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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Droit naturel et simulacre1

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Qui sait s’il ne faut pas la dépasser beaucoup [la nature] pour entendre ce qu’elle veut dire?

Marquis de Sade, Aline et Valcour.

Que la politique ait été un objet privilégié de la réflexion rousseauiste nul ne peut songer à la contester. Du séjour à Venise (1743-44) au cours duquel il forme le projet des Institutions politiques aux Considérations sur le Gouvernement de Pologne (1772), la carrière philosophique de Rousseau se déploie pour tout un versant d’elle même 2 à partir de et en réponse à une interrogation politique. De ce privilège un texte célèbre rend raison: “J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique et que, de quelque façon qu’on s’y prît, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être”3. Ce n’est point cette justification qui nous retiendra, mais bien plutôt ce qui en elle désigne le point de départ et l’objet de cette philosophie politique, ‘la nature du gouvernement’ . Que tel soit bien ce qui fait la matière de sa réflexion, Rousseau le déclare explicitement tout en précisant le sens auquel il faut entendre le ‘gouvernement’ , [66] lorsqu’en introduction au Manuscrit de Genève il se donne pour tâche de déterminer ‘la nature du corps social’ 4. Au-delà de cette identification nominale de son objet, nous voudrions mettre en forme la question à laquelle répond la philosophie de Rousseau, c’est-à-dire examiner comment se constitue cet objet, à partir de quelle interrogation est pensée la politique.

La philosophie politique doit donc commencer par déterminer “la nature du corps social” et c’est en ce commencement que nous nous tiendrons en nous efforçant d’en mettre au jour la problématique.

Tout d’abord que peut signifier “déterminer la nature du corps social” s’il est vrai que celui-ci ne peut être une institution naturelle et si en tant que tel il est de part en part artificiel? Il ne peut en effet s’agir de déterminer un corps social naturel car cette expression est absurde quel que soit le sens qu’on lui prête. En premier lieu même si on soutient (contrairement au 2ème Discours) que la famille est une “société naturelle”5, il y a hétérogénéité entre la structure de la famille, structure physique fondée sur ‘l’instinct’ , ‘le penchant naturel’ et ‘l’habitude’ 6, et celle du corps social qui ne peut être physique puisqu’il n’y a pas de sociabilité naturelle ou d’instinct social et à ce titre il ne peut y avoir de passage continu de l’un à l’autre.7 En second lieu Rousseau écarte la conception d’une “société naturelle et générale du genre humain” parce qu’ “il est certain que le mot genre humain n’offre à l’esprit qu’une idée purement collective qui ne suppose aucune union réelle entre les individus qui le constituent.” [Note: Manuscrit de Genève, p. 283.] Le genre humain n’est donc, pour reprendre les termes de Hobbes, qu’une ‘multitudo dissoluta’ ; il ne constitue pas un corps effectif, une ‘civitas’ ou une ‘societas’ , mais n’est qu’une collection d’individus sans lien réel qui les attache l’un à l’autre, une pure idée collective n’existant que ‘dans les systèmes des philosophes’ . Le corps politique ne peut donc se former ni par une extension de la famille, ni par un resserrement d’une ‘société naturelle et générale du genre humain’ , il se constitue en discontinuité avec la nature physique, par une rupture qui le fait irréductiblement autre.

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La marque de cette altérité où se manifeste le caractère fondamental du corps politique est la moralité; le corps politique est avant tout une ‘personne morale’ ou un ‘être moral’ , c’ést-à-dire un être réel possédant une unité et une individualité propre, mais un être qui ne tient pas directement cette individualité et cette réalité de la nature physique, un être qui en tant que tel n’a aucune réalité physique, ‘un être abstrait et collectif,’ [Note: Ibidem, I. 4, p. 295.], ayant une ‘existence idéale et conventionnelle,’ [Note: Ibidem I., 7, p. 309.], “un être de raison”8 sans que ce caractère abstrait et idéal n’enlève rien à sa réalité: pour n’avoir qu’une existence idéale il n’est pas une pure idée car Rousseau pense la réalité sous le signe de l’individualité et non uniquement sous celui de la nature physique et à ce compte il reconnaît une réalité physique et une réalité morale irréductibles l’une à l’autre.

Mais cette irréductibilité n’empêche pas l’être moral d’être par nature fondé sur des êtres physiques, elle oblige seulement à concevoir une fondation qui soit en même temps une rupture. Ainsi le corps politique est une personne morale qui résulte de l’union d’êtres physiques constituant par cette union un être spécifique, irréductible à ses composés fondateurs “à peu près comme les composés chimiques ont des propriétés qu’ils ne tiennent d’aucun des mixtes qui les composent”9

Or c’est parce que le corps politique est un être moral, donc fondé, que poser la question de sa nature, c’est poser celle de son origine, en l’espèce de ses fondements, et la question d’origine n’a de sens que pour les êtres moraux, c’est-à-dire lorsqu’elle est une question de fondements.10 En ce cas la structure même de l’être moral oblige à poser à son sujet la question d’origine, en prescrit les articulations et en assure la rigueur.

En effet en tant qu’être fondé l’être moral renvoie à la question de son origine comme élucidation de sa nature et si “la cité n’est qu’une personne morale dont la vie consiste dans l’union de ses membres”11, pour déterminer ce qui fait la réalité ou la vie de cet être moral, il est nécessaire de percer à jour ce qui lui donne naissance, “l’union de ses membres”.

Mais la nature fondée de l’être moral ne se contente pas d’ouvrir la question, elle en détermine aussi la membrure suivant une triple exigence. Elle oblige d’abord à se demander à partir de quoi est fondé l’être moral et donc à décrire le sol d’origine, le soubassement de l’édifice ou les [68] éléments avant leur union. Que cet ‘avant’ n’ait pas nécessairement un sens temporel tient à ce que ce sol d’origine est requis par la structure même de la personne morale, qu’il ait effectivement existé comme tel ou non. En effet la description de “l’état de pure nature” naît de la nécessité de conserver l’indépendance et l’irréductibilité de la couche fondatrice et de la couche fondée, qui ont chacune leur nature propre indépendante de l’autre.12 Si donc par nature la couche fondatrice est indépendante de la couche fondée, elle doit être décrite comme telle dans sa spécificité, si l’on veut déterminer la constitution de la couche fondée. Mais on ne peut passer avec rigueur de cette indépendance inscrite dans la structure de la personne morale à l’existence historiquement antérieure de la couche fondatrice. Si cette dernière question est à Rousseau indifférente,13 c’est qu’il ne s’intéresse pas à la production historique du corps politique, mais à l’élucidation de sa nature en tant qu’être moral et qu’à ce titre sa description se légitime en dehors de toute histoire. C’est ainsi que la solution d’origine posée dans le deuxième Discours est une question de fondements et non d’origine historique et qu’à trois reprises dans la Préface14 il déclare que sa recherche est nécessaire “pour la connaissance des fondements réels de la société humaine” et que tel est son projet.

