
(22 février 1967).
La nécessité d’un mouvement de reprise, qui va à contre-courant de ce qu’on en dit habituellement puisque son point de départ
n’est pas le signifiant mais l’objet a, s’est déjà imposée à nous à propos de la dimension de l’érogénéité où le privilège du corps marque l’articulation de l’objet
au signifiant.
[106] i. Le problème de la reprise
Même l’objet chû a une fonction “en retour”: c’est sur la reprise du a par le signifiant dont il est issu que nous porterons aujourd’hui notre interrogation.
1. - Si la présence de l’homme se signale par une accumulation de détritus, cette accumulation a aussi un effet en retour;
et l’objet excrémentiel lui-même est repris, comme don, trésor intérieur ou extérieur au corps, valeur d’échange ou de gage,
etc ...
Prenons l’exemple de la voix: c’est bien un
‘objet’
, et, en tant que telle, on ne peut la concevoir comme une simple modulation
‘produit de l’organe’
, car le “flatus vocis” est repris dans la matérialité phonique du signifiant. Il en est de même pour le regard qui n’est pas seulement vecteur scopique,
rayon optique, mais aussi circuit du regard se réfléchissant sur un autre regard, reflet de l’intérieur.
2 - Mais si l’on donne une extension plus large au concept de l’objectivité, est-il possible de concevoir l’objet indépendamment
du $ situé par rapport à la concaténation signifiante? Tout objet ne participe-t-il pas de ce même statut de déchet?
La difficulté de ce temps de reprise n’apparaît que trop. Comment un reste non métabolisable peut-il être réintroduit dans
la métabolisation même dont il a été déchu, exclu?
On pourrait trouver une image de ce processus dans la
‘récupération’
des chutes de ferraille qui se fait dans la construction automobile: pour reprendre ces chutes dans les carrosseries dont
elles ont été rejetées, il faut les soumettre à une opération de refonte. Dans cette perspective, la reprise du déchet exige
un détour, une mutation.
ii. Formalisation et organisme
C’est l’indifférence qui caractérise l’objet freudien (entendu au sens analytique, c’est-à-dire comme objet de la pulsion);
il n’est qu’un moyen pour atteindre le but, et sa spécificité ne peut lui venir que de la zone érogène d’où le circuit pulsionnel
est issu. L’objet Lacanien est ce déjet dont la fonction est cruciale dans la logique du fantasme.
1 - L’objet pulsionnel se présente comme une partie détachable et amovible. Or il nous semble que, malgré les dénégations,
cette terminologie implique la référence regrettable à un
‘tout’
complet dans sa sphéricité; c’est pour [107] éviter cette référence implicite à une prétendue totalité (qui fausserait la véritable nature de l’objet) que nous avançons
qu’il n’est rien d’autre que l’effet du rejet par la formalisation. Le
‘séparable’
, le
‘détachable’
qui caractérise l’objet pulsionnel partiel n’indique fondamentalement rien d’autre que le clivage instauré par son rejet
de la concaténation signifiante; la coupure est à situer au niveau même de ce rejet. L’objet ainsi
‘séparé’
se caractérise alors comme ce qui résiste à la formalisation: c’est son reste, son
‘irrationnel’
, qui, en se refusant à la fois à la signifiance et à la subjectivation, atteste en même temps la possibilité de cette formalisation
elle-même.
2 - L’objet, en tant que déjet, représente dans son impureté même la formalisation qui l’a produit. Plus problématiques sont les dimensions de non-représentabilité
et de non-spécularisation de l’objet, opposées à ce qu’est le signifiant. Faut-il dire que cet objet est
‘non-binarisable’
? Et, s’il le faut, dans quelle acception?
3 - L’objet a valeur de représentation partielle26 d’une fonction organique. Le regard est lié à l’oeil, et représente la fonction scopique; l’aliment à la bouche .... Mais
que signifie
‘fonction organique’
à ce niveau? C’est la fonction d’un ensemble dont la formalisation est signifiante, mais dont la formalisation est contrainte
par l’anatomie. Si la fonction organique participe à l’ordre signifiant, c’est pour autant qu’il admet un lestage par l’anatomie.
L’objet, dans sa valeur de représentation partielle, est donc à la fois agent d’une fonction organique et représentant de
la
‘pureté’
de toute formalisation possible.
4 - La fonction de l’objet, dans le circuit pulsionnel, est
‘contre-nature’
. Il subvertit l’ordre organique. Exemple: les
‘mains-bouches’
qui saisissent mais aussi avalent (où fonctions anale et orale se manifestent contre nature), les
‘yeux musculaires’
(scopique, anale), le
‘regard perçant’
, etc ...
A la limite, on peut dire que n’importe quel objet peut être pris dans un circuit pulsionnel oral (vagin, doigt, nuque, etc... ), ou scopique (hanneton, soupape, etc...). Ici
apparaît la fonction d’organe de plaisir (par rapport à la source pulsionnelle), et, corrélativement, la dimension d’objet de plaisir, que l’on peut à la limite se représenter comme objet fétiche (ce qui est dire qu’il peut être n’importe quoi).
