Philosophie des mathématiques et thérapeutique d’une maladie philosophique: Wittgenstein et la critique de l’apparence ‘ontologique’ dans les mathématiques.
“Puisque tout est étalé sous nos yeux, il n’y a rien à expliquer. Car ce qui est caché, par exemple, ne nous intéresse pas.” (Investigations philosophiques, 126.)
Dans le Tractatus, Wittgenstein professait une sorte de logicisme1 dissident dont l’originalité résidait essentiellement dans son opposition déjà très marquée au réalisme logique plus ou moins accusé et plus ou moins avoué des théories orthodoxes comme celles de Frege et Russell. La critique des pseudo-objets mathématico-logiques (le ‘vrai’ , le ‘faux’ , ‘objet’ , le ‘nombre’ , la ‘proposition’ , etc.) aboutissait en effet en fait au dépeuplement intégral de cet univers ‘paradisiaque’ de la logique sur lequel Whitehead et Russell avaient cru pouvoir fonder une reconstruction globale de l’édifice mathématique et ramenait, en un certain sens, la question des fondements à un niveau purement opérationnel.2
Entre 1929, année où il reprit ses recherches à Cambridge, et 1932 environ, Wittgenstein mit par écrit un certain nombre de réflexions sur la philosophie des mathématiques et de la logique qui se rattachent en gros à la [175] conception du Tractatus et qui n’ont pas été publiées.3 Celles qui ont été rassemblées pour la première fois en 1956, dans l’ordre chronologique de leur rédaction, par G. H. von Wright, T. Rhees et G. E. M. Anscombe sous le titre Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik s’échelonnent sur une assez longue période (1937-1944) et sont à rapprocher des Investigations philosophiques, auxquelles elles devaient, pour une part tout au moins, être incorporées.4 Wittgenstein ne devait plus revenir par la suite à ce genre d’étude. Les Remarques représentent donc sa dernière philosophie des mathématiques et le choix fait par les responsables de l’édition parmi de nombreuses notes manuscrites a pour but de donner une idée aussi complète et aussi exacte que possible du chemin considérable parcouru sur la question depuis l’époque du Tractatus et de la position (il vaudrait mieux dire des positions) extrêmement originale et, pour tout dire, assez précaire du second Wittgenstein sur le problème précis du fondement des mathématiques et un certain nombre de matières annexes.
L’ensemble des Remarques qui, il faut le noter, ne constituent ni dans les intentions primitives de l’auteur ni dans les faits un véritable livre, est disparate et très inégal, à peu près toujours déconcertant et stimulant pour le philosophe et décevant - selon toute probabilité - pour le mathématicien et le logicien. M. Dummett5 juge l’ouvrage dans ces termes: “Bien des idées sont exprimées d’une manière que l’auteur reconnaissait comme inexacte ou obscure; certains passages sont en contradiction avec d’autres; certains sont dépourvus de tout caractère concluant; certains élèvent des objections contre des idées que Wittgenstein soutenait ou avait soutenues et qui ne sont pas elles-mêmes clairement énoncées dans ce volume; d’autres passages, en outre, en particulier ceux qui portent sur la consistance et sur le théorème de Gödel, sont de piètre qualité ou contiennent des erreurs déterminées. Cela étant, le livre doit être traité comme ce qu’il est - un choix de notes d’un grand philosophe. Comme le disait Frege de ses écrits non publiés, elles ne sont pas toutes de l’or, mais il y a de l’or en elles. Une des taches du lecteur est par conséquent d’extraire l’or.”6
Cowan7 fait remarquer assez justement que la philosophie des mathématiques et de la logique de Wittgenstein est en un sens purement étrangère [176] aussi bien à la logique qu’aux mathématiques et à la philosophie de ces deux disciplines; car, en fait, Wittgenstein ne se préoccupe ni de nier ce sur quoi les autres s’entendent et dont ils partent, ni d’adopter pour son propre compte les mêmes points de départ, mais uniquement de regarder ailleurs, plus loin ou plus en profondeur, pour montrer que de tels points de départ n’ont aucun fondement et aucune raison d’être. Ce n’est effectivement pas par les éléments de réponse qu’il pourrait éventuellement apporter à un problème, en l’occurrence celui du fondement des mathématiques, que Wittgenstein attire l’attention du philosophe, mais par la ténacité avec laquelle il conteste que le problème ait à se poser. En fait, bien que certains aspects de ses analyses l’apparentent tour à tour plus ou moins à chacune des trois grandes écoles: logicisme, formalisme, intuitionnisme, Wittgenstein rejette en bloc toutes les entreprises de ‘fondation’ des mathématiques parce qu’il nie purement et simplement que la mathématique ait à être ‘fondée’ . Si les Remarques constituaient un véritable livre, le thème n’en pourrait être qu’une dénonciation, par les procédés habituels de la philosophie analytico-linguistique, de la non-pertinence d’une problématique historique démesurément grossie et chargée d’un pathos abusif: la dramatique ‘question des fondements.’
Pour comprendre la position tout à fait particulière de Wittgenstein, il faut s’interroger d’abord sur les conditions d’apparition de la problématique qu’il récuse et d’instauration du débat auquel il semble prendre part tout en en contestant les termes. La question des fondements naît, à la fin du XIXe siècle, d’une ‘crise’ de la pensée mathématique. La crise au sens étroit du mot est consécutive à la rencontre de phénomènes ‘pathologiques’ : paradoxes, antinomies, etc., dans une science réputée sûre et elle se résout à un premier niveau par la simple reconstruction axiomatique de la théorie des ensembles. La crise au sens large est une crise au sens husserlien du mot: elle concerne le ‘sens’ même de l’activité mathématique et oblige le mathématicien à se poser un certain nombre de questions préjudicielles qui portent sur la nature de la ‘vérité’ mathématique, le sens des propositions mathématiques, le type d’évidence auquel elles font appel, etc. Ces questions se posent évidemment en permanence à la philosophie, indépendamment de la ‘conjoncture’ mathématique. En temps normal, la pratique scientifique poursuit et atteint ses objectifs dans une sereine ‘irresponsabilité’ : les mathématiques et la logique se développent comme des techniques autonomes et autarciques en faisant confiance à des évidences ‘naïves’ non critiquées. La venue au jour de productions tératologiques comme les nombres irrationnels, les géométries non-euclidiennes ou les ensembles paradoxaux, est à chaque fois l’occasion pour la science mathématico-logique d’une reconquête philosophique de son ‘authenticité’ . Le fait que l’état de crise se matérialise un jour dans des difficultés ou des paradoxes ne fait que rendre sensible aux yeux du praticien lui-même l’urgence d’une interrogation critique et d’une entreprise systématique de ‘fondation’ .
Résoudre la question des fondements pour les trois écoles logiciste, [177] formaliste et intuitionniste, c’était fournir à la fois une reconstruction (plus ou moins complète) des mathématiques et une philosophie pour la soutenir. On ne trouve ni l’une ni l’autre de ces deux préoccupations chez Wittgenstein, qui ne fait pas oeuvre de mathématicien et n entend par ‘philosophie des mathématiques’ rien d’autre qu’une clarification de la grammaire des énoncés mathématiques tels qu’ils sont.
Pour le situer d’emblée et de façon brutale par rapport à ses interlocuteurs, il convient de signaler d’abord, d’un point de vue très général, que
1) Contrairement à ce qu’on pourrait être tenté de croire à propos de l’auteur du Tractatus, Wittgenstein ne prend pas ou ne prend plus très au sérieux la pensée mathématique et ses mésaventures.8 C’est ce qui explique sans doute qu’il considère avec beaucoup de détachement et une certaine légèreté l’espèce de cataclysme qui a ébranlé, quelques dizaines d’années auparavant, l’univers des mathématiciens et l’extraordinaire travail de recherche critique et de reconstruction qui s’en est suivi. L’aptitude à vivre ou à revivre un drame qui parut à certains mettre en péril la raison elle-même et donna lieu, clans les essais de solution, à des controverses passionnées, est évidemment fonction de l’idée philosophique que l’on se fait des mathématiques et de la logique. Pour Wittgenstein, une crise de la raison pure mathématique ne peut être à proprement parler qu’une invention de philosophes, non parce que les mathématiques représentent une sorte d’Absolu intangible et jamais réellement menacé, mais précisément parce qu’elles ne sont pas absolues et n’ont nullement besoin de l’être. Il estime, pour sa part, que la mathématique proprement dite est toujours ce qu’elle doit être et obtient toujours ce qu’elle cherche, en un mot qu’elle est, selon une expression qu’il affectionne particulièrement, ‘en ordre’ .
2) Pour lui les mathématiques et la philosophie n’ont rigoureusement rien à se dire9: aucune découverte mathématique ne peut avoir de répercussion véritable sur la philosophie des mathématiques et la philosophie tout court; inversement aucune opinion philosophique ne devrait en principe pouvoir affecter réellement la pratique des mathématiciens.10 Pour [178] Dummett, cette position théorique sans fondement véritable dérive essentiellement d’une tendance générale, chez Wittgenstein, à fragmenter le discours scientifique en un certain nombre de domaines insulaires sans communication.11 On verra à ce propos ce que Wittgenstein pense de la discipline hybride qui s’intitule ‘logique mathématique’ .
3) L’attitude générale de Wittgenstein, en matière de philosophie des mathématiques, est un ‘opportunisme’ 12 radical qui se veut indifférent à toute problématique ‘théorique’ et se résume dans la conviction bien arrêtée que la science mathématique, telle qu’elle est, ‘fonctionne’ à la satisfaction générale et qu’elle est seule juge des instruments à utiliser ou à rejeter, le choix ne pouvant être dicté en dernière analyse que par des considérations pragmatiques, en dehors de toute référence à des instances épistémologiques. Ennemi déclaré de toute spéculation sur les possibilités ou les impossibilités de la technique mathématique, il estime qu’il est inutile, d’une manière générale, d’essayer de prévoir13 des solutions ou des difficultés lorsqu’on n’est pas effectivement en mesure de les faire apparaître. Conformément à la thèse générale du Tractatus, là où il n’y a pas de réponse possible en principe, il n y a pas non plus réellement de question.14 Il n’y a en fait ni drames ni surprises en mathématiques et il est toujours temps d’essayer de sortir, si on le juge bon d’une impasse apparente, lorsqu’on s’y trouve concrètement [179] acculé.15 Pour cela, on peut faire confiance, le moment venu, aux mathématiques et à la logique elles-mêmes, qui n’ont nul besoin de secours extérieur: selon une autre formule chère à Wittgenstein, les mathématiques et la logique ‘veillent sur elles-mêmes’ (sorgen für sich selbst16).
Il est évidemment à peu près impossible et il serait, en outre, malhonnête d’essayer de recomposer, à partir de données éparses et fragmentaires, une doctrine complète et cohérente que l’on pourrait attribuer à Wittgenstein, puisque les Remarques ont, en plus d’une obscurité comparable à celle des ouvrages rédigés,17 l’inconvénient majeur de n’être qu’un recueil de notes. On se propose seulement ici d’exposer brièvement, sans trop chercher à en apprécier la pertinence et la portée réelle, les vues de Wittgenstein sur un certain nombre de points ‘névralgiques’ :
1) Le problème cardinal des rapports entre la philosophie comme activité, non plus de ‘fondation’ , mais de ‘clarification’ 18, et les mathématiques.
2) Le problème du sens de la ‘nécessité’ logico-mathématique en général et de la contrainte démonstrative en particulier.
3) Le statut particulier de la pseudo-proposition mathématique et les conséquences qui s’ensuivent pour la problématique des fondements, aussi bien au sens de Russell qu’au sens de Hilbert, comme pseudo-problématique.
4) L’inexistence de fait du problème de la non-contradiction, tel qu’on le comprend habituellement, problème dont la prégnance est due essentiellement aux implications philosophiques de la méthode axiomatique.
[180]Les mathématiques et la réalité: Le ‘conceptualisme’ ultra-constructiviste de Wittgenstein
L’idée centrale est que la mathématique, comme jeu de langage (ou plus exactement comme pluralité de jeux de langage ayant un air de ‘famille’ ) est dépourvue en fait de tout fondement extra-linguistique et extra-opérationnel:
“En quoi la mathématique a-t-elle besoin d’une fondation? Elle en a aussi peu besoin, à mon avis, que les propositions qui traitent d’objets physiques - ou celles qui traitent d’impressions sensibles, ont besoin d’une analyse. Il est vrai cependant que les propositions mathématiques, tout comme ces autres propositions, ont besoin d’une clarification de leur grammaire.”
“Les problèmes mathématiques des soi-disant fondements sont aussi peu pour nous au fondement des mathématiques que le rocher peint supporte le château peint.”19
Pour Wittgenstein, la philosophie des mathématiques n’est pas une activité de contrôle, de justification ou de mise en forme. Elle n’a pas à promouvoir une reconstruction des mathématiques existantes en fonction de certaines idées théoriques, mais uniquement à décrire un certain état de choses techniques:
“Il faut que le philosophe se démène de telle sorte qu’il passe à côté des problèmes mathématiques et ne se cogne pas à l’un d eux, - qui devrait être résolu, avant qu’il puisse aller plus loin.”
“Le travail qu’il effectue en philosophie est pour ainsi dire une fainéantise en mathématiques.”
“Il ne s’agit pas de construire un nouvel édifice ou de jeter un nouveau pont, mais de juger de la géographie, telle qu’elle est maintenant.”
“Nous voyons bien des morceaux des concepts, mais nous ne voyons pas clairement les déclivités qui font passer l’un d’entre eux dans d’autres.”
‘C’est pourquoi il ne sert à rien, en philosophie des mathématiques, de refondre les démonstrations dans de nouvelles formes. Bien qu’il y ait là une forte tentation.
