L’objet (a) de J. Lacan, sa logique, et la théorie freudienne (Convergences et interrogations)1
[15] Parler de l’objet de la psychanalyse soulève immédiatement une question. Elle
conduit à s’interroger pour savoir si l’on va traiter de l’objet de la
psychanalyse au sens où l’on parle de l’objet d’une science - ce que vise la
démarche de la science en sa progression - ou si l’on va parler du statut de
l’objet tel que le conçoit la psychanalyse. La surprise serait ici de montrer
que ces deux sens sont étroitement liés et interdépendants.
Littré fait remarquer qu’au mot sujet l’Académie dit: les corps naturels sont le
sujet de la physique. Et au mot objet, elle dit encore: les corps naturels sont
l’objet de la physique. Loin de nous d’y repérer un redoublement contradictoire
ou trop facilement réductible. Nous ne nous joindrons pas non plus, brandissant
cet exemple, au choeur de tous ceux qui dénoncent dans la séparation du sujet et
de l’objet la cause de toutes les impasses théoriques dont la pensée
traditionnelle se rend responsable.
Rencontrer au départ le sort lié du sujet et de l’objet n’est ni affirmer leur
confusion, ni leur indépendance. C’est supputer que nous allons avoir à faire
face aux confrontations de l’identité et de la différence, de la conjonction et
de la disjonction, de la suture et de la coupure. Nous aurons alors à nous
demander si l’objet de la psychanalyse - je parle maintenant de ce à quoi elle
vise - peut se suffire de cette limitation couplée à laquelle beaucoup de
disciplines contemporaines, parmi les plus avancées, se confinent.
I - L’objet de Jacques Lacan. Rappel cursif
[16]
Examiner le rôle de l’objet (a) dans la théorie de Jacques Lacan sera pour nous
faire d’une pierre deux coups. Cela nous mènera -c’est du moins notre projet - à
en préciser le contenu dans le cadre conceptuel qui lui est propre, d’une part,
et d’autre part à marquer les limites de l’accord de cette pensée - et sans
doute de toute lapensée psychanalytique-avec le structuralisme moderne.
A - Le (a), médiation du sujet à l’Autre
Le (a) (je ne dis pas encore l’objet (a)) est présent dès le plus ancien graphe
de Lacan2 où celui-ci part de la théorisation proposée dans le Stade du miroir
(1936-1949). (a) peut se comprendre alors dans sa relation à a′ (qui aura les
plus étroits rapports avec le futur i (a), c’est à dire l’image spéculaire)
comme élément de l’indispensable médiation qui unit le sujet à l’Autre. Il est
clair que cette situation du stade du miroir - qu’il est moins important de
dater comme stade que de désigner comme situation structurante - ne peut se
comprendre que si l’on précise que ce n’est pas ici la psychologie qui est en
cause (qu’il s’agisse de Preyer ou de Wallon) mais la psychanalyse. La
psychanalyse qui donne à l’enfant issu de sa mère une signification qui pèse sur
tout son développement: à savoir qu’il est le substitut du pénis dont la mère
est privée et qui n’accède à son statut de sujet que de prendre sa place là où
il manque à la mère dont il dépend. Ce substitut est le lieu et lien d’échange
entre la mère et le père qui, pour avoir le pénis, ne peut pour autant le créer
(puisqu’il l’a).
La relation (a) à i (a) va doubler la relation que nous venons de décrire.
B - Le (a), médiation du sujet à l’idéal du Moi
Vient ensuite le quadrangle dit schéma R3. Ici encore s’oppose le couple des
tensions entre le système des désirs (iM) et le système des identifications
(mI). Le a s’inscrit sur la ligne (iM) qui, partie du sujet S vers l’objet
primordial M (la Mère) se constitue à travers les figures de l’autre imaginaire.
Par contre l’a′ s’inscrit sur [17] la ligne qui va du sujet à l’Idéal du Moi à
travers les formes spéculaires du moi. On voit comment le quadrangle dérive du Z
dont il joint les points qui dans le premier graphe ne sont atteints que par un
parcours détourné. On pourrait ici relever que dans le champ de l’imaginaire les
deux directions du sujet vont soit vers l’objet, soit vers l’idéal. On sait que
dans la pensée freudienne cette orientation est étroitement dépendante du
narcissisme. On notera alors que l’Autre, venu au lieu du Nom du Père, situé
dans le seul champ du symbolique, au pôle opposé au sujet ici identique au
phallus, ne s’atteint que par les deux voies que nous venons de décrire plus
haut, objectale ou narcissique, mais jamais de façon directe.
Le champ du réel est compris dans la tension des deux couples mIxiM dont nous
avons précisé la signification. Mais c’est au seul champ du symbolique
qu’apparaît le troisième terme, indispensable à la structuration du processus.4
C - Le (a), objet du désir
En effet, Lacan postule l’existence d’un Moi idéal comme forme d’identification
précoce du moi à certains objets qui jouent à la fois comme objet d’amour et
objet d’identification, mais en tant qu’ils sont arrachés, découpés, prélevés
sur une série qui fait apparaître le manque. Moi qui parle, je t’identifie à
l’objet qui te manque à toi même, dit Lacan. La relation entre (a) et A est donc
ainsi plus clairement montrée. Si A n’atteint sa pleine signification qu’à se
soutenir du Nom du Père qui n’est, faut-il le préciser, ni un nom ni un Dieu, il
passe, nous l’avons vu, par le défilé maternel et ne s’atteint que lorsque la
coupure entre le sujet et l’objet maternel le sépare irrémédiablement du dit
objet. Ou encore lorsque se révélera le manque dont est affecté l’objet
primordial, dans l’expérience de la castration. La série des castrations
postulée par Freud: sevrage, dressage sphinctérien, castration proprement dite,
rend cette expérience dans sa répétition, signifiante et structurante, dans sa
récurrence.
[18]
[19] L’objet (a) sera donc ce qui de ces expériences, va choir, comme dit Lacan,
de sa position d’“exposant au champ de l’Autre”5, mais pour atteindre à ce statut
d’objet du désir. Le tribut payé à cette accession est d’exclure le sujet
désirant, à dire, à nommer, l’objet du désir.
D’avoir été situé au champ de l’Autre permet maintenant de concevoir la fonction
de médiation qu’un tel objet joue moins entre le sujet et l’Autre, que dans leur
rapport; mon désir entre dans l’Autre où il est attendu, de toute éternité sous
la forme de l’objet que je suis en tant qu’il m’exile de ma subjectivité en
résumant tous les signifiants, à quoi cette subjectivité est attachée.6
Nous savons que le fantasme permet l’établissement de cette formule de rapport,
en tant qu’il y révèle le sujet en effaçant sa trace. Le fantasme comme
structure constitutive du sujet, où celui-ci s’imprime en creux, par lequel la
fascination opère, ouvre sur la relation de l’objet (a) avec le Moi idéal.