A partir de cette description fondamentale, la question peut s’engager dans deux voies indépendantes. La première consiste à examiner par quels liens les êtres purement physiques qu’elle nous a livrés peuvent s’unir pour constituer un corps politique possédant une individualité propre. Tel est le propos du Contrat Social et à n’en pas douter cette question n’est pas une question historique qui décrirait la production réelle de la société politique dans ses modalités effectives, puisqu’il suffit pour y répondre de se laisser guider par la nécessité de constituer une véritable union: “Il y a mille manières pour rassembler les hommes, il n’y en a qu’une pour les unir. C’est pourquoi je ne donne dans cet ouvrage qu’une méthode pour la formation des sociétés politiques, quoique dans la multitude d’agrégations qui existent actuellement sous ce nom, il n’y en ait peut-être pas deux qui aient été formées de la même manière et pas une selon celle que j’établis.”15 Ainsi la nécessité d’unir les hommes, si elle est bien comprise, détermine suffisamment la réponse pour qu’on puisse se dispenser de faire appel à la constitution factuelle des sociétés: “mais je cherche le droit et la raison et ne dispute pas des faits.”16 La seconde voie tente de déceler ce qui motive le passage d’une couche à une autre, la cause de l’institution. [69] Or s’il faut sauvegarder de façon absolue l’indépendance et l’irréductibilité des deux couches, on ne peut attribuer à la couche fondatrice aucune tendance à se développer dans le sens de la moralité; pour que la fondation ait bien le sens d’une rupture, il faut que la couche fondatrice soit pure et que rien en elle n’appelle la constitution du corps politique. Dès lors la cause du passage ne peut être expliquée dans la rigueur théorique de mise lorsqu’il s’agit d’élucider la nature du corps politique; puisque cette cause est par nature extérieure à la nature du corps politique, Rousseau est contraint d’en appeler aux faits et d’imaginer le processus le plus probable et l’hypothèse la plus plausible.17 Mais cet appel aux faits et à l’imagination n’invalide en rien la rigueur de la recherche puisque la cause, étant par nature extérieure au système, ne fait que déclencher la constitution du corps politique, sans aucunement en déterminer la nature. C’est pourquoi la réponse à cette question est indifférente au propos fondamental de Rousseau: “Je sais que plusieurs ont donné d’autres origines aux sociétés politiques .... et le choix entre ces causes est indifférent à ce que je veux établir.”18 Si donc Rousseau peut au début du Contrat Social déclarer qu’il ignore comment ce changement s’est fait19, c’est que la réponse à cette question excède son intention proprement politique et n’importe pas aux fondements du corps social.

Enfin exigeant une recherche des fondements et non une recherche de type factuel ou historique, la question de l’origine du corps politique peut être conduite rigoureusement et selon des démonstrations irréfutables. Au contraire toute recherche historique ne peut reposer que sur des “preuves morales” et “toute preuve morale est susceptible de plus et de moins.”20

Si donc la question portant sur “la nature du corps social” se trouve ainsi éclaircie, reste à savoir pourquoi la philosophie politique doit commencer par déterminer la nature du corps politique. La réponse de Rousseau est claire: qui veut rechercher “les principes du droit politique”21 doit commencer par cette tâche parce que le lien unissant les êtres physiques pour constituer le corps politique est l’obligation et que dès lors l’origine du corps politique est en même temps l’origine du droit en général [70] qui, comme qualité morale ne peut s’appliquer qu’à un être moral. “Qu’est-ce qui fait que l’État est un? C’est l’union de ses membres. Et d’où nait l’union de ses membres? De l’obligation qui les lie.”22 L’obligation est donc essentiellement un lien moral permettant la constitution du corps politique comme personne morale. Dès lors le corps politique et l’obligation renvoient l’un à l’autre, puisque le premier ne peut se constituer comme personne morale sans ce lien moral qui seul lui assure unité et réalité et qu’il ne peut y avoir obligation que par appartenance à une société, nul n’étant obligé envers lui-même. Aussi est-ce bien à partir d’une explication de la nature du corps social et des divers rapports qui s’y établissent entre ses membres que Rousseau peut déterminer les articulations du droit, donc le champ de son propos et fonder le droit politique comme ensemble des règles ordonnant les relations du Souverain et de l’Etat.23

Mais les rapports du corps politique et de l’obligation ouvrent une situation troublante. En effet chacun des deux éléments est en même temps condition de possibilité et effet de l’autre, ce qui permet la constitution de l’autre et ce qui dérive de cette constitution et ce faisant ils manifestent leur co-originarité ou leur complémentarité d’origine. Cependant se manifeste également le cercle où se trouve nécessairement enfermée toute pensée de l’origine, puisque pour constituer le corps politique il faut que ses membres se trouvent unis par une obligation et que pour se trouver unis par une obligation il faut qu’ils appartiennent à un corps politique. En employant les termes de Rousseau à propos du législateur “il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution, présidât à l’institution même et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles.”24 Que l’effet puisse devenir la cause, c’est ce qui est nécessaire et pourtant rigoureusement impensable dans les cadres de la logique classique. Or l’indice de ce cercle nous est donné dans la notion de ‘droit naturel’ et de société générale de l’humanité dans leur rapport au droit civil et à la société civile; ce qui fait ici question et dont l’ambiguïté produit le cercle, c’est le statut du droit naturel et celui de l’humanité.

Sur la définition nominale de ces termes il ne peut y avoir de contestations : tout droit étant par nature politique et n’ayant de sens que dans la société qu’il constitue, le droit naturel ou la - justice - universelle ne peuvent être conçus que comme l’obligation qui constitue l’humanité en personne [71] morale, en société générale.25 Mais lorsque, selon le précepte leibnizien, nous tentons de convertir cette ‘définition nominale’ en ‘définition réelle’ et d’établir la possibilité du défini, les difficultés s’amoncellent.

D’abord ce droit naturel semble avoir usurpé son épithète. En effet s’il n’y a ni société générale du genre humain, ni obligation dans l’état de nature, la constitution de l’humanité en personne morale ne précède pas celle du corps politique, mais en dérive et le droit naturel n’est qu’une extension du droit civil “à la société générale dont l’Etat nous donne l’idée.”26 C’est pourquoi Rousseau peut dire: “Ce n’est que de l’ordre social établi parmi nous que nous tirons les idées de celui que nous imaginons. Nous concevons la société générale d’après nos sociétés particulières, l’établissement des petites républiques nous fait songer à la grande et nous ne commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été citoyens”27 ou encore: “la loi est antérieure à la justice et non la justice à la loi.”28 Si donc le droit naturel non seulement n’est pas le droit de l’état de nature, mais encore dérive du droit civil d’institution, comment peut-on persister à le dire ‘naturel’ ?