- Le plaisir apparaît ainsi comme écart, démarquage, distance, glissement, ou même retournement par rapport à la fonction
organique.27
[108] iii. Du pénis au phallus
L’objet (le pénis) éclate comme signifiant (le phallus). A la page 819 de ses Ecrits, Lacan tente de
‘boucler’
le graphe:
‘Faute de ce signifiant tous les autres ne représenteraient rien. Puisque rien n’est représenté que pour.’
Le phallus est le signifiant majeur, il soutient l’ensemble de la chaîne. Mais pourquoi ce signifiant de référence est-il
précisément le phallus?
L’objet pénien constitue le modèle naturel de l’en-plus ou de l’en-moins. Comme terme d’une relation bipolaire, il offre un
support privilégié au fantasme commun du détachable et du sécable. En tant qu’organe, l’objet pénien est au moins bi-fonction,
il représente au moins les fonctions uréthrale et de reproduction où l’on retrouve la production d’un en plus. Mais étant
donné qu’il partage ce caractère pluri-fonctionnel avec beaucoup d’autres organes (nez, bouche, etc... ), ce n’est pas ici
que nous découvrirons le privilège qui lui est propre.
Par contre, la dimension du plaisir fait véritablement de lui un organe-type, car en fait il ne
‘fonctionne’
plus à proprement parler à ce niveau: le plaisir surgit dans la subversion éminente de l’ordre organique et ne saurait être
tenu pour une simple prime pour que l’espèce se perpétue.
Cet organe, par ses variations de volume, mime l’écart entre la tension et sa résolution; il est l’agent de l’écart qui constitue
la signifiance. Dans l’évanouissement phallique du plaisir, mime de mort et de disparition dans l’orgasme, se dévoile un instant
l’écart de la signifiance elle-même, comme manque, qui est la place de la jouissance. L’objet pénien s’évanouit pour dévoiler
un instant la différence “à cru.”28
Le plaisir limite la jouissance. Il indique le point où la signifiance se repère comme interdit de la jouissance.
La fonction de l’objet qui vient se situer à la place du 1 de -1 apparaît dans la révélation et le comblement du manque. Mais
comment l’objet est-il repris par le signifiant?
Ce passage est celui d’une valeur de représentant d’une fonction organique au représentant du sujet. Glissement, mutation
qui s’opère par la capture de l’objet à la place de la jouissance - moment où l’objet, se trouvant à la place même de la jouissance,
est occultation, et, du même coup, gardien de ce manque. S’il devient à cette place le représentant éminent du sujet c’est
pour autant qu’il est symbole de la barre même qui afflige l’Autre (c’est-à-dire son manque)
Or l’organe agent ET produit de cette mutation est le phallus. D’où son privilège. Il est à la fois:
[109] ∙ le plus petit commun dénominateur de tout ce qui est objet (il n’y a pas d’autre représentation possible d’un objet que
le pénis; le sein, par exemple, doit être conçu en référence à l’objet phallique).
∙ le signifiant de référence; temps essentiel pour que la chaîne ne s’affole pas, comme dans la psychose où la chaîne est
privée de point fixe, d’ancrage, ou de lestage au niveau d’une zone érogène. Le signifiant
‘issu de l’objet’
constitue ce lest.
On n’a fait là que développer le phallocentrisme radical de la doctrine freudienne. Mais, à en discourir, comme pour bien
planter là, au milieu de la place, le phallus, alors qu’il y est nécessairement déjà, du fait même de la possibilité d’un
discours et d’une pensée - ne risque-t-on pas (si l’on n’y prend garde) un redoublement qui favorise tous les glissements
et fausse le décentrage nécessaire? Hors du jeu du désir ... tout est faussé! mais y a-t-il seulement possibilité, vivant,
d’être hors de ce jeu?
iv. Le fait du refoulement
- Hors de la prise en considération de ce moment de retour de l’objet au signifiant, on risque de se livrer à une sorte d’
‘idéalisation’
de la chaîne signifiante épurée, et de s’exposer à la méconnaissance ou au refus de tout l’apport de l’analyse: il faut voir
ici un effet du refoulement au sens large.
- L’objectalité en général peut-elle être conçue hors des références au sujet, à la jouissance, et au phallus?
- C’est là le problème de la distinction de l’objet même d’une science.
- Ce qui tombe universellement sous le coup du refoulement dans l’extension de ses effets, plus précisément que le
‘fait du sexe’
, c’est la référence phallique. Comment en
‘tenir compte’
?
(Compte rendu de Danièle Cottet)
VI. Le conscient consideré comme effect de refoulement
[110] 8 mars 1967.
i. L’instauration du phallus voilé comme refoulement originaire
Si l’on prend comme modèle structural l’articulation de deux signifiants, la question se trouve posée, inéluctable, du statut
de la différence qui distingue et joint deux termes Sa1 et Sa2. Articuler un discours sur ce joint ou écart rencontre une
difficulté redoublée pour autant qu’il ne suffit pas d’introduire en ce point, comme il pourrait paraître naturel, un troisième
signifiant Sa3 pour pointer l’articulation en question; en effet, pareille opération n’aboutirait qu’à repousser et redoubler
la même interrogation sur le joint entre Sal et Sa3, ou entre Sa3 et Sa2. Sans doute pourrait-on objecter aussi qu’il s’agit
là d’une question inutile dans la mesure où le signifiant Sal ou Sa2, comme signifiant, est déjà en lui-même terme différentiel,
griffe ancrée de part et d’autre d’une brêche; mais là encore ce serait éluder l’interrogation en la supposant par avance
résolue: ce serait dire en quelque sorte qu’il est inutile de s’interroger sur ce modèle structural de la signifiance, puisque,
pour autant que nous parlons, il est, et fonctionne en fait depuis toujours. On entrevoit déjà en ce point le caractère violent
de notre interrogation.