D - Le (a) fétiche
Cette formulation indique tout ce qui sépare la théorisation de Lacan de celle
des autres auteurs. Disons schématiquement qu’alors que ceux-ci vont surtout
marquer l’aspect positif des qualités de l’objet, Lacan valorise l’approche
négative. Un exemple clair nous le montre. Devant l’image de la mère phallique,
les auteurs post-freudiens diront qu’elle est terrifiante parce que phallique.
Parce que le phallus peut-être instrument de malfaisance, arme destructrice, etc
... Freud disait que la sidération produite par la tête de Méduse opérait parce
que les reptiles qui lui tenaient lieu de chevelure venaient nier, autant de
fois qu’il y avait de serpents, la castration qui par ce renversement se
rappelait de façon multipliée à celui qui la voulaitlannuler. Lacan suivra plus
volontiers cette dernière voie. Le cas du fétichisme sur lequel il reviendra
longuement sera l’apologue de ce mode réflexif. L’objet du fétiche sera le
témoin, le voile du sexe châtré - du manque au champ de l’Autre.
E - Le (a) objet du manque, cause du désir
A propos de son séminaire sur le Banquet7, nous apparaît avec une force
particulière la structure métonymique et métaphorique de l’objet (a) dans le
repérage que fait Jacques Lacan dans le texte de Platon de la position
particulière des agalmata, dans le discours [20] d’Alcibiade où celui-ci dépeint
Socrate: “Il est tout pareil à des silènes qu’on voit plantés dans des ateliers
de sculpture et que les artistes représentent tenant un pipeau ou une flûte; lés
entr’ouvre-t-on par le milieu, on voit qu’à l’intérieur ils contiennent des
figurines de dieux”. Nous avons affaire à la fois au fragment de corps, à la
partie du corps et à sa symbolisation, et ceci est à prendre à la lettre, sous
la forme de la figurine divine.
C’est justement en tant que cet objet (a) va surgir comme objet du manque qu’il
va se déployer sur un double registre qui sera à la fois la révélation du manque
de l’Autre et à la fois le manque tel qu’il apparaît dans le processus de
signification. Ce qui manque à l’Autre, c’est ce qu’il n’est pas donné de
concevoir. Le (-φ) qui s’introduit ici sous la forme de ce qui n’apparaît pas, -
c’est le Rien qui n’est pas figurable - sous lequel s’ordonne la rencontre avec
la castration comme impensable, dont l’hiatus est comblé avec le processus de
significantisation, par le mirage du savoir. Je cite encore: “(a) symbolise ce
qui, dans la sphère du signifiant comme perdu se perd à la significantisation.
Ce qui résiste à cette perte est le sujet désigné, dès qu’entre en jeu le
processus du savoir, dès que ça se sait, il y a quelque chose de perdu”. C’est
cette apparition sous la forme de l’objet du manque qui spécifie ce autour de
quoi va tourner notre exposé, à savoir la nature non spécularisable du (a). Tout
se passe comme si le sujet barré prend fonction de i(a) comme s’exprime Lacan ou
encore comme si, court-circuitant l’impossible spécularisation du manque, le
sujet s’identifie ainsi au savoir, venant en lieu et place de la perte qui en
suscite la promotion, recouvrant cette perte jusqu’à l’oubli de son existence.
A partir de cette apparition du manque, va jouer la fonction de reste issue du
désir de l’autre, fonction de reste qui se manifeste comme résidu liché par la
barre, qui affecte le grand Autre et dont l’homologue dans le sujet l’intéresse
au savoir. Là encore Lacan fait une distinction d’ordre logique où la
nullification ne supprime pas l’avoir, ce qui justement fait apparaître le
reste.
Fonction de reste, c’est ce qui est sauvé de la menace qui pèse sur le sujet;
“le désir se construit sur le chemin d’une question: n’être”. L’objet (a) est la
cause du désir.
[21]
F - Le (a), produit d’un travail
On peut penser, bien que Lacan ne le dise pas expressément, que la dimension
progression-régression peut constituer un plan corrélatif à ceux de la
conjonction-disjonction et de la suture-coupure. Les développements engendrés
sur le plan du savoir seront à prendre dans leur perspective négative, renvoyant
au plan de méconnaissance où ils se sont organisés dans la démarche du processus
de significantisation, - qui tend sans relâche à annuler ou à nullifier la perte
de l’objet -, à ce qui s’est signifié autour de cette perte, par les traces
laissées de ce travail, dont l’objet (a) sera le repèrele plus slr, l’index de
la vérité pointé vers le sujet. Freud insiste, dans ses oeuvres terminales sur
la vérité historique à laquelle vise la
‘construction’
de l’analyste. Le canal
de la demande constitue le fil conducteur de cet accès à la vérité. Sa fonction
n’est pas seulement de servir de guide, mais de former le dessin même de cet
itinéraire des chemins de la vérité.
♦
Ce rappel où nous n’avons voulu garder que le minimum indispensable au
développement qui va suivre va nous permettre de poser quelques problèmes.
a - Etant donné la relation de l’objet (a) à la représentation il convient de se
demander quels sont les rapports de celle-ci avec la chaîne signifiante. Le
manque représenté a-t-il quelque relation avec la parole comme concaténation.
b - Faut-il accorder - en se tournant vers Freud - le statut de signifiant au
seul Vorstellung-repräsentanz? Qu’en est-il de l’affect?
c - N’y a-t-il pas dans l’oeuvre de Freud un point quant à la représentation qui
n’a pas trouvé d’écho chez Lacan: la distinction entre différents types de
représentation (de mots et de choses par exemple), qui pourrait conduire à
différencier encore davantage, pour souligner le caractère original de la
concaténation freudienne.
d - Si le savoir est ce qui vient au lieu de la vérité, après la perte de
l’objet, n’y a -t-il pas lieu de relier l’un à l’autre par les traces de cette
perte et la tentative de leur effacement.
Ce sont ces questions qui permettront de considérer l’objet (a) moins comme
support de l’objet partiel que comme parcours d’une main traçante, inscription,
lettre, a.
II - La suture du signifiant, sa représentant et l’objet (a)
[22]
J’en viens à ce qui va constituer un autre axe de mon exposé, à savoir la
relation du (a) avec la coupure et la suture, et je me référerai à l’exposé de
J.A. Miller concernant la théorisation, à partir de l’ouvrage de Frege, de la
logique du signifiant.8 Ceci pour bien situer la position du nombre zéro dans la
mesure où elle va avoir une incidence sur le destin du (a).
En vertu du principe selon lequel, pour que la vérité soit sauvée, chaque chose
est identique à soi et zéro est le nombre assigné au concept “non identique à
soi”, il n’y a pas d’objet qui tombe sous ce concept.