Or il y a plus et on peut lui disputer outre son épithète sa possibilité même. Il y a en effet deux manières de concevoir cette société générale dans laquelle il s’applique. Nous pouvons la concevoir comme une société des sociétés, un être moral au deuxième degré formé par union des corps politiques. Un texte du Discours sur l’économie politique nous y invite en définissant la ‘loi de nature’ comme celle “de la grande ville du monde ... dont les états et peuples divers ne sont que des membres.”29 Mais Rousseau oppose explicitement le droit naturel et le droit des gens, car ce dernier, produit par des contrats passés de Souverain à Souverain, varie de nation à nation, puisqu’il dérive de chaque droit civil et ne peut le contredire: “Le droit naturel est le même pour tous les hommes qui tous ont reçu de la nature une mesure commune et des bornes qu’ils ne peuvent passer; mais le droit des gens, tenant à des mesures d’institution humaine, doit varier de nation à nation ...”30

Il nous faut donc concevoir la société générale comme une société universelle et le droit naturel comme l’obligation liant tous les membres de l’humanité en une personne morale. Mais pour que cette obligation ne soit pas un vain mot, il faut que l’humanité puisse être considérée comme une personne morale, comme une société générale. Or l’idée de société générale est aussi contradictoire dans l’état civil que dans l’état de nature. [72] On ne peut en effet songer à établir la société générale par extension de la société civile “qui nous en donne l’idée”, car, si tous les peuples ont bien “une espèce de force centrifuge par laquelle ... ils tentent de s’agrandir aux dépens de leurs voisins”,31 ils trouvent dans cette extension leur perte en tant que sociétés, c’est-à-dire qu’ils ne se perdent pas en se fondant dans une société plus vaste, mais qu’ils se réduisent à l’état de ‘multitudo dissoluta’ et qu’à la limite, dans le cas de la société générale, ils retourneraient à l’état de nature, car “plus le lien social s’étend, plus il se relâche.”32 De plus ces deux formes de société ne peuvent co-exister, car on ne peut appartenir en même temps à la société civile et à cette prétendue société générale, l’obligation civile réduisant à néant toute autre obligation. C’est pourquoi Rousseau insiste sur l’incompatibilité des vertus d’humanité et de patriotisme qui ne s’assureront que sur le papier et dans le système des philosophes33 et qu’il affirme: “toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s’aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers: ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux.”34

Si donc le lien civil réduit à rien le lien d’humanité, la société générale ne pourrait s’instituer que par l’abolition de la société civile, mais cette abolition serait celle de toute société. La société générale et avec elle le droit naturel sont donc des chimères que nous ne faisons qu’imaginer sur le modèle de la société et du droit civil, puisque l’unité nécessaire à la constitution de toute société et donc à l’instauration de tout droit exige un resserrement et que toute société est exclusive. De ce fait la société générale n’existe que dans l’imagination ou le système des philosophes, ce qui fait du droit naturel une obligation imaginaire, vaine et sans effet. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’idée d’humanité n’apparaisse que lorsque le lien social se relâche et qu’elle fonctionne toujours comme un prétexte ou un leurre dont usent les fourbes pour se dispenser de leurs devoirs civils.35 Masque de l’égoïsme qui exclut toute idée d’obligation ou de moralité, le droit de l’humanité apparaît donc comme une chimère sans effet ou un leurre qui donne le change par des ‘vertus en papier.’

Et pourtant non seulement Rousseau n’a jamais abandonné l’idée de droit naturel, mais s’il l’avait fait, comme le prétend Vaughan, il n’aurait pas pu écrire le Contrat Social car seule cette notion rend possible le droit politique. Si donc cette notion, dont dès l’abord la cohérence est problématique,36 est maintenue tout au long de l’oeuvre de Rousseau, c’est qu’elle y assume une fonction irremplaçable.

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Celui en effet qui tient la société générale et le droit naturel pour des chimères, doit considérer l’origine de la société civile comme l’origine absolue du droit, ce qui rend impossible la détermination pure des modalités selon lesquelles se constitue cette société civile. Dès lors le projet même d’un droit politique déterminant en dehors des faits et des sociétés constituées la nature du corps politique et les modalités de sa constitution se trouve menacé.

Deux possibilités semblent ici se présenter. La première consiste à s’ouvrir à l’empiricité et à admettre que, puisque la constitution de la société civile est l’origine absolue du droit, il y a autant de droits que de sociétés constituées. Dès lors elle-même se dédouble. On peut d’abord refuser d’admettre qu’il n’y ait “qu’une manière d’unir les hommes” et ne reconnaître qu’une pluralité factuelle irréductible qu’il est impossible de ramener à l’unité. Telle est la thèse, niant la possibilité même d’un droit politique, que Rousseau prête à Joly de Fleury “qui pour établir son jansénisme, veut déraciner toute loi naturelle et toute obligation qui lie entre eux les hommes, de sorte que, selon lui, le chrétien et l’infidèle qui contractent entre eux ne sont tenus à rien du tout l’un envers l’autre, puisqu’il n’y a pas de loi commune à tous les deux.”37 Mais on peut aussi chercher à dégager cette unique façon d’unir les hommes, qui fait l’objet du droit politique, d’une étude comparative des diverses sociétés constituées comme ce qui est commun à toutes. Rousseau n’exclut pas une telle recherche,38 mais il la tient pour une enquête subsidiaire venant confirmer les données du droit politique et il nie qu’elle puisse le constituer. En effet si le droit politique n’était rien d’autre que du droit civil comparé, comme toute recherche factuelle et historique, il ne conduirait qu’à une connaissance probable, fondée sur des “preuves morales” et pouvant à tout instant être démentie par un fait nouveau. Bien plus, procéder ainsi revient à nier le droit politique et c’est à cette conclusion qu’arrivent tous ceux qui ont suivi cette voie et qui se refusent à voir “cet accord évident et universel de toutes les nations’ au nom d’une exception dont il leur est toujours loisible de se prévaloir.”39 C’est que cette démarche méconnaît les rapports entre le droit politique et le droit civil et ignore que le premier doit guider le second. Le droit civil en effet est une connaissance factuelle dans laquelle les faits sont des droits, donc des qualités morales, et qui à ce titre ne dispose pas immédiatement de ses objets comme le physicien des phénomènes physiques mais doit recourir à une autre science pour établir son champ d’objectivité, précisément au droit politique qui, déterminant la notion de corps politique, décrit l’élément dans lequel et par lequel s’instaure toute juridicité et permet de discerner ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, donc d’établir le champ du droit civil. L’observation empirique ne peut donc se faire directement: “avant d’observer il faut se faire des règles pour ses observations: il faut se faire une échelle pour y rapporter les mesures qu’on prend. Nos principes du droit politique sont [74] cette échelle. Nos mesures sont les lois politiques de chaque pays” [Note: Emile, V, p. 585.]. Si comme Grotius, on contrevient à cette règle on ne peut qu’établir le droit par le fait et il est impossible de discerner ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, le physique et le moral. Encore qu’en fait on ne puisse pas faire autrement,40 il est absurde de fonder par principe le droit politique sur le droit civil, puisque celui-ci demande lui-même à être guidé par celui-là.

