You are here: Home / Contents / Volume 3 / Article 3.4) Xavier Audouard: Le simulacre

This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Le simulacre

[57] Sur Platon. A propos du Sophiste

Ναί - Oui

Μένει - C’est entendu

Έστω - C’est ainsi

Ταϋτ’ έσται - D’accord

Τί μήν - Indubitablement

Μάλα γε - Parfaitement

Σαφέστατα - Evidemment

Λέγεις άληθέστατα - Tu dis le vrai

Λέγε - Dis toujours

Πώς λέγεις - Qu’en dis-tu

Πάνυ μέν οΰν - C’est tout à fait mon avis.

Voilà les seules paroles de Théétète, ce “bienheureux jeune homme” choisi dans ton cercle, ô Socrate, pour faire écho au discours maïeutique de l’Etranger, offrir en réplique son désir au désir de l’Etranger.

C’est un drôle de “bienheureux jeune homme” dont je me vois contraint aujourd’hui de tenir le rôle devant vous, pris que je suis à l’hameçon du maître, avant de l’être à celui du questionnaire.

Ne pensez-vous pas irrésistiblement, à entendre ainsi s’ouvrir et se refermer, comme un clapet, la bouche de Théétète, à la succion de l’air par le poisson qui s’asphyxie dans la main du pêcheur?

[58] Un Etranger arrive dans le cercle auquel Socrate a donné rendez-vous la veille; il vient d’Elée, d’auprès Parménide et Zénon. De nos jours, il nous viendrait assurément des U.S.A. Peut-être est-il aujourd’hui parmi nous - peut-être même en nous, pourquoi pas? Cet autre viendrait en notre cercle nous interroger sur le sophiste, qui a mis la vérité dans de beaux draps, depuis qu’il lui a fait perdre ses bases mêmes: d’être référée à la vérité!

La preuve, le début du dialogue de Platon nous l’administre sans nous le dire: personne ne saura en effet qui dans ce dialogue concernant la définition du pêcheur à la ligne, est le poisson et qui est le pêcheur ... La bouche de Théétète s’ouvre et se ferme sur l’hameçon tendu par l’Etranger, mais l’Etranger est bien plutôt le poisson, puisque l’entreprise de son discours est d’échapper aux rêts tendus par le sophiste; mais le sophiste lui-même, n’est-ce pas lui qu’il faut saisir et prendre dans la nasse, en le pêchant au fil des dichotomies grâce auxquelles on atteindra enfin sa définition?

Où est donc passé le pêcheur?

Suivant le point de vue que l’on adopte, Théétète-le-poisson pêchera après tout dans la bouche de l’Etranger, la vérité qu’il veut saisir; ou bien l’Etranger pêchera, dans l’accord de Théétète, la reddition du sophiste; ou ne serait-ce pas plutôt que le sophiste ait pêché, à force d’appâts, les deux qui parlent de lui, puisque en fin de compte, l’Etranger et Théétète vont se prendre au jeu d’un énorme sophisme, qui consistera à utiliser, d’entrée de jeu, comme base essentielle de leur rencontre, cela même qu’ils cherchent à obtenir dans leur rencontre: que la participation, la communauté, la χοιυω υία donne, dans le jeu de ce qui est et de ce qui est autre, un statut recevable aux φαυτάσματα, aux simulacres, et le sophiste soutient que c’est purement et simplement du non-être.

Mais de même que le poisson est le véritable pêcheur, que le pêcheur se fait plutôt le poisson de son poisson, que le pêcheur passe dans le poisson et le poisson passe dans le pêcheur - de même, vous allez le reconnaître, la méthode grâce à laquelle l’Etranger va poursuivre la définition du Sophiste et qui rappelle la dichotomie, fait passer ce qui était prédicat en sujet - posant d’abord de ce fait un sujet dont on ne sait plus quoi faire, puisqu’il reste indépendant des sujets et des prédicats qu’il engendre, et qui est d’abord le pêcheur à la ligne, ensuite le sophiste: voyez plutôt:

L’Etranger - Que pourrions-nous donc proposer qui soit facile à connaître et minime, tout en comportant une définition non moins laborieuse que ne ferait n’importe quel sujet plus considérable? Le pêcheur à la ligne, par exemple, n’est-ce pas là un sujet notoire et qui ne réclame point une trop grande attention?