Mais, dit Miller parlant de Frege, “il a été nécessaire, afin que fût exclue
toute référence au réel, d’évoquer, au niveau du concept, un objet non-identique
à soi - rejeté ensuite de la dimension de la vérité”. Le O qui s’inscrit à la
place du nombre consomme l’exclusion de cet objet.- Quant à cette place,
dessinée par la subsomption, où l’objet manque, rien n’y saurait être écrit, et
s’il y faut tracer un O, ce n’est que pour y figurer un blanc, rendre visible le
manque’. Il y a donc ici d’une part l’évocation et l’exclusion de l’objet
non-identique à soi, et d’autre part ce blanc, ce trou, à la place de l’objet
subsumé.
La notion d’unité est donnée par le concept de l’identité, concept de l’objet
subsumé. Mais sa place de un, non plus en tant qu’unité mais en tant que nombre
un, reste problématique quant à sa place de premier, quant à sa primordialité,
si j’ose ainsi m’exprimer.
Le nombre zéro, fait remarquer Miller, il n’est pas légitime de le compter pour
rien, et la logique voudrait alors que l’on confère à ce nombre zéro le rôle de
premier objet.
La conséquence en est l’identité au concept du nombre zéro qui subsume l’objet
nombre zéro en tant qu’il est un objet. La primordialité, en somme, ne peut
s’instaurer sous le signe de l’unité, mais du nombre à partir duquel le un est
possible, le nombre zéro. Ainsi un double registre recouvre un fonctionnement
qu’il faut déplier pour comprendre l’ambiguité du nombre zéro en tant qu’il
inclut:
- le registre du concept de non-identique à soi
- le registre de l’objet, matrice de l’un, objet permettant l’assignation du
nombre un.
[23] Alors se découvre la double opération:
- l’évocation et l’élision du non-identique à soi, avec un blanc au niveau de
l’objet subsumé permettant le nombre zéro
- l’introduction du zéro comme nombre, c’est à dire comme nom signifiant et
comme objet.
Cette situation a surtout un intérêt pour nous en tant qu’elle spécifie la
structure de la concaténation. Non seulement le sujet s’exclut de la scène et de
la chafhe signifiante du fait même qu’il la constitue comme sujet dans sa
structure de concaténation, mais le premier de ces objets joue à la fois comme
concept et comme objet, non représenté mais dénommé objet unaire et concept sur
la non-identité à soi, concept de menace pour la vérité, et ceci d’autant plus
qu’il est hors-jeu ou hors-je.
Ce concept de menace pour la vérité est pour nous concept issu de la rencontre
avec la vérité, en tant qu’il dissocie non seulement la vérité de sa
manifestation (identité à soi) mais y désigne sa place, par le blanc ou la trace
qui la négative. Il est insuffisant de n’y voir (c’est le cas de le dire) qu’un
simple rapport d’absence. Il faut éncore que soit ici cerné son rapport de
manque à la vérité.
L’intérêt pris par nous à cette confrontation avec Frege lu par Miller est de
lier le sujet au signifiant. Le sujet s’identifie à la répétition qui préside à
chacune des opérations par lesquelles la concaténation se noue, dans la prise de
chaque fragment par celui qui le précède et celui qui lui succède: dans le même
temps et dans le même mouvement, le sujet se voit autant de fois rejeté hors de
la scène - et de ma chaîne -, qui ainsi se constitue. Or, si l’opération
l’exclut à chaque étape, la nullification ne supprime pas l’avoir qui subsiste
pour nous, à condition de savoir la reconnaître sous la forme du (a).
L’effet de concaténation rejoint la définition par Lacan du signifiant: “le
signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant”. S’éclaire
ainsi ce qu’il est des rapports du sujet et de l’objet a, dans leurs relations
de suture et de coupure. “Si la suite des nombres, métonymie du zéro commence
par sa métaphore, dit Miller, si le O nombre de la suite comme nombre, n’est que
le tenant-lieu suturant de l’absence (du zéro absolu) qui se véhicule dessous la
chaihe suivant le mouvement alternatif d’une représentation et d’une exclusion,
qu’est ce qui fait obstacle, à reconnaître dans le rapport restitué du zéro à la
suite des nombres, l’articulation la plus élémentaire du rapport qu’avec la
chafhe signifiante entretient le sujet?”.
[24] Je laisse ici la question du rapport du sujet au grand Autre par l’effet du
zéro9, mais vais m’employer à soulever deux problèmes, ceux de la suture et celui
de la représentation.
A - Le problème de la suture
Leclaire s’est élevé là contre cette suturation inférée par Miller. La question
demeure : y a -t-il ou n’y a-t-il pas suture? Ce qui désigne la position du
psychanalyste à l’endroit de la vérité ne serait-il pas justement ce privilège
de n’avoir pas à suturer? Comment nier qu’il n’y ait suture s’il y a
concaténation.
J’en voudrais pour preuve cet argument de Freud trop souvent oublié sur les
conséquences de la castration. Si celle-ci est possible, si la menace vient à
exécution, elle ne prive pas seulement le sujet du plaisir masturbatoire, mais
elle a, comme implication hautement redoutée, l’impossibilité désormais
définitive pour le sujet châtré de l’union avec la mère. Qu’on voie ici la
castration comme l’effrondre -ment de tout le système signifiant par la rupture
de toute possibilité de concaténation, explique que Freud la compare à un
désastre dont les dégâts sont incommensurables. En tous cas le pénis joue ici le
rôle de médiateur de la coupure et de la suture.
Comment cela peut-il se suturer? Jacques-Alain Miller, je viens de le dire, a
montré l’ascension du nombre zéro, sa transgression de la barre sous forme du
un, son évanouissement lors du passage de n à n′ qui est n + 1. Mais on n’a pas
tort non plus de faire valoir que la [25] logique d’un ‘concept inconscient’ a
des exigences qui sont internes à sa formation. Citons ici Freud (avec
Leclaire):
‘Faeces’
,
‘enfant’
,
‘pénis’
forment ainsi une unité, un concept
inconscient (sit venia verbo). Le concept nommément d’une “petite chose” qui
peut se séparer de son propre corps (par. VII).
A une opposition du type binaire, celle que la linguistique nous offre, celle de
la phonologie où les rapports sont toujours posés en termes de couples
antagonistes et celle qu’on met à la base de toute information, on substitue ici
un processus opératoire à trois termes (n, +,n′) avec évanouissement d’un terme
sitôt qu’il s’est manifesté. Nous trouvons là une sorte de paradigme qui peut
nous donner la voie de ce que pourrait être le découpage du signifié.
En effet les linguistes se montrent extrêmement embarrassés lor qu’il s’agit du
découpage du signifié alors que le découpage du signifiant ne présente pour eux
aucune espèce de difficulté semble-t-il. Si par exemple j’en crois Martinet je
lis: “Quant à
‘sémantique’
, s’il a acquis le sens qui nous intéresse, il n’en
est pas moins dérivé d’une racine qui évoque non point une réalité psychique
mais bien le processus de signification qui implique la combinaison du
signifiant et du signifié” “un sème en tout cas ne saurait être autre chose
qu’une unité à double face”.10
L’embarras naît ici de ce que toute référence directe au signifié ruinerait la
démarche structuraliste, puisque son accession par la voie du signifiant crée le
détour nécessaire à une appréhension indirecte, relative et corrélative. En
outre, et surtout, le repérage des traits pertinents nous laisse ici dans la
perplexité.