L’articulation de cette différence entre deux signifiants implique que soit, en ce point, mis en jeu un terme qui soutienne
l’écart de façon redoublée; c’est-à-dire irréductible: il suffit en effet que la différence soit fixée en un terme pour que,
du même coup, elle soit annulée comme différence. Mais on peut décrire plus littéralement qu’entre deux signifiants, entre
deux
‘dits’
(ou traits, si l’on préfère), s’ouvre le vide d’un non dit. Pour que l’articulation entre deux signifiants soit, et demeure
possible, il faut que ce non dit soit maintenu comme non dit. Cette place de l’entre dit comme tel, où le signifiant doit
rester manquant, un seul terme peut véritablement29 l’occuper, le phallus.
Pourquoi le phallus, et lui seul? C’est ce qui a été en partie considéré dans le précédent exposé; on se contentera de rappeler
ici que le phallus comme signifiant témoigne éminement de sa nécessaire référence somatique, à l’objet pénien précisément,
pour autant que cet organe, modèle de toute érogénéité, est, on l’a vu, subversif de l’ordre organique; en une formule très
condensée, disons qu’il est le seul terme qui puisse être dit à la fois signifiant et objet.
[111] En cette place, le phallus comme signifiant, l’est bien, selon l’expression de Lacan du manque de signifiant; en d’autres termes, si tout signifiant est, en lui-même réplique d’un non dit, le phallus se distingue
d’entre les signifiants comme dit de l’entre dit, ou encore de l’interdit. En ce point crucial du modèle structural qu’est
la différence entre deux signifiants, se cache donc, fidèle à l’interdit qu’il maintient comme tel, le phallus, dans le même
temps qu’il s’érige hors de toute saisie possible.30
Le refoulement originaire, c’est l’instauration de la référence phallique comme interdite. Ce signifiant du manque de signifiant,
ce dit non dit de l’interdit est le pivot de toute organisation signifiante possible. Le refoulement apparaît déjà ici, selon
le mot de Freud et à son niveau le plus radical, comme
‘clé de voute’
de la vie psychique.
ii. “L’effet conscience”, ou les implications du refoulement originaire
Il convient ici de remarquer que ce qui a été dit du modèle structural concerne l’ordre signifiant, ou, en d’autres termes,
l’organisation inconsciente proprement dite. Il faut maintenant faire apparaître où et comment se développent, à partir de
ce modèle, les implications nécessaire d’une autre organisation connexe, dont nous n’avons que peu parlé jusqu’à présent,
l’organisation consciente (préconsciente).
Si l’on réduit à l’essentiel les termes constitutifs de l’ordre inconscient, on peut rappeler ici ce qu’ils sont les signifiants,
réunis en chaîne au lieu de l’Autre, le Sujet, comme fonction de battement en éclipses, corrélatif de l’articulation signifiante,
(autant cause qu’effet), l’objet enfin, défini comme répétition cyclique d’une chûte, déchet de l’opération de concaténation
signifiante.
On dira, en partant de la considération de cet ordre inconscient, que l’organisation consciente se développe pour autant que
quelque chose bascule autour de l’objet.
De déchet, chû de la concaténation signifiante, l’objet, terme de réalité, va supporter le développement de l’ordre conscient,
pour autant précisément, qu’objet, il est, par nature pourrait-on dire, ce qui se refuse à la mise en question. L’objet, ou
la série des objets, le corps principalement, constituent cette surface opaque et réfléchissante à partir de laquelle va s’ordonner
ce que j’appelle
‘l’effet conscience.’
Tout comme les astres semblent constituer la voûte du firmament, la série réelle des objets semble être la limite et la mesure
de l’ordre des choses, de ce côté conscient du miroir, où la trame de l’imaginaire se rassemble dans l’un unifiant du moi;
le réseau des signifiés, (ou concepts?) tels des signes oublieux de leur face signifiante, y représentent [112], pour l’oeil vide et collecteur du moi, la diversité des objets. Tel se présente, en une brève esquisse, l’ordre conscient,
où règne la commune mesure du bon sens, ce gage de silence sur le non sens de l’autre côté du miroir.
Le moi y figure le reflet figé du temps d’ouverture, où, dans l’inconscient, apparaît un instant le Sujet; le moi tient de
son modèle ce pouvoir de recueil dont il use, pourrait-on dire, à des fins de détournement du signe de sa face signifiante.
Quant au signe ainsi obscurci (amputé de sa face de lumière), il n’est vraiment que le représentant de l’objet, terme de réalité,
pour le foyer aveugle du moi.
Ce qu’il importe de faire apparaître en cette organisation consciente, c’est que tout y est ordonné pour soutenir ce refus
d’interrogation sur l’objet.