[59] Théétète - Si.

L’Etranger - Et pourtant, dans la méthode qu’il comporte, dans sa définition, nous ne manquerons point, j’espère, de trouver profil pour le dessein que nous poursuivons.

Théétète - Ce serait excellent.

L’Etranger - Et bien, voici par où nous l’aborderons. Dis-moi, est-ce un art, ou sinon un art, quelque autre faculté que nous lui reconnaîtrons?

Théétète - Lui dénier l’art serait la réponse la moins admissible.

L’Etranger - Mais tout ce qui est vraiment art se résume, en somme, sous deux formes.

Théétète - Lesquelles?

L’Etranger - L’agriculture et tous les soins consacrés à l’entretien des corps mortels; tout travail relatif à ce qui, composé et façonné, est compris sous le nom d’objet mobilier: la mimétique enfin; tout cet ensemble n’a-t-il pas vraiment droit à une appellation unique?

Théétète - Comment cela et à quelle appellation?

L’Etranger - Pour tout ce que, d’un non-être antérieur, on amène postérieurement à l’être, amener, c’est produire, être amené, c’est pouvons-nous dire, être produit.

Théétète - Bien.

L’Etranger - Or ce pouvoir est propre à tous les arts que nous venons d’énumérer.

Théétète - En effet.

L’Etranger - Production, voilà donc l’appellation sous laquelle il les faut rassembler.

Théétète - Soit.

L’Etranger - Après cela vient tout ce qui a forme de discipline et de connaissance, puis de gain pécuniaire, de lutte, de chasse. Rien de tout cela ne fabrique en effet; c’est du préexistant, du déjà produit, que tantôt on y capture par la parole ou l’action [60] tantôt on y défend contre qui le veut capturer. Le mieux serait donc, en somme, de relier ensemble toutes ces parties sous le nom d’art d’acquisition.

Théétète - Oui, cela serait bien, en effet.

L’Etranger - Acquisition et production embrassant ainsi l’ensemble des arts, sous quel titre devons-nous, Théétète, placer l’art du pêcheur à la ligne?

Théétète - Quelque part dans l’acquisition, évidemment.

L’Etranger - Mais l’acquisition n’a-t-elle pas deux formes1? D’une part, échange de gré à gré par don, location et achat; alors que tout le reste, où l’on ne fait que prendre par l’action ou la parole serait art de capturer?

Théétète - Cela ressort de ce que nous avons dit.

L’Etranger - Eh bien, l’art de capturer ne se doit-il pas diviser en en deux?

Théétète - En quel sens?

L’Etranger - Tout ce qui s’y fait à découvert sera posé comme appartenant à la lutte - tout ce qui s’y fait par ruse, comme appartenant à la chasse.

Théétète - Oui.

L’Etranger - Mais cet art de la chasse, on doit, sous peine d’absurdité, le partager lui-même en deux. (218e-219e).

[61] L’Etranger - Donc tout simplement, ce semble, le genre faiseur de gain, issu de l’éristique, de la contradiction, de la contestation, du combat, de la lutte, de l’acquisition, voilà, d’après la présente définition, ce qu’est le sophiste.L’Etranger

Théétète - Assurément (226a).

Mais qu’est-ce donc que l’Etranger veut donc ainsi rejoindre, qui est déjà là, et aussitôt que là, déjà perdu? Ce sophiste n’est-il pas insaisissable parce qu’il est posé comme pure origine du discours que l’on va tenir à son sujet. Tout sujet de discours n’est-il pas dérobé aussitôt que le discours commence, parce que enrobé dans le discours lui-même?