“Il y a 500 ans également, il pouvait y avoir une philosophie des mathématiques, de ce qui était à l’époque la mathématique.”20
Il ne faudrait évidemment pas croire que Wittgenstein s’en prend spécialement à la philosophie de style traditionnel. L’ennemi visé est avant tout la logique mathématique, coupable, selon lui, d’avoir totalement perverti l’esprit des philosophes:
“La ‘logique mathématique’ a complètement déformé la pensée de [181] mathématiciens et de philosophes en promouvant une interprétation superficielle des formes de notre langage courant au rang d’analyse des structures des faits. Elle n’a fait, il est vrai, en cela que continuer à bâtir sur la logique aristotélicienne”.21
Et ailleurs:
“La malédiction de l’invasion des mathématiques par la logique mathématique consiste dans le fait qu’à présent chaque proposition peut être représentée dans une écriture mathématique, ce qui fait que nous nous sentons obligés de la comprendre. Bien qu’en fait ce mode d’écriture ne soit que la traduction de la prose ordinaire vague.”22
La condamnation portée à l’encontre de la logique symbolique vise essentiellement sa prétention à constituer une langue artificielle idéale23, alors que, pour Wittgenstein, les langues réelles ne sont pas perfectibles et n’ont pas besoin de l’être. A propos de ce qu’il appelle “ ‘la funeste invasion’ des mathématiques par la logique”, Wittgenstein précise que “ce qu’il y a de pernicieux dans la technique logique, c’est qu’elle nous fait oublier la technique mathématique spéciale. Alors que la technique logique n’est qu’une technique auxiliaire dans les mathématiques, que, par exemple, elle établit certaines liaisons entre d’autres techniques. C’est presque comme si l’on voulait dire que le travail de l’ébéniste consiste à coller.”
Soutenir contre un logiciste russellien que les mathématiques ne sont pas de la logique, c’est dire “quelque chose comme: si l’on enveloppe des tables, des chaises, des armoires, etc., dans des quantités suffisantes de papier, elles finiront à coup sûr par avoir l’allure de sphères.” La possibilité de doubler chaque démonstration mathématique proprement dite par une démonstration russellienne qui, d’une manière ou d une autre, lui ‘corresponde’ , n’empêche pas qu une correspondance de ce type ne repose pas sur la logique. La reconstruction logiciste des Principia Mathematica ne fait donc que superposer un jeu de langage à un autre jeu de langage et, s’il est toujours possible de faire retour à la méthode logique primitive, il n’y a rien qui rende ce retour nécessaire et obligatoire. La démonstration n’étant pas autre chose qu’une suite de transformations opérées sur des symboles, rien dans la logique proprement dite ne permet de décréter l’équivalence des résultats de deux séries de transformations effectuées parallèlement dans le système ‘primaire’ et dans le système ‘secondaire’ . Les techniques mathématiques ont en fait une vie propre qui se suffit parfaitement à elle-même. [182] Comme le dit Wittgenstein, la logique de Russell “ne nous apprend pas à diviser”.24
Cette position techniciste et ‘obscurantiste’ est, chez Wittgenstein, le résultat de la combinaison d’un certain formalisme25 avec un degré extrême de constructivisme, un degré auquel précisément la question des fondements perd sa signification. Pour le platonicien les objets mathématiques ont une ‘existence’ et des relations mutuelles indépendamment de notre pensée et les propositions mathématiques sont vraies ou fausses en vertu d’un certain ‘état de choses’ mathématique. Là, où le platonicien parle d’existence ou de vérité, le constructiviste préfère, pour sa part, parler de constructibilité ou de démontrabilité. Il ne cherche pas à proprement parler à indiquer les ‘conditions de vérité’ d’un énoncé, mais plutôt uniquement les circonstances dans lesquelles nous26 sommes justifiés à l’affirmer, c’est-à-dire dans lesquelles nous considérons que nous sommes en possession d’une démonstration.27 Ce que cela signifie concrètement peut évidemment varier dans des proportions considérables d’une école à l’autre, mais, à chaque fois, la notion de démonstration supplante plus ou moins une notion de la vérité-correspondance dans l’explicitation du sens d’un énoncé mathématique.28
Wittgenstein, pour sa part, considère, à la manière des intuitionnistes, les mathématiques comme une activité, non comme une doctrine29, et le mathématicien comme un ‘inventeur’ , non comme un ‘découvreur’ 30. Mais à cela s’ajoute une sorte de conventionalisme pluraliste qui voit dans les mathématiques quelque chose comme “un mélange BARIOLÉ de techniques de démonstration”31, et dans le calcul une technique anthroponome [183] fondée sur le consensus.32 Pour Wittgenstein il n’est guère plus question de vérité et de fausseté dans les mathématiques que dans le jeu d’échecs: on a affaire dans les deux cas uniquement à des configurations de symboles, dont les transformations sont réglées par un système de conventions plus ou moins arbitraires. On peut se proposer de décrire exactement le fonctionnement d’un jeu et, à la rigueur, d’en discuter l’intérêt par rapport à d’autres, on ne voit pas très bien où pourrait prendre naissance, s’alimenter et éventuellement se résoudre un prétendu “problème des fondements”.
Un exemple typique d’attitude ‘réaliste’ est offert, comme on sait, par le premier Russell qui, dans l’article intitulé ‘Knowledge by Acquaintance and Knowledge by Description’33 soutient que nous avons des universaux ce type d’expérience directe qu’il appelle ‘acquaintance’ . Quant aux relations nécessaires entre universaux, elles sont ‘découvertes’ , ‘perçues’ , et non pas construites, par nous. Russell écrit, par exemple dans Les problèmes de la philosophie:34
“L’énoncé ‘deux et deux font quatre’ a trait exclusivement à des universaux et, par conséquent, peut être connu de quiconque a la connaissance directe (is acquainted with) des universaux concernés et peut percevoir la relation qui existe entre eux et que l’énoncé affirme.”p. 105 du texte anglais.
La possibilité pour nous d’appréhender, dans certaines conditions, directement de telles relations entre universaux étant admise comme un “fait découvert par une réflexion sur notre connaissance”, il s’ensuit que les mathématiques ont, indépendamment et au-dessus de celles des sciences de la nature, leur sphère propre de ‘réalité’ , dont le mathématicien s’efforce de découvrir les lois. Rapprochant les mathématiques de la tragédie, qui réconcilie l’homme avec le monde du Destin, Russell souligne:
“Mais les mathématiques nous font passer davantage encore de ce qui est humain dans la région de la nécessité absolue, à laquelle non seulement le monde actuel, mais encore tout monde possible doit se conformer; et là précisément elles construisent une demeure, ou plutôt trouvent une demeure éternellement debout, dans laquelle nos idéaux sont pleinement satisfaits et nos meilleures espérances non déçues. C’est seulement lorsque nous comprenons totalement l’entière indépendance, par rapport à nous, [184] dont jouit ce monde que la raison découvre, que nous pouvons réaliser de façon adéquate l’importance profonde de cette beauté.”35
L’attitude du Russell de cette époque est un des meilleurs exemples de ce contre quoi Wittgenstein ne cesse de s’insurger: la croyance à un monde platonicien des êtres mathématiques et au règne grandiose d’un ‘fatum’ mathématique universel. L’ ‘entière indépendance’ de l’ ‘univers mathématique’ par rapport à toute donnée anthropologique est en fait une des plus constantes et des plus dangereuses illusions de la philosophie. Le mathématicien ne contemple pas des ‘essences’ préexistantes, mais les crée: “Der Mathematiker erzeugt Wesen.”36 Quant à la découverte de prétendues relations entre de prétendues entités, elle n’est rien de plus que l’établissement de nouvelles connexions grammaticales:
“On pourrait dire: la démonstration modifie la grammaire de notre langue, modifie nos concepts. Elle fabrique de nouvelles connexions (Zusammenhänge) et elle crée le concept de ces connexions. (Elle ne constate pas qu’elles sont là, elles ne sont, au contraire, pas là, tant qu’elle ne les fabrique pas.37)”
Les sciences mathématiques n’ont donc, contrairement à ce que n’ont cessé de croire les philosophes spéculatifs et les mathématiciens philosophes, aucun caractère ‘théorétique’ , elles sont purement ‘poétiques’ . Pour Wittgenstein, il est de l’essence d’un énoncé mathématique d’être le résultat d’un processus opératoire, la démonstration ne dévoile pas une vérité, elle construit une proposition38, c’est-à-dire introduit de nouveaux matériaux dans ‘les archives’ du langage. La question se pose dès lors évidemment de savoir comment une activité humaine dont les points de départ sont conventionnels et les résultats imprévisibles peut présenter le caractère absolument contraignant qui lui a été traditionnellement reconnu et que certains philosophes ont défendu avec tant d’acharnement contre les menées empiristes. Comme le Du sollst de la morale, le Du musst de la logique et des mathématiques requiert une analyse linguistique qui constitue, pour Wittgenstein, la forme scientifique du vieux problème métaphysique de la nécessité logico-mathématique.
2. L’ ‘inexorabilité’ de la logique et des mathématiques: Le ‘conventionalisme’ de Wittgenstein
Le problème philosophique de la nécessité est double: quelle est l’origine de cette nécessité? Comment l’appréhendons-nous? La réponse ‘platonicienne’ revient toujours à dire, sous une forme ou sous une autre, que les lois de la logique et des mathématiques régissent une sorte d’univers transcendantal ou transcendant39 des essences et qu’un accès plus ou moins immédiat nous y est ménagé elle implique à la fois le réalisme des universaux et l’intuition intellectuelle, ou des substituts appropriés.40 Pour le conventionalisme, la nécessité ne doit pas être rapportée à une sphère privilégiée de ‘réalité’ , mais uniquement aux formes de notre langage: un énoncé est nécessaire en vertu de la décision implicite que nous avons prise d’exclure toute possibilité pour lui d’être falsifié. En reconnaître le caractère nécessaire, c’est simplement prendre conscience de notre intention d’utiliser de telle ou telle manière les mots et les expressions de notre langue.
Dans les Philosophische Bemerkungen, Wittgenstein souligne, à propos de la logique des couleurs que l’on peut sans contradiction décrire la finalité des conventions grammaticales en disant qu’elles nous étaient imposées par l’existence de certaines propriétés des couleurs, car, si cette possibilité nous était donnée, elle impliquerait un usage du langage que les conventions excluent précisément et celles-ci seraient inutiles. Inversement, si les conventions étaient réellement nécessaires, c’est-à-dire s’il a fallu exclure certaines combinaisons de mots comme dénuées de sens, il est impossible d’indiquer une propriété des couleurs qui ait pu les rendre nécessaires, car autrement il serait concevable que les couleurs n’aient pas cette propriété et cela ne pourrait être exprimé qu’en violation des conventions.41 En d’autres termes je ne puis tenter de faire apparaître les conventions comme nécessaires sans les rendre caduques du fait de mon discours lui-même: “... Ce qui vaut comme non-sens dans la grammaire à justifier ne peut pas non plus valoir comme sens dans la grammaire des propositions justificatrices.” 42 On ne peut rendre raison de la grammaire existante dans une méta-grammaire fondatrice, mais seulement tenter de ‘clarifier’ la grammaire telle qu’elle est.43
[186]Celui qui dit d’une couleur qu’elle est une tierce plus haute qu’une autre commet une erreur de type44 qui représente un non-sens dans le langage de la physique, mais qui pourrait n’en être pas une dans un autre jeu de langage comme la poésie baudelairienne par exemple. Je ne puis en aucun cas démontrer qu’une telle expression est dénuée de sens, mais seulement dire: “Celui qui utilise ces mots avec la signification que je leur donne ne peut faire correspondre aucun sens à cette combinaison; et, si elle a un sens pour lui, c’est qu’il met sous les mots quelque chose d’autre que moi”45. Il en va de même pour des ‘impossibilités’ logiques beaucoup plus patentes, qui ne sont encore que des interdits grammaticaux doués de sens à l’intérieur d’un certain jeu de langage, généralement celui qui conditionne les relations interpersonnelles courantes: pour nous en tenir à la grammaire des couleurs, à laquelle Wittgenstein emprunte volontiers ses exemples46, il est clair qu’exclure la possibilité de la présence simultanée de deux couleurs différentes au même endroit, c’est d’abord s’interdire de considérer comme doué de sens le produit logique de deux propositions données.
Toutefois il n’est pas douteux que l’on désigne ici habituellement, sous la dénomination générale de ‘contradiction’ , des choses très différentes. Un énoncé comme “Rien ne peut être à la fois noir et non noir” enregistre, dira-t-on, une véritable impossibilité logique, il est en fait indépendant, quant à sa vérité nécessaire, du sens du mot ‘noir’ , valable dans tous les mondes possibles, etc. L’énoncé “A est noir et A n’est pas noir” est exclu, semble-t-il, non par la grammaire particulière de la couleur, mais par la forme grammaticale de tout langage possible en général, parce que l’admission d’énoncés de cette forme implique la possibilité de dire n’importe quoi, c’est-à-dire l’impossibilité de dire encore quelque chose. L’énoncé “Rien ne peut être à la fois vert et rouge”47 est également vrai ‘a priori’ , uniquement en vertu de son sens et indépendamment de la répétition de nos observations; mais ici doit s’ajouter à la compréhension des symboles ‘logiques’ celle des mots ‘vert’ et ‘rouge’ . Cependant, leur sens une fois acquis par l’apprentissage ostensif, il n’est pas nécessaire, apparemment, d’adopter une convention supplémentaire pour exclure l’usage de l’expression ‘vert et rouge’ à propos de la même surface considérée de façon indivise. Il n’est pas évident, au contraire, que l’on puisse rejeter sans une convention spéciale l’expression ‘vert et bleu’ , parce que rien dans l’usage des mots ‘vert’ [187] et ‘bleu’ n’interdit d’attribuer le qualificatif ‘vert et bleu’ à quelque chose de marginal qui se situe entre ces deux couleurs.48
Autrement dit, à supposer que la nécessité dérive entièrement de conventions linguistiques49, il est des cas, semble-t-il, où elle en résulte directement, d’autres où elle en procède par voie de conséquence.50 Certains énoncés nécessaires sont de véritables postulats sémantiques par exemple, d’autres en sont des implications plus ou moins lointaines. Une interprétation linguistique classique de la vérité mathématique51 considère les axiomes comme des conventions initiales concernant l’utilisation des symboles de la théorie; le travail du mathématicien consiste alors à découvrir et à consigner dans des théorèmes les conséquences plus ou moins éloignées des conventions adoptées au départ, le passage des axiomes aux théorèmes s’effectuant conformément à d’autres conventions linguistiques appelées règles de déduction.