La série des objets, surface et limite (firmament) du conscient constitue bien ce bord sur l’appui duquel l’ordre est appelé
à se soutenir autant qu’à basculer. Pour autant que l’organisation consciente se soutient essentiellement dans la dimension
du refus de l’ordre signifiant, l’objet, terme de réalité, remplit son office d’être ce qui se refuse à la mise en question,
en déployant son opacité. Mais, à l’inverse, si l’on considère que la limite de l’objet constitue l’appui autour duquel l’ordre
peut basculer, on conçoit aisément que l’objet, ainsi traversé, puisse mener alors en droite ligne à son lieu d’origine, l’articulation
signifiante, et à la référence phallique qui la constitue.
Pour autant que la série des objets fonctionne le plus communément dans le sens d’un refus d’une mise en question, on peut
dire à bon droit qu’elle participe fondamentalement au dérobement de la référence phallique, que nous avons repérée comme
refoulement originaire.
Ainsi peut-on dire, en un raccourci d’apparence paradoxale, que le conscient est l’effet du refoulement, pour autant que l’organisation
développée à partir du
‘plan des objets’
, n’est qu’un soutien systématique et redoublé du refus légitime d’interroger l’interdit de la référence phallique.
iii. Le refoulement secondaire, ou refoulement proprement dit
L’abord partial que nous avons ici choisi du problème du refoulement met surtout en valeur son aspect topique et figure d’une
façon essentiellement statique la
‘barrière’
qu’il constitue. C’est dans la même perspective que nous considérerons maintenant cet état second du refoulement (dérivé
de l’originaire) laissant ainsi de côté la description de la dynamique en jeu.
De ce point de vue, le refoulement secondaire se manifeste essentiellement, on vient de le voir, en ceci précisément que
l’interrogation sur ce terme de réalité (dont l’opacité, ou l’insécabilité, s’offrent à soutenir le refus d’une mise en question)
est littéralement étouffée, réprimée, refoulée en un mot, pour que puisse justement se maintenir l’ordre des choses dans le
‘détour de la vie’
, ou
‘différence de la mort.’
Du point de vue dynamique, il faudrait ici évoquer le jeu des pulsions, de vie et de mort, (le déploiement du désir) et les
forces de répression s’exerçant sur leurs éléments représentatifs.
[113] On peut dire de toutes façons, que le plus apparent du refoulement secondaire consiste en un effort constant pour opérer
une désexualisation de l’objet. Précisons qu’il convient d’entendre ici ce terme de désexualisation comme ce qui caractérise
un processus visant à soutenir le refus de faire apparaître la véritable nature de l’objet, produit, ou agent de la conjonction
signifiante; c’est évidemment, rappelons-le, au niveau de ce jeu d’articulation du signifiant et du corps (i. e. de l’objet)
que se situe le lieu d’origine de la dimension du désir sexuel. En bref, et de façon elliptique, désexualisation indique ce
refus toujours à soutenir, de considérer l’objet pour ce qu’il est, phallique en son essence.31
Mais pratiquement, il faut remarquer que la place forte du refoulement dans l’ordre conscient (préconscient), se situe au
niveau des éléments qui, pour le moi, représentent ces objets, et dont la maîtrise imaginaire suffit communément à répondre
à tous les simulacres de questions; c’est le niveau des signes amputés de leur valeur signifiante.
Le refoulement secondaire, par l’insistance force de cohésion qu’il imprime au système conscient (préconscient), maintient
et assure ce jeu entre deux systèmes, de même qu’à son niveau originaire, il joue entre l’instauration d’un ordre et son annulation.
La priorité du refoulement originaire marque dans cet ensemble, la primauté de l’ordre signifiant.
Compter avec la psychanalyse, c’est aussi compter avec le refoulement, instauration de la référence phallique, et pérennité
de ses effets.
(Résumé de S. Leclaire)
VII. Exposés des participants. Claude Conte: L’inconscient et son rapport à la sexualité
(14 décembre 1966)
Dans le cadre du séminaire ‘Compter avec la psychanalyse’, centré cette année sur le thème du refoulement, je me suis proposé de rappeler quelques-uns [114] des points essentiels de l’enseignement de Lacan concernant l’inconscient, en m’appuyant sur l’un de ses articles: ‘Position de l’inconscient’ (Ecrits pp. 829-850). J’ai choisi de commenter surtout la deuxième partie de cet article, consacrée à l’articulation de la fonction
de la libido par rapport à l’inconscient freudien. Car si comme analystes nous sommes sollicités d’une façon tout à fait élective
par le rapport de la sexualité à l’inconscient et si ce rapport est proprement ce qui fonde notre praxis, encore avons-nous
à en rendre compte.
Disons qu’il s’agit de conjoindre cette formule suivant laquelle l’inconscient c’est le discours de l’Autre avec la découverte
freudienne de la réalité de l’inconscient comme réalité sexuelle; mieux encore, il s’agit de montrer que ces formules sont
corrélatives et que c’est cette corrélation même qui est fondatrice de l’inconscient.