Or, remarquons-le en passant, le Sophiste est justement celui qui se dérobe derrière son discours, ne pouvant le parapher et le rendre vrai par sa reconnaissance, y enrobant les autres et s’y laissant enrober lui-même. Mais c’est justement contre cela que proteste l’Etranger, en montrant le caractère de dévoilement, de purification, de χάθαρσιζ - de celui qu’il croit être l’éducateur véritable:

[62] L’Etranger - Ils posent, à leur homme, des questions auxquelles croyant répondre quelque chose de valable, il ne répond cependant rien qui vaille. Puis vérifiant aisément la vanité d’opinions aussi errantes, ils les rassemblent dans leur critique, les confrontent les unes avec les autres, et par cette confrontation les démontrent, sur les mêmes objets, aux mêmes points de vue, sous les mêmes rapports, mutuellement contradictoires. Ce que voyant, les interlocuteurs en conçoivent du mécontentement contre eux-mêmes et des dispositions plus conciliantes envers autrui. Par un tel traitement, tout ce qu’ils avaient sur eux-mêmes d’opinions orgueilleuses et cassantes leur est enlevé, ablation où l’auditeur trouve le plus grand charme, et le patient, le profit le plus durable. Un principe en effet, mon jeune ami, inspire ceux qui pratiquent cette méthode purgative, celui-là même qui fait dire, aux médecins du corps, que, de la nourriture qu’on lui fournit le corps ne saurait tirer profit, tant que les obstacles internes ne seront évacués. Ils se sont donc fait, à propos de l’âme, la même idée: elle ne tirera, de ce qu’on lui peut ingérer de sciences, aucun bénéfice jusqu’à ce qu’on l’ait soumise à la réfutation et que, par cette réfutation, lui faisant honte d’elle-même, on l’ait débarrassée des opinions qui ferment les voies à l’enseignement, amenée à l’état de pureté manifeste, et à croire savoir tout juste ce qu’elle sait mais pas davantage (230b-d).

N’est-ce pas ici l’expression la plus frappante d’une tautologie sur laquelle nous aurons à revenir.

Ici va commencer un cheminement logique auquel je vous prie de donner toute votre attention et dont je ne veux pas donner une illustration trop lourde en me référant sans cesse au texte.

Je vous la résume donc:

1 - Pour instruire la jeunesse sur toute chose, il faut connaître toutes choses.

2 - Or, être omniscient est impossible. C’est donc chez le sophiste un faux-semblant.

“Eh quoi? quand on affirme qu’on sait tout et qu’on enseignera tout à autrui pour presque rien et presque en un rien de temps, ne faut-il pas penser que ce n’est que par jeu?” (234a).

Ce jeu, c’est la mimétique, qui va remplacer la réalité par des imitations et des illusions.

[63] L’Etranger - Ainsi l’homme qui se donne comme capable, par un art unique, de tout produire, nous savons, en somme, qu’il ne fabriquera que des imitations et des homonymes des réalités.

Fort de sa technique de peintre, il pourra, exhibant de loin ses dessins aux plus innocents parmi les jeunes garçons, leur donner l’illusion que, tout ce qu’il veut faire, il est parfaitement à même d’en créer la réalité vraie’ (234b).

Or, cette imitation peut aussi être amenée par le discours, alors que nous autres, continue l’Etranger, nous sommes par l’expérience, venus à bout des φαντάσματα.

L’Etranger - Pour le plus grand nombre de ceux qui entendirent à cet âge, de tels discours, n’est-il pas inévitable, Théétète, qu’une suite suffisante d’années s’écoulant, l’avancement en âge, les choses abordées de près, les épreuves qui les contraignent au clair contact des réalités ne leur fassent changer les opinions reçues alors,trouver petit ce qui leur avait paru grand, difficile ce qui semblait facile, si bien que les simulacres que transportaient les mots s’évanouiront devant les réalités vivantes?

Théétète - Oui, du moins autant qu’à mon âge on en peut juger. Mais je pense que moi, je suis encore de ceux qu’une longue distance sépare.

