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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Le Point du signifiant1

[73] Sur Platon. A propos du sophiste

Qu’il y ait eu entre l’être et une computation un lien hérité, la doxographie antique suffirait à le manifester, qui, rapportant les opinions sur l’être, ne sait les énoncer que comme des dénombrements, et ne peut, pour en dresser la liste, que se conformer à la suite des nombres: “pour l’un (des anciens sophistes), relate par exemple Isocrate, il y a une infinité d’êtres; pour Empédocle, quatre; pour Ion, seulement trois; pour Alcméon, rien que deux; pour Parménide, un; pour Gorgias, absolument aucun.” (Isocrate, Or. XV, 268; cité à la page 345 de l’édition Diès).

Ce lien, que l’anecdote ici décrit, cerne bien cependant l’hypothèse qui supporte le mouvement de Platon, désireux dans le Sophiste d’établir ce qu’il en est du non-être: se plaçant dans la succession des opinions, puisqu’il entend la clore, - entre le ‘un’ de Parménide, qui résume tous les comptes positifs, et l’ ‘absolument aucun’ de Gorgias, qui les efface tous, il ne peut faire qu’énumérer le non-être, en susciter l’émergence par une computation.

Soit donc les genres, les éléments de la collection à décompter d’où le non-être devra surgir par é-numération: “parmi les genres, (... ) les uns se prêtent à une communauté mutuelle et les autres, non; certains l’acceptent avec quelques-uns, d’autres enfin, pénétrant partout, ne trouvent rien qui les empêche d’entrer en communauté [74] avec tous.” (Sophist, 254b). Par cette opposition entre le mélange et le non-mélange, entre ce qui peut se prêter à communauté et ce qui ne le peut pas, un trait distinctif est défini, qui permet d’introduire parmi les genres un ordre et des classes: une hiérarchie.

Puisqu’est à présent connu le procédé par lequel dénombrer la collection, en assignant un genre donné à une classe et en le situant dans l’ordre, Platon est en mesure d’y délimiter arbitrairement une série, en prélevant sur la collection des genres un certain nombre d’entre eux: les trois plus grands, l’être, le repos, le mouvement - comme si, au lieu de chercher le non-être dans une collection donnée, assuré sans doute de ne l’y pas trouver, Platon entendait, par un mouvement inverse, le produire dans la succession des états d’une collection construite.

Apparemment arbitraire, la collection choisie se soutient en fait de propriétés formelles: si des trois genres prélevés, le repos et le mouvement ne peuvent se mêler l’un à l’autre, tandis que l’être se mêle à tous deux, Platon se trouve ainsi avoir constitué la série minimale propre à supporter l’opposition binaire entre le mélange et le non-mélange, qui est la loi même de la collection entière.

De fait, le départ est de deux, mélange et non-mélange, mais s’il suffit d’un seul terme pour représenter le mélange, il en faut deux pour supporter le non-mélange: supposons en effet que seuls soient donnés le mouvement et l’être, l’être alors, qui par définition se mêle à tout, se mêlerait au mouvement, et le trait distinctif du mouvement de se dérober au mélange dans son ordre se trouverait aboli; seul le mélange apparaîtrait dans la série. Pour manifester le non-mélange, il faut donc, en sus de l’être, deux termes qui s’excluent: le repos et le mouvement, soit une série minimale de trois termes (254d).

A peine trois termes sont-ils posés que leur trinité appelle pour se soutenir comme série où chacun d’eux est autre que les deux qui restent et même que soi (254 d), deux termes supplémentaires: le même et l’autre. Pour articuler les positions binaires du mélange et du non-mélange, doit être constituée une série minimale de cinq termes: “il est bien impossible que nous consentions à réduire ce nombre” (256d).

Mais cette série minimale ne saurait se reclore en un cycle saturé, puisque, régie par la loi binaire du mélange, elle laisse apparaître en soi, dans le jeu même de cette loi, une dissymétrie: sauf un, tous les termes tombent à la fois sous la loi du mélange et sous celle du non-mélange. A chacun d’eux, s’oppose un terme avec lequel il entre dans une relation spécifique de non-mélange, repos contre mouvement, autre contre même. L’être seul se mêle à tous, sans point de résistance, échappant au couplage avec un terme qui le borne. [75] Dans cette dissymmétrie, doit se repérer la place du non-être.