Pour Dummett, Wittgenstein professe un conventionalisme beaucoup plus radical et plus conséquent (a full-blooded conventionalism) qui consiste à soutenir que la nécessité logique d’un énoncé quelconque est toujours l’expression directe d’une convention. La difficulté du conventionalisme moyen réside dans le fait qu’il ne peut à proprement parler rendre compte par lui-même de la nécessité pour celui qui adopte à la fois les axiomes et les règles d’inférence d’adhérer à toutes les conséquences. Cette adhésion donnée une fois pour toutes est peut-être une illusion; car, en fait, nous devons encore, à chaque étape de la déduction, nous mettre d’accord sur le fait qu’elle correspond bien à une application correcte des règles. Pour Wittgenstein, selon Dummett, “le fait qu’un énoncé donné est nécessaire consiste toujours dans la décision expresse que nous avons prise de traiter cet énoncé précis comme inattaquable.”52 De là résulte une conception tout à fait particulière de la ‘contrainte logique’ 53, que l’on peut considérer comme une sorte de ‘behaviorisme’ radical:
[188]“Les démarches que l’on ne met pas en question sont des inférences logiques. Mais, si on ne les met pas en question, ce n’est pas parce qu’elles ‘correspondent sûrement à la vérité’ - ou quelque chose de ce genre - mais c’est cela précisément que l’on appelle le ‘penser’ , ‘parler’ , ‘inférer’ , ‘argumenter’ . Il ne s’agit pas du tout ici d’une quelconque correspondance de ce qui est dit avec la réalité; la logique est bien plutôt avant une telle correspondance; à savoir au sens où la détermination de la méthode de mesure est avant la justesse ou la fausseté d’une indication de longueur.”54
La force de la règle ne réside donc pas dans le fait que nous sommes obligés de la suivre, absolument parlant, mais dans le fait que nous la suivons effectivement:
“Mais je ne suis donc pas contraint, dans une chaîne d’inférences, de suivre le chemin que je suis?” - Contraint? Je peux tout de même bien suivre le chemin que je veux! - “Mais, si tu veux rester en accord avec les règles, tu dois (Du musst) suivre ce chemin” - Pas du tout; j’appelle cela “accord”. - “Alors tu as modifié le sens du mot ‘accord’ ou le sens de la règle”. - Non; - qui dit ce que veulent dire ici ‘modifier’ et ‘rester le même’ ?
“Tu peux m’indiquer autant de règles que tu voudras je te donnerai une règle qui justifie mon utilisation de tes règles”.55
Ou encore:
“Tu n’as tout de même pas le droit d’appliquer maintenant tout d’un coup la loi d’une manière différente!” - Si je réponds à cela: “Ah mais oui! je l’avais en effet appliquée de cette façon!” ou: “Ah! c’est de cette façon que j’aurais dû l’appliquer - !”; alors je joue le jeu. Mais si je réponds simplement: “D’une manière différente? - Mais ce n’est pas une manière différente!” - que veux-tu faire? “C’est-à-dire que quelqu’un peut répondre comme un homme sensé et cependant ne pas jouer le jeu avec nous.”56
L’ ‘inexorabilité’ (Unerbittlichkeit) des lois logiques, que l’on imagine volontiers supérieure à celle des lois de la nature elles-mêmes, est en réalité à peu près comparable à celle du système métrique. Nous nous montrons impitoyables dans l’application de ce système, comme nous le sommes dans celle des règles d’inférence. Parce que nous ‘mesurons’ et ‘déduisons’ et qu’il appartient à l’essence de ces deux activités que nous nous y livrions tous de la même manière.57 Il en résulte que la ‘contrainte’ logico-mathématique n’est pas fondamentalement différente de n’importe quel autre type de contrainte sociale58, ce qui explique que l’apprentissage des nombres et du calcul, par exemple, ne soit pas autre chose qu’un impitoyable dressage59 et que la société sanctionne par des moyens divers, qui vont de [189] la simple réprobation de l’entourage à l’asile d’aliénés, les violations de l’ordre logique. Au total, “les lois logiques sont effectivement l’expression d’ ‘habitudes de pensée’ 60, mais aussi de l’habitude de penser. C’est-à-dire qu’elles montreraient, peut-on dire, comment des hommes pensent et également ce que des hommes appellent ‘penser’ .”61
En ce qui concerne l’arithmétique courante, nous nous persuadons assez aisément que le professeur de calcul nous parle du nombre 2 à peu près au sens où le professeur de géographie nous parle de la mer du Nord et que, lorsque nous apprenons à compter, que ce soit sur nos doigts, au moyen de bâtons ou dans un système de numération à base quelconque, nous acquérons ou développons à chaque fois une certaine familiarité avec un système unique d’entités bien déterminées, la suite des nombres naturels, dont s’occupe précisément l’arithmétique élémentaire. Wittgenstein, pour sa part, ne cesse de dénoncer l’erreur commune, selon lui, qui consiste à croire que, dans le cas d’un substantif comme, par exemple, ‘le sens’ , nous devons rechercher et finalement exhiber quelque chose dont nous soyons autorisés à dire: “c’est cela le sens”.62 C’est, selon toute apparence, une idée de ce genre qui a amené Frege et Russell à se croire obligés de répondre à la question: ‘Qu’est-ce que le nombre 2?63 Il ne faut pas oublier que le sens d’un mot est déterminé d’une manière générale par les règles de son usage et que, dans le cas des signes numériques comme dans celui des pièces du jeu d’échecs, nous en avons assez dit sur le ‘sens’ lorsque nous avons exposé la ou les techniques de manipulation des symboles. Wittgenstein insiste longuement sur le fait que ce qui est essentiel dans le passage d’un système de numération à un autre, par exemple du système incommode des bâtons à la notation décimale, est l’apprentissage d’une technique entièrement nouvelle64 qui a sa ‘vie propre’ 65, qu’entre les diverses techniques de calcul les questions de priorité et de hiérarchie sont en fait dénuées de sens et que les efforts accomplis par Russell dans les Principia pour accéder, au moyen de la technique logique, à une sorte d’essence pré-technique de la mathématique représentent une impressionnante, mais inutile dépense d’énergie.
Si, au lieu de changer simplement de système de numération, nous changeons [190] de système de nombres, c’est-à-dire procédons à ce qu’on est convenu d’appeler les ‘extensions successives de la notion de nombre’ , nous ne faisons encore que créer de nouveaux jeux mathématiques, plus compliqués et plus ‘intéressants’ à certains égards que les précédents, mais qui ne leur sont pas plus supérieurs que, pour reprendre une formule de Wittgenstein, le ‘système de projection’ qui envoie ‘2 + 3’ sur ‘5’ n’est ‘inférieur’ à celui qui envoie ‘11 + 111’ sur ‘11111’ .66 Une nouvelle technique de calcul nous fournit un nouveau mode d’expression et nous ne pouvons rien faire de plus absurde, selon Wittgenstein, que d’essayer de décrire le nouvel appareil que nous nous donnons au moyen des anciennes expressions.67 Cela signifie évidemment que les comparaisons (légitimes) que nous pouvons établir entre les divers jeux mathématiques doivent être dépouillées de toute intention ‘réductrice’ .68
Comparer entre eux des jeux appartenant à une même ‘famille’ , c’est faire ressortir des invariants, des analogies, des différences etc., mais il ne faut pas oublier que tout jeu digne de ce nom se suffit parfaitement à lui-même: il n’en ‘fonde’ pas plus d’autres que ceux-ci ne le ‘complètent’ . Aussi importe-t-il, dans les mathématiques plus que partout ailleurs, de se guérir de cette maladie philosophique de la réduction à l’unité, de cette hérésie ‘socratique’ que dénonce le Cahier Bleu69. Lorsque je dis qu’un nombre fractionnaire, à la différence d’un nombre cardinal, n’a pas de successeur immédiat, je ne fais que confronter deux jeux; c’est, dit Wittgenstein, à peu près comme si je faisais remarquer qu aux dames il y a un coup qui consiste à passer par-dessus un pion et qui n’existe pas aux échecs.70
Cette façon de voir a notamment l’avantage de supprimer quelques-unes des difficultés traditionnellement attachées à la représentation de l’infini mathématique. Lorsque je prends conscience de l’impossibilité d’ordonner les nombres fractionnaires en série par ordre de grandeur (autrement dit du fait que l’ensemble des rationnels est ‘dense’ ), je me laisse facilement déconcerter par le spectacle vertigineux d’une série infinie de choses disposées de telle manière qu’entre chacune d’elles et sa voisine on peut toujours en faire apparaître de nouvelles. L’erreur serait ici une sorte d’émerveillement cantorien devant un des ‘mystères’ (un des plus anodins) du transfini: croire que nous pénétrons dans les arcanes de l’univers mathématique71, alors que, si l’on en revient à ce qui est réellement en question, la technique du calcul des fractions, aucun élément d’étrangeté ne subsiste en fin de compte. Que, dans la technique du calcul des fractions, l’expression [191] “la fraction immédiatement plus grande qu’une fraction donnée” n’ait pas de sens, que nous ne lui en ayons pas donné, voilà qui n’a décidément rien de mystérieux.72
La même interprétation ‘grammaticale’ s’applique d’une manière générale à tous les problèmes qui semblent concerner directement les ‘êtres’ mathématiques et leurs propriétés. Nous avons toujours tendance à croire que ce qui est en cause, c’est l’existence ou la nature de quelque chose qui est en soi indépendant de nos démarches et de notre technique, alors qu’il s’agit simplement de savoir si tel ou tel jeu nous autorise à procéder de telle ou telle manière et nous garantit l’obtention de tel ou tel résultat. Dans l’Appendice II à la Partie I des Remarques, Wittgenstein dénonce quelques-unes des méprises philosophiques nées de la mésinterprétation ensembliste de l’expression ‘non-dénombrable’ 73. Le danger de certaines tournures de langage comme: “On ne peut ordonner en série les nombres réels” ou: “L’ensemble ... n’est pas dénombrable” réside dans le fait qu’elles font apparaître “ce qui est une détermination de concept, une formation de concept (Begriffsbildung), comme un fait de nature”.74
Critiquant le procédé diagonal utilisé par Cantor pour construire un nombre réel qui ne fasse pas partie d’une énumération présumée complète des éléments de l’ensemble des réels, Wittgenstein fait remarquer que cet artifice technique sert essentiellement à agiter le spectre du nombre diagonal devant les yeux de celui qui s’obstinerait de façon stupide, jour après jour, à vouloir “disposer tous les nombres irrationnels en une série”75, et qu’il signifie en réalité modestement ceci: “Si on appelle quelque chose une série de nombres réels, alors le développement du procédé diagonal s’appelle aussi un ‘nombre réel’ et on dit, de plus, qu’il est différent de tous les membres de la série.”76
Du point de vue ultra-constructiviste qui est celui de Wittgenstein, la démonstration de Cantor se présente donc comme une ‘démonstration vantarde’ (prahlerischer Beweis) qui prouve plus que ses moyens ne le lui permettent. Finalement, au lieu de conclure ‘honnêtement’ que le concept ‘nombre réel’ a beaucoup moins d’analogie avec le concept ‘nombre cardinal’ que ne le suggèrent certaines similitudes trompeuses, il invite, au contraire, à comparer en grandeur ‘ensemble’ des nombres réels et [192] ‘ensemble’ des nombres cardinaux, ramenant une différence d’espèce à une simple différence d’extension.77
On aurait tort de croire que Wittgenstein se borne, d’une manière générale, à reprendre certaines critiques intuitionnistes contre l’utilisation de l’infini actuel en mathématiques et contre toute espèce de procédure non constructive. Certes, protestant contre l’hypostase ensembliste des extensions infinies, il ne cesse de nous rappeler qu’une expression comme: “Il n’y a pas de nombre cardinal plus grand que tous les autres” signifie seulement que “l’autorisation de jouer à des jeux de langage avec des nombres cardinaux n’a pas de fin”78 et que “les concepts dans les propositions mathématiques qui traitent des fractions décimales illimitées ne sont pas des concepts de séries, mais de la technique non limitée du développement de séries”79 que nous avons affaire ici à une “technique sans fin” et non à quelque “extension gigantesque”80, autrement dit que nous n’avons nul besoin de nous représenter la coprésence de toutes les décimales de π dans une sorte d’ ‘espace mathématique’ ou dans un entendement divin81 et que le mot ‘infini’ doit être évité en mathématiques partout “où il semble prêter une signification au calcul; au lieu de la recevoir d’abord de lui seul.”82
Mais il est facile de se rendre compte que, prises à la lettre, les affirmations de Wittgenstein impliquent une forme de constructivisme beaucoup plus radicale que tout ce à quoi nous ont accoutumé les empirismes les plus limitatifs. Pour prendre un exemple simple de procédure effective83, le plus constructiviste d’entre nous admettra généralement que la proposition: “Tout nombre naturel est premier ou composé” est une proposition mathématique douée de sens et de surcroît vraie, si l’on entend par là que nous possédons un ‘algorithme’ de décision, fondé sur le crible d’Eratosthène, qui nous permet de reconnaître, quel que soit le nombre naturel envisagé, s il est premier ou non. Pour Wittgenstein, la possibilité (théorique) d’appliquer la méthode du crible d’Eratosthène à des nombres aussi grands qu on voudra ne suffit pas à justifier une affirmation de ce genre; car il est clair que, pour des nombres extrêmement (ou même moyennement) grands, nous nous doterons d’instruments de décision plus puissants et que si, par hasard, un individu courageux, ayant consacré son existence entière à faire le calcul par la méthode du crible, arrivait à un résultat différent du nôtre, nous affirmerions sans hésiter qu’il s’est trompé dans ses calculs. Nous nous imaginons à tort que l’utilisation de deux méthodes différentes, par [193] exemple, pour l’attribution de la propriété ‘premier’ à certains nombres naturels est sans conséquence véritable, de même que nous croyons généralement que le calcul sur des figures décimales ne fait qu’ ‘abréger’ de façon innocente le calcul sur des séquences de bâtons. Dans un énoncé comme celui qui est en discussion sont impliqués en réalité plusieurs ‘concepts’ et plusieurs ‘critères’ . Le sens du mot ‘premier’ est déterminé, dans le cas des petits nombres, par la méthode du crible d’Eratosthène, dans le cas de ‘nombres inaccessibles’ (pour cette méthode) éventuellement par quelque autre critère autonome, qui nous sert, le cas échéant, d’étalon pour juger les résultats de la performance que constituerait l’utilisation du crible.