L’Etranger - C’est pourquoi justement, nous tous qui sommes ici, nous efforcerons et, dès cette heure, nous efforçons de te faire avancer le plus près possible en t’épargnant les épreuves... (234 d-e)

Est-ce que vous n’entendez-pas le psychanalyste ‘ut sic’ , l’Etranger droit venu des ‘USA’ , c’est à dire des ‘usages’ analytiques/désigner à son patient ‘guéri’ , la fenêtre par laquelle il voit enfin la réalité? ... et par laquelle s’il a enfin compris, le patient ne manquera pas de se jeter lui-même.

Ainsi, à la lumière de notre expérience et de notre sagesse et de notre amour de la Réalité, nous avons compris que le sophiste, lui, est un magicien et un illusioniste.

Et que fabrique-t-il? Des simulacres (φαντάσματα) et qu’est-ce donc que les simulacres? Eh bien, ce ne sont pas des copies. A la différence de ces dernières, ce sont des constructions qui incluent l’angle de l’observateur, pour que l’illusion se produise du point même où l’observateur se trouve.

[64] L’Etranger - Le premier art que je distingue en la mimétique est l’art de copier. Or on copie le plus fidèlement quand, pour parfaire son imitation, on emprunte au modèle ses rapports exacts de longueur largeur et profondeur, et revêt en outre chaque partie des couleurs qui lui conviennent.

Théétète - Eh quoi? Est-ce que tous ceux qui imitent n’essaient pas d’en faire autant?

L’Etranger - Pas ceux du moins qui ont à modeler ou à peindre quelque oeuvre de grande envergure. S’ils reproduisaient, en effet ces beautés avec leurs véritables proportions, tu sais que les parties supérieures nous apparaîtraient trop petites, les parties inférieures, trop grandes, puisque nous voyons les unes de près, les autres de loin.

Théétète - Parfaitement.

L’Etranger - Alors, le premier de ces produits, n’est-il pas juste, puisqu’il est fidèlement copié sur l’objet, de l’appeler une copie?

Théétète - Si.

L’Etranger - Et cette partie de la mimétique ne doit-elle pas s’appeler du nom que nous lui avons précédemment donné, l’art de copier?

Théétète - C’est juste.

L’Etranger - Mais quoi? Ce qui, à des spectateurs défavorablement placés, parait copier le beau, mais qui pour des regards capables d’embrasser pleinement de si vastes proportions, perdrait cette prétendue fidélité de copie, comment l’appeler? ce qui simule ainsi la copie qu’il n’est point, ne sera-ce pas un simulacre?

Théétète - Comment donc! (235d - 236b)

Le sophiste fait donc illusion, mais du point de vue où se trouve son interlocuteur. Il crée des représentants de la représentation. Son art est l’art du fantasme.

C’est là que va s’introduire la question dont on pourrait croire qu’elle est l’essentiel du dialogue: quel statut donner au non-être, à ce qui manque l’être dans le simulacre? Et pourtant, notre manière à nous de l’introduire, tendrait plutôt à nous faire penser que ce n’est [65] pas en réalité sur le statut du non-être que l’accent est posé, mais bien sûr ce petit écart, ce petit gauchissement de l’image réelle, qui tient au point de vue particulier occupé par l’observateur, et qui constitue la possibilité de construire le simulacre, oeuvre du sophiste.

Le non-être pose en vérité, et pour nous, la question du sujet, parce que si le φαντάσμα est possible, cela vient de la place particulière que le sujet occupe par rapport au Sujet universel, et omnivoyant.

Nous serions fondés à penser que le dialogue sur le statut du non-être est transposable en un dialogue sur le statut du Sujet.

L’Etranger - Eh bien commençons. Dis-moi: ce qui absolument n’est point, avons-nous cette audace de le proférer de quelque façon? (237b).

Et Théétète de répondre finement:

“Pourquoi pas”? (Πώς γάρ οΰ).

Mais l’Etranger suit son infaillible logique, fondée sur une logique dont la vraie faille ne nous apparaîtra que bien plus tard.

Le non-être ne peut s’attribuer à aucun être. D’où il suit que, sous quelque forme que ce soit, “le” penser est impossible: mais “le” est de trop, puisque c’est déjà en faire une unité.