L’inconscient est structuré comme un langage, il est la dimension où le sujet se détermine dans le développement des effets
de la parole: thèse essentielle, qui nous renvoie à la constitution radicale du sujet comme effet du signifiant. Lacan donne précisément dans cet article, dans les deux temps de l’aliénation et de la séparation, une articulation très précise
de la causation du sujet par la chaîne signifiante qui lui préexiste. Mais la référence au désir resterait vaine si la structure
pouvait être décrite sans que son lien à la sexualité fût reconnu comme fondamental. On y rencontrera ce paradoxe: la réalité
de la différence sexuelle est comme telle indicible et doit être désignée comme l’altérité radicale mais c’est cette altérité
même qui doit être retrouvée au niveau du A et qui est à reconnaître déjà dans l’autre signifiant que met en relief la définition du signifiant: d’être ce qui représente le sujet pour un autre signifiant.
I.
Je rappelle très brièvement les deux opérations qui ordonnent le rapport du sujet à l’Autre, rapport circulaire mais dissymétrique
ou sans réciprocité.
L’aliénation veut dire qu’il y a priorité du signifiant sur le sujet, comme le manifeste la nature même des formations de l’inconscient
telles qu’elles sont reconnues par Freud dès le début de son oeuvre: rêves, lapsus et mots d’esprit; “le signifiant joue et gagne avant que le sujet ne s’en avise”. Lacan propose un support logique, ou plus exactement la reprise dialectique d’une opération connue en logique symbolique sous le
nom de réunion: le champ des objets communs à 2 ensembles se recoupant partiellement permet d’introduire, à côté du vel exhaustif ou du
vel d’équivalence, le vel de l’aliénation où il se manifeste que le choix se réduit à conserver l’un des termes de l’alternative
encore qu’il soit nécessairement amputé d’une de ses parts (la bourse ou la vie, la liberté ou la vie). Et seule la mort même,
à intervenir comme telle dans l’un des deux champs, permet de stabiliser l’opération en même temps qu’elle révèle le facteur
léthal qui y est impliqué (la liberté ou la mort).
[115] De même le sujet dans sa rencontre avec l’Autre est-il condamné à n’apparaître que dans cette division entre son être et
son sens. C’est pourquoi l’interprétation en analyse n’a jamais son dernier ressort en ce qu’elle livre à l’analyse une signification:
elle vise moins le sens qu’elle ne tend à cerner dans leur non-sens les signifiants auxquels le sujet s’est trouvé à l’origine
assujetti.
La deuxième opération est la séparation où se scelle la refente du sujet. Lacan l’aborde à partir de l’opération logique appelée intersection ou produit. Il s’agit de savoir comment deux manques viennent à se recouvrir de telle manière qu’y apparaisse une torsion essentielle,
telle que “le sujet vient à retrouver dans le désir de l’Autre son équivalence à ce qu’il est comme sujet de l’inconscient”, à savoir ce qu’il est comme effet de la première opération. L’étymologie déjà signale la fonction de la pars, que nous voyons ici surgir pour devoir la retrouver dans l’objet partiel et la pulsion partielle.
Nous partons de l’ensemble minimal constitué par deux signifiants, car le moment de l’aliénation n’est situable qu’à opérer
avec deux signifiants: si le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant et qu’il n’y en a que deux, sous le second
se produit l’effet d’aphanisis du sujet - avec trois signifiants le glissement devient circulaire. Autrement dit un ensemble
signifiant doit être dit tel que si on le réduit à deux signifiants le phénomène de l’aliénation se produit.
Rencontrant deux signifiants, le sujet rencontre du même coup le manque de l’Autre. C’est dans cet intervalle de son discours,
gîte de la métonymie, que le sujet rencontre le désir de l’Autre: il me dit ça mais que me veut-il? Or à ce manque il va répondre
par ce qu’il a sous la main, à savoir ce qui de lui s’est perdu dans la lère opération et lui manquera à tout jamais; mais
ce qu’il tente ainsi de combler n’est pas la faille de l’Autre: c’est bien la sienne propre, en tant qu’il s’est préalablement
aliéné dans le signifiant. Là est la torsion par laquelle la séparation représente le retour de l’aliénation et la raison
pour laquelle il se trouve refusé au sujet du désir qu’il se sache effet de parole. C’est pourquoi aussi le désir de l’homme
est le désir de l’Autre: c’est en tant qu’Autre que l’homme désire.
Le temps de la séparation isole donc l’objet partiel a comme quotient de la division du sujet par l’Autre et désigne le a comme non spécularisable (sa place au niveau imaginaire est une place vide -φ).
On peut encore noter que les 2 opérations permettent d’introduire 2 types différents d’identification: l’identification au
trait unaire de l’Autre, racine de l’idéal du Moi, et l’identification à l’objet partiel a: repère précieux dans la conduite de la cure en ce que le maintien de la distance entre ces deux identifications est ce qui
permet d’éviter le terme, autrement fatal, de l’identification à l’analyste. [116]
II.
Ainsi s’indique ce qui affecte le sujet du fait même de son entrée dans l’ordre signifiant: la perte d’une de ses parts. Nous
y avons désigné la place du désir et il serait aisé de rejoindre à partir de ce procès la dialectique de la demande et du
désir. Mais nous n’avons encore aucunement fondé ce qui fait le poids du désir dans notre expérience, à savoir la sexualité.
Si donc il y a primauté du signifiant, il reste à voir par quelle voie s’y conjoint le vivant sexué.