En définitive, ce qui manque ici de support consistant est la structure du
corps. Car l’assurance de tenir pour fermes les traits pertinents en phonologie
ne repose-t-elle pas en définitive sur le fonctionnement de l’appareil vocal?
Sans doute est-il sous commande nerveuse, ce qui explique la fascination des
linguistes pour la cybernétique. Le psychanalyste est ici le seul à se mettre à
l’écoute du sens, à son niveau, c’est à dire à considérer, en respectant la même
exigence de référence indirecte, que le découpage passera au niveau du signifié,
et que c’est ce découpage même qui impliquera un découpage du signifiant qui
rend intelligible le signifié. Ici se repère l’arabiguité qu’il faudra bien
lever, entre la conception linguistique du signifiant et sa formulation
psychanalytique telle que Lacan le conçoit. Mais s’agit-il du même?
[26] Vous avez sans doute reconnu dans cette unité à double face la théorisation
de la bande de Moebius de Lacan.11 Mais ne peut-on pas considérer que le découpage
du signifié, dans cette série métonymique des différents objets partiels est
représenté par le phallus, justement, en tant qu’il vient à apparaître, sous la
forme du (- φ) dans ses différents objets partiels, dont la succession
diachronique vous est connue: objet oral, objet anal, objet phallique, etc ...,
ces termes ne représentant que leur repérage quant aux zones érogènes, laissant
la place à des formes plus complexes.
Ceci pourrait concilier un choix entre un système binaire strict qui nous
renvoie à des options telles qu’elles ne nous laissent pas de médiation tierce,
et un autre système où la causalité est développée en réseau, un système de type
réticulaire, qui fait disparaître tout fonctionnement de type oppositionnel.
Finalement il paraît bien que la forme minima de cette structure réticulaire est
la structure triangulaire où le tiers est évanouissant. C’est, je crois,
l’opération éclairée par le commentaire de Miller.
Ceci peut nous évoquer les diverses formes de relations auxquelles nous avons
affaire dans l’Oedipe où une opposition, celle de la différence des sexes, en
tant qu’elle est supportée par le phallus est en fait insérée dans un système
triangulaire et ne s’appréhende jamais que par des relations deux à deux; où le
phallus constitue l’étalon des échanges, sa cause.
Saussure a eu le mérite de placer au principe de la langue comme système, la
valeur, esquissant à cet endroit la comparaison avec l’économie politique. Mais
pour l’avoir ainsi dégagée, il n’est guère allé plus loin et ne s’est pas posé
la question de ce qui a valeur pour le sujet parlant. Ainsi la suture
s’accomplit ici en laissant se profiler la valeur, en cause, sans rien nous dire
d’elle.
C’est ici que nous rencontrons la fonction de la cause développée par Jacques
Lacan. Si, avec Frege, l’identité à soi a permis le passage de la chose à
l’objet, ne pouvons-nous pas penser que ce que nous venons de montrer peut
fonctionner comme relation de l’objet à la cause? On peut conclure que l’objet
est la relation signifiante qui peut relier les deux termes de la chose et de la
cause. Nous aurions ici peut-être un de ces exemples dont parle cet article
aujourd’hui contesté de Freud sur le sens antithétique des mots primitifs
puisque nous savons que chose et cause ont une racine commune, la médiation se
trouvant ici passer par l’objet.
[27] En somme, nous assisterions au passage de “l’indéterminé” à “l’état de ce
qui est ou opère”, de “ce qui est en fait” à “ce qui est de l’ordre de la
raison, du sujet, ou du motif” par l’intermédiaire de l’objet en tant que sa
définition-est: “ce qui se présente à la vue ou affecte les sens”.12
B - Le problème de la représentation
Ici se pose alors notre deuxième problème, à savoir celui de la représentation.
Il m’avait semblé que Miller avait fait peu de place à toutes les références à
la représentation dont Frege use. Cependant il a conservé, dans le passage cité
plus haut, la notion d’un mouvement alternatif d’une représentation et d’une
exclusion. La fonction de rassemblement, de subsomption, est solidaire de la
notion d’un pouvoir qui met ensemble, et qui, au prix d’une coupure (celle du
pouvoir de rassemblement à la chose présentée), représente. C’est la coupure qui
permet la représentation. Or ici le nombre zéro figure comme objet sous lequel
ne tombe aucune représentation. C’est par l’opération même de la coupure qu’
advient, s’accomplit, le sujet, je dirai sur le dos, aux dépens, de l’objet.
Comme si l’on pouvait dire: qu’importe la coupure (du sujet) puisque reste la
suture (de l’objet (a)). C’est ce que réalise, pour ainsi dire, le sacrifice de
l’objet par le désir. Qu’importe la perte de l’objet si le désir lui survit et
lui perdure. Quelque chose aussi qui serait de l’ordre de l’objet est mort, vive
le désir (de l’Autre). La demande devient ce qui assure la résurrection
renouvelée du désir au cas où il viendrait lui-même à manquer; elle se formule à
travers l’objet (a).
La demande que ne soutient aucune cause, cause dont l’effet est le trou, par
lequel le reste se confondrait avec la demande, n’est-ce pas ainsi que le fou le
bouffon: Polonius - voit le fou - Hamlet amoureux de sa fille et incertain
vengeur du Père mort - qui fera périr un autre père, celui del’objet de son
désir (Polonius) à la suite d’une “tragique méprise”.
That I have found
the very cause of Hamlet’s lunacy
I will be brief. Your noble son is mad
Mad call I it; for to define true madness
What is’t but to be nothing else but mad.
et plus loin:
[28] That we find out the cause of this effect,
Or rather say, the cause of this defect,
For this effect defective comes by cause
Thus it remains, and the remainder thus.
Perpend.
Hamlet, acte II, scène 48-9, 92-4, 100-5
III - La relation (a) à i(a) et le problème de la répresentation et de la spécularisation.
Lacan insiste avec force sur le fait que l’objet (a) n’est pas spé -
cularisable, le recours à l’image spéculaire n’est ni l’image de l’objet ni
celle de la représentation, elle est, dit Lacan dans son séminaire sur
l’Identification (1962) un autre objet qui n’est pas le même. Il est pris dans
le cadre d’une relation où est en jeu la dialectique narcissique dont la limite
est le phallus qui y opère sous la forme du manque.
Or, nous venons de voir l’objet non figurable que représente le nombre zéro.
Qu’en est-il chez Freud? A considérer le problème uniquement sous l’angle de la
dialectique narcissique, on court-circuite à mon avis le problème de la
représentation qui renvoie à l’objet de la pulsion. Freud le désigne comme
éminemment substituable et interchangeable, ce qui pourrait peut-être apparaître
comme un dédommagement à l’impossibilité de la fuite devant les stimuli
internes, procédure intermédiaire, dirais-je, entre l’échange restreint et
l’échange généralisé.