Le sophiste lui, attend plein d’ironie, que (le mot est de Platon) son ‘patient’ s’embourbe dans cette ornière:

L’Etranger - Par conséquent, si nous affirmons qu’il possède un art de simulacre, user de telles formules sera lui rendre aisée la riposte. Facilement, il retournera nos formules contre nous, et quand nous l’appellerons faiseur d’images, nous demandera ce que, au bout du compte, nous appelons image. Il nous faut donc chercher, Théétète, ce qu’on pourra bien répondre à ce gaillard.

Théétète - Nous répondrons évidemment par les images des eaux, et des miroirs, les images peintes ou gravées et toutes autres choses de la sorte.

L’Etranger - Il est clair, Théétète, que tu n’as jamais vu de sophiste.

Théétète - Pourquoi?

[66] L’Etranger - Il t’aura l’air d’un homme qui ferme les yeux ou qui n’a point d’yeux du tout.

Théétète - Comment cela?

L’Etranger - Quand tu lui répondras en ce sens, si tu viens à lui parler de ce qui se forme dans les miroirs ou de ce que les mains façonnent, il se rira de tes exemples, faits pour un homme qui voit. Lui feindra d’ignorer les miroirs, eaux et vue même, et ce qu’il te demandera, c’est uniquement ce qu’on doit tirer de ces exemples (239c-240a).

Cette ornière, c’est que “donnant au sophiste, pour domaine le simulacre, et pour oeuvre, la tromperie, nous affirmerons que son art est un art d’illusion, dirons-nous alors que notre âme se forme des opinions fausses par l’effet de son art ...” (240d).

D’où il suit qu’en notre âme, il y a des êtres qui ne sont pas et des non-êtres qui sont. Nous nous enferrons dans la contradiction: si nous disons que le sophiste réussit son imposture, alors nous disons à ce même moment, que le non-être peut être, puisque il y réussit et cela même le définit.

Si nous voulons faire disparaître le non-être, il faut faire disparaître le sophiste lui-même et son art.

Mais si nous faisons disparaître le sophiste et son art, eh bien, croyez-moi si vous le voulez, c’est à cela que Platon nous introduit ici-même: alors l’essentiel est perdu! Pourquoi? Parce que nous reviendrions, ce faisant, au Père de nos discours, à Parménide, dont l’oracle s’entend toujours: “Non, jamais tu ne plieras de force les non-êtres à être: de cette route de recherche, écarte plutôt ta pensée.”

Que ce faisant, toute voie vers le parricide serait fermée, que tout simulacre serait interdit et qu’en fin de compte, pour que le Père soit, il faudrait que la place du non-être, c’est à dire du Sujet, soit comblée par cette parole à laquelle il ne conviendrait pas même de répondre; le Père est un monolithe inattaquable et l’homme un caillou virtuel, qui ne peut s’en détacher.

Bienheureux sophiste qui veut nous rendre possible de devenir plutôt “dieux, tables ou cuvettes”, par la grâce de ses simulacres!

Mais l’Etranger lui, prend peur:

Je te ferai donc encore, dit-il, une prière plus instante.

- Laquelle?

- De ne point me regarder comme un parricide (241d).

[67] Mais au fait, s’il a peur, l’Etranger, qui est-il donc sinon un simulacre de parricide?

Je voudrais faire court, quant à la suite, et résumer en bon scoliâtre la doctrine qui se constitue, au long du dialogue, et veut supprimer le Sophiste en l’incluant dans une ‘Aufhebung’ qui n’a pas attendu Hegel; ‘Aufhebung’ sur laquelle nous aurons à nous interroger.

L’Etranger - Au philosophe donc, à quiconque met ces biens au-dessus de tous les autres, une règle absolue, semble-t-il, est prescrite par là-même: par ceux qui prônent, soit l’Un, soit même la multiplicité des formes, ne point se laisser imposer l’immobilité du Tout; à ceux qui, d’autre part, meuvent l’être en tous sens, ne point même prêter l’oreille; mais faire sien, comme les enfants dans leurs souhaits, tout ce qui est immobile, et tout ce qui se meut, et dire que l’être et le Tout est l’un et l’autre à la fois.