Autrement dit ‘la’ propriété ‘premier’ n’est pas ‘reconnue’ , mais construite par des procédés divers et nous ne pouvons pas donner un sens à la proposition: “Tout nombre naturel est premier ou composé”, pas plus que nous n’avons le droit de passer du langage ‘conceptuel’ au langage ensembliste et de dire par exemple: “L’ ‘ensemble’ des nombres premiers est récursif.” On voit jusqu’où doit aller en principe la prise au sérieux de la ‘technicité’ multiforme des mathématiques.84
Si nous supposons donnée une démonstration du fait que la séquence ‘777’ apparaît, à un endroit non précisé, dans le développement décimal de π, il est clair que nous considérons ce développement d’un point de vue tout à fait nouveau: c’est comme si nous devions, pour ainsi dire, admettre l’existence, très loin dans π, d’une zone obscure de longueur indéterminée, dans laquelle nous ne pouvons plus nous fier à nos recettes de calcul, et, plus loin encore, d’ “une zone où nous pouvons à nouveau, d’une autre manière, y voir quelque chose.”85 C’est évidemment dans une même perspective qu’il faut comprendre la condamnation, par Wittgenstein, de toutes les procédures ‘vantardes’ et le besoin destructeur de les réduire à ce qu’il croit être leur juste fonction; c’est dans le même esprit finitiste, behavioriste et pluraliste qu’il polémique tour à tour contre la méthode de la diagonale, contre les utilisations indues du tiers-exclu, contre les Begriffsbildungen imprédicatives de l’analyse et, de façon tout à [194] fait générale, contre les prétentions réductrices de la logique d’une part, les procédés ‘prospectifs’ et abréviateurs de la métamathématique d’autre part.
Considérons en effet le traditionnel énoncé ‘7+ 5= 12’ 86; nous pouvons estimer qu’une démonstration logiciste effectuée dans la notation russellienne en constitue la justification dernière effective. Mais une telle démonstration a ceci de caractéristique précisément qu’elle est démesurément longue, compliquée et artificielle et que nous ne l’entreprenons jamais: tout au plus nous y référons-nous éventuellement comme à quelque chose de possible ‘en principe’ . Ce que nous avons dit de la signification attribuée par Wittgenstein à l’utilisation d’une notation déterminée, interdit, par ailleurs, de considérer que, si nous abrégeons d’une manière ou d’une autre l’énoncé et sa démonstration en introduisant de nouveaux symboles, nous avons bien fourni la démonstration demandée. Autrement dit, ce n’est pas une transcription et une démonstration dans la notation de la théorie des ensembles ou du calcul des prédicats qui justifie réellement l’affirmation de l’égalité ‘7+ 5= 12’ . L’énoncé en question, déposé une fois pour toute dans nos archives et décrété inattaquable, n’a pas besoin d’être ‘légalisé’ : il a, au contraire, force de loi et nous sert à tester, du point de vue de leur rectitude, les démarches inutilement longues et compliquées que nous pourrions être tentés d’effectuer dans un système logique formel avec la prétention de l’établir par une procédure ‘fondatrice’ .87
Quant aux raisonnements métamathématiques que nous effectuons pour anticiper certains résultats et aux théorèmes métamathématiques que nous utilisons par exemple pour abréger certaines démonstrations formelles, Wittgenstein incline à les regarder - lorsqu’il leur donne un sens - comme faisant encore partie de la mathématique proprement dite, comme des raisonnements et des théorèmes mathématiques au sens usuel du [195] terme.88 On ne peut pas considérer, cependant, que son argumentation et ses exemples soient, sur ce point, ni très clairs, ni très concluants. Utilisant son exemple favori, celui du jeu d’échecs, il s’appliquera, par exemple, à montrer que ce qui se passe lorsque nous effectuons des prévisions dans une prétendue ‘théorie du jeu d’échecs’ est exactement ce qui se passe dans le jeu, au mouvement des pièces près.89 Un peu comme lorsque nous résolvons un problème d’échecs sur le papier au moyen d’un symbolisme approprié. Tout au plus certains aspects de la ‘théorie’ obligent-ils à la considérer comme un nouveau calcul qui se rapporte au premier comme l’algèbre au calcul numérique.90 Wittgenstein veut essentiellement nous convaincre que la métamathématique, en tant que ‘géométrie’ des configurations de symboles, est encore un calcul et non une ‘théorie’ , autrement dit que nous n’accédons jamais à une ‘théorie de la démonstration’ , mais uniquement à de nouvelles démonstrations91, ce qui revient à former de nouveaux ‘concepts’ , adopter de nouveaux ‘critères’ , introduire de nouveaux ‘paradigmes’ dans le langage, etc., bref que le prétendu ‘méta-jeu’ ne nous parle jamais du jeu et que tout ce qui se dit de tel se dit ‘en prose’ .92
Nous avions déjà évoqué l’attitude générale de Wittgenstein à l’égard des problèmes d’ ‘existence’ . On pourrait croire que même une philosophie des mathématiques comme la sienne ne peut récuser entièrement certains aspects de cette problématique; car, si l’on interprète, avec les formalistes, l’existence mathématique comme la simple non-contradiction, il parait légitime et indispensable de se demander, sans mettre en cause aucune espèce d’ ‘entités’ , si les règles du ‘jeu’ mathématique, au même titre que [196] celles de n’importe quel autre jeu, ne risquent pas de se révéler un jour contradictoires: en dehors même de toute question concernant les ‘objets’ mathématiques litigieux, il semble essentiel, et en tout cas intéressant, de s’assurer que le jeu ne comporte pas de vice de fonctionnement radical et ne nous réserve pas de surprises désagréables. Nous sommes naturellement enclins à considérer que l’apparition d’une contradiction dans le cours du jeu constituerait une catastrophe irrémédiable et qu’il y a lieu de se prémunir contre ce genre de désastre en se donnant, dans une sorte de théorie du jeu, une idée exhaustive rassurante des possibilités et des impossibilités du jeu. Pour toutes sortes de bonnes et de mauvaises raisons, qu’il faut essayer de tirer au clair, Wittgenstein estime que cette préoccupation n’est pas réellement fondée et qu’elle résulte une fois de plus de l’utilisation confuse de certains termes comme ‘axiome’ , ‘règle’ , ‘proposition’ , ‘contradiction’ , ‘vrai’ , ‘faux’ , etc.
3. Le problème de la consistance du point de vue des jeux de langage.
Wittgenstein précise dans les Remarques que son but est de modifier l’attitude (Einstellung) à l’égard de la contradiction et des démonstrations de non-contradiction, dont il n’est pas question de dire qu’elles ne montrent rien qui vaille la peine, mais seulement qu’elles ne montrent sans doute pas ce que l’on croit généralement.93 Tantôt il affecte de considérer que la détection de la contradiction est une recherche au hasard et que, un peu à la manière des supputations que nous faisons sur des zones éloignées du développement décimal de π, de l’hypothèse de Riemann sur les zéros de la fonction zêta ou encore, selon toute apparence, du ‘théorème’ de Fermat,94 elle appartient à une partie conjecturale plus ou moins nébuleuse des mathématiques pour laquelle, en opportuniste et finitiste convaincu, il n’a évidemment pas grande sympathie: nous avons affaire ici à un besoin maladif de ‘prévoir’ qui se satisfait par des voies douteuses et qu’il est bon de réprimer, de temps à autre, par un “Nous verrons bien!” décidé.
En ce qui concerne la problématique de la consistance, Wittgenstein est d’avis que, tant que nous pouvons ‘jouer’ nous n’avons pas à nous inquiéter sérieusement de savoir si nous ne finirons pas par aboutir à une [197] contradiction. Un jeu mathématique, c’est d’abord une technique de calcul et “le calcul en tant que calcul est en ordre”95. Vouloir repérer en quelque sorte a priori une contradiction éventuelle comme une sorte de ‘tuberculose’ ou de ‘cancer’ des axiomes n’a pas de sens: il est toujours possible et, du reste, facile de résoudre concrètement le problème par une décision adéquate, lorsque les règles entrent effectivement en conflit les unes avec les autres.96Wittgenstein fait remarquer à ce propos - et il est difficile de le contredire - que si nous réussissions un jour à faire apparaître réellement une contradiction dans l’arithmétique, cela prouverait seulement qu’une arithmétique contradictoire en ce sens-là est susceptible de rendre les plus grands services et il vaudrait mieux envisager de modifier notre idéal mathématique que de conclure que nous n’avons pas encore eu d’arithmétique véritable.97
Tantôt, comme on peut s’y attendre, Wittgenstein insiste sur le fait que, d’une manière générale, la contradiction et la non-contradiction n’ont pas de signification absolue, mais correspondent à des situations purement linguistiques et conventionnelles. Nous pouvons, par exemple, appeler contradiction, dans le calcul, une certaine configuration de symbole (0 ≠ 0); cela signifie simplement que nous n’autorisons pas la formation de cette configuration. Autrement dit, nous déterminons un jeu par permission et interdit lorsque nous l’admettons et, de la même manière, un autre jeu lorsque nous l’excluons. L’erreur de Hilbert, c’est de vouloir démontrer que les axiomes “de l’arithmétique ont les propriétés du jeu, et c’est impossible.”98
Les choses se présentent donc en gros de la façon suivante: tant que nous restons dans le calcul, les configurations du jeu ne peuvent représenter une contradiction que si nous convenons d’appeler de ce nom et d’exclure comme intolérable l’une d’entre elles. La contradiction véritable est l’impossibilité reconnue d’appliquer les règles dans certaines circonstances - comme, par exemple, s’il est dit que le pion blanc doit passer par-dessus le pion noir et que celui-ci se trouve au bord du damier -; mais elle n’a pas d’importance réelle tant que nous ne la remarquons pas et que nous en sommes à essayer de la dépister comme une ‘maladie intime’ 99 du calcul. [198]Nous n’appelons pas contradiction, en arithmétique, la figure 0/0; et pourtant il s’agit d’une de ces rencontres embarrassantes qui nous mettent, pour ainsi dire, ‘au bord de l’échiquier’ , car, si nous disons que 0/0 = 1, pour obéir à une règle générale, nous entrerons en conflit avec d’autres règles du jeu.100 Dans la discussion avec Waismann, Wittgenstein fait observer que la peur des mathématiciens devant la contradiction est quelque chose d’assez irrationnel. Qu’est-ce en effet, à proprement parler, qu’une contradiction? Le produit logique d’une proposition et de sa négation; mais un énoncé de cette forme ‘ne nous dit rien’ , il est, comme la tautologie, ‘vide de sens’ ; or les mathématiciens ne craignent pas de formuler des tautologies, mais rien ne les effraie tant que l’idée de rencontrer une proposition contradictoire, qui n’est pourtant pas plus redoutable en soi: on pourrait aussi bien étudier la logique avec des contradictions.101 Quant à la situation conflictuelle qui naît de l’incompatibilité de deux règles, c’est évidemment quelque chose de tout différent, et que nous pouvons en quelque sorte faire et défaire à volonté.
Nous avons l’habitude de considérer le principe de non-contradiction comme une sorte de ‘loi fondamentale’ de la pensée, une loi qui transcende toute logique constituée, tout jeu de langage et toute technique102 et nous avons du mal à croire qu’il puisse exister des jeux où la contradiction joue un rôle positif, sinon essentiel:
“‘La contradiction supprime le calcul’ - d’où lui vient cette position à part. On peut certainement, à mon avis, l’ébranler avec un peu d’imagination. ... Pour résoudre ces problèmes philosophiques, il faut comparer entre elles des choses qu’il n’est encore venu sérieusement à l’esprit de personne de comparer.”103
Hantés par le ‘spectre’ (Gespenst) de la contradiction, nous nous évertuons en quelque sorte à prendre nos instruments linguistiques en flagrant délit d’ ‘inconsistance’ , et, pour ce faire, nous construisons des énoncés marginaux déconcertants dont la fonction exacte dans le jeu et le sens précis nous écharpent ou que nous interprétons de travers, qui ne sont rien de plus que l’expression d’un embarras artificiel et auxquels nous attribuons sans discernement une signification catastrophique. On peut, en réalité, concevoir une langue où la classe des lions s’appelle ‘le lion de tous les lions’ 104 et si l’on se demande quel rôle un énoncé comme: ‘Je mens [199] toujours’ peut jouer dans la vie humaine, il est possible, dit Wittgenstein, d’ ‘imaginer diverses choses.’ 105
Mais, dirons-nous, ce qui est en question est quelque chose de bien plus grave. On peut toujours dire à la rigueur que la possibilité de construire dans notre langage l’antinomie du menteur ne tire pas à conséquence et que le paradoxe de Russell ne concerne pas réellement les mathématiques, mais une sorte d’excroissance cancéreuse qui s’est développée à partir du corps normal106; mais l’éristique philosophique, qui n’a jamais cessé d’exploiter les obscurités et les confusions du langage, ne joue manifestement aucun rôle dans l’inflation caractéristique de la problématique de la consistance, en ce qui concerne les mathématiques proprement dites. Il y a bien là une question de vie ou de mort pour les systèmes hypothético-déductifs: il est extrêmement important en effet de pouvoir s’assurer par une démonstration hilbertienne que nous ne parviendrons jamais à déduire une contradiction d’un système donné d’axiomes. Car nous ne pouvons pas considérer comme un simple accident local la possibilité de démontrer à la fois, dans une théorie mathématique, une formule et sa négation: il résulterait en effet de cette situation que n’importe quelle formule du système y deviendrait une thèse et que, comme le faisait observer Waismann à Wittgenstein, le jeu perdrait “son caractère et son intérêt”107. Mais si l’on admet la critique du fondement de la déduction, telle qu’on la trouve exposée dans les Remarques, c’est-à-dire le fait que “chacun de nos jugements est indépendant”108, il est clair que la rencontre d’une figure comme ‘0 ≠ 0’ ne peut avoir la signification que nous lui prêtons et constituer une ‘preuve’ que notre jeu n’en est pas un en fait; que nous pouvons toujours, ‘avec un peu d’imagination’ , continuer à jouer et redonner, si besoin est, de l’intérêt au jeu, etc.