Seul de tous les termes, l’être doit supporter par une alternante dualité de functions la binarité de l’opposition fondatrice: se mêlant à tous, il effectue le trait qui le définit comme terme assignable à la classe du mélange, et cependant cesse du même movement de subsister comme le terme cerné que ce trait effectué devait définer.

L’être se répand sur toute la série, il est l’élément meme de son développement, puisque tous les termes, comme termes, sont de l’être. Mais par cette expansion, il ne fait que manifester le trait distinctif qui le situe dans une opposition binaire entre ce qui se mêle et ce qui ne se mêle pas: en bref, par la modalité de son expansion, l’être devient un terme cernable dans sa concentration singulière.

S’épandant, l’être se pose comme être. Or si l’être se pose, de ce fait seul, il tombe dans le registre de l’autre: devenant, à se poser, terme de la série, il pose comme ses autres tous les termes qu’il n’est pas: “ainsi, nous le voyons, autant sont les autres, autant de fois l’être n’est pas; lui, en effet, n’est pas eux, mais il est son unique soi, et dans toute l’infinité de leur nombre, à leur tour, les autres ne sont pas” (257a).

Il est vrai sans doute que tout terme de la série participe du même et de l’autre: du même, en tant qu’il se rassemble sur soi; de l’autre, en tant que se rassemblant, il se pose comme autre (256b). Mais l’être seul, qui de par son expansion sans borne, voit sa fonction se dédoubler, peut susciter dans la double participation, comme son autre auquel pourtant il ne saurait se refuser, un terme nouveau: le non-être.

Par la vacillation de l’être comme expansion et de l’être comme terme, par le jeu de l’être et de l’autre, le non-être est désormais généré: “une fois démontré … et qu’il y a une nature de l’autre, et qu’elle se détaille à tous les êtres en leurs relations mutuelles, de chaque fraction de l’autre qui s’oppose à l’être, nous avons dit audacieusement: c’est ceci meme qu’est réellement le non-être” (258e).

Et pourtant, ayant établi le non-être au rang de nouvelle unité, Platon n’en fait pas l’addition et ne dit aucunement qu’il faille élever de cinq à six le nombre minimal, nécessaire à supporter l’opposition binaire d’origine. C’est qu’il faut soutenir à la fois que les genres sont des points où l’être se noue, où le discours sur l’être est contraint de faire passer son articulation, mais aussi des points où l’être disparaît. Par cette operation de passage, dénommée par l’autre, et de nouage, dénommée par le même, le non-être surgit, dans la suite des genres, sous un mode singulier; dans la série qu’il faut dérouler pour soutenir l’opposition du mélange au non-mélange, il n’a pas de place assignée, sinon les points de fléchissement, où le cerne se révèle passage.

[76] La série, ne parvenant pas à se poursuivre sans vacillation, se confirme dès lors comme une chaîne dont les éléments entretiennent des relations irréductibles à la simple suite. Des dépendances s’y révèlent, qui, à partir de la linéarité séquentielle de la série, dessinent un espace profond où jouent les cycles posant et supprimant par alternances réglées le même, l’autre, l’être et le non-être.

A chaque fois que l’être, passant de terme en terme (’autant sont les autres’), confirme sa fonction d’expansion, il se dénie comme terme cernable: à chaque passage, il fait émerger le non-être sous forme de répétition (’autant de fois l’être n’est pas’). Lorsqu’en retour, défini par cette même capacité d’expansion, l’être se rassemble sur soi comme terme, unité computable (’il est son unique soi’), il dénie son expansion, se refuse aux autres termes, et les rejette dans le non-être comme en un gouffre où toute chaîne et tout décompte s’évanouissent (’les autres ne sont pas’).

Par un mouvement corrélatif, que voile l’énoncé lisse le posant comme “unité intégrante dans le nombre ... des formes” (258c), le non-être se refend: il est le gouffre qui efface tous les termes (’les autres ne sont pas’) et aussi bien le terme répété, à chaque fois que l’on décompte les genres, comme le cerne isolant le terme décompté (’autant de fois, l’être n’est pas’). En tant qu’il est terme de la chaîne, il est cerne répété sans place fixe, déplacement d’une chute de l’être; en retour, le fixer à une place, est renoncer à le faire terme cernable, puisqu’il ne peut être fixé sans devenir le gouffre où s’abolit toute série de termes. Compter le non-être comme unité “dans le nombre des formes”, c’est donc devoir le compter dans la chaîne comme ce qui efface tout décompte.