La deuxième possibilité est celle qu’a saisie Hobbes et elle consiste à faire l’économie du droit naturel sans pour autant tomber dans l’empirisme. Il s’agit d’établir un droit politique en se laissant uniquement guider par l’unité nécessaire à la constitution de la société civile et en recherchant quelles sont les modalités de cette constitution qui assurent le mieux l’unité de la personne morale qu’est la société civile. Telle est bien la position de Hobbes qui, tout en affirmant qu’il n’y a pas à proprement parler de lois naturelles et que la loi ne commence qu’avec la constitution de la société, se propose d’étudier la loi non en juriste mais en philosophe.41 Il lui faut alors démontrer que sa théorie du pacte comme représentation est la seule qui assure l’unité de la société et c’est bien ce qu’il prétend: “Une multitude d’hommes ne devient une personne que lorsqu’elle est représentée par un homme ou une personne. Car c’est l’unité du représentant et non l’unité du représenté qui rend une cette personne. Et l’unité ne peut pas être comprise autrement dans une multitude.”42

Mais Rousseau juge cette voie impraticable car cette exigence formelle d’unité, qui ne prête nulle attention à la nature des éléments à unifier, ne prescrit aucune modalité déterminée pour constituer la société et réaliser cette unité. Le problème ainsi posé n’est pas suffisamment déterminé pour qu’une réponse s’impose comme la seule possible. Si donc la réponse de Hobbes est arbitraire c’est qu’il n’assure qu’une exigence formelle, sans se demander si ce qu’il propose est compatible avec la nature humaine, “s’il est convenable à des hommes” [Note: Sixième Lettre écrite de la Montagne, p. 807.] et il fait la même erreur pour le droit politique que ceux qui établissent les règles de l’état de nature “par des convenances presqu’arbitraires”,43 comme la collection des règles qu’il leur semble bon que les hommes appliquent, sans se demander si elles conviennent à l’homme de l’état de nature. Hobbes confond ainsi la véritable unité qui assure la permanence et la vie de la société et la fausse unité qui semble régner dans les “attroupements forcés” prompts à se dissoudre; n’ayant pas assez déterminé son problème il ne peut distinguer entre unir les hommes et les rassembler et donne la méthode la plus efficace de les [75] rassembler, non l’unique manière de les unir. Ainsi pris entre l’empirisme de Grotius et le formalisme de Hobbes qui ont tous deux comme conséquence de légitimer l’arbitraire et de méconnaître la spécificité de l’être moral,44 c’est pour éviter ces deux écueils que Rousseau va fonder le droit politique sur le droit naturel, mais un droit naturel dont le statut est original et dont la détermination échappe à l’arbitraire.

C’est pourquoi il est possible de décrire un étrange renversement où le droit naturel et la société générale, loin d’être des chimères imaginées sur le modèle de la société et du droit civils, apparaissent comme ce qui rend possible la constitution d’un droit et d’une société civile, qui n’ont de réalité morale, donc de réalité tout court que dans la mesure où ils se conforment aux exigences du droit naturel et de la société générale. Tout d’abord tous les textes où la société civile est décrite comme un resserrement, présupposent l’existence antérieure d’une société générale originaire, même si la nécessité du resserrement s’est fait sentir dès l’origine, et montrent à l’évidence que le lien social ne peut se constituer qu’à partir du sentiment de l’humanité, même si ce sentiment ne peut pas servir de lien social.45 Ensuite Rousseau affirme explicitement la nécessité de fonder le droit politique sur le droit naturel: “On doit prouver qu’il [le contrat social] est convenable à des hommes et qu’il n’a rien de contraire aux lois naturelles, car il n’est pas plus permis d’enfreindre les lois naturelles par le contrat social qu’il n’est permis d’enfreindre les lois positives par les contrats des particuliers.”46 Même si par conséquent “nous ne devenons proprement hommes qu’après avoir été citoyens”, il faut que le contrat social, par lequel nous devenons citoyens, respecte les droits de l’humanité qui sont donc en quelque sorte antérieurs au droit civil et passent avant lui.47 Et s’il en est ainsi c’est que “comme le public n’est autre chose que la collection des particuliers, ses droits ne sont fondés que sur les leurs” [Note: Fragments politiques, p. 486.] et que les droits des particuliers sont ceux dont ils peuvent se prévaloir en vertu du “droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d’hommes” qu’il faut distinguer et subordonner aux devoirs qu’ils ont “à remplir en qualité de sujets.”48 Ce n’est qu’à condition de respecter cette subordination que le droit civil aura une pertinence morale et que la société civile sera une vraie société, car “toute vertu qui se fonde sur une violation de ce droit [naturel] est une vertu fausse qui couvre infailliblement quelque [76] iniquité”49. Enfin le renversement est assez spectaculaire pour conduire Rousseau à faire l’éloge du cosmopolitisme et à dénoncer le caractère fictif des sociétés particulières: “Le droit civil étant ainsi devenu la règle commune des citoyens, la loi de nature n’eut plus lieu qu’entre les diverses sociétés où, sous le nom de droit des gens, elle fut tempérée par quelques conventions tacites pour rendre le commerce paisible et suppléer à la commisération naturelle, qui, perdant de société à société presque toute la force qu’elle avait d’homme à homme, ne réside plus que dans quelques grandes âmes cosmopolites, qui franchissent les barrières imaginaires qui séparent les peuples et qui à l’exemple de l’être souverain qui l’a créé, embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance.”50 Pour entendre ce texte il nous faut d’abord dissiper une équivoque. On pourrait croire en effet que la loi de nature ici invoquée soit la loi de l’état de nature puisqu’elle est fondée sur la commisération naturelle et règle les rapports d’homme à homme. Mais la pitié de la première partie du Discours n’est pas une loi, puisqu’elle “tient lieu de lois, de moeurs et de vertu”51 et qu’il n’y a pas de loi dans les rapports d’homme à homme.52 La “loi de nature” ne peut donc être que le loi de l’humanité comme société générale et sans proposer des rapports entre la pitié naturelle et l’humanité, qui est un lien moral, on peut affirmer que dans ce texte il s’agit de l’humanité, puisqu’à proprement parler ce n’est point la commisération naturelle qui est enjeu mais la bienveillance embrassant tout le genre humain. Ceci acquis, il apparaît clairement que la société et le droit civils sont survenus par rapport au droit naturel et à la société générale qui sont premiers et fondamentaux et que ce n’est plus la société générale qui est une chimère, mais bien les sociétés particulières qui établissent des ‘barrières imaginaires’ fractionnant la vraie société qui est celle du genre humain. Remarquons enfin que cette société générale fondée sur la bienveillance universelle a rapport à la guerre générale, puisque cette ‘loi de nature’ subsiste entre les sociétés particulières qui sont entre elles de façon permanente en état de guerre,53 mais qu’à rebours elle a rapport à Dieu comme créateur du genre humain et comme donnant l’exemple, en tant que souverain, de la bienveillance universelle.