Aussi peu disposé que l’on soit à admettre les théories destructrices de Wittgenstein, on lui accordera néanmoins sans trop de peine que nos ‘jeux’ mathématiques remplissent en un sens parfaitement leur fonction et que nous pouvons toujours à la rigueur continuer à additionner, multiplier, différentier, intégrer, etc., sans souci du lendemain, que notre foi dans l’avenir des mathématiques repose en fait beaucoup plus sur l’expérience que sur les résultats limités obtenus dans le domaine des démonstrations de non-contradiction109, enfin que nous sommes à peu près certains a priori de pouvoir nous tirer d’affaire, en cas de malheur, par une révision appropriée, ce qui prouve qu’au fond, comme il le veut, nous mesurons beaucoup plus nos idéaux mathématiques à la mathématique existante que l’inverse et que nous renoncerons toujours plus facilement à ceux-là qu’à celle-ci.
Considérons à nouveau la situation particulière créée dans un système de jeu par l’apparition d’une figure réputée contradictoire. Indépendamment [200] du fait que nous pouvons ‘jouer’ un certain temps avant de la rencontrer et que, dans ce cas, le jeu aura tout de même été intéressant110, il faut remarquer d’abord que la contradiction n’est réellement gênante que sous la forme déclarative de l’information contradictoire, là où nous avons besoin d’être informés, et que, pour Wittgenstein, les mathématiques ne nous apportent pas d’information véritable et ne constituent pas, en tant que telles, un savoir111; ensuite que le mal que nous nous donnons pour établir la consistance de nos systèmes formels se justifie en dernier recours par le fait qu’ils doivent, pour mériter quelque intérêt, être ‘interprétables’ , ‘applicables’ , etc. Mais si on laisse de côté les parties de la mathématique dont l’application se laisse difficilement concevoir et dont on peut toujours douter, pour cette raison, qu’elles appartiennent bien, de façon constitutive, au domaine des mathématiques, que reste-t-il, selon Wittgenstein? Un ensemble extrêmement diversifié de procédures de calcul que nous utilisons depuis longtemps avec succès et dont la réussite n’a pas besoin de justification ‘transcendantale’ . Se demander comment les mathématiques sont possibles, c’est un peu se demander comment le système métrique est possible: ce qui règle la question de l’ ‘objectivité’ des mathématiques, c’est qu’un énoncé mathématique n’est pas une indication de longueur dont nous pourrions être tentés de contrôler l’exactitude, mais une règle de mesure; et c’est encore un manque d’imagination qui nous empêche de croire que les mesures effectuées avec des instruments élastiques pourraient avoir un sens et une utilité dans certains cas ...112
“La crainte et la vénération superstitieuse que les mathématiciens éprouvent en face de la contradiction”113 proviennent essentiellement de la référence implicite constante à un modèle inadéquat: celui du calcul des propositions. Le mot ‘contradiction’ est emprunté au domaine des fonctions de vérité, et il ne peut être question de contradiction au sens propre que là où l’on a affaire à des énoncés. Comme les formules du calcul ne sont pas des énoncés, il ne peut y avoir de contradiction dans le calcul.114 Bien que Wittgenstein insiste à maintes reprises sur le caractère quasi-propositionnel des mathématiques et soutienne, par exemple, que l’expression ‘3 + 3 = 6’ , en tant que règle de grammaire, n’est ni vraie ni fausse115 ou encore que ‘2 fois [201] 2 font 4’ n’a qu’un rapport très superficiel avec tout ce que nom appelons ‘proposition’ 116, on ne peut, avec la meilleure bonne volonté du monde, admettre qu’il ait à aucun moment clarifié de façon décisive le statut de la ‘proposition’ mathématique par rapport à la ‘proposition’ logique d’une part117, la proposition ‘factuelle’ d’autre part.118 Ce qui est clair, c’est qu’il s’efforce d’évacuer dans toute la mesure du possible des mathématiques, à cause de ses résonances métaphysiques, la notion traditionnelle de ‘loi’ au profit exclusif de celle de ‘règle’ et qu’il veut couper court à toutes les interprétations qui font des mathématiques une ‘théorie’ , qui attribuent aux expressions symboliques une signification ‘eidétique’ , et non pas seulement opérationnelle et à l’activité mathématique une fonction ‘quidditative’ , si l’on peut dire, et non pas seulement fabricatrice. L’unité de son discours philosophique sur les mathématiques, c’est d’abord l’unité polémique d’une dénonciation, aussi bien chez Hilbert que chez Frege, Cantor ou Russell, pour ne citer que les plus illustres, de toutes les séquelles modernes de la vieille hérésie contemplative liée aux origines grecques de la mathématique, qui consiste à croire que celle-ci s’occupe d’ ‘essences’ , d’ ‘universaux’ , d’ ‘objets idéaux’ , etc.
Dans cette perspective, le but essentiel de sa polémique contre les démonstrations [202] de non-contradiction est de nous convaincre que, si les mathématiques ne sont rien de plus qu’une activité humaine finie, soumise à des règles qui n’ont aucune signification absolue, seuls la persistance de l’illusion réaliste, le désir de s’assurer que les formules mathématiques ‘nous parlent bien de quelque chose’ , peuvent expliquer notre phobie de la contradiction.119 Dans l’univers fermé de la technologie, on peut toujours trouver une solution technique à des difficultés techniques. Ce ne sont jamais les mathématiques, en tant que telles, qui sont menacées, mais seulement une certaine ‘Weltanschauung’ mathématique: seuls des mathématiciens philosophes, ayant admis une fois pour toutes que la structure du monde reposait sur le nombre entier, pouvaient s’effarer devant la ‘découverte’ des nombres irrationnels.
Bien que l’argumentation de Wittgenstein soit souvent assez faible et que, de toute évidence, sur un certain nombre de points fondamentaux concernant notamment le problème de la non-contradiction et le théorème de Gödel, il ne comprenne pas ou ne veuille pas comprendre ce qui est réellement en question120 et adopte plupart du temps, à l’égard de l’appareil technique compliqué mis en jeu par la logique symbolique en général et les recherches métamathématiques en particulier, une attitude assez cavalière, on peut néanmoins lui concéder en gros que, si les mathématiques ont avec le jeu d’échecs autant d’analogie qu’il semble le prétendre, l’apparition d’une contradiction ne peut à proprement parler rendre nul et non avenu tout ce qui a pu éventuellement se faire jusqu’alors et n’a, dans tous les cas, rien d’une catastrophe irrémédiable. Mais on pourrait également reprendre à son profit la comparaison et soutenir que la peur de la contradiction chez le mathématicien est tout à faire comparable à la peur d’être mis échec et mat chez le joueur d’échecs, autrement dit qu’elle appartient, comme cette dernière, à l’essence même du jeu, qui n’existerait pas sans elle. L’originalité de Wittgenstein consiste précisément à soutenir que le souci d’éviter la contradiction n’est pas réellement une motivation constitutive dans le jeu mathématique, et il semble bien, de toute manière que, pour prendre vraiment au sérieux la question de la contradiction, il faille considérer les mathématiques comme quelque chose de plus qu’un ‘jeu’ , dans tous les sens du mot, ce qui est évidemment le cas chez Hilbert.
Wittgenstein rend compte de l’utilisation des mots ‘vrai’ et ‘faux’ en l’intégrant à un type bien déterminé et relativement restreint de jeux de langage. Lorsque nous disons de certaines propositions qu’elles sont vraies ou [203] fausses, cela signifie que nous jouons avec elles le jeu des fonctions de vérité, autrement dit simplement le jeu des propositions:
“Car l’assertion n’est pas quelque chose qui vient s’ajouter à la proposition121, mais un trait essentiel du jeu que nous jouons avec elle. A peu près comparable à la caractéristique du jeu d’échecs, selon laquelle il y a gain et perte lorsqu’on y joue, et gagne celui qui prend le roi à l’autre.”122
C’est à des positions gagnantes ou perdantes dans un jeu stratégique que Wittgenstein compare le plus volontiers les ‘propositions’ mathématiques, soulignant en particulier que ce qui s’appelle ‘perdre’ dans un jeu, peut signifier le gain dans un autre.123 Il est vrai que nous réagissons à peu près de la même manière lorsque quelqu’un nous montre une multiplication fausse ou affirme qu’il pleut, alors qu’il ne pleut pas: mais cela signifie seulement que, dans les deux cas, nous sanctionnons une conduite déviante par rapport à des normes; il nous arrive également de faire des gestes d’interdiction lorsque notre chien ne se comporte pas comme nous le souhaitons.124 Nous traduisons à chaque fois notre réprobation par un ‘Non!’ ; mais celui-ci fonctionne en même temps, implicitement ou explicitement, comme opérateur de vérité dans le second cas, nullement dans le troisième et de façon seulement apparente dans le premier.125 C’est uniquement en vertu de certaines similitudes trompeuses que nous considérons à peu près de la même manière des énoncés aussi différents que, par exemple, ‘1 = 0’ et ‘Il pleut et il ne pleut pas’ . Encore Wittgenstein est-il capable de décourager toute tentative d’interprétation des ‘vérités’ mathématiques (et de sa pensée propre) par un avertissement du type suivant:
“Comprendre une proposition mathématique” - c’est un concept très vague.
“Mais si tu dis ‘Il ne s’agit absolument pas de comprendre. Les propositions mathématiques ne sont que des positions dans un jeu’, c’est également un non-sens! ‘Mathématique’, ce n’est précisément pas un concept nettement circonscrit.”126
Nous utilisons les mots ‘juste’ et ‘faux’ pour apprendre à quelqu’un à se conduire selon la règle. Le mot ‘juste’ invite notre élève à poursuivre, le mot ‘faux’ le stoppe. Nous pourrions être tentés, lorsque nous nous [204] efforçons ainsi de ‘canaliser’ 127 son comportement, de remplacer ces appréciations par des remarques comme: “Ceci concorde avec la règle - cela non”, mais il ne faut pas oublier que notre sujet doit d’abord former le concept d’un accord avec la règle:
“On n’apprend pas à suivre une règle en apprenant d’abord l’usage du mot ‘concordance’ (Übereinstimmung)”.
“On apprend bien plutôt la signification de ‘concorder’ en apprenant à suivre une règle.”
“Celui qui veut comprendre ce que veut dire: ‘suivre une règle’ , doit tout de même pouvoir lui-même suivre une règle.”128
On ne peut donc pas dire en toute rigueur qu’une convention admise d’un commun accord donne lieu à la saisie d’une règle; c’est en apprenant à suivre une règle que nous apprenons ce que sont un accord et une convention et que, si l’on veut, nous les réalisons. En d’autres termes, ici non plus il n’y a rien à quoi nous puissions renvoyer comme constituant ce que nous appelons ‘la règle’ . L’acquisition des ‘notions’ en cause est un processus non pas indépendant, mais secondaire et dérivé, par rapport à l’apprentissage des pratiques réglementaires.
Aussi le terme de ‘conventionalisme’ caractérise-t-il au fond assez mal la position de Wittgenstein parce que, comme le remarque Quine, “nous pouvons nous demander ce que l’on ajoute au pur et simple énoncé du fait que les vérités de la logique et des mathématiques sont a priori, ou à l’énoncé behavioriste plus simple encore du fait qu’elles sont fermement admises, lorsqu’on les caractérise comme vraies par convention dans un tel sens”.129 Comme Wittgenstein, pour sa part, n’essaie pas d’ajouter quoi que ce soit, c’est uniquement pour la commodité de l’exposé et eu égard à l’esprit de sa polémique contre les conceptions absolutistes et le platonisme qui les sous-tend, qu’on peut le qualifier de “conventionaliste”.130
A propos d’expressions comme ‘apporter autre chose’ , ‘apporter la même chose’ , Wittgenstein n’hésite pas, par exemple, à affirmer que nous n’utilisons, pour constater l’identité, aucun critère particulier; car il n’est évidemment pas question de dire que le ‘même’ , c’est ‘ce que tous les hommes ou la plupart d’entre eux considèrent comme tel de façon concordante’ 131 [205], nous ne nous référons jamais à une entente de ce genre entre les hommes, lorsque nous affirmons l’identité. Et Wittgenstein ajoute: “Utiliser le mot sans justification ne signifie pas l’utiliser à tort”132, donnant à entendre que, finalement, ce qui est incompréhensible, c’est que nous nous comprenions133, autrement dit que nous avons à décrire la pratique linguistique et le fait du consensus sans nous croire obligés de recourir, comme les philosophes politiques, à la fiction juridique d’une ‘convention’ originaire fondatrice, c’est-à-dire, en l’occurrence d’exhiber des ‘critères’ objectifs sur lesquels nous aurions accepté tacitement, pour rendre possible la communication, de régler notre comportement linguistique.