Il est possible à présent de scander le cycle où le non-être s’énumère:

• l’être comme terme est défini de pouvoir se mêler par expansion à tout terme quel qu’il soit.

• l’être, fonctionnant comme expansion, s’attribue à tous les termes, qui viennent ainsi à être.

• les termes, venant à être, dénient l’être comme terme (moment de l’autre); le non-être apparaît sous tous les termes, comme terme sans place fixée, comme cerne répété.

• l’être comme terme se refuse à tous les termes (moment du même); le non-être se fixe comme gouffre absorbant tous les termes.

(A ce point, le cycle peut reprendre, l’être n’étant terme distinct que par sa propriété d’expansion).

Le non-être est alors développé par un jeu de vacillations entre l’expansion et le terme, entre la place et la répétition, entre la fonction de gouffre et la fonction de cerne:

[77] • comme terme, il est répétition, sans place assignée, puisqu’il est déterminé par l’être s’épandant.

• comme place, il devient absorption, effacement, puisqu’il est déterminé par l’être se posant comme terme et se refusant.

Ainsi le non-être est à chaque fois la reprise inversée d’une propriété de l’être: la double portée qu’il lui faut reconnaître - à la fois terme de la chaîne, et, comme terme, effondrement de toute chaîne, - n’est que le revers de l’écartèlement de l’être, à la fois terme et expansion, qui, comme terme de la chaîne, désigne dans la chaîne la possibilité de toute chaîne.

Peut-être faut-il ici, après J. A. Miller, reconnaître les pouvoirs de la chaîne, seul espace propre à supporter les jeux de la vacillation, mais aussi bien à les induire. Tout mouvement en effet qui replace dans la linéarité d’une suite un élément qui, comme élément, la transgresse - soit qu’il en doive situer l’instance fondatrice, soit qu’il en dessine le lieu d’effacement - y induit cette double dépendance formelle que nous nommons vacillation, définissant rétroactivement cette suite comme une chaîne.

Mais à quoi référer ce mouvement de linéarisation, sinon à une prégnance de l’ordre ignoré du signifiant, dont l’être et le non-être reprendraient les traits, eux qui, par leur couplage même, assurent la vérité et autorisent le discours?

L’ordre signifiant se développe comme une chaîne, et toute chaîne porte les marques spécifiques de sa formalité:

• vacillation de l’élément, effet d’une propriété singulière du signifiant, qui, tout à la fois élément et ordre, ne peut être l’un que par l’autre et réclame pour se développer un espace - supporté par la chaîne - dont les lois sont production et répétition: relation que, par leur symétrie inverse, l’être et le non-être reprennent, se partageant entre le terme et l’expansion, entre le cerne et le gouffre.

• vacillation de la cause, où l’être et le non-être ne cessent de déborder l’un sur l’autre, chacun ne pouvant se poser comme cause qu’à se révéler effet de l’autre.

• vacillation enfin de la transgression, qui les résume toutes, où le terme qui situe comme terme - transgressant la séquence - l’instance fondatrice de tous les termes, appelle celui qui reprendra comme terme la transgression elle-même, instance qui annule toute chaîne.

Un système formel est constitué, dont les interprétations pourraient à présent se préciser. Comment ne pas lire, dans leur double dépendance, l’être comme ordre du signifiant, registre radical de tous les computs, ensemble de toutes les chaînes, et aussi ‘un’ du signifiant, unité de la computation, élément de la chaîne? le non-être [78] comme le signifiant du sujet, réapparaissant chaque fois que le discours, se perpétuant, surmonte un fléchissement ou se confirme son caractère discret, - et reprise du pouvoir spécifique du sujet d’annuler toute chaîne signifiante?

Mais n’est-il pas permis de formaliser également sur ce mode l’objet (a), qui se décrit d’être comme stase la répétition cyclique d’une chute? Tout se passant comme si l’on détenait ici une logique capable de situer les propriétés formelles de tout terme soumis à une opération de fission 2, mais non pas de marquer des spécificités.

