You are here: Home / Contents / Volume 8 / Article 8.5) Claude Lévi-Strauss: A propos de Lévi-Strauss dans le XVIIIe siècle

This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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A propos de ‘Lévi-Strauss dans le XVIIIe siècle’

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Cher Monsieur,1

Ai-je besoin de vous dire combien j’ai été sensible à l’intérêt que me porte votre récente publication? Et pourtant, je ne puis me défaire d’une gêne, car n’est-ce pas jouer une farce philosophique que de scruter mes textes avec un soin qui se justifierait mieux s’ils provenaient de Spinoza, Descartes ou Kant? En toute franchise, je n’estime pas que ce que j’écris vaut tant d’égards, surtout s’agissant de Tristes Tropiques où je n’ai pas prétendu exposer des vérités, mais seulement les songeries d’un ethnographe sur le terrain, dont je serais le dernier à affirmer la cohérence.

Aussi ne puis-je me défendre de l’impression qu’en disséquant ces nuées, M. Derrida manie le tiers exclu avec la délicatesse d’un ours. Sans doute les Nambikwara sont-ils à la fois bons et méchants, et la perfidie qui fait chez eux son entrée avec l’usage de l’écriture n’est-elle qu’une forme dont ils pratiquaient d’autres aspects. Sans doute aussi, l’affirmation que toute vie sociale est opprimante reste très en deçà par son simplisme de l’imputation de formes concrètes d’oppression à des types déterminés l’organisation sociale. Mais si, comme je le crois, l’idée d’une société juste est inconcevable, ne faut-il pas conclure que ces cas particuliers reflètent, dans des conjonctures historiques variables, une vérité d’ordre général, même si la notion reste purement théorique?

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Pour tout dire, je m’étonne que des esprits aussi déliés que les vôtres, à supposer qu’ils aient voulu se pencher sur mes livres, ne se soient pas demandé pourquoi je fais de la philosophie un usage si désinvolte, au lieu de me le reprocher. Mais c’est que je n’éprouve à son égard nul respect, et que je me réserve le droit d’un livre à l’autre, et même d’une phrase à l’autre du même livre, d’emprunter diverses manières, comme font vis-à-vis des styles certains peintres et musiciens. Mon but n’est pas d’édifier un système mais, faisant flèche de tous bois, de recourir à n’importe quel schème tombé dans le domaine public de la tradition philosophique s’il peut m’aider à faire percevoir à mes contemporains, dans un langage qui leur soit accessible, la saveur unique d’un style de vie, d’une institution, d’une croyance, d’un groupe de représentations ... Les considérations philosophiques ne sont que les socles improvisés sur lesquels, pour les mettre en valeur, je monte ces précieux objets. Je réponds ainsi du même coup à la question sournoise, posée quelque part en note, de savoir si l’ethnologue se veut ingénieur ou bricoleur!

Bien sympathiquement, votre

Claude Lévi-Strauss

Notes

1. Nous reproduisons avec l’autorisation de M. Lévi-Strauss une lettre adressée à la rédaction des Cahiers pour l’Analyse, au reçu du Cahier no. 4, ‘Lévi-Strauss dans le XVIIIe siècle’