Au total, c’est peut-être encore le terme de ‘behaviorisme’ qui caractériserait le moins mal l’attitude générale de Wittgenstein si l’on tient compte de sa tendance à rapporter invariablement les situations linguistiques les plus diverses à un modèle du type stimulus-réponse, de l’importance exceptionnelle qu’il accorde, en mathématiques et en logique, à la notion d’ ‘opération’ , au sens behavioriste du terme précisément, et du peu de différence qu’il fait entre l’apprentissage des mathématiques comme technique et l’acquisition sociale de n’importe quel système de réflexes conditionnés culturels par l’éducation.134
Entre autres ‘maladies de l’entendement’ 135, Wittgenstein s’efforce donc de guérir chez le philosophe celle de l’Absolu, qui est à la base de toutes les entreprises de fondation. Il n’y a en réalité rien d’autre dans les mathématiques que ce que nous y voyons de plus immédiat et qui d’ailleurs rebute généralement le philosophe: un ensemble institutionnel difficile à délimiter et sans unité véritable de techniques symboliques adaptées à certaines de nos préoccupations fondamentales et solidaires de certaines formes d’existence sociale. On ne saurait contester évidemment que la réduction, philosophiquement scandaleuse, de la mathématique à une pure technologie du calcul soit, compte tenu de l’aspect actuel des mathématiques, plus inacceptable aujourd’hui que jamais, et cela d’autant plus que Wittgenstein s’est ôté en fait délibérément toute possibilité d’exclure dogmatiquement, comme étrangère, une partie quelconque du domaine aux contours mal dessinés des mathématiques.136
[206]On ne doit cependant oublier à aucun moment que les Remarques n’obéissent à aucune préoccupation doctrinale et ne peuvent être questionnées comme un véritable livre. Les affirmations les plus destructrices sont inspirées, chez Wittgenstein, avant tout par le souci polémique et négatif de pourchasser et de détruire, sous tous ses déguisements, l’illusion philosophique du réalisme mathématico-logique, autrement dit de s’opposer par les procédés les plus divers et au besoin les plus outranciers aux entreprises de ce qu’il appelle ‘alchimie mathématique’ 137 et dont les prolongements métaphysiques portent les noms de mathesis universalis, ‘ontologie formelle’ , etc.
Nous nous bornerons, pour notre part, à conclure cet exposé par quelques remarques récapitulatives d’ordre historique et philosophique:
1) Publication posthume, les Remarques doivent être rattachées à peu près en totalité à un ensemble de préoccupations, de problèmes et de controverses qui ont beaucoup perdu de leur actualité et par rapport auxquels mathématiciens et épistémologues des mathématiques ont acquis entre-temps un recul considérable.
2) On ne peut pas ne pas remarquer en particulier que l’essentiel de la polémique de Wittgenstein contre les recherches fondatrices vise les entreprises logicistes du type des Principia Mathematica, et que la physionomie du champ de bataille s’est suffisamment modifiée (dans un sens qui lui a, pour une part, donné raison) pour que ses positions se situent, à certains égards, tout à fait en dehors des lignes.
3) Une partie de l’opinion philosophique est sensible à l’amélioration que représentent, par rapport à la langue usuelle, du point de vue de l’exactitude et de la clarté, les langages symboliques artificiels dont use le logicien. Wittgenstein qui, obnubilé par les prétentions de l’idéographie logiciste, n’a sans doute pas une idée très claire des fonctions respectives réelles du langage formel et du langage naturel dans les sciences mathématico-logiques (notamment, comme on a pu le voir, en ce qui concerne la distinction et les rapports entre langue et métalangue) et prête à tort aux utilisateurs des langues symboliques artificielles l’intention de ‘substituer’ un instrument linguistique ‘idéal’ à d’autres imparfaits, considère, à l’inverse, que l’idéal linguistique est représenté de toute évidence par les langues réelles.138
[207]4) Au début de son Introduction à la philosophie mathématique, Russell attire l’attention sur le fait que l’étude des mathématiques, à partir des éléments les plus familiers de celles-ci, peut être poursuivie dans deux directions opposées. L’une est constructive et va dans le sens d’une complexité croissante; des nombres entiers aux nombres fractionnaires, réels, complexes; des opérations les plus élémentaires, comme l’addition et la multiplication aux plus dérivées, comme la différentiation, l’intégration, etc. L’autre, moins familière, est réductive, elle procède par analyse et va vers une abstraction et une simplicité logique toujours plus grandes; elle correspond à la recherche d’idées et de principes généraux qui permettent de définir ou de déduire les éléments de départ eux-mêmes, et c’est le fait de la suivre de façon préférentielle qui caractérise ce qu’on appelle la philosophie mathématique, par opposition aux mathématiques telles qu’on les enseigne ordinairement.139
Ici encore, Wittgenstein adopte l’attitude inverse: hostile à la tendance simplificatrice et unitaire qui caractérise la philosophie logiciste des mathématiques, il ne cesse de rappeler au philosophe la nécessité absolue de prendre au sérieux l’extraordinaire variété de l’outillage mathématique et de ses utilisations, sans chercher à retrouver, derrière la multiplicité des techniques en cause, la fonction signifiante de ce qui n’est qu’un pseudo-langage.
5) Il y a à coup sûr quelque chose de fondamentalement sain dans l’attitude philosophique de Wittgenstein à l’égard d’un certain nombre de problèmes techniques qui, précisément, ont l’habitude de tourmenter beaucoup les philosophes, comme, par exemple, les fameux ‘faits de limitation’ . Wittgenstein insiste avec raison sur le fait que nous avons affaire uniquement à des limitations instrumentales relatives, que les résultats quelquefois inattendus des recherches sur les systèmes formels n’ont, à vrai dire, absolument rien de ‘mystérieux’ , que l’élément de surprise tient uniquement à notre désir de voir les mathématiques suivre des chemins préétablis et se conformer à un modèle que nous leur imposons du dehors, bref qu’il n’y a pas là matière à perplexité philosophique. A propos du théorème de Gödel, les Remarques suggèrent à plusieurs reprises une comparaison entre la démonstration d’indémontrabilité formelle et la démonstration de l’impossibilité d’effectuer certaines constructions avec la règle et le compas.140 Cet élément de prévision et de prévention n’est certes pas dépourvu d’intérêt: il est toujours avantageux de pouvoir décourager (ou tranquilliser) définitivement les obsédés de la quadrature du cercle ou de la trisection de l’angle. Mais peut-être Wittgenstein a-t-il raison d’affirmer:
“Je peux vouloir doter mon calcul d’une espèce déterminée de prévision [208] (Voraussicht). Elle ne fait pas de lui un morceau véritable de mathématiques, elle en fait peut être un morceau plus utilisable pour une certaine fin.”141Bemerkungen, V, 9.
Wittgenstein proteste vigoureusement contre le désir qu’il attribue aux métamathématiciens de se donner des assurances mécaniques142 contre la contradiction et la référence abusive au modèle des machines mathématiques (“L’idée de la mécanisation des mathématiques. La mode du système axiomatique.”143) Soucieux de préserver contre les logiciens l’aspect de création autonome et imprévisible de l’activité mathématique, il nous invite à maintes reprises à ne pas confondre “la dureté de la règle avec la dureté d’un matériau.”144 Mais ce que démontrent précisément les résultats dont il a tendance, quoi qu’il en dise, à minimiser l’importance, ce sont les limites de la formalisation et la relative inadéquation du modèle mécanique; ce sont, de plus, ces résultats qui ont déterminé, pour une bonne part, l’abandon des programmes logiciste et formaliste primitifs, contre lesquels il polémique avec tant d’âpreté.
Qu’il ait compris ou non exactement de quoi il retournait, n’est peut-être pas d’une importance capitale pour sa réputation. Le philosophe pourra, du moins, réapprendre en le lisant que, bien qu’il soit entendu que nous faisons des mathématiques depuis plus de vingt-cinq siècles, nous ne savons toujours pas bien au fond ce que sont les mathématiques.
(Novembre 1967.)
Notes
1. Bien que le Tractatus n’apporte à proprement parler aucune caution au programme réductionniste des logicistes de stricte observance et que Wittgenstein y propose une théorie du nombre qui s’apparente par certains côtés à celle des intuitionnistes, on pourra néanmoins considérer sa position du moment comme un logicisme marginal si l’on admet avec Carnap que le requisit fondamental de la théorie logiciste (dans son opposition au formalisme) doit finalement être formulé de la façon suivante: “La tâche qui consiste à fonder logiquement les mathématiques n’est pas remplie complètement par une métamathématique (c’est-à-dire par une syntaxe des mathématiques) seule, mais uniquement par une syntaxe du langage total, qui contient à la fois des propositions logico-mathématiques et des propositions synthétiques” (The Logical Syntax of Language, Routledge and Kegan Paul, Londres, 6e édition, 1964, p. 327). Par ‘logicisme’ du Tractatus on entendra simplement le fait que, pour son auteur, les mathématiques et la logique décrivent solidairement la logique du monde. ↵
2. “Le nombre est l’exposant d’une opération” (Tractatus logico-philosophicus, 6.021). ↵
3. Cf. ‘Vorwort der Herausgeber’, in Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, von Ludwig Wittgenstein. Avec une traduction anglaise (Remarks on the Foundations of Mathematics) par G.E.M. Anscombe, Oxford, 1956, 2e édition 1964. ↵
4. Le premier des cinq fragments qui composent les Remarques faisait même partie d’une version primitive du manuscrit des Investigations. Par ailleurs un certain nombre de remarques sont passées peu près textuellement dans ce dernier livre et ont parfois été laissées de côté pour cette raison. ↵
5. Cf. ‘Wittgenstein’s Philosophy of Mathematics’, in The Philosophical Review, Vol. LXVIII (1959). Repris dans Wittgenstein, The Philosophical Investigations, A Collection of Critical Essays, edited by George Pitcher, New York, 1966, et également dans Philosophy of Mathematics, selected readings edited by Benacerraf and Putnam, Prentice-Hall, Inc. Englewood Cliffs, N. J. 1964. ↵
6. Pitcher, p. 420. ↵
7. Cf. ‘Wittgenstein’s Philosophy of Logic’, in The Philosophical Review, Vol. LXX (1965), p. 362-375. Cf. p. 374. ↵
8. Si l’on en croit Carnap, le refus délibéré d’accorder aux sciences exactes l’importance qu’elles méritent et une tendance constante, chez Wittgenstein, à les dénigrer sont, pour une part importante, à la source des premières dissensions sérieuses avec les membres du Cercle de Vienne. Cf. Carnap, ‘Intellectual Autobiography’, in The Philosophy of Rudolf Carnap, edited by P. A. Schilpp, The Library of Living Philosophers, 1963, p. 28. Le scientisme viennois ne pouvait que heurter en Wittgenstein une conviction pascaliennes de l’inutilité profonde des sciences et de la philosophie. En ce qui concerne la philosophie, les dernières propositions du Tractatus donnaient clairement à entendre que la seule philosophie possible (l’analyse critique du langage de la science) est par essence inapte à résoudre aucun des problèmes que l’on est en droit de considérer comme ‘importants’ . Pour Wittgenstein, il est clair en tout cas que, si les sciences ont pu connaître quelque chose comme une ‘crise’ , ce n’est pas parce qu’elles se sont séparées de la philosophie de type traditionnel, mais parce qu’elles n’ont pas su le faire. ↵
9. Cf., par exemple, Investigations, 124. ↵
10. Cette deuxième thèse est évidemment encore plus difficile à soutenir que la première et il est douteux que les procédés utilisés, dans une perspective intuitionniste, par Wittgenstein (cf. les analyses consacrées au principe du tiers-exclu, à la reductio ad absurdum, à la coupure de Dedekind, etc., in Bermerkungen, IV) pour la condamnation de certains types de raisonnement mathématique, l’autorisent à la défendre effectivement. Celui qui, en vertu de restrictions intuitionnistes, croit devoir, par exemple, sacrifier une partie de l’analyse, le fait pour des raisons qu’il faut bien appeler, faute de mieux, ‘philosophiques’ . Bourbaki n’hésite d’ailleurs pas à écrire: “L’école intuitionniste, dont le souvenir n’est sans doute destiné à subsister qu’à titre de curiosité historique ...” (Éléments d’histoire des mathématiques, Hermann, 1960, p. 56). Quoi qu’ait pu en penser Wittgenstein, l’arithmétique des nombres cardinaux transfinis, par exemple, s’est, en un sens, bel et bien intégrée à notre univers mathématique et le philosophe, tel qu’il le conçoit, ne peut pas faire autre chose que d’en prendre acte. Quant à l’adoption psychologiste ou pragmatiste de critères, peu sympathiques aux philosophes, comme l’ ‘intérêt’ , l’ ‘applicabilité’ , etc., elle implique évidemment encore toute une philosophie des mathématiques, non point neutre et purement descriptive, comme le veut Wittgenstein, mais discriminatoire. ↵