Il faut qu’à cet échange participe comme terme échangé un objet de pulsion, ce
n’est donc pas n’importe quel objet qui fait l’affaire dans la substitution.
Deux problèmes ici se présentent devant nous. Le premier est celui de la
distinction entre le représentant de la pulsion et l’affect, le second est celui
de la distribution différentielle du mode de représentation.
A - Le problème de la distinction entre le représentant de la pulsion et
l’affect.
La distinction entre le représentant et l’affect est conjecturale dans l’oeuvre
de Freud, on le sait. Souvent la pulsion y est confondue avec le représentant et
vice versa. Mais à la fin de son oeuvre, nous savons qu’une distinction de plus
en plus marquée est établie où - c’est ce que je propose de prendre en
considération - l’affect [29] prend statut de signifiant. La preuve en est que, depuis 1924, l’emploi de la
Verleugnung qu’on a proposé de traduire par déni est de plus en plus spécifié;
ce qui va trouver sa formulation la plus précise dans l’article sur le
fétichisme (1927) auquel Lacan se réfère si fréquemment, l’article sur le
clivage du Moi (1938) et enfin le chapitre VIII de l’Abrégé de psychanalyse
(1939). La thèse de Freud devient alors que la perception tomberait sous le coup
de la Verleugnung, alors que l’affect tomberait sous le coup de la Verdrängung.
La possibilité dans l’alternative acceptation-refus d’un fonctionnement global
ou portant seulement sur un des termes (perception et affect) est la condition
de la suture différenciée de certaines organisations conflictuelles.
C’est là, c’est à partir de cette distinction que Freud voit ce clivage du moi:
l’Entzweiung que valorise Lacan. Or si Freud crée un terme équivalent au
refoulement, le déni, qui a même valeur sémantique, il faut probablement en
conclure que, si seul un signifiant peut subir ce destin, c’est que l’affect
entre dans cette même catégorie.13
Je pense même que la définition du signifiant gagnerait peut-être à être
complétée à la lumière de ce qui précède: le signifiant serait alors ce qui,
sous peine de s’évanouir, doit pour subsister entrer dans un système de
transformations où il représente un sujet pour un autre signifiant tombant sous
le coup de la barre du refoulement ou du déni qui le contraint à la chute de son
statut d’être dans son rapport avec la vérité, chute par laquelle il accède ou
il advient au rang de signifiant dans sa résurrection.
Il y aurait un certain intérêt à souligner la corrélation de ces deux modes de
signification, chacun englobant les deux mécanismes. On ne voit dans l’affect
que la décharge, alors qu’il est - Freud le dit pour l’angoisse - signal
(signifiant pour nous), on ne voit dans le représentant que le signifiant, alors
qu’il est (dans la théorie freudienne) engendrement d’un certain mode de
production, donc de décharge (engendré par l’impossibilité de celle-ci).
Dans Le Moi et le Ca Freud reprend la question déjà évoquée, non sans difficulté
dans son article sur l’Inconscient, de la différence [30] entre le représentant
et l’affect. Ce qui qualifie l’affect est qu’il ne peut entrer dans aucune
combinatoire. Il est refoulé, mais sa spécificité en tant que signifiant est
d’être exprimé directement, de ne pas passer par les liens de connexion du
préconscient.
Dans son séminaire sur l’angoisse, Lacan a élucidé et démontré ce qui déclenche
l’angoisse, la façon dont ça opère quand il y a de l’angoisse. Mais je me
demande q’il a bien rendu compte de ce qu’est l’angoisse au sens du statut
qu’elle a dans la théorie. Je crois qu’il y a intérêt à considérer l’affect
comme une forme sémantique originale à côté des sérnantides primaires 14 que sont
les représentants; celui-ci fonctionnerait dans une position seconde qui lui
permettrait d’acquérir le statut de sémantide secondaire d’une nature différente
de celle du représentant et redoublant l’Entzweiung dans cette différence. Il y
aurait là redoublement de la non-identité à soi par cette disparité des deux
registres du signifiant.
Contrairement à l’opinion reçue, il est très curieux de voir que Freud fait du
langage ce qui transforme les processus internes en perception, et non pas,
comme on pourrait le penser, ce qui s’arrache du plan perceptif, et qui
appartiendrait à l’ordre de la pensée. Avec l’affect nous sommes en présence
d’un effet d’effacement de la trace perçue restituée sous forme de décharge.
Qu’en est-il du représentant ? Les considérations de terminologie ne sont pas
ici inutiles. Cela n’est pas pour rien qu’on a longtemps discuté pour savoir
s’il fallait appeler le “Vorstellung repräsentanz” le représentant
représentatif, le représentant de la représentation, le tenant-lieu de
représentation. Il entre dans la combinatoire, nous le savons. C’est ici que
commence l’ambiguité. Il n’y entre pas à titre d’unité homogène identique à soi.
La clairvoyance de Freud dans son domaine a été de faire dès le départ cette
distinction exclusive, présente dans vos mémoires, entre la perception et le
souvenir. Souvenons-nous du rôle qu’il fait jouer à la réminiscence en tant
qu’elle serait, si l’on peut dire, le souvenir au lieu de l’Autre, mais qui
garde par devers elle la trace non sans perdre sa qualité de souvenir si elle
vient à se vivre dans l’actualité.
B - Le problème de la distribution différentielle du mode de représentation
Un autre type de différenciation nous intéresse ici, celui des représentations
de mots et des représentations de choses, distinction qui n’est pas contingente.
Je ne rappelle ceci, qui est déjà connu, [31] que pour avancer que: s’il y a une
théorie du signifiant chez Freud, elle ne peut éviter de passer par le perçu.
Ceci est sensible dans l’organisation du discours. Dans le récit de l’analysé,
l’élaboration secondaire du rêve, le fantasme actuel ou ressuscité, l’image, en
sont les témoignages renouvelés dans le texte de nos séances. La question est de
savoir si tout cela est vraiment de l’ordre du perçu.
Ce représentant de la représentation montre qu’on ne peut ramener son statut à
celui de la perception. Notons une fois de plus qu’il n’est jamais question de présentation mais
de représentation. Le perçu ne représente que le point de
fascination, l’effort de centration de la spécularisation comme dirait Lacan. Ce
qui permet de fonctionner comme zéro, est de l’ordre du sujet, mais ce qui va
monter et prendre la place du un est ici l’objet (a), à condition qu’on le
considère dans cette distribution différentielle, où la non-identité à soi se
manifeste dans cette disparité.
Le point de vue économique s’illustre ici de ne pas seulement être en cause
lorsqu’il s’agit de l’évaluation quantitative des processus, mais de pouvoir
être identifié dans cette distribution différentielle. C’est l’effet de barrage
qui pèse sur le discours qui contraint non seulement à la combinatoire, mais
encore aux changements de registre, de matériau et de modes de représentation du
signifiant. Ces mutations ont pour objet d’accentuer la non-identité à soi non
seulement dans résurgence du signifiant mais dans ses métamorphoses
métonymiques. La métaphore s’infiltre jusque dans l’enchaînement métonymique.