A la différence de l’articulation de Frege qui ramène la chaîne à son couple minimal 3, l’interprétation d’un formalisme moins résumé n’est peut-être pas univoque. On toucherait ici, sous la forme d’un système de la fission, mais sans pouvoir les préciser davantage, aux linéaments de la logique du signifiant et à la source de tous les effets de mirage que sa méconnaissance induit.

Il est possible même d’apercevoir la nécessité que cette méconnaissance appelle pour ses effets la symétrie du mirage, et que cette nécessité autorise à conférer à tout balancement la portée d’un indice: la relation de l’être au non-être en portait tous les traits, elle était en droit le point critique ou le signifiant pouvait être localisé.

Reconnaître la déduction du non-être comme un système formel n’a rien qui doive répugner, si l’on observe que Platon lui-même paraît y prendre appui pour mener le dialogue à son terme: d’autres chaînes, comme superposées à la chaîne des genres, se déroulent, où il peut articuler le statut du sophiste, qui doit être cerné par le discours au point précisément où il dénie au discours le pouvoir de rien cerner, - et le statut du discours lui-même en tant que, pour cerner le sophiste et se confirmer par là son pouvoir de vérité, il doit s’ouvrir à l’énoncé du non-être, au mentir du sophiste.

Un double rapport s’institue ainsi: rapport thématique par lequel Platon relie le thème du non-être à celui du sophiste par les médiations du mensonge et de l’erreur, - rapport d’homologie ou, dans son registre chaque thème requiert une vacillation pour se poser, le sophiste et son mentir ne semblant - homologiques du non-être - ne pouvoir se placer que comme effaçant toute place: mais il faut pour dessiner cette homologie constituer comme telles les chaînes où elle jouera.

[79] L’objet du dialogue est l’onoma du sophiste, or l’indice infaillible que celui-ci aura été découvert, c’est que le sophiste devra cesser de faire le sophiste, en s’échappant du cercle tracé par sa définition, qu’il cesse d’être au moment où l’onoma le saisit.

Dans la suite du dialogue, le sophiste apparaît dès lors aux points où il se poursuit, poussé de définition en définition, et surmontant ses fléchissements. S’il est celui dont on parle, sa présence doit sans doute, par les règles mêmes de l’échange dialogué, être celle d’un il, en face du je et tu, pronoms qui spécifiquement désignent les partenaires de parole: mais ce n’est pas assez encore pour situer sa place dans le dialogue.

Il faut souligner en effet combien une langue doit être sur ce point analysée de près, qui en face du je et tu, représente par un unique signe celui dont on parle, qu’il puisse par un montage entrer comme partenaire dans le dialogue, ou qu’il ne le puisse pas. Non pertinente au niveau linguistique, l’insertion possible dans le jeu des partenaires est essentielle ici à détacher du il du partenaire, un autre il, aux propriétés différentes.

Or, qu’il opère la distinction, Platon nous en donne un indice lorsqu’en 246e, abordant la réfutation de deux écoles philosophiques opposées, il demande à Théétète de procéder à un montage qui les rendra présentes: “demande-leur de te répondre ... et de ce qu’ils diront, fais-toi l’interprète” (τό λεχθέν Παρ’ αΰτών άφερμήνευε).

L’έρμήνεύειν, cette position d’Hermès, de héraut, de truchement pretant sa bouche à une autre voix, voilà ce qui doit signaler que cet il, cet absent dont on parle, est de ceux qui peuvent à l’occasion s’insérer dans le dialogue et y prendre leur place.

Or le sophiste est exclu de cet έρμήνεύειν. Nul ne lui prêtant sa bouche, il est exclu de la réplique, et pourtant il est présent à chaque articulation, puisqu’à chaque niveau, l’Etranger l’institue comme juge de la définition: le sophiste est bien cet autre il, celui qui, prétexte du discours, en est aussi la pesée. Dans le dialogue, sa place est dans l’horizontalité d’une chaîne aux points de passage, et sa fonction n’est que de forme, sans qu’elles doivent se soutenir d’aucun tour de parole.