Ce renversement n’annule évidemment pas le premier mouvement, mais est appelé par la nécessité où se trouve Rousseau de placer l’origine de toute juridicité en dehors des systèmes de droit et de législation particuliers. Ces deux mouvements doivent donc être saisis ensemble comme remplissant la double prescription de l’Emile: “il faut étudier la société [77] pour les hommes et les hommes pour la société.”54 Reste à déterminer la cohérence de ces deux mouvements contradictoires, les concepts qui assurent leur jointure et donc à préciser le statut du droit naturel et de la société générale.

Ce statut peut être repéré de deux façons suivant le double trajet que prescrit la question d’origine pour élucider la constitution du corps social.

Puisque la constitution de la société civile présuppose que celle-ci naisse à partir de la société générale, il doit tout d’abord être possible de lui assigner un lieu dans l’histoire imaginaire qui décrit la genèse de la société politique. On peut même situer a priori ce lieu entre l’état de pure nature où la société générale n’existe pas et l’état civil où elle n’existe plus et ne peut plus exister. L’époque de la société et du droit naturels s’identifie donc à celle de la “société naissante” ou de la “société commencée”, au moment de la danse et du chant. Effectivement cette époque est bien celle de la société générale et du droit naturel et non une époque patriarcale évoquant un clan fortement structuré. En effet, il s’agit d’une véritable société où est impliqué le genre humain: “à mesure que les idées et les sentiments se succèdent, que l’esprit et le coeur s’exercent, le genre humain continue à s’apprivoiser, les liaisons s’étendent et les liens se resserrent.”55 Puisqu’il s’agit d’une véritable société, y surgit la moralité56 sous la forme du droit naturel puisque cette moralité consiste “dans les premiers devoirs de la civilité”57 et que ces devoirs s’appliquent à l’homme en tant que sociable et reposent sur la bienveillance.58 Enfin il s’agit d’une société sans lois, sans magistrats, sans aucune sorte de représentant et tel est bien le caractère fondamental de la société générale, qui se retrouverait dans l’hypothèse d’une société de chrétiens: “ôtez tous les vices à vos chrétiens, ils n’auront plus besoin de magistrats, ni de lois.”59 A l’origine de la société se situe donc l’époque de la société générale comme société pure. Confirment cette identification les textes similaires de l’Essai sur l’origine des langues: “Le premier gâteau qui fut mangé fut la communion du genre humain” ou encore: “le feu sacré qui porte au fond des coeurs le premier sentiment de l’humanité.”60

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Or Rousseau décrit ce moment de la naissance “comme l’époque la plus heureuse et la plus durable” dont on ne sort que par quelque “funeste hasard”, mais en même temps son texte permet de montrer que cette époque la plus durable est aussi la plus éphémère. Outre le fait que les sociétés se sont toujours déjà particularisées selon les nécessités physiques du climat61 qui n’altère en rien la généralité essentielle de ces sociétés reposant sur le lien moral non exclusif de l’humanité, on peut avancer que la société générale est menacée dès son origine et dans son essence même, la bienveillance universelle, par la guerre générale. Certes, Rousseau dans son désir de préserver la pureté de cette époque et donc sa pérennité, présente la guerre générale et ce qui la conditionne comme des événements survenant de l’extérieur sous l’effet du “funeste hasard”, qui fit découvrir la métallurgie et instaura l’agriculture, à une société pure qui ne possède en elle aucun germe de corruption. Dès lors l’époque de la “société naissante” et celle de la guerre générale apparaissent comme deux moments distincts et bien tranchés, dont le second ne peut s’instaurer que par un bouleversement venu de l’extérieur. Mais il donne aussi de nombreuses indications qui peuvent faire supposer que l’état de guerre a toujours déjà commencé à investir la société générale et l’intérêt particulier à contaminer la bienveillance universelle, non par un accident extérieur mais par une nécessité interne. Ainsi la société générale est un état stable car la paix règne où il n’y a point de propriété, mais au début même de “l’âge des cabanes” “s’introduisit une sorte de propriété d’où peut-être naquirent déjà bien des querelles et des combats.”62 Ainsi l’origine de la société générale coïncide avec la naissance de l’amour, mais “la jalousie s’éveille avec l’amour, la discorde triomphe et la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain.”63 Ainsi la société générale est une société de liberté parfaite parce que n’y opère d’autre loi que la loi naturelle de la bienveillance et du plus grand bien de tous, mais celle-ci se trouve dès son origine en défaut puisque, “chacun avant les lois étant seul juge des offenses qu’il avait reçues”, cette époque est celle des “vengeances terribles” qui rendent les hommes “sanguinaires et cruels”. Si donc “c’était à la terreur des vengeances de tenir lieu du frein des lois”64, est à l’oeuvre dans la société générale un substitut des lois positives, qui elles-mêmes tiendront lieu du droit naturel dans la société civile. Ce dernier manifeste donc dès son origine sa vanité et le soutien de la société n’est pas seulement la bienveillance universelle mais aussi l’équilibre de la terreur. Enfin c’est autour du même “grand arbre” où naissent le chant et la danse que s’effectue “le premier pas vers l’inégalité et vers le vice en même temps”.65

[79]

Il semble donc que Rousseau prenne bien soin d’indiquer que tout ce qui ouvre la société générale ouvre également de façon originaire la guerre générale et l’ère de la violence, que l’origine de toute juridicité, de toute légalité a comme revers originaire le surgissement de la violence, de l’arbitraire, de l’illégalité et de l’inégalité, puisque la société générale, cette société avant la société, compose dès son origine avec son principe destructeur, la guerre générale, cette guerre avant la guerre.66 La société générale se produit donc en un “lieu historique” qui est toujours déjà effacé et se trouve menacée dès son origine par ce qui la détruit. Même si elle demeure le présupposé fondamental de la société civile, celle-ci a toujours déjà commencé à la suppléer. C’est que le moment de la société générale est précisément un moment de naissance, donc un moment dont on s’est toujours déjà par essence éloigné et que “cet état le moins sujet aux révolutions” est en fait toujours déjà révolu. Elle occupe donc un lieu par nature vacillant et c’est dans ce schéma de la naissance que se réfractent les deux mouvements contradictoires de la pensée rousseauiste à propos de la société générale et du droit naturel. Toujours déjà excédé, ce lieu n’est qu’un point imaginaire, mais lieu de naissance, il est cela seul qui ne peut point être éludé, le germe de toute réalité.