Ce n’est pas pour rien que Freud oppose deux systèmes: ce qui fonctionne au
niveau de l’un est l’identité des perceptions et dans l’autre identité des
pensées. C’est en tant que tous les deux ont un rapport à la vérité qu’ils
relèvent de nos concepts. Mais le point de trouble et de fascination vient de ce
que la perception puisse se donner comme champ d’identité alors que l’identité y
opère selon un registre qui n’est pas celui du perçu.
Cette identité; c’est ce qui abolit la différence comme soutenue par le manque
et qui trouve à se matérialiser dans le perçu, de la même façon que l’identité
des pensées dans l’ordre du penser ne vient à être opérante qu’après la perte de
l’objet.
Lacan ne me paraît pas avoir eu tout à fait raison d’avoir sévèrement critiqué
les travaux ‘portant sur l’hallucination négative. Tout au plus peut-on déplorer
leurs repères imprécis. L’hallucination négative, si elle est cette ascension du
zéro en tant qu’elle ne relève absolument pas de la représentation, serait de
l’ordre du représentant de la représentation. Sa valeur est de donner un support
à la notion d’aphanisis dont on sait qu’elle a joué un rôle si important chez
Lacan après Jones.
[32] Il faut aussi se souvenir de l’alternative relevée par Lacan dans les
travaux de Jones sur la sexualité féminine, dont la portée est probablement plus
vaste: ou l’objet, ou le désir. L’hallucination négative donnerait ainsi le
modèle d’une s8tructure subjective, en tant qu’elle implique le deuil de l’objet
et l’avènement d’un sujet négativé rendu ainsi apte au désir. Ne peut-on
rappeler ici que les premiers modes de la représentation du sujet le premier i
(a) - est justement le produit d’une représentation homologue de l’hallucination
négative: la main négative de l’artiste apparue dans le contour de la peinture
qui en délimite la forme. On voit alors comment vient se placer le fantasme,
puisque c’est la fonction que Lacan lui assigne de rendre le plaisir apte au
désir. Ici donc apparaît une forme d’émergence d’un sujet qui échapperait à
l’anéantissement de la puissance signifiante dans l’aphanisis, puisque
l’hallucination négative arrive à se produire mais comme manque spécularisé.
Elle me parait être le rapport inaugural de l’identification narcissique au sens
de Freud conçue comme rapport au deuil de l’objet primordial. Elle est le point
de rencontre de la coupure et de la suture.
Il devient clair que ce procès est le même qui fonde le désir comme désir de
l’Autre, puisque le deuil s’est interposé dans la relation du sujet à l’Autre et
du sujet à l’objet.
Si le (a) joue entre toutes ces formes (on peut dire qu’il se joue de la
fascination du perçu en parcourant ces registres), c’est bien parce qu’il est,
non comme perçu, mais comme parcours du sujet, circuit du discours. J’en
donnerai un exemple pris dans Othello. Dans Othello c’est le mouchoir qui peut
apparaître comme (a). En fait, c’est c’est là que nous sommes témoins de
l’effort de fascination du perçu, la vérité est que ce n’est pas tant le
mouchoir qui importe que le circuit qu’il fait de la magicienne qui l’a donné à
la mère d’Othello ou du père à celle-ci (les deux versions sont dans Othello)
jusqu’à aboutir sur le lit de Blanca, la putain, pour finalement révéler Othello
à son désir, “ma mère est une putain”. Ce qu’il faut démontrer à l’aide du
savoir, car Othello cherche comme tout jaloux l’aveu plus que la vérité.
N’est-ce pas alors ainsi qu’il convient d’entendre son soliloque, lors de
l’entrée dans la chambre nuptiale où il va donner la mort à Desdémone, pour
faire de sa nuit de noces une nuit de deuil.
It is the cause, it is the cause my soul
Let me not narre it to you, you chaste stars. It is the cause.
(Acte V, scène 2, 1-3).
[33] Freud souligne dans l’Abrégé de Psychanalyse que nous vivons dans l’espoir
que nos instruments de perception de la réalité s’affinant, nous pourrions
finalement accéder à la certitude du monde sensible. En fait il accentue une
fois de plus l’affirmation que la réalité est inconnaissable et que nous ne
pouvons nous permettre que la
‘déduction’
du vrai à partir des connexions et des
interdépendances existant entre les divers ordres du perçu. Ceci est évidemment
affirmer la prééminence du symbolique, si besoin en est.
Mais son originalité fut d’introduire au niveau du perçu un ordre , une
organisation, qui permette de sortir du dilemme de l’apparence et de la réalité,
pour lui substituer celui de l’idéal (Idealfunktion) et de la vérité, ce couple
fonctionnant aussi bien dans l’ordre du perçu que du pensé. La confusion répétée
plus d’une fois entre le symbole et le symbolique doit nous rendre attentifs à
ne pas prendre l’un pour l’autre.
Qu’advient-il alors de l’objet (a)? Celui-ci existe comme structure de
transformation où l’objet du désir procède à une nouvelle mutation et où c’est
le désir qui devient objet. Par quelle opération le recoupement à travers la
non-identité à soi de ces formes énumérées s’accomplit-il? Je crois qu’on peut
les saisir selon les deux grands axes de la synchronie et de la diachronie en
prenant pour référence la théorisation de Freud.
1 - Dans l’axe de la synchronie, nous avons une série formée par les pensées en
tant qu’il s’agit des pensées de l’inconscient (et où il faut distinguer entre
les représentations de mots et les représentations de choses), les affects
(comme signifiants secondaires) et deux autres catégories qui me paraissent
devoir entrer en considération pour autant que nous les observons dans la
situation analytique et non hors d’elle; je pense aux états du corps propre -
dépersonnalisation ou hypochondrie, etc ... et à toutes les manifestations qui
relèvent de ce que les auteurs anglais appellent les parapraxies comme
expression du registre de l’acte (l’acting-in et non l’acting-out).
2 - Mais nous pouvons repérer également une autre série sur l’axe de la
diachronie qui est l’axe de la succession des objets oral, anal, phallique, etc
... Je me demande si l’objet scopique et l’objet auditif que Lacan fait entrer
dans ce registre gagnent à être inclus dans cette série et s’ils ne font pas
plutôt partie de ce registre de transmission entre la synchronie et la
diachronie que l’on peut repérer dans le discours sous les formes diverses du
rêve et de son élaboration secondaire, du phantasme, du souvenir, de la
réminiscence, bref de toutes ces voies qui font fonctionner la synchronie et la
diachronie. C’est sur ce prélèvement que s’opère la création de l’objet (a) où
le désir devient objet et rend compte des positions subjectives. Cette
non-identité à soi que le blanc figure est liée pour moi au processus
d’effacement de la trace. C’est cela qui contraint ce système à la
transformation.