Théétète - C’est la vérité même (249c-d).

Ainsi Platon s’essaye à concilier Parménide et Héraclite, l’όυ et la γέυησις l’être et le devenir, les άχίυητα et les χεχιυημέυα ce qui est immuable et ce qui se meut, l’être véritable atteint par la pensée pure, et le devenir, atteint par la sensation.

Il adopte une position intermédiaire entre l’être et le non-être, le devenir n’étant pas rien. S’il est vrai que l’être soit, il n’est pas strictement vrai que le non-être ne soit pas. La γέυησις n’est pas être, mais l’être et l’autre, qui n’est non-être de cet être-ci, qu’en participant à l’être qu’il n’est pas encore. Ainsi se constitue la catégorie de la χοιυωυία, de la participation, de la communauté.

En effet, s’il n’y a pas de χοιυωυία entre les genres, il n’y a plus qu’une identité pure, interdisant toute pensée.

Si la χοιυωυία est universelle, tout est dans tout, et le mouvement n’est que repos. Mais si la χοιυωυία est limitée, n’importe quoi n’a pas rapport avec n’importe quoi, de même que certains groupes de lettres sont imprononçables, d’autres sont prononçables et certaines lettres permettent les consonances. Le philosophe apparaît ainsi comme celui qui voit l’un dans le multiple et le multiple dans l’un, qui voit le lien comme une opposition et l’altérité comme un lien, qui voit que la limitation de l’être par le non-être fonde la possibilité du Tout.

[68] L’Etranger - Le mouvement est donc le même et pas le même: il en faut convenir et ne s’en point fâcher. C’est que lorsque nous le disons le même et pas le même, ce n’est point sous les Mêmes rapports. Quand nous le disons le même, en effet, c’est sa participation au ‘même’ par rapport à soi qui nous le fait dire tel. Quand nous nions qu’il soit le même, c’est en conséquence de la communauté qu’il a avec l’autre, communauté qui l’a séparé du ‘même’ et fait devenir non même, mais autre; ainsi avons-nous le droit de le dire, cette fois ‘pas le même’ (256a-b)

C’est ici le triomphe de l’Etranger:

L’Etranger - Ainsi à ce qu’il semble, quand une partie de la nature de l’autre et une partie de celle de l’être s’opposent mutuellement, cette opposition n’est, s’il est permis de le dire, pas moins être que l’être lui-même, car ce n’est point le contraire de l’être qu’elle exprime; c’est simplement autre chose que lui?

Théétète - C’est manifeste.

L’Etranger - De quel nom l’appellerons-nous donc?

Théétète - Il est clair que c’est bel et bien le non-être, le non-être que nous cherchions à cause du sophiste (258b).

C’est le triomphe de l’Etranger, car de là va découler rapidement une définition nouvelle du sophiste, et qui ne sera plus une aporie, la possibilité enfin de le saisir au bout du fil et de le mettre au jour du jugement: en refusant le non-être au profit de l’autre, l’Etranger a voulu et cru montrer que le non-être n’était qu’une création du sophiste parce que le Sophiste refuse de lui donner un statut ontologique, conduisant par astuce son patient, à une contradiction inadmissible. Et c’est sur le terrain même du sophiste que la bataille doit être maintenant gagnée: dans le domaine de l’opinion et du discours, de la vérité et de la fausseté.

Car pour le sophiste, la fausseté n’est pas:

Théétète - Je ne comprends pas pourquoi nous aurions maintenant à définir en commun le discours.

L’Etranger - Voici peut-être, quelles réflexions, si tu m’y veux suivre, te le feraient le plus aisément comprendre.

Théétète - Lesquelles?

[69] L’Etranger - Nous avons découvert que le non-être est un genre déterminé parmi les autres genres, et qu’il se distribue sur toute la suite des êtres.

Théétète - C’est exact.