Mais selon un procédé qui lui est habituel67 Rousseau va étaler dans la successivité temporelle ce dont en même temps il donne à penser la simultanéité d’origine. Ainsi sans nier le conflit qui scinde l’origine, il va s’efforcer de penser l’époque de la société générale comme celle d’une société presque pure et donc d’étendre dans une durée homogène, sans limites et sans histoire le moment fugitif de la naissance.68 Pour ce faire, il se refuse à considérer les deux principes originaires comme deux faces d’un même mouvement, ce qui reviendrait à ébranler la notion d’origine, mais introduit entre eux un décalage, une hiérarchie naturelle selon laquelle le principe de destruction, bien que présent dès l’origine, y est en quelque sorte inefficient, indifférent.69 Il peut ainsi penser comme successif ce qu’il décrit comme simultané et diviser l’histoire en deux périodes bien distinctes. La première, où cette hiérarchie naturelle est respectée, est une époque de pureté presque parfaite. Presque parfaite car si rien ne transparaît du travail de sape opéré par le principe destructeur, dont l’efficience semble nulle ou négligeable, ce travail ne s’en effectue pas moins, mais de façon insensible. Il est d’ailleurs nécessaire qu’il en soit ainsi, sinon il serait sans cesse neutralisé70 et c’est pourquoi la [80] dissimulation appartient par essence au mal: “Le premier art de tous les méchants est la prudence, c’est-à-dire la dissimulation.”71 La seconde dans laquelle cette hiérarchie se trouve brutalement inversée est une époque de corruption presque totale, dont la limite est la mort de toute réalité. Ce procédé qui autorise à établir une succession entre ce dont on décrit la simultanéité, permet également de penser le surgissement du mal à la fois comme le résultat d’un long travail progressif et comme l’effet d’une révolution brutale et de se représenter l’histoire sur le modèle du virage d’une solution chimique. De ce fait bien que présent en principe dès l’origine, le mal est toujours le produit d’un défaut de vigilance, le fait d’une distraction fatale.72 Dans les textes, ce procédé se signale par la tournure “tant que…”: “Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits avec des épines ou des arêtes ....; en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par nature.73

Enfin cette hiérarchie naturelle ou ce décalage introduit par Rousseau entre les deux principes originaires ne peut se légitimer que par un recours à une théologie instituant la primauté de l’esprit sur la matière, de l’activité sur la passivité, de la vie sur la mort. En témoigne le décalage fondamental institué à l’origine des choses dans la lettre à Mr de Beaumont entre Dieu et la matière; répugnant à l’idée de création Rousseau admet l’éternité de la matière, mais se défend de l’accusation de manichéisme en affirmant que ces deux principes ne sont pas sur le même plan, et que de ces deux causes, “l’une est vive et l’autre morte, l’une motrice et l’autre mue, l’une active et l’autre passive, l’une efficiente et l’autre instrumentale.”74

Ainsi il faut assigner à la société générale et au droit naturel un lien historique qui est le lien vacillant de la naissance et seule une hypothèse théologique permet de neutraliser cette vacillation et de penser la naissance comme pure origine. De plus cette hypothèse ne justifie pas seulement en dernière instance et implicitement le procédé utilisé, mais est présenté dans le texte même du deuxième Discours sous la forme de la souveraineté divine qui s’exerce dans la société générale et en fin de compte c’est parce que, par le truchement du droit naturel, c’est la volonté de Dieu qui régit cette société du genre humain, que le droit naturel, comme bienveillance universelle a une primauté naturelle sur la violence.

[81]

Jusqu’ici la nécessité de présupposer la société générale comme fondement de la société civile, qui ne peut se constituer qu’à partir de la première, n’a revêtu qu’une forme négative. Mais cette démarche heuristique doit se justifier par un statut positif donnant un sens précis aux termes de ‘fondement’ et de ‘à partir de’ . Or ce rapport semble entretenir en lui deux exigences antagonistes: il doit en même temps rendre compte de la filiation entre société générale et société civile et de l’opposition, de la lutte, de la guerre que mène la société civile contre la société générale: quel concept va donc pouvoir réunir dans son fonctionnement ces deux exigences contradictoires.

Sur ce point Rousseau ne nous donne aucun éclaircissement, aussi faut-il procéder de façon détournée. Or il y a le même rapport entre la société civile et les associations de brigands qu’entre la société générale et la société civile puisqu’à ses yeux les premiers héros politiques ont été des brigands à l’égard des étrangers et que, lorsqu’il s’agit de reconnaître le rapport de tout droit positif avec le droit naturel il place sur le même plan “les conventions tacites des brigands” et le “droit écrit.”75 Mais dans le cas des brigands, Rousseau dévoile le nom de ce rapport: “C’est ainsi que les brigands mêmes qui sont ennemis de la vertu dans la grande société en adorent le simulacre dans leurs cavernes.”76 De même donc que les brigands ennemis du droit civil en respectent le simulacre dans la loi du milieu, de même que leurs associations sont des simulacres de la société civile, celle-ci est le simulacre de la société générale et le droit civil celui du droit naturel. Et de fait l’ambiguïté de ce concept le rend propre à assumer les exigences contradictoires de ce rapport. Ainsi le simulacre est ennemi du modèle dans la mesure où il en est fondamentalement autre et où il ne se constitue que dans et par son absence. Simulacre et modèle sont donc incompatibles dans leur présence comme la société civile et la société générale et le simulacre défigure, déshonore le modèle.77 Et pourtant le simulacre possède un lien de filiation irréductible qui l’attache au modèle dont il procède et à ce titre il est ce qui sauvegarde le modèle et en le détruisant on se couperait définitivement de toute voie d’accès au modèle, comme en détruisant la société civile on détruirait toute société.78 Le simulacre est ainsi pensé à mi-chemin du modèle et du leurre, qui comme “faux simulacre”79 ou hypocrisie aurait totalement [82] rompu avec le modèle tout en paraissant le recouvrir parfaitement, et il tient toujours des deux à la fois. Mais le simulacre ne surgit pas innocemment pour remplacer un modèle originaire qui lui préexisterait et viendrait inexplicablement à s’absenter, il est ce qui détruit le modèle et le même mouvement abolit le modèle et constitue le simulacre. Ainsi la lutte entre le simulacre et le modèle est originaire (simul); le premier a toujours déjà commencé à défigurer le second et le second à être simulé par le premier; en ce sens le modèle renvoie tout autant au simulacre que le simulacre au modèle. C’est pourquoi les deux termes en référence à quoi le simulacre a été déterminé (le modèle et le leurre) sont toujours déjà et toujours encore travaillés par lui et ne peuvent recevoir une détermination pure. C’est ainsi que le modèle de la société civile se détruit lui-même en tant que modèle, c’est-à-dire en tant que parfait et que Rousseau écrit à propos d’une société de chrétiens: “son vice destructeur serait dans sa perfection même.”80 Inversement dans le Troisième Dialogue, il fonde l’espoir de sa réhabilitation sur l’impossibilité d’un leurre parfait, qui signerait la mort de la société.81