[34]
IV - Identité et non-identité à soi: la pulsion de mort
Le signifiant révèle le sujet mais en effaçant sa trace, dit Lacan. C’est là, je
crois, que se situe le divorce avec toute la pensée structuraliste
non-psychanalytique: dans l’opposition visible-invisible, dans l’opposition
perçu-savoir, nous mettons en jeu l’ordre de la vérité, mais en tant que cette
vérité passe toujours par le problème de l’effacement de la trace.
Freud dit dans Moïse et le monothéisme (1938): “Dans ses conséquences, la
distorsion d’un texte ressemble à un meurtre, la difficulté n’est pas d’en
perpétrer l’acte, mais de se débarrasser des traces”. Or, c’est ce processus
qui, à partir des traces, permet de remonter à leur cause que nous trouvons le
processus même de la paternité. Dans Moïse et le monothéisme, toujours,
reprenant une remarque déjà émise au moment de l’Homme aux Rats; il rappelle
que la maternité est révélée par les sens tandis que la paternité est une
conjecture: basée sur des déductions et des hypothèses. Le fait de donner ainsi
le pas au processus cogitatif sur la perception sensorielle “fut lourd de
conséquences pour l’humanité”.
Je fais ici remarquer que si Freud a établi un lien très étroit entre le phallus
et la castration, entre la curiosité sexuelle et la procréation, il me paraît
curieux qu’il n’ait jamais de façon explicite mis en relation le rale du phallus
dans la procréation, dans le désir d’enfant chez l’enfant ou dans la curiosité
sexuelle.
Ce qui au niveau du sujet fonctionne comme cause (dans la recherche de la vérité
en tant qu’elle est question des origines, rapport au géniteur) fonctionne comme
Loi au niveau socio-anthropologique. Ici aussi la combinatoire n’entre en action
que sous la contrainte de la règle.
A la prohibition de l’inceste, interdiction au vu et au su de tous qui retranche
la mère et les soeurs du choix pour désigner d’autres objets à leur place,
s’adjoint le rituel funéraire qui établit la présence de l’absent, du Père mort.
Double processus, remarquons-le, de coupure et de suture. Parmi les vivants,
coupure de la mère et suture par ses substituts, parmi les morts suture de la
disparition du Père par le rituel ou le totem qui lui est consacré, coupure de
lui par l’au-delà inacessible où il se tient désormais.
Nous avons là un exemple frappant de la coupure entre Lévi-Strauss et Freud, qui
s’illustre dans une rencontre inattendue.
A propos du masque 15 Lévi-Strauss insiste sur la fonction à la fois négative (de
dissimulation) et positive (d’accession à un autre [35] monde). Mais il parait
s’agir pour lui d’une homologie, d’une correspondance telle que dans cette
réalité biface rien n’est d’aucune façon perdu en route. On pourrait poser la
question: qu’est-ce qui contraint à la dissimulation, qu’est-ce qui force à
cette structure sur un double plan?
Lévi-Strauss parle d’un masque (Hamshamtsès) des Indiens Kwakiutl fait de
plusieurs volets articulés qui permettent de dévoiler, de “démasquer” (sic) la
face humaine d’un dieu caché sous la forme extérieure du corbeau. Nous tombons
d’accord avec lui pour conclure “qu’on masque non pour suggérer, mais finalement
pour dévoiler”, or ce masque déployé fait apparaître la face humaine, dans ce
qu’on pourrait prendre pour le fond de la gueule du corbeau. Il ne faut pas
beaucoup forcer les faits pour dire que la figure ici présentée fait apparaître
les quatre demi moitiés du bec (2 supérieures et 2 inférieures) comme les 4
membres d’un personnage dont le tronc est représenté par la face du dieu.
L’analogie entre cette représentation et celle dont Freud fait état dans un
texte extrêmement court - il s’agit des Parallèles mythologiques à une
représentation obsessionnelle - est frappante. Il y décrit une représentation
obsédante qui vient hanter le patient sous la dénomination de Vater Arsch, et où
est imaginé un personnage constitué par un tronc et la partie inférieure de
celui-ci, ses quatre membres, et où manquent les organes génitaux et la tête, la
face étant dessinée sur le ventre.16
Freud de conclure au lien entre le Vater Arsch, le Cul du Père, et le
patriarche, ce sujet portant bien entendu une vénération toute filiale à
l’auteur de ses jours, comme tout obsessionnel.
Il me semble que ce que manque Lévi-Strauss, c’est ce sacrifice de la tête et des
organes génitaux que représente le masque Kwakiutl, qui déborde le rapport du
montré ou caché, mais révèle un rapport du dévoilé à l’effacé, au barré, au
manque. La cause du désir est ici.
La métonymie est pointée par Freud dans la représentation du corps substitutive
au manque d’une de ses parties, les génitoires. Tout ceci prend sa valeur de
nous ouvrir à l’intérêt pris par Freud à la fin de sa vie à Moïse, non pas
seulement en raison de sa qualité de Juif, mais aussi parce que le monothéisme y
apparaît étroitement lié à l’interdiction de l’idolâtrie et à l’effacement total
de tout signe de la présence de Dieu autrement que sous la forme des Noms du
père (Yahve, Elohim, Adonaï). Notons encore ici le redoublement de la
non-identité à soi.
[36] Le travail de la pulsion de mort qui toujours oeuvre dans le silence se
repère dans cette réduction - le mot est à prendre dans toutes ses dimensions -
qui s’efforce de toujours atteindre à ce point d’absence par où le sujet rejoint
sa dépendance à l’Autre, à s’identifier lui-même à son propre effacement. La
mutation du signifiant, son épiphanie sous ses formes polymorphes et
distribuées, indique le sursaut qu’il entend opposer - comme dans le rêve - à
cet anéantissement et son effort par lequel il perdure profondément travesti et
modifié, comme témoin.
Faut-il voir encore ici un trait marquant du judarsme dans le silence qu’il fait
de la vie dans l’au-delà? Les deux faits sont peut-être liés Mais pour
comprendre la logique de l’effacement de la trace, peut-être faut-il recourir à
d’autres catégories temporospatiales que celles que nous connaissons. Peut-être
faut-il y trouver ici les structures d’un temps et d’un espace que seuls les
présocratiques ont pu nous révéleridirectement ou à travers les analyses de
Vernant et Beaufret, tous deux d’une façon très différente, mais où notre
surprise est de constater que ce temps et cet espace, ces lieux et cette mémoire
au sens des Grecs, la cure analytique nous en fournit l’accès privilégié.
Le (a) se révèle sous les structures de la nosographie comme organisation
épisémantique et sous les modes du discours de l’analysé, de sa part
sémantophore. Les analystes ont là le passage d’une porte étroite. L’approche
d’une technique psychanalytique structurale me parait devoir être basée sur la
différenciation des représentants et de l’affect et sur la distribution
différentielle des représentants.