L’Etranger - Eh bien, ce qui nous reste à faire est d’examiner, s’il se mêle à l’opinion et au discours.

Théétète - Pourquoi donc?

L’Etranger - S’il ne s’y mêle, il est inévitable que tout soit vrai; qu’il s’y mêle, alors se produit et l’opinion fausse et le discours faux. Le fait que ce sont des non-êtres qu’on se représente ou qu’on énonce, voilà, en somme, ce qui constitue la fausseté, et dans la pensée, et dans les discours.

Théétète - En effet.

L’Etranger - Or, dès qu’il y a fausseté, il y a tromperie.

Théétète - Oui.

L’Etranger - Et dès qu’il y a tromperie, tout se remplit inévitablement d’images et de copies, et d’illusion.

Théétète - Naturellement.

L’Etranger - Or, le sophiste, avons-nous dit, c’est bien, en somme, en cet abri qu’il s’est réfugié, mais il s’est obstiné à nier absolument qu’il y eût fausseté. Il n’y a, en effet, d’après lui, personne qui conçoive ni qui énonce le non-être. Car le non-être n’a, sous aucun rapport, aucune part à l’être.

Théétète - Ce fut bien là son attitude (260b-d)

Il faut donc établir l’être du faux. Tous les noms s’accordent-ils? Non, ceux qui s’accordent expriment un sens, les autres non.

Aucune pure suite de noms, aucune pure suite de verbes n’exprime un sens, mais seulement l’accord des noms et des verbes.

L’Etranger - Ainsi donc, tout de même que, dans les choses, les unes s’accordaient mutuellement, les autres non; de même, dans les signes vocaux, certains ne se peuvent accorder et d’autres par leur accord mutuel, ont créé le discours (262e).

[70] Outre cet accord, il en faut encore un entre le sens de ce qui est dit et le Sujet dont on parle. D’où il suivra que le discours sera vrai ou faux; le discours faux “dit donc les choses qui sont, mais autres, à son endroit, que celles qui sont.”

“Ainsi un assemblage de verbes et de noms qui, à l’égard (d’un) sujet, énonce, en fait comme autre, ce qui est même et comme étant ce qui n’est point, voilà ce semble, au juste, l’espèce d’assemblage qui constitue réellement et véritablement un discours faux” (263d).

Or discours, imagination, opinion peuvent relever de cette même qualification: productrices d’illusions, d’images, de simulacres. Mais le simulacre - φαντάσμα - est à son tour divisé en deux le simulacre qui se fait au moyen d’instruments, et la personne qui fait le simulacre se prêtant elle-même comme instrument.

C’est là la mimétique: Tisot se fait simulacre de qui vous savez.

- Mais Tisot sait qu’il imite.

- D’autres pourraient ne pas le savoir et cependant l’imiter. Cela se voit d’ailleurs tous les jours.

“Voilà donc deux imitateurs qu’il faut dire différents l’un de l’autre, j’imagine, celui qui ne sait point et celui qui sait” (267d).

Traduisons: celui qui a une référence sûre, l’autre ne l’ayant pas, mais seulement une δόξα, une opinion.

Or, le sophiste est de ceux-ci: “Il n’est point du nombre de ceux qui savent, mais de ceux qui se bornent à imiter”.

C’est, suivant un néologisme introduit ici par Platon, un ‘doxomime’ . Celui-ci, “en réunions privées, coupant son discours en arguments brefs, contraint son interlocuteur à se contredire lui-même.”

Et pourtant ce n’est pas un sage, car il ne sait point.

Il est temps de conclure, ou plutôt que je vous dise pourquoi il n’est guère opportun de conclure. Le dialogue platonicien s’est ici coupé en effet, mais en se recoupant.

En effet, l’Etranger s’appuie, afin d’enserrer le sophiste dans sa définition, sur le fait que le sophiste, à la différence du Sage, ne sait point. Ne sait point quoi? ce qu’est la justice par exemple. N’en ayant qu’une δόξα, une opinion, il en fait cependant un discours. Ce discours ne s’appuie sur aucune référence sérieuse. Quelle serait une telle référence? Le chemin maïeutique par lequel le Sage, lui, a réussi à définir la Justice, de dichotomie en dichotomie. En partant toujours vers la droite, s’il écrit en grec.