11. Cf. Pitcher, p. 423. ↵
12. Hilbert qualifie d’ ‘opportunistes’ , sur un point précis, certains adversaires de Kronecker qui cherchent à opérer contre lui le sauvetage du nombre irrationnel, indispensable à l’analyse, et à en établir l’existence ‘positive’ . Cf. Grundlagen der Geometrie, Anhang VII, Über die Grundlagen der Logik und der Arithmetik, Leipzig et Berlin, 3° éd. 1909, p. 264. Pour Wittgenstein l’indépendance de deux systèmes de nombres est suffisamment fondée sur la différence de deux méthodes de calcul. ↵
13. “Il n’y a que ce que nous construisons nous-mêmes que nous puissions prévoir”, disait déjà le Tractatus (5.556); cf. Notebooks, 1914-1916, Oxford, 1961, p. 71. ↵
14. “La proposition de Fermat n’a donc pas de sens, tant que je ne peux pas chercher la résolution de l’équation par des nombres cardinaux.” “Et ‘chercher’ doit toujours vouloir dire: chercher de façon systématique. Lorsque j’erre dans l’espace infini à la poursuite d’un anneau d’or, il ne s’agit pas d’une recherche.” “On ne peut chercher que dans un système: il y a donc, en tout état de cause, quelque chose que l’on ne peut chercher.” (Philosophische Bemerkungen, Oxford, 1964, XIII, 150, p. 175). Les Philosophische Bemerkungen, parues en 1964, correspondent, dans l’évolution de Wittgenstein, à une période de transition. Elles rassemblent des matériaux accumulés, en vue d’une publication, entre février 1929 et juillet 1930. Cette période fut consacrée, entre autres choses, à des discussions suivies avec Ramsey, dans lesquelles la philosophie des mathématiques tint évidemment une place essentielle. ↵
15. Cette attitude s’exprime de façon particulièrement claire à propos des démonstrations de non-contradiction dans les discussions que Wittgenstein eut avec Waismann et Schlick et dont des extraits ont été publiés à la fin des Philosophische Bemerkungen sous le titres ‘Widerspruchsfreiheit’ (p. 318-346). Bien que sa philosophie des mathématiques ait subi par la suite d’importants remaniements, il ne semble pas que sa sympathie pour les métamathématiciens se soit beaucoup accrue. ↵
16. Chacune pour soi en principe! ↵
17. Comme le rappelle plaisamment Quinton: “La bible du mouvement de l’analyse logique fut le Tractatus. A l’instar d’autres textes sacrés, il combinait la ferveur prophétique avec l’obscurité sibylline d’une manière telle qu’il appelait et reçut un grand nombre d’interprétations opposées.” (Excerpt from Contemporary British Philosophy, Pitcher, p.1-21, cf. p. 3). On peut dire la même chose des Remarques, avec, sans doute, la ‘ferveur prophétique’ en moins ↵
18. Bien qu’une commune ambition de ‘clarification du sens’ puisse suggérer des rapprochements entre la philosophie linguistique et la phénoménologie, il est clair que les deux entreprises sont totalement étrangères l’une à l’autre. L’analyse linguistique, telle qu’elle est conçue par le second Wittgenstein et sa postérité oxfordienne n’est au fond qu’une sorte de positivisme ‘grammatical’ pluraliste. Alors que F. Kombartel (‘Zur Diskussion philosophische Perspektiven der Diskussion um die Grundlagen der Mathematik zu Verlauf und Konsequenzen eines Kapitels der Philosophiegeschichte’, Archiv für Geschichte der Philosophie, 1963, XLV, p. 157-193) est prêt à considérer les Remarques comme une sorte de phénoménologie des mathématiques, P. Bernays observe que l’attitude de Wittgenstein est fondée sur le rejet systématique de toute espèce de phénoménologie. Cf. ‘Betrachtungen zu Ludwig Wittgensteins ‘Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik’’, Ratio, 1959, 1; repris dans Benacerraf et Putnam, (‘Comments on Ludwig Wittgenstein’s ‘Remarks on the Foundations of Mathematics’’), p. 510-528. Voir surtout p. 528. ↵
19. Bemerkungen, V. 13. ↵
20. Ibid., IV, 52. ↵
21. Ibid., IV, 48. ↵
22. Ibid., IV, 46. ↵
23. Bien qu’à l’époque du Tractatus, Wittgenstein soit convaincu qu’il existe une essence et une logique du langage, thèse qu’il combattra vigoureusement par la suite, il y soutient déjà que les propositions de notre langage sont ‘en ordre’ telles qu’elles sont. Cf. 5.5563, et également Philosophische Bemerkungen, I, 3, p. 52, Le Cahier bleu, trad. française, Gallimard, 1965, p. 65, etc. ↵
24. Ibid., II, 52. ↵
25. Uniquement en ce sens que Wittgenstein conçoit généralement la mathématique comme un eu de symboles sans signification extrinsèque (ce qu’il pense de la méthode axiomatique est suffisamment clair pour qu’on ne soit pas tenté de faire de lui un formaliste hilbertien). “En un certain sens on ne peut en appeler dans les mathématiques à la signification (Bedeutung) des signes, pour la raison que c’est seulement (erst) des mathématiques qu’ils reçoivent la signification” (IV, 16). Mais, d’un autre côté, “il est essentiel à la mathématique que ses signes soient également utilisés dans le civil. C’est l’utilisation en dehors des mathématiques, par conséquent la signification (Bedeutung) qui fait du jeu de signes une mathématique” (IV, 2). ↵
26. D’où une mathématique parfois qualifiée d’ ‘anthropologique.’ ↵
27. Cf. A. Heyting, Les Fondements des Mathématiques. Intuitionnisme. Théorie de la Démonstration, Paris, Gauthier-Villars, 1955, p. 16-23. ↵
28. En 1931, Carnap a essayé de fournir une version constructiviste du logicisme, opposée en particulier à la conception ‘théologique’ de Ramsey. Cf. ‘Die logizistische Grundlegung der Mathematik’, Erkenntnis, 1931 (repris dans Benacerraf et Putnam, ‘The Logicist Foundations of Mathematics’, p. 31-41). Sa position s’est considérablement libéralisée par la suite. Cf. ‘Empiricism, Semantics and Ontology’, Revue Internationale de Philosophie, Vol. IV, (1950), et H. Mehlberg, ‘The Present Situation in the Philosophy of Mathematics’, in Logic and Language, Studies dedicated to Professor Rudolf Carnap on the occasion of his seventieth birthday, D. Reidel Publishing Company, Dordrecht, Holland, 1962, p. 69-203. ↵
29. Cf. Bemerkungen, III, 15-16. ↵
30. “Der Mathematiker ist ein Erfinder, kein Entdecker.” (Ibid., I, 167). ↵
31. Ibid., II, 46; cf. Il, 48: “Ich will die Buntheit der Mathematik erklaren” et V, 26: “Mathematik ist also eine Famille ...” ↵
32. Cf. Ibid., II, 65-76. ↵
33. Proceedings of die Aristotelian Society, 1910-1911; repris dans Mysticism and Logic, George Allen and Unwin, 1963, p. 152-167 Cf. également ‘On the Nature of Acquaintance’, 1914, in Logic and Knowledge. George Allen and Unwin, 2e édition, 1964, p. 137-174. ↵
34. The Problems of Philosophy, Oxford, 1912; trad. française, Paris, Alcan, 1923, et Payot, 1965. En ce qui concerne la distinction entre ‘connaissance directe’ et ‘connaissance par description’ , cf. en particulier chap. 5. Comme le fait remarquer l’éditeur de Logic and Knowledge, ce n’est pas à proprement parler une nouveauté philosophique, puisqu’on la trouve déjà esquissée, par exemple, dans le De Magistro de saint Augustin. ↵
35. Mysticism and Logic, p. 55. ↵
36. Bemerkungen, I. 32. ↵
37. Ibid., II, 31. ↵
38. “La démonstration (l’image de la démonstration) nous montre le résultat d’un processus (la construction); et nous sommes convaincus qu’en procédant réglementairement de cette manière, on est toujours conduit à cette image. (La démonstration nous présente un fait de synthèse)” (II, 22). Le Bild (comment traduire?) est en même temps Vorbild (modèle) et on peut se le représenter comme kinematographisches Bild. La mathématique est une sorte de cinématique des configurations de symboles. Ce qui est important dans la séquence démonstrative, ce n’est pas tant le quid que le quomodo: “La démonstration, pourrait-on dire, ne montre pas seulement qu’il en est ainsi, mais: comment il en est ainsi. Elle monte comment 13 + 14 donnent 27” (Ibid.). ↵
39. L’exemple moderne le plus caractéristique de cette tendance est sans doute la métaphysique logiciste de H. Scholz, Cf. Mathesis universalis, Abhandlungen zur Philosophie als strenger Wissenschaft, Benno Schwabe, Basel, Stuttgart, 1961. Mais, au regard de l’interprétation qui nous occupe, il n’y a pas de différence fondamentale entre Scholz et le Husserl de Logique formelle et logique transcendantale par exemple. ↵
40. Wittgenstein parle d’une sorte d’ ‘ultra-physique’ et d’ ‘ultra-expérience’ ; cf. Bemerkungen, I.8. ↵
41. Cf. Philosophische Bemerkungen, I, 4, p. 53. ↵
42. Ibid., I, 7; dans le cas précis des mathématiques, cela donnera: “Ich will doch sagen: Die Mathematik ist als solche immer Mass und nicht Gemessenes”, (Bemerkungen, II, 75). ↵
43. “Unserer Grammatik fehlt es vor allem an Übersichtlichkeit” (Philosophische Bemerkungen, I, I, p. 52). ↵
44. Die Grammatik ist eine ‘theory of logical types’ (I 7, p. 54.) ↵
45. Ibid., I, 4. ↵
46. Voir les réflexions consacrées aux problèmes logico-grammaticaux posés par les rapports des couleurs (incompatibilité, ‘mixité’ , complémentarité, etc.), dans les Philosophische Bemerkungen, VIII; et également Bemerkungen, I, 102-I05, V, 42-44, etc. Dans les cours de 1930-1933, Wittgenstein insiste sur le fait que les ‘règles de grammaire’ , 1º) sont toutes ‘arbitraires’ et 2º) “traitent uniquement du symbolisme”; dans la grammaire des couleurs il n’est donc question en principe que du symbolisme des couleurs, et jamais d’entités comme le ‘vert’ , le ‘rouge’ , etc. Cf. G.E. Moore, ‘Wittgenstein’s Lectures in 1930-33’, ‘Mind’, Vol. LXIII, 1954, p. 298. ↵
47. Dans tous ces exemples, il faut évidemment entendre: la même portion de l’espace au même moment et sur toute sa surface ... ↵
48. Pour Wittgenstein, “grammar should not allow me to say ‘greenish-red’ et ‘There is such a colour as a greenish blue’ is ‘grammar’ [ ‘grammatical’ ].” Cf. Moore, article cité, ibid. Ce disant, Wittgenstein avait évidemment conscience de “faire rentrer dans la grammaire des choses qui ne sont pas ordinairement supposées lui appartenir.” ↵
49. Parmi les logiciens actuels, Carnap est resté fidèle à l’interprétation linguistique de la vérité logique. La distinction tranchée de la vérité logico-linguistique et de la vérité ‘factuelle’ a rencontré l’opposition de Tarski et de Quine par exemple, qui admettaient une différence de degré, mais non de nature. Pour un point de vue récent sur le problème de la vérité logique et de l’analyticité, cf. Quine ‘Two Dogmas of Empiricism’, in From a Logical Point of View, Cambridge. Massachusetts, 1953, p. 20-46, et ‘Carnap and Logical Truth’, in Logic and Language, p. 39-63; (Schilpp, p. 385-406.) ↵
50. Cf. Dummett, op. cit., Pitcher, p. 424-425. ↵
51. L’interprétation habituelle des positivistes logiques. ↵
52. Pitcher, p. 425-426. ↵
53. Cf. en particulier Bemerkungen, I, 113-155. La conception de Wittgenstein a été souvent étudiée et critiquée; cf., par exemple, ‘The Hardness of the Logical ‘Must’ ’, E.J. Nell (Analysis, XXI, 1960-61, p. 68-72); ‘Wittgenstein and Logical Compulsion’, C.S. Chihara (Ibid., p. 136-140, et Pitcher, p. 469-476), ‘Wittgenstein and Logical Necessity’, B. Stroud, (The Philosophical Review, LXXIV, 1965, p. 504-518, et Pitcher, p. 477-496), etc. ↵
54. ‘Bemerkungen’, I, 155. ↵
55. Ibid., I, 113. ↵
56. Ibid., I, 115. ↵
57. Cf. Ibid., I, 118; II, 36. ↵
58. Cf. Ibid., I, 116. ↵
59. Cf. Ibid., I, 4. ↵
60. On ne doit surtout pas en conclure que l’interprétation de Wittgenstein est une vulgaire forme de psychologisme, car il ne s’intéresse nullement à ‘ce qui se passe dans’ l’esprit, mais plutôt à ce qui se passe sur le papier. ↵
61. Ibid., I, 131; cf. 133: “Les propositions de la logique sont des ‘lois de la pensée’ , ‘parce qu’elles expriment l’essence de la pensée humaine’ – mais plus exactement: parce qu’elles expriment, ou montrent, l’essence, la technique de la pensée. Elles montrent ce qu’est la pensée et également des espèces de pensée.” ↵
62. Cf. Le Cahier Bleu. ↵
63. Cf. Wittgenstein’s Lectures in 1930-33, p. 7. Ce que Wittgenstein reproche à Frege, c’est de vouloir préserver, derrière la diversité des signes (││, 2, II, etc.) et la diversité des ‘sens’ (Sinne) (1 + 1, 6: 3, √4, etc.) une identité de ‘signification’ (Bedeutung) ou d’ ‘objet’ (Gegenstand) (le nombre 2). ↵
64. Cf. Bemerkungen, II, passim. ↵
65. Ibid, II, 51. ↵
66. Wittgenstein’s Lectures in 1930-33, p. 8. ↵
67. Cf. Bemerkungen, II, 12. Pour Wittgenstein, on n’insistera jamais assez, par exemple, sur le fait que le nombre réel 2 est quelque chose de totalement différent du rationnel 2 et de l’entier naturel 2. ↵
68. Ce qui fait en principe d’une entreprise comme l’ ‘arithmétisation de l’analyse’ une pure absurdité ... ↵
69. Cf. p. 48-53. ↵
70. Cf. Bemerkungen, I, Anhang II, 13. ↵
71. Cf. ibid., 10. ↵
72. Cf. ibid., 11. ↵
73. Il vaudrait mieux, selon lui, à propos des nombres rationnels, utiliser, au lieu du terme ‘dénombrable’ (abzählbar), le terme ‘numérotable’ (numerierbar), pour ne pas être tenté de croire que le concept du ‘dénombrable’ contient, en pareil cas, autre chose qu’une possibilité technique de numérotation. Cf. IV, 15: vouloir ‘compter’ les nombres rationnels n’a pas de sens, mais on peut avoir besoin de leur affecter des indices ... ↵
74. I, Appendice II, 3. ↵
75. Ibid, 2. ↵