Mais si le sophiste est figure formelle du dialogue, c’est qu’il a fait sa technè d’une propriété du discours, qui doit le définir. Toute définition du sophiste s’ouvre dès lors sur une définition du discours qui y situera une possible communauté de l’être et du non-être.

La relation thématique pourtant ne peut se soutenir que d’une homologie: comme le non-être parmi les genres, comme le sophiste dans le dialogue, l’énoncé du non-être ne peut venir dans le discours que par la possibilité d’un fléchissement.

[80] L’itinéraire est inverse du premier, et peut valoir comme une confirmation: de l’autre, nous étions menés au non-être; du non-être, à présent donné, nous sommes menés à installer l’altérité au sein du discours, en le définissant comme un assemblage (σύνθεσις, 263d) de classes de mots incommensurables.

Sans doute la suite établie à cette fin ne connaîtra pas les développements de la suite des genres; c’est que Platon ici encore s’attache au minimal: puisque par définition le discours doit être l’entrelacement d’éléments qui y seront distingués, l’altérité qui y surgira sera soumise au mélange; deux termes dès lors suffisent à la soutenir: le nom et le verbe (262a) - sans qu’il soit besoin de trois, comme précédemment, sans surtout qu’il faille donner une analyse exhaustive du discours.

On voit alors qu’il serait absurde de chercher ici l’enseignement de Platon sur les parties du discours et de s’imaginer qu’au niveau de sophiste, il en poserait deux; par ce nombre, tout ce’qu’il nous dit est que le discours est partageable, mais il se garde bien de faire le décompte.

En effet, si la théorie des parties du discours est exemplaire pour la linguistique, c’est justement en tant qu’elle est une computation oublieuse de son départ, en tant que dans cette liste close et déclinable, un décompte des éléments du discours est possible, où le sujet, méconnu, devient terme (soit, nommément, le pronom).

Chez Platon, nous nous trouvons à l’origine de ce décompte, et le départ en est encore sensible: le non-être, on le sait, n’est pas encore un élément comme les autres, mais bien tel que si on le fait surgir, le discours disparaît, que si l’on fait surgir le discours, il ne subsiste plus que comme fléchissement, tout à la fois cerne et passage d’un terme à l’autre, soit la dimension de l’altérité par quoi le discours se définit comme assemblage.

C’est peut-être en tant qu’une méconnaissance n’est pas achevée que le sujet ne saurait être ici représenté par un terme énumérable dans une liste: le non-être où nous avons lu son apparition ne peut prendre place dans cette suite, dès lors impossible à conclure - il faut le faire tomber dans les dessous.

Mais une opération nouvelle alors se développe, où la séquence du dialogue semble rencontrer un point de régression.

S’il s’agit en effet de pouvoir énoncer un discours faux, de pouvoir dire ce qui n’est pas, cela n’est possible qu’à le dire sur ce qui est, le discours portant toujours sur un être: “ne discourant sur personne ... le discours ne serait même pas du tout discours. Nous l’avons démontré en effet: impossible qu’il y ait discours qui ne soit discours sur aucun sujet”. (L’Etranger en 263c).

[81] Et c’est ici peut-être que se révèle la véritable implication de ce qui pourrait sembler un choix arbitraire de Platon: est-ce un hasard si l’exemple où celui-ci entend manifester la possibilité du discours faux, est un énoncé portant sur un nom propre, “Théétète vole”? Il semble que relié au verbe désignant l’action qui n’est pas, venant à cette place où l’être doit donner au non-être un support de prédication, le nom se doive fixer en nom propre.

Car enfin il était possible à l’Etranger de parler à la première personne: Πέτομαι, “je vole”, version inversée du Cogito. Il faudrait, dans cet évitement de la personne grammaticale, reconnaître la prégnance du nom propre comme tel: s’il peut marquer la place où le non-être disparaît, c’est que, désignant le sujet comme irremplaçable, comme pouvant dès lors - selon les termes de J. Lacan - venir à manquer, il le repère précisément aussi comme ne manquant pas. Dans la suite des mots, le non-être, tournant autour du nom propre, semble refluer sur soi et se condenser: le sujet, fixé, prend les caractères d’une plénitude; la suite des mots, sitôt posée comme chaîne, redevient série sans vacillation, le nom, partie du discours, étant aussitôt absorbé dans le nom propre.