Or nous pouvons repérer chez le vivant différentes figures d’une perte irréductible. En premier lieu la reproduction, en tant
qu’elle s’opère à partir d’un certain niveau de l’échelle animale par la voie de la sexualité, implique comme telle la perte
de l’immortalité. En second lieu certaines parties du vivant s’indiquent comme détachables et sont effectivement perdues dans
le processus de la reproduction et de l’engendrement: expulsion des globules polaires au niveau cellulaire, perte du placenta
chez le mammifère (ou plus généralement perte des enveloppes de l’oeuf), perte du sein comme organe de succion implanté sur
le corps de la mère.
C’est ici que Lacan introduit le mythe de la lamelle, fantôme qui s’envole lorsque se rompent les membranes et qui institue le vivant dans sa condition mortelle. Elle figure
la libido, que Lacan nous enseigne à considérer comme un organe, et nous avons maintenant à voir comment cette représentation s’avère nécessaire
à l’élaboration de la théorie des pulsions.
La sexualité est représentée dans le psychique sous la forme de pulsions partielles et c’est là son lien fondamental à notre
expérience. Le symptôme que nous traitons en analyse est en effet en lui-même homogène au refoulé primordial: il est comme
lui du côté du signifiant - et l’interprétation lui est également homogène puisqu’elle est en un certain sens identique au
désir lui-même et ne vise rien d’autre qu’un signifiant. Mais l’intervalle est marqué par la présence de la sexualité et c’est pourquoi notre expérience n’est pas une herméneutique fondée sur une énergie neutre: par la fonction
de la libido, Freud entend présentifier la réalité du désir en tant que fondamentalement marquée par le sexe; le pulsionnel est un élément irréductible
de notre praxis et c’est bien comme un concept fondamental de la théorie que Freud introduit la pulsion.
Reprenons quelques uns des commentaires que Lacan (Séminaire 1963-64) a apportés à l’article de Freud ‘Les pulsions et leurs destins’ (1915).
Lacan souligne tout ce qui dans Freud nous invite à distinguer radicalement la pulsion de la fonction organique sur laquelle elle prend appui: la pulsion n’est
aucunement à situer au niveau d’un rapport d’échange entre l’organisme et son Umwelt. Elle se montre foncièrement disjointe
entre les 4 termes que lui assigne Freud (poussée source, objet, but) et sa structure de montage apparaît dans la discordance même de ces termes. La poussée par exemple se caractérise par une force constante: c’est dire
que nul objet réel ne lui est adapté, ce qui se confirme à lire que l’objet de la pulsion est à proprement parler indifférent.
Ce qu’il en est de la satisfaction pulsionnelle ne peut être qu’essentiellement problématique. Quant à la source rappelons
au passage que les zones [117] érogènes ont ce trait frappant de se limiter à un bord donc à une région qui se différencie et se particularise par rapport
à la fonction physiologique en cause, témoignant d’une spécification topologique hétérogène à l’ordre biologique.
La difficulté du texte de Freud tient au fait qu’au moment où il construit la théorie de la pulsion il tente de mettre en place une structure radicale où
le sujet n’est pas encore situé. Le Real-Ich n’est pas le sujet ; il est un réseau qui peut s’inscrire sur une surface et
que nous disons réel en raison de sa fonction homéostatique régie par le principe de plaisir. C’est au niveau de cette dialectique
du Lust-Ich et du Real-Ich que nous avons à situer la dimension du plaisir comme homogène au champ de l’amour narcissique.
Mais la pulsion est tout autre chose: si l’amour marque le champ du bien du sujet, la pulsion marque son effort à se réaliser
au champ de l’Autre. Je renvoie ici au schéma que Lacan a donné du circuit pulsionnel: un vecteur sort d’un orifice du corps et y fait retour, redoublant sa béance après avoir fait
le tour de quelque chose qui n’est pour l’instant que la présence d’un creux, d’un vide que n’importe quel objet peut occuper.
Le but pulsionnel n’est pas autre chose que ce retour en circuit: seule transgression permise au sujet par rapport au principe
de plaisir. Transgression: le sujet y part à la quête du désir de l’Autre, pour rencontrer, au-delà du plaisir, la jouissance.
Cette réversibilité inséparable de la question du but pulsionnel est marquée par Freud dans ces rapports d’inversion que supportent les formes grammaticales active, passive et réfléchie (voir - être vu - se voir).
Plus exactement, nous avons à différencier avec Freud le retour en circuit (Verkehrung) de ce qui peut apparaître dans un 3ème temps à savoir un nouveau sujet (ein neues Subjekt). Non qu’il y en aurait déjà un, mais qu’il est nouveau de voir apparaître un sujet.
C’est là le temps essentiel où la pulsion rejoint le sujet du désir; Lacan l’a illustré en reprenant - entre autres - la question du voyeurisme.
La difficulté de présentation tient évidemment à ce que nous ne pouvons saisir ce qui est en cause qu’à partir d’une structure
complétée où le sujet est déjà placé. Disons quand même qu’au départ, ce que le sujet cherche à voir, c’est un objet en tant
qu’absence: une ombre derrière le rideau support de n’importe quelle présence. La pulsion fait le tour d’un vide et le sujet
n’est pas là en tant qu’il s’agit de voir - la pulsion ne suppose nul sujet - mais en tant que sujet pervers (se particularisant
de se situer à l’aboutissement de la boucle). Si nous tentons de conserver le langage de la pulsion, nous dirons que l’objet
est ici missile: c’est avec lui que la cible est atteinte. Cet objet est bien sûr le regard, mais en tant qu’il fait mouche.