[71] Ce chemin lui donne une sûre référence sur la nature de la.Justice et lui permet de ne pas créer de simulacre, mais de quoi s’agit-il? De l’idée de justice qui fonde la recherche et se dichotomise immédiatement, ou de l’idée de la justice, qui contient - nachträglich, a posteriori, - toutes les dichotomies, tous les carrefours du chemin par lequel on y est arrivé.

Qui sait donc? Celui qui commence ou celui qui parvient? le sujet dont on part ou le sujet auquel on arrive? Qu’est ce sujet supposé savoir, sinon le sage lui-même? Savoir quoi? qu’il a toujours su précisément ce qu’il fallait savoir. Le sophiste, lui, prétend que savoir et ne pas savoir reviennent au même, parce qu’il n’y a pas de vérité du simulacre, parce que l’écart qui crée le simulacre le différencie autant de la copie de la réalité que de la réalité même, que de la réalité même, que le simulacre seul institue le sujet en l’incorporant comme cet écart même. Que le sujet n’est pas et ne peut pas être référence, sinon en mettant en lumière, à chaque instant, du procès dichotomique, qu’il est l’écart nouveau pris par rapport à toute référence, que jamais ce sujet-là ne survolera comme ‘sujet de connaissance’ , l’ensemble des écarts où il s’est institué, que le sujet à connaître est un simulacre, un fantasme enfin, car il ne peut être connu que du point de vue particulier du sujet auquel il se révèle.

C’est en fin de compte le sophiste seul, qui empêche le dialogue sur le sophiste, d’être un énorme sophisme: supprimez-le un instant de votre lecture. Faites-en un sceptique par exemple, qui ne dissout pas la vérité dans le discours, mais la suspend avant tout discours: vous verrez qu’il pourrait recevoir exactement les mêmes objections que le sophiste de la part de l’Etranger.

Le sophiste pense que l’homme est la mesure de toutes choses, de tout ce qui est et de tout ce qui n’est pas.

Le sophiste lui, s’institue comme le zéro, d’où va partir la numération et comme le zéro qui va la soutenir pour que lui-même enfin soit obtenu par elle.

Ce qui permettra par exemple toutes les énumérations de l’Etranger, quitte à ce que le zéro de l’arrivée soit ici considéré par l’Etranger comme le Un du savoir - le sceptique, lui, se déclare être le Zéro, comme un ‘Un’ désignable au départ.

L’Etranger aura beau jeu de lui montrer qu’il est sage, puisqu’il sait, ce qu’il est, quoique simulateur du non-savoir.

Car l’Etranger lui, - c’est son sophisme, - a la science à la place de ceux qui disent qu’ils ne l’ont pas. Il se veut être le sujet de tout savoir.

Ce que nous, nous savons, c’est qu’il parle à nous et de nous chaque jour sur nos divans, qu’il parle en nous quand nous écoutons parler ceux qui parlent: il est l’âme obsessionnelle qui hante tous [72] les lieux de l’analyse, et le sophiste - fasse le ciel qu’il existe! - ne serait rien de moins, ayant perdu ses références dans l’écart constituant du simulacre, que l’analyste lui-même, sa voix n’étant que celle de Théétète qui le remplace:

Ναί - Oui

Έστω - Il en est bien ainsi

Μένει - C’est entendu

Λέγε - Dis toujours.

Notes

1. La division avance, comme on le dira plus loin, en dédoublant toujours uniquement la section qui est à droite et donne le dessin suivant

Diagram by Xavier Audouard

Une telle dichotomie vise moins à classer qu’à définir: c’est un procédé d’éliminations successives.

Diagram by Xavier Audouard

Or, en fin de compte, dans cette première approximation de la définition du sophiste, sous quel jour celui-ci va-t-il se manifester? Voyez plutôt:

après dichotomies suivantes, le schéma sera

Diagram by Xavier Audouard