Dans l’évitement de la personne grammaticale, avant sans doute qu’historiquement, la catégorie ait été définie comme telle, et puisse venir à fixer le sujet dans une méconnaissance, on assiste pourtant au recouvrement de la vacillation; avec l’énoncé “Théétète vole”, grâce à la plénitude du nom propre, non-être du non-être, le discours s’installe comme règne d’un savoir imperturbable.

Tout se passe comme si, à la fin du Sophiste, il fallait rebrousser chemin, effacer le non-être lui-même dans le discours, alors qu’il avait été nécessaire de l’y présentifier pour en fonder les propriétés de vérité. Les cycles de l’être et du non-être acquièrent dès lors le rang d’ “hypothèses” vouées au silence des énoncés qu’elles supportent.

A la superposition des interprétations d’un même système formel, il faut substituer l’image d’un itinéraire de recouvrement, les homologies n’ayant pu se développer que pour se briser: la chaîne est redevenue série; à peine entr’ouvert, le registre du signifiant se referme, et le terme porteur de la cause de tous les effets de défaut, vient lui-même à faire défaut.

Tandis que l’être, restauré, révèle sa relation au discours, en tant qu’il en concentre les propriétés en une vérité désormais assurée, le non-être, sous les espèces du faux, fixe autour du nom propre les vacillations où il avait pu recevoir sa définition. Il devient à la fois le point où situer le registre à reconnaître comme ancrage d’une logique du signifiant, et, de ce fait même, le point où il faut en marquer la méconnaissance.

[82] Mais le mouvement effectif est inverse: le signifiant et sa logique ont pu être une clé, mais c’était au prix d’accepter que notre commentaire se jouât dans un cercle, et pour situer ses appuis, discernât dans un texte lisse des indices de fermeture que l’on pût faire valoir comme méconnaissances et suturations. Il fallait ici, non pas lire une suture, mais l’inventer pour rendre un énoncé lisible: la figure de la chaîne a servi de recours.

Chaîne des genres, chaîne du dialogue, chaîne évanouissante des classes de mots, à chaque fois, un point a pu être visé où se lisait la logique du signifiant - jusqu’à reconnaître la limite où il faut éprouver que l’introduire réclame qu’on s’en retourne - jusqu’à rétablir dans la suite du Sophiste, la péripétie recouverte d’une éclipse du signifiant.

Dès le point de départ sans doute, c’était tout se donner que d’introduire par l’anecdote la computation de l’être, où l’arithmétique des anciens sophistes offrait un soutien immédiat au modèle de la chaîne. C’était tout inventer, surtout s’agissant de Platon qui a, non pas méconnu, mais ignoré la structure du zéro. Mais ce n’est rien faire, sinon mettre au jour que, quand Platon parle de l’être, il vise son propre discours dans sa possibilité même, en tant que la vérité peut en contraindre l’articulation discrète.

Si dans sa déduction de l’être, celui-ci relie, par la médiation de la vérité, le sort de l’assertion et celui de la chose qui en est l’objet, l’enjeu de l’être est immédiatement aussi celui du discours: Platon, parlant de l’être, détaille en un discours qui réclame la vérité, les lois d’un lieu où le discours soit possible comme assertion de vérité.

Faire apparaître que ce soit là le reflet diffracté du signifiant, demande que l’on figure Platon dirigeant un regard aveugle vers un point dont l’unicité, la position et la validité ne sauraient subsister que d’être étrangères au regard même, en deçà d’une méconnaissance.

“Pour situer le point qui rend l’objet vivant, il faut, nous dit Breton, bien placer la bougie”.

Notes

1. Nous reprenons ici le texte modifié d’un exposé prononcé au séminaire du Docteur Lacan, le 2 juin 1965. Nous devons remercier le Dr Audouard qui, parlant avant nous, a fait plus que de nous donner un départ: nous n’avons pu, pratiquant une approche différente, que reconnaître après lui les points d’ancrage qu’il avait marqués déjà de la doctrine du signifiant..

2. Qu’il soit permis de rassembler sous ce terme unitaire, qui voudrait introduire leur homologie formelle, la refente du sujet, la déjection du (a), les partages de l’être et du non-être.

3. J. A. MILLER, ‘La Suture’, Cahiers pour l’Analyse, I, p. 57.