Cette conception des rapports du simulacre et du modèle permet de saisir le double mouvement de la pensée Rousseauiste: la société civile comme simulacre de la société générale renvoie à elle comme à son fondement et à son modèle mais comme le modèle est toujours déjà simulé, le modèle parfait est restitué fictivement à partir du simulacre, ce qui par ce jeu de méprise a permis de considérer la société générale comme une chimère imaginée “sur le modèle” de la société civile. Mais en même temps l’utilisation qui en est faite semble mettre en cause le concept même de simulacre. Si en effet le simulacre est toujours simulacre de simulacre, la notion elle-même est en péril, puisqu’elle n’a de sens qu’au regard d’un modèle qui ne soit pas déjà simulé. On pourrait certes prétendre que ce concept ne joue chez Rousseau qu’un rôle opératoire et qu’il n’y peut être thématisé. Mais c’est précisément son efficacité opératoire qui en est cause, car dans ce renvoi indéfini de simulacre à simulacre il semble impossible de déterminer le fondement de la société civile, donc d’arrêter ces références sans fin en un certain point qui serait le modèle-fondement. Ce qui seul permet cet arrêt que rien ne justifie dans la structure Rousseauiste du simulacre, c’est que celui-ci est pensé dans sa provenance théologique. Seule la notion de ‘simulacre divin’ autorise à en arrêter la chaîne en un lieu où le simulacre, ne tenant plus du tout du leurre, est en même temps un véritable modèle. Et c’est pourquoi dans ce cas Rousseau peut employer indifféremment les termes de simulacre et de modèle.82

[83]

Seule cette espèce de simulacre modèle qu’est l’écriture de Dieu dans la conscience, seule cette empreinte divine qui témoigne qu’en devenant sociable l’homme est devenu “l’image de Dieu sur la terre”83, seul cet ultime rapport de créateur à créature faite à son image peut arrêter la série par essence indéfinie des simulacres et déterminer le fondement de la société civile dans le simulacre-modèle qu’est le droit naturel, discours exemplaire inscrit au coeur de chaque homme.

Ainsi on doit ici encore à un recours théologique la neutralisation du statut vacillant qui est assigné à la société générale et au droit naturel et la possibilité de leur assurer un véritable statut, donc une position qui s’avère fondamentale. Mais ici encore ce recours n’est pas seulement opéré implicitement dans le maniement des concepts de simulacre et de modèle, il l’est aussi dans la détermination de la société générale comme modèle-fondement. En témoigne le mouvement qui fait de la religion de l’homme, “par laquelle les hommes enfants du même Dieu se reconnaissent tous comme des frères”, “le droit divin naturel”84 et qui par là donne au lien moral, qui unit l’humanité en société générale, une origine divine et la forme d’une fraternité sacrée. En témoigne en conséquence la nécessité de la religion civile qui, comme simulacre de la religion de l’homme, fonde “le droit divin positif.” Bref, la notion de droit naturel n’est redevable de son sens chez Rousseau qu’à la théologie et sans doute était-ce ce qu’il voulait indiquer lorsqu’à la fin de la Préface du deuxième Discours il parle de “la main bienfaisante” qui donne aux institutions humaines “une assiette inébranlable” et déclare que seule l’élaboration de la question d’origine permet de la déceler.85

Plus qu’aucun autre Rousseau a voulu être conséquent, mais plus qu’aucun autre il a senti le piège de la rigueur et que la vraie rigueur ne s’atteignait pas de façon simple. C’est par souci de rigueur qu’il articule les divers moments de sa pensée en prenant comme fil conducteur la notion d’être moral qui lui semble déterminer la spécificité de son objet, et examine ce qui nécessite son élucidation. S’il n’avait fait que cela, il n’aurait guère été plus loin que Hobbes. Là où il fait peut-être un pas de plus, c’est quand il saisit que par nature l’être moral s’est toujours précédé comme tel et que ce doit être des êtres déjà moraux que tient le contrat social en constituant la moralité. Ce qui achève alors de déterminer le problème insuffisamment spécifié par Hobbes, c’est l’exigence de liberté qui s’ajoute [84] à celle de l’unité de la cité, de par le tour étrange qui replie l’être moral sur lui-même et réclame que l’effet soit cause.

Mais ce en quoi Rousseau achoppe se manifeste par l’impossibilité où il est de maintenir ce tour et ce repli et par la nécessité où il se trouve d’annuler la différence qui scinde l’origine en recourant à une théologie en qui s’abolit le divorce de la nature et de la convention.

Pour donner un dernier témoignage de ce mouvement, il suffit d’évoquer comment à Sparte, cité de référence entre toutes, s’annule la différence entre le jeu et le sérieux, comme dans cet état paradisiaque de festivité quotidienne se trouve réduite la transgression absolue sans laquelle il n’est nul jeu: “C’est à Sparte que, dans une laborieuse oisiveté, tout était plaisir et spectacle; c’est là que les plus rudes travaux passaient pour des récréations et que les moindres délassements formaient une instruction publique; c’est là que les citoyens continuellement assemblés consacraient la vie entière à des amusements qui faisaient la grande affaire de l’Etat et à des jeux dont on ne se délassait qu’à la guerre.”86 Il nous a semblé que le lieu de ce dépassement impossible de la métaphysique, le lieu où il s’opère tout en se rétractant pouvait être situé par le concept de droit naturel en qui se nouent et se dénouent étrangement dans le tour du simulacre la nature et la convention.

Notes

1. Ce texte est la relation partielle d’un exposé prononcé à l’Ecole Normale Supérieure en mars 1967 au séminaire de M. Derrida. Les références renvoient pour les oeuvres politiques au t. III des Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1964.

2. L’autre versant a pour centre l’esthétique dont une exploration strictement parallèle à celle ici tentée pour la politique peut être entreprise.

3. Confessions. IX, Pléiade, Paris, 1951, p. 396.

4. Manuscrit de Genève, I. 1, p. 281.

5. Contrat Social, 1 2, p. 352.

6. cf. Essai sur l’origine des langues, chap. IX in fine.

7. Sur ce point il y a plein accord entre le Discours sur l’éconornie politique, p. 241-44, Manuscrit de Genève, I, 5 p. 297-300, le Contrat Social, I, 2 p. 352 et l’Essai sur l’origine des langues chap. IX.

8. Fragment sur l’Etat de guerre, p. 608.

9. Manuscrit de Genève, 12, p. 284.

10. cf. le début du Deuxième Discours, p. 131, où il est dit que l’origine ne fait question que pour “l’inégalité morale et pratique” et non pour “l’inégalité naturelle ou physique.”

11. Contrat Social, II, 4, p. 372.

12. cf. Contrat Social, II 4, p. 373: “Outre la personne publique nous avons à considérer les personnes privées qui la composent et dont la vie et la liberté sont naturellement indépendantes d’elle”.

13. cf. Deuxième Discours, ‘Préface’, p. 123, “un état qui n’a peut-être point existé.”

14. p. 124-126-127.