Et l’essentiel n’est pas que le sujet regarde par le trou de la serrure, mais que l’autre le surprenne, lui sujet, comme tout
entier regard caché: le regard est cet objet perdu et soudain retrouvé dans la conflagration de la honte par l’intervention
de l’Autre. Si donc nous pouvons faire apparaître “ein neues Subjekt”, nous avons à souligner que c’est comme regard, c’est-à-dire comme objet partiel, que le voyeur se voit être vu.[118]
III.
La théorie des pulsions nous a donc mené à des références structurales (le sujet, l’Autre, l’objet a; la pulsion telle que la décrit Freud - avec par exemple son caractère de montage sa nature partielle, la question de son objet - se montre inconcevable hors de
la référence à la chaîne signifiante et aux effets du signifiant. Reste à savoir pourtant comment elle vient à se lier au
langage.
Repartons du vivant sexué. La pulsion est ce qui représente dans le psychique la cause de la sexualité; mais au regard de
la fin biologique, elle ne peut la représenter que partiellement puisque son existence même témoigne d’une perte du vivant.
Il est dès lors exclu que la pulsion sexuelle puisse prétendre à la satisfaction au même titre que les autres fonctions vitales.
C’est ce qu’image le mythe de la lamelle: quand bien même le vivant retrouverait sa moitié complémentaire ou sa part perdue,
la lamelle reste au-delà de cette réunion et continue à témoigner du rapport du sexe à la mort. C’est en quoi la pulsion est
radicalement partielle.
Je reprends ici quelques formulations de ce même séminaire de Lacan (restituées d’après mes notes):
“La pulsion est cette sorte de montage par quoi la sexualité participe à la vie psychique d’une façon qui doit se conformer
à la structure de béance qui est celle de l’inconscient.”
“C’est pour autant que l’inconscient se situe dans ces béances que la distribution des investissements signifiants instaure
dans le sujet ... et pour autant que quelque chose dans l’appareil du corps est strictement structuré de la même façon c’est
en raison de cette unité topologique des béances en jeu que la pulsion prend son rôle dans le fonctionnement de l’inconscient.”
Nous avons donc à interroger ce rapport d’homologie entre les béances du corps et les coupures du signifiant d’une part, entre
les parties détachables du vivant et la part perdue du sujet dans l’aliénation d’autre part.
Nous avons là deux ordres distincts dont la rencontre est à situer au fondement de l’inconscient. Sans doute y a-t-il primauté
du signifiant - et il serait aisé de montrer par exemple que l’objet a est, par rapport à la théorie freudienne des pulsions, un concept-limite, puisqu’au moment où il surgit, au moment où le
circuit pulsionnel se bouche, il se montre corrélatif de l’apparition du sujet et de l’Autre; il est même à situer comme le
reste de leur rencontre, et c’est pourquoi nous l’avons vu préfiguré dans le champ de leur intersection. Mais il s’agit justement
de voir comment le a, reste de la division, prend son poids dans la rétroaction de cette perte que le vivant subit d’être sexué, après qu’elle-même
ait trouvé place dans la dialectique du sujet et de l’Autre.
La lamelle nous aide à mieux serrer le procès. Représentons-là comme une membrane qui viendrait s’appliquer sur les orifices
du corps; elle peut s’évaginer sous l’effet de la poussée pulsionnelle, mais ne fera jamais que le [119] tour d’un vide puisque c’est elle-même que le vivant devrait englober pour recouvrer son intégrité. Voici maintenant l’articulation
fondamentale que Lacan nous donne dans cet article:
“Cet organe de l’incorporel dans l’être sexué, c’est cela de l’organisme que le sujet vient à placer au temps où s’opère sa
séparation. C’est par lui que de sa mort, réellement, il peut faire l’objet du désir de l’Autre.”
“Moyennant quoi viendront à cette place l’objet qu’il perd par nature, l’excrément, ou encore les supports qu’il trouve au
désir de l’Autre: son regard, sa voix”.
Un autre pas reste à marquer sur ce parcours: si la mort peut ainsi venir coïncider avec le manque radicalement inscrit dans
la chaîne signifiante, c’est que la sexualité introduit par elle-même une part essentielle de non représentable: l’opposition
masculin-féminin n’est saisissable qu’à partir de l’opposition activité-passivité, qui en est le représentant, mais qui l’atteint
si peu qu’elle n’est là que pour masquer ce qui y demeure d’insondable. Nous sommes ainsi amenés à désigner la place d’un
signifiant manquant d’où s’origine le sujet de l’inconscient. L’inconscient est lié à la subsistance d’un sujet du non-savoir,
qui lui-même s’instaure de l’opposition masculin-féminin sur laquelle nous ne savons rien: il y a là un point d’accès impossible
- plus exactement, un point où le réel se définit comme impossible.
Ainsi la pulsation de l’inconscient se trouve-t- elle liée à la réalité sexuelle, en ce point nodal du désir, résidu dernier
dans le sujet de l’action du signifiant: desidero, c’est le sujet radical, ou le cogito freudien.