On est extrêment frappé à la lecture des travaux de technique psychanalytique de
constater la carence totale sur tout ce qui concerne les modes de discours de
l’analysé. Nous connaissons pourtant tous les difficultés considérables des
cures qui ne se conforment pas au modèle établi par Freud de l’association
libre. Ce qui y manque le plus souvent est cette distribution différentielle des
modes de représentation qui témoigne de la non-identité à soi du signifiant
condition nécessaire de l’analyse. Je ne signale ce point que comme champ de
recherches possibles sans pouvoir m’y arrêter davantage.
♦
La difficulté essentielle de l’investigation psychanalytique vient de ce qu’elle
est un discours contraint: il ne s’agit plus seulement de communiquer, mais de
tout dire de la part de l’analysé. Du côté de l’analyste, elle est une parole
courante - verba volant - que celui-ci ne peut comme le linguiste ou
l’ethnologue enfermer dans sa boite. L’analyste court après la parole de
l’analysé. Si la pulsion de mort infiltre la parole de l’analysé, dans le
silence vers lequel elle le pousse toujours, c’est à une parole vivante que
l’analyste a à faire; [37] vivante par son refus d’être réduite au silence,
vivante par son caractère réfractaire à tout embaumement où le texte enfin
conditionné se prête à tous les traitements auxquels les hommes du savoir le
soumettent.
Nous saurons au juste ce qu’est le (a) lorsque nous aurons parcouru le champ des
positions subjectives. Nous aurons alors une vision qui sera correspondante de
celle du philosophe qui pense l’histoire et la culture à travers les modes de
découverte du mouvement des idées, de l’art, de la science de son temps, mais
comme un milieu polymorphe, hétérogène où s’illustrent diverses formes
d’aliénation. Qu’on ne s’y trompe pas cependant. Le psychanalyste, ici, n’est
pas disposé à abandonner sa priorité à quiconque dans l’examen de ces faits.
Quitte à être taxé d’impérialisme, il restera toujours en arrêt devant cette
affirmation de Freud que les religions de l’humanité en représentent les
systèmes obsessionnels/tout comme les diverses philosophies en représentent les
systèmes paranofaques. Les uns et les autres sont valorisés en tant qu’ils
permettent au sujet de se sentir meilleur/dit Freud, pour avoir ainsi échappé au
désir et réussi à y installer autre chose à sa place. Et nous aurions ici, dans
l’ordre des projections du fonctionnement de la psyché, les premiers éléments
d’une conception ou d’une théorie mimétique du fonctionnement du sujet La
psychanalyse n’a pas encore épuisé les ressources de la mimesis.
Il est insuffisant d’attribuer au psychanalyste une fonction de démystification
qui permette de conserver un cogito purgé et purifié. C’est en fait parce que
Freud part de ce qui est scorie, déchet, faux-pas, qu’il découvre la structure
du sujet comme rapport à la vérité. Celle-ci est peut-être moins proche de
l’image de Prométhée chassé pour avoir dérobé le feu que de celle de Philoctète
abandonné des siens sur une ile déserte à cause de sa puante blessure.
Notes
1. Relation écrite et
développée d’une conférence prononcée au séminaire du Docteur Lacan, le
21 décembre 1965. ↵
2. Ce graphe, dit
‘schema L’
, est reproduit dans l’Introduction au ‘Séminaire sur la lettre volée’, La Psychanalyse, vol. II, p. 9. ↵
3. Ce graphe est introduit dans ‘D’une question préliminaire à tout traitement possible d’une psychose’. La Psychanalyse. Vol. II, p. 22. Cf. infra p. 16. ↵
4. Il n’est pas inutile de faire ici deux remarques:
a - dans les travaux psychanalytiques français, se développe beaucoup la notion de relation d’objet (Bouvet) importée des auteurs anglo-saxons (M. Klein surtout, après Abraham). Lacan s’y op¬pose en soulignant l’absence de toute référence aux éléments de médiation dans ces conceptions. Surtout – ce qui revient
peut-être au même – il condamnera cette optique en tant qu’elle dé¬bouche sur une opposition Réel – Imaginaire, en écrasant
le Symbolique.
b - L’opposition moi idéal – Idéal du Moi (Nunberg-Lagache) sert de plateforme à des développements théoriques de Lacan insérés dans la perspective du rapport à l’Autre.
↵
5. ‘Remarques sur le rapport de D. Lagache’. La Psychanalyse, vol. VI, page 145. ↵
6. Séminaire sur L’Angoisse (1963) non publié. Je paraphrase Lacan, ne pouvant le citer. ↵
7. Le Banquet(1960) non publié ↵
8. Le texte de cet exposé est paru dans le n°1 des Cahiers pour l’Analyse, sous le titre: ‘La suture’ ↵
9. Je voudrais avant d’avancer dans mon propos ouvrir une parenthèse
sur une certaine vacillation de la pensée freudienne à ce sujet qui a ébranlé le jugement de son
commentateur Strachey dans la Standard Edition (vol. XXII, p. 65).
Elle concerne l’expression “der Träger des Ich-ideals” traduit par: le véhicule de l’Idéal du Moi, comme fonction
du Sur-Moi. Ce terme de véhicule donne à penser. Loin qu’il faille y voir une image de support mécanique,
mais au contraire y relever en l’occurence un des quelques indices qui nous autorisent à parler d’une
conception du sujet de l’inconscient comme Entzweiung. La fonction de l’Idéal “Ideal-funktion” s’y révèle
fondamentale, dépassant et de loin le rang d’une fonction, mais devant se rattacher à ce que Freud
nomme plus heureusement: “Les Grandes Institutions” qui marquent une instance/ici le Moi pour ce qu’il fait y
fonctionner sous le nom d’épreuve de la réalité. (‘Complément
métapsychologique à la doctrine des rêves’. L’idée de ces Grandes Institutions me parait propre à qualifier cette “fonction de
l’Idéal”. ↵
10. A. Martinet, ‘La linguistique synchronique’, p. 25 ↵
11. Cette theorization est menée au cours du present séminaire de J. Lacan. ↵
12. Les termes entre guillemets sont ceux utilisé par
Littré aux articles chose, cause et objet ↵
13. Je voudrais signaler que j’avais attiré l’attention sur ce
point dès ma critique du rapport de Laplanche et Leclaire parue dans les Temps Modernes en 1962. Mais
il est clair qu’il s’agit là de deux types de signifiants différents, c’est à dire que nous devons garder à l’affect sa
spécificité comme décharge face au représentant comme production, production en tant qu’elle est entrée dans
un système de transformation combinatoire ↵
14. Les termes sont empruntés au vocabulaire de la biologie moléculaire ↵
15. ‘Entretiens avec Jean Pouillon’: L’Oeil, n° 62, février 1960. ↵
16. Ceci ,évoque les têtes à jambes et les grylles gothiques sur lesquelles G. Lascault a attiré mon attention cf. J. Baltrusaitis Le Moyen-Age fantastique (chap. I) ↵