15. Manuscrit de Genève, 15, p. 297.

16. Ibidem.

17. La seconde partie du Deuxième Discours est du domaine du probable et de l’imagination et constitue une sorte d’histoire imaginaire. cf. p. 176 “Les choses étant parvenues à ce point, il est facile d’imaginer le reste”, p. 192 “en rétablissant celles (‘les positions intermédiaires’) que l’imagination ne m’a point suggérées”

18. Deuxième Discours, p. 179.

19. Contrat Social, I 1, p. 351, “Comment ce changement s’est-il fait? je l’ignore.”

20. Lettre à M. de Beaumont, ed. Garnier, p. 489.

21. Sous-titre du Contrat Social.

22. Lettre écrite de la Montagne, p. 806.

23. cf. Contrat Social, II 12, p. 393-94, ‘Division des loix’.

24. Contrat Social, II, 7, p. 383.

25. cf. Diderot dans l’article ‘Droit naturel’ de l’Encyclopédie.

26. Manuscrit de Genève, II, 4, p. 329.

27. Ibidem, I, 2, p. 287.

28. Ibidem, II, 4, p. 329.

29. Discours sur l’économie politique, p. 245.

30. Lettre à M. de Malesherbes, 5 nov. 1760.

31. Contrat Social, II 9, p. 388.

32. Ibidem.

33. Première ‘Lettre écrite de la Montagne’, p. 706, seconde note.

34. Emile, I, éd. Garnier, p. 9.

35. Cf. Critique du cosmopolitisme: Emile, I., p. 9 – Manuscrit de Genève. I, 2, p. 287.

36. cf. Deuxième Discours, p. 125 où après avoir dit que la loi naturelle n’est pas la loi de la nature physique il ajoute: “pour qu’elle soit loi il faut que la volonté de celui qu’elle oblige puisse s’y soumettre avec connaissance; mais il faut encore pour qu’elle soit naturelle, qu’elle parle immédiatement par la voix de la nature.”

37. Lettre à M. de Beaumont, p. 473.

38. Cf. Emile, IV, p. 351

39. cf. La critique de Montaigne: Emile, IV, p. 352.

40. cf. Le texte de l’Emile sur l’homme abstrait et la méthode comparative Emile, IV, p. 306.

41. cf. Léviathan, partie 2, chap. 26.

42. Ibidem, partie 1, chap. 16, éd. Smith, p. 126.

43. Deuxième Discours, p. 125.

44. Cf. Emile, V, p. 584: “Leurs principes sont exactement semblables.”

45. Par exemple, Discours sur l’économie politique, p, 254: “Il semble que le sentiment de l’humanité s’évapore et s’affaiblisse en s’étendant sur toute la terre ... Il faut en quelque manière borner et comprimer l’intérét et la commisération pour lui donner de l’activité.”

46. Sixième Lettre écrite de la Montagne, p. 807.

47. cf. Discours sur l’économie politique, p. 246 et la Réponse à une lettre anonyme à la suite de la Lettre à d’Alembert.

48. Contrat Social, II 4, p. 373.

49. Troisième Dialogue. Bibliothèque de Cluny, p. 313.

50. Deuxième Discours, p. 178 avec la correction de Rousseau sur l’exemplaire de Darenporti “qui l’a créé”, cf. p. 1.351 la note de Starobinski.

51. P. 156.

52. cf. Manuscrit de Genève, II 4, p. 329: “C’est donc dans la Loi fondamentale et universelle du plus grand bien de tous et non dans les relations particulières d’homme à homme qu’il faut rechercher les vrais principes du juste et de l’injuste”

53. Fragment sur l’état de guerre, p. 607: “l’état de guerre est naturel entre les puissances.”

54. Emile, IV, p. 279.

55. Deuxième Discours, p, 169.

56. Ibidem p. 170 “la moralité commençant à s’introduire dans les actions humaines.”

57. Ibidem

58. Cf. Manuscrit de Genève, II., 4, p. 328: “Les actes de civilité, de bienfaisance”

59. Lettre à Ustevi, juillet 1763.

60. Essai sur l’origine des langues, chap. IX.

61.

62. Ibidem, p. 167.

63. Ibidem, p. 169.

64. Ibidem, p. 170-71.

65. Ibidem, p. 169.

66. La guerre au sens propre n’existant qu’entre sociétés civiles. cf. Etat de guerre.

67. Cf. par exemple la théorie des ‘retards’ dans l’Emile.

68. Cf. la durée homogène sans passé, ni avenir dela.

69. Comme l’inégalité physique dans l’état de pure nature.

70. Cf. l’usurpation du souverain par le gouvernement dans la dernière des Lettres écrites de la Montagne ou l’instauration de la tyrannie dans une société de chrétiens lettre à Ustevi, juillet 1763.

71.

72. Aux deux sens de ce mot puisque, quoiqu’on fasse, cette vigilance se trouvera en défaut. cf. Neuvième Lettre écrite de la Montagne.

73. Deuxième Discours, p. 171, cf. ‘Lettre à M. de Beaumont’, p. 445: ‘tant qu’il y a moins d’opposition d’ intérêt …’

74. ‘Lettre à M. de Beaumont’, p. 461.

75. cf. Manuscrit de Genève, I, 2, p. 287.

76. Discours sur l’économie politique, p. 247.

77. cf. Lettre au colonel Picket mars 1764: “Pleurons la nôtre (patrie), elle a péri et son simulacre qui reste encore ne sert qu’à la désohonorer.”

78. cf. Préface de Narcisse. “Les sciences détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre public qui est toujours une belle chose” et en note “le simulacre est une certaine douceur de moeurs qui supplée quelquefois à leur pureté, une certaine apparence d’ordre qui prévient l’horrible confusion, une certaine admiration des belles choses qui empêche les bonnes de tomber tout à fait dans l’oubli.”

79. Contrat Social, IV 8, p. 465.

80. [Empty footnote in the original].

81. Troisième Dialogue, p. 293. cf. aussi Premier Dialogue, p. 112 note, “je ne crois pas possible que jamais le mensonge usurpe et s’approprie tous les caractères de la vérité.”

82. Nous en donnerons deux exemples: ‘Nouvelle histoire’, 2e partie lettre II éd. janvier p. 199: “rentre au fond de ton âme... c’est là que tu verras le simulacre éternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d’un saint enthousiasme”, p. 200: “ce divin modèle que chacun de nous porte avec lui” – Deuxième Dialogue, p. 167: “qui est-ce qui avec une imagination plus vive s’en peindra mieux le divin simulacra?” (de la vertu). Troisième Dialogue, p. 256: “D’où le peintre et topologiste de la nature aujourd’hui si défiguré peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre coeur?”

83. Fragments politiques, p. 477.

84. Contrat Social, IV 8, p. 464.

85. Deuxième Discours, p. 127.

86. ‘Lettre à d’Alembert’, éd. Garnier, p. 2-31.