Résumé de C. Conté
Notes
1. A l’invitation du docteur Leclaire, J.-B. Pontalis a fait, le 30 novembre 1966, devant le séminaire, une conférence consacrée au refoulement et aux mécanismes de défense, dont
l’essentiel sera repris dans un volume à paraître ↵
2. Emission à l’ORTF. ↵
3. ‘Position de l’inconscient’, Ecrits, p. 849. ↵
4. Séminaire (19.5.65). ↵
5. ‘Subversion du sujet et dialectique du désir’, Ecrits, p. 819. ↵
6. Id., p. 819. ↵
7. Id., 820. ↵
8. Id., p. 819. ↵
9. Id., p. 821. ↵
10. Id., p. 821. ↵
11. Id., p. 827. ↵
12. La question reste à savoir si la jouissance intellectuelle ou esthétique échappe à ce cortège et si, d’autre part, l’orgasme
relève tellement de l’organique comme on a l’habitude de le prétendre ↵
13. Même chez le voyeur quelque chose d’assez furtif se passe qui est d’ordre masturbatoire. ↵
14. Cf. J.-C. Milner, Le point du signifiant, Cahiers pour l’analyse, n° 3. ↵
15. Cf. Cahiers pour l’Analyse, n° I, p. 84. ↵
16. Cf. Cahiers pour l’analyse no. 5, p. 21. ↵
17. On pourrait d’un point de vue psychanalytique associer une typologie de la Pensée à une typologie du Désir:
- Le philosophe tourne autour de l’insupportable de la castration. Il veut boucher les trous de l’univers. Sa vocation
est de nature obsessionnelle.
- Le pervers fait mine d’avoir résolu une fois pour toutes le problème de la castration. Il ne le voile pas, il prétend
l’avoir résolu. L’idéologie gnostique est fondée sur une formation de ce genre.
- La position psychanalytique pourrait être considérée comme une position perverse dans la mesure où elle suppose conjointement
la résolution du problème de la castration et son annulation dans une problématique spécifique.
Quant à la
‘Science’
, le Docteur Leclaire admet que sa visée soit désexualisée. Mais il ne lui semble pas qu’on puisse constituer une
‘Logique’
sans tenir compte des effets ‘en retour’ de cette désexualisation. ↵
18. Note de G. Pislor: ne faudrait-il pas ici thématiser la conséquence immédiat de cette thèse: La lettre est dans un double rapport à la zone érogène:
Elle est lestée par une référence particulière à la zone.
Son statut global est homologue au statut de la zone.
↵
19. Cf. ‘Les Éléments en jeu dans une psychanalyse’, dans les Cahiers pour l’Analyse no. 5. ↵
20. Sur ce point, voir J.-A. Miller, ‘La Suture’ dans les Cahiers no. 1, p. 60. ↵
21. Cf. Seminaire du Dr. J. Lacan, 8-VI-1966. ↵
22. Le schéma de ces deux parcours s’intitule ainsi: ↵
23. Cf. Cahiers pour l’Analyse, no. 5 – p. 27-29 en particulier ↵
24. Ici se marque la possibilité de reconstruction, dans le sens inverse de la
‘refente’
. ↵
25. Il peut sembler difficile de soutenir ce caractère irreprésentable. Mais on peut ici marquer le leurre auquel, à admettre
le caractère représentable de l’objet, on succombe et qui est celui qu’exerce ce qui tient lieu de représentation de la totalité
à savoir; l’image du miroir, leurre de la représentation qu’investit aussitôt l’oeil, qui met en jeu la pulsion scopique ce qui fait son privilège, mais
aussi bien ce qui empêche “de rien fonder sur sa prévalence exclusive.” ↵
26. ou
‘partiale’
, selon la formule de Lacan, Ecrits; p. 817. ↵
27. Le docteur Leclaire fait quelques remarques complémentaires sur:
(a) le rapport électif de l’objet de la place de la jouissance, cette place étant celle du manque
(b) le rapport de la fonction objectale (définie comme fonction de rejet) avec toute démarche
formalisatrice rejetant l’objet ... et ce qu’il révèle de la place de la jouissance
(c) sa fonction d’accès à la représentation du sujet. L’objet, non représenté et non
représentable, est néanmoins représentatif du sujet car il est dans la situation privilégiée du représentant du phallus,
représentant de toutes les représentations possibles du sujet. ↵
28. Cf. le thème de l’annulation déjà évoqué, comme actualisation du zéro. ↵
29. L’accent doit ici être porté sur ce mot; véritablement; en effet, il est aisé de constater que c’est au contraire n’importe
quoi qui tend communément à venir en cette place, aussi bien, n’importe quel objet
‘a’
en son opacité saturante, que le Sujet, pour autant qu’il donne le change. ↵
30. La métaphore la plus commune, par laquelle on rend compte de ce temps crucial, est celle de voilement du phallus; mais elle
nécessiterait, pour être pertinemment utilisée que soit mieux considérée l’implication en ce mot de la pulsion scopique. ↵
31. Voir à ce propos, dans le séminaire précédent, ce qui a été dit de l’objet phallique comme plus petit commun dénominateur
de toute objectalité. ↵
Editorial Notes
i. In this HTML version of the article, the character ‘$’ represents the Lacanian symbol for the
‘barred subject’
. See the PDF version for reference. ↵