76. Ibid., 3; c’est-à-dire que parler de la série de tous les nombres réels n’a pas de sens, parce qu’on appelle également ‘nombre réel’ le nombre diagonal de la série. Il s’agit d’un état de choses institutionnel et non d’une révélation surprenante concernant une espèce déterminée du ‘règne numérique’ (Zahlenreich). ↵
77. Cf. ibid; et, par exemple, Investigations philosophiques, 67-68. ↵
78. I, Appendice II, 5. ↵
79. Ibid., IV, I9. ↵
80. Ibid; Cf. IV, 36: “Aber die Gerade ist ein Gesetz des Fortschreitens.” ↵
81. Cf. Ibid., V, 34. ↵
82. I, Appendice II, 17. Un peu plus loin, Wittgenstein ajoute: “Finitisme et behaviorisme sont des orientations tout à fait similaires. Tous les deux disent: mais il n’y a là rien d’autre que...” (Ibid., 18). ↵
83. Cf. Dummett, op. cit., Pitcher, p. 439-442. ↵
84. Pour Wittgenstein, le sens d’une proposition mathématique est déterminé par la démonstration (ou la réfutation) que nous en donnons, et la démonstration doit être ‘übersehbar’ ( ‘capable of being taken in’ dit la traduction anglaise); cf. Bemerkungen, II, passim. En ce qui concerne le problème évoqué ci-dessus, il est évident que, quel que soit le ‘critère’ utilisé, nous finirons toujours par trouver un nombre ‘inaccessible’ selon ce critère, c’est-à-dire pour lequel l’application du critère cessera d’être ‘übersehbar’ , autrement dit de pouvoir être considérée comme une démonstration; encore que la question de savoir à quel moment précis nous tomberons sur un nombre ‘inaccessible’ soit de nature essentiellement sophistique, comme le problème du ‘tas’ ou du ‘chauve’ . Ce qui est clair, en tout cas, comme essaie de le montrer Dummett, c’est que, dans ce débat, Wittgenstein ne raisonne pas, à proprement parler, en termes de possibilité ‘pratique’ et de possibilité ‘théorique’ . Sa position représente, au total, une forme particulièrement rigoureuse de ‘finitisme’ ou d’ ‘anthropologisme’ , qui impliquerait à la limite que deux mathématiciens n’ont pas le même concept de π si l’un en a calculé plus de décimales que l’autre. Il est vrai que, pour lui, π n’est pas exactement un ‘concept’ , mais plutôt une loi de formation de concepts... Cf. IV, 9. ↵
85. Bemerkungen, IV, 27. ↵
86. On notera, à ce propos, qu’en ce qui concerne l’arithmétique, Wittgenstein emprunte presque toujours ses exemples, à un domaine assez particulier: celui des équations numériques déterminées, qui, comme le fait remarquer Bernays, “sont normalement considérées, non comme des propositions à démontrer, mais comme de simples énoncés.” Il s’occupe plus en fait des fondements du calcul numérique que de ce que les mathématiciens appellent ordinairement arithmétique ou théorie des nombres. Aussi donne-t-il, par endroits, l’impression de ne faire aucune distinction entre une formule numérique déterminée et un ‘théorème’ ou une ‘loi’ . ↵
87. Wittgenstein serait sans doute d’accord avec les intuitionnistes pour dire que la série des nombres naturels et les opérations sur ces nombres correspondent à quelque chose de plus ‘élémentaire’ que ce qui est en jeu dans la reconstruction logiciste et, d’autre part, que les mathématiques sont déjà impliquées fondamentalement dans les procédures logiques les plus simples sous la forme du dénombrement, de l’itération, etc. Mais, pour lui, cela signifie simplement que, dans le débat, l’arithmétique est toujours juge, et jamais jugée. Nous pouvons être convaincus, sur la foi d’une égalité arithmétique, que nous avons commis une erreur dans une démonstration ‘russellienne’ ; mais l’inverse n’arrive jamais. Le passage suivant mérite, dans cette perspective, d’être souligné: “Je n’ai pas encore rendu clair le rôle de l’erreur de calcul. Le rôle de la proposition ‘Je ne peux pas ne pas m’être trompé dans le calcul.’ Elle est, à proprement parler, la clé pour la compréhension des ‘fondements’ des mathématiques” (Bemerkungen, II, 90). ↵
88. “Ce que fait Hilbert est de la mathématique et non de la métamathématique. C’est à nouveau un calcul, tout aussi bien que n’importe quel autre” (Philosophische Bemerkungen, p. 319). Cette appréciation (nettement antérieure à l’époque des Remarques) concerne en particulier une publication de 1922 ‘Neubegründung der Mathematik’, Abhandl. aus dem Math. Seminar d. Hamb. Univ., Bd. I, p. 157-177. On peut objecter à Wittgenstein que la métamathématique ambitionne précisément d’être une sorte de mathématique des théories mathématiques elles-mêmes. Mais Wittgenstein ne croit pas que nous puissions traiter mathématiquement de la mathémathique. Nous ne faisons en réalité, dans le meilleur des cas, qu’inventer de nouveaux modes d’expression mathématiques, parce que, comme il le dit, “das Spiel grenzt nicht an das Nichtspiel an”, on ne sort pas du jeu. De la critique presque toujours imprécise, allusive et métaphorique de Wittgenstein, telle qu’elle est exposée dans les Remarques, on ne peut guère extraire au total, semble-t-il, que l’idée générale selon laquelle, eu égard au caractère essentiellement conventionnel d’une part, et créateur d’autre part, des mathématiques, vouloir ‘démontrer’ quelque chose concernant la totalité des démonstrations possibles dans une théorie est une entreprise dénuée de sens. ↵
89. Cf. Philosophische Bemerkungen, p. 327. ↵
90. Cf. ibid., p. 330. ↵
91. Notons en passant qu’un conventionaliste conséquent ne peut accorder de signification véritable au fait que la métamathématique, à la différence de la mathématique formelle, use de procédés finitistes, constructifs, intuitifs, etc. ↵
92. Il serait évidemment intéressant de pouvoir donner un sens précis, chez Wittgenstein à des mots-clés comme Begriff, Kriterium, Bild, etc. Mais il ne faut pas oublier qu’un de ses objectifs principaux est de nous guérir de l’obsession philosophique de l’univocité (mère de la métaphysique essentialiste) et que, par conséquent, nous ne pouvons pas espérer faire correspondre aux termes en question autre chose qu’une ‘famille’ de sens (c’est-à-dire d’emplois). En ce qui concerne le mot Begriff, cf., par exemple, Bemerkungen, V, 35, 38. ↵
93. Les précautions de ce genre sont fréquentes chez Wittgenstein et, à vrai dire, difficiles à prendre au sérieux; “Ma tâche n’est pas d’attaquer la logique de Russell de l’intérieur, mais de l’extérieur. C’est-à-dire qu’elle ne consiste pas à l’attaquer mathématiquement – car alors je ferais des mathématiques – mais à attaquer sa position, sa fonction. Ce n’est pas ma tâche de discourir sur la démonstration de Gödel, par exemple; mais de tenir un discours qui passe à côté d’elle” (an ihm vorbei zu reden, c’est nous qui soulignons), Bemerkungen, V, 16. ↵
94. Pour Wittgenstein, dire que nous sommes incapables de le démontrer, c’est dire que nous ne pouvons pas lui donner de sens. Peu importe que Fermat ait été, pour sa part, en mesure de démontrer le ‘grand’ théorème, ce dont d’ailleurs, comme on sait, Gauss doutait. ↵
95. Philosophische Bemerkungen, p. 319. ↵
96. Si la mathématique est réellement, comme le croit Wittgenstein, une ‘institution’ , la venue au jour d’une contradiction ne met pas plus en question son existence que la présence de deux prescriptions en fin de compte contradictoires dans le Code ne met en question celle du Droit. ↵
97. Cf. Bemerkungen, V, 28, Philosophische Bemerkungen, p. 345-346. ↵
98. Philosophische Bemerkungen, p. 321. Cf. Bemerkungen, IV. 13: “La proposition générale qui dit que telle figure n’apparaît pas dans le développement, ne peut être qu’un commandement.” L’attitude normale consiste évidemment à dire que la contradiction et la non-contradiction ne sont pas une affaire de décision et que nous sommes en présence de possibilités et d’impossibilités combinatoires objectives. Mais les Remarques s’efforceront de montrer précisément que les données initiales du jeu ne sont pas contraignantes au sens où nous l’entendons habituellement et que, par conséquent, il est vain de chercher dans les axiomes, à l’état de ‘préformation’ , une sorte de perversion radicale du calcul, dont la possibilité de déduire une absurdité reconnue comme ‘a ≠ a’ constituerait le symptôme irrécusable. (En réalité la contradiction ne réside pas à proprement parler dans l’apparition de la figure ‘0 ≠ 0’ , mais dans la co-démontrabilité formelle de ‘0 = 0’ (instance de l’axiome logique ‘x = x’ ) et de ‘0 ≠ 0’ ). ↵
99. Cf. Bemerkungen, II, 80. ↵
100. Cf. Philosophische Bemerkungen, p. 322. ↵
101. Cf. Philosophische Bemerkungen, p. 325, et Tractatus, 6. 1202: “Il est clair que dans le même but on pourrait utiliser aussi les contradictions au lieu des tautologies.” ↵
102. Bemerkungen, III, 55-60. ↵
103. Ibid., V, 12. Wittgenstein fait de louables efforts d’imagination dans ce sens, suggérant des jeux de langage baroques, évoquant des systèmes de mesure avec étalons déformables, etc. Il s’efforce ainsi avec plus ou moins de bonheur, de désamorcer un certain nombre de dispositifs ‘détonants’ : ‘le ‘ ~ f(f) ’ de Russell’ (cf. V, 8), l’antinomie de Grelling (V, 21), la division par zéro (V, 11, par exemple), etc. ↵
104. Ibid., V, 2,9; on pourra alors, dit Wittgenstein, construire le paradoxe selon lequel il n’y a pas de nombre cardinal déterminé de tous les lions ... ↵
105. Cf. Ibid., V, 30. ↵
106. Cf. Ibid., V, 8. ↵
107. Philosophische Bemerkungen, p. 326. ↵
108. Cf. Cowan, op. cit., p. 363. ↵
109. Cf. ‘l’esprit réaliste’ dans lequel Bourbaki envisage la question de la non-contradiction, Éléments de mathématique, Théorie des ensembles, chap. 1 et 2, Fascicule XVII, Hermann, 1966, Introduction, p. 7-9. ↵
110. “Il faut remarquer cependant que, dans les premiers systèmes de Frege et Russell, la contradiction surgit déjà au bout de quelques pas, en quelque sorte à travers la structure de base du système”. Bernays, op. cit., Benacerraf et Putnam, p. 522. ↵
111. Cf. Bemerkungen, V. 2. ↵
112. Cf. Ibid., V, 12. Wittgenstein emprunte souvent ses exemples et ses métaphores aux techniques de mesure pour contester à la fois que les propositions mathématiques soient des propositions d’expérience et qu’il puisse y avoir un travail mathématique de fondation des mathématiques, quelque chose comme une mesure vérificatrice de nos étalons. Cf. V. 27: “Aber kann es denn eine mathematische Aufgabe sein, die Mathematik zur Mathematik zu machen?”. En III, 15-19, Wittgenstein évoque la possibilité pour un groupe humain de posséder une mathématique appliquée sans avoir aucune idée de ce que pourrait être une mathématique pure. ↵
113. Ibid., I, Anhang, I, 17. ↵
114. Cf. Philosophische Bemerkungen, p. 339. ↵
115. Cf. Moore, op. cit., p. 300 s. ↵
116. Cf. Bemerkungen, I, Anhang I, 4. ↵
117. Qui est également considérée parfois comme une ‘pseudo-proposition’ ; cf., par exemple, Bemerkungen, Anhang, I, 20. (Nous ne donnons évidemment pas au mot ‘pseudo-proposition’ le sens habituel de ‘Scheinsatz’ chez Wittgenstein et les néo-positivistes logiques...) ↵
118. Dans le Tractatus, Wittgenstein considère les énoncés mathématiques comme des tautologies. Ce point de vue logiciste a été renié par la suite au profit de conceptions qui finiront par se rapprocher beaucoup plus, à certains égards, de celles des intuitionnistes. Dans les cours de 1930-33, Wittgenstein soutient encore que les propositions mathématiques sont “vides de sens” et “ne disent rien”, et cela en vertu d’une certaine relation à des “règles de grammaire”. Sa position dans les Remarques est à peu près impossible à caractériser et, au surplus, d’une cohérence discutable. On peut seulement noter que 1º) Il refuse à maintes reprises et nettement d’attribuer aux propositions mathématiques la fonction de propositions d’expérience. 2º) Il considère néanmoins l’applicabilité comme un attribut essentiel de toute construction mathématique et souligne à l’occasion que cette applicabilité, notamment celle de l’arithmétique, repose sur certaines données empiriques (cf. I, 37, par exemple). 3º) Il continue à soutenir que les propositions mathématiques n’ont pas de fonction descriptive, ne nous apprennent rien, etc., bref que nous ne pouvons tirer aucune information proprement dite d’un domaine autre que celui de la factualité concrète. 4º) Il se rapproche singulièrement, par endroits, de l’interprétation kantienne des énoncés mathématiques, suggérant, par exemple, que la mathématique, au lieu de “nous enseigner des faits” pourrait “créer les formes de ce que nous appelons faits” (V, 15). Les Remarques développent des arguments qui font songer nécessairement à Poincaré et à Kant: cf. l’exemple significatif de la distribution des nombres premiers, que Wittgenstein considère comme une sorte de production synthétique a priori (III 42). Le texte se passe de commentaires: “On pourrait peut-être dire que le caractère synthétique des propositions mathématiques se montre de la façon la plus évidente dans l’apparition imprévisible des nombres premiers.” “Mais, pour être synthétiques (en ce sens-là), elles n’en sont pas moins a priori, on pourrait dire, veux-je dire, qu’elles ne peuvent pas être obtenues à partir de leurs concepts par une sorte d’analyse, mais bien déterminent un concept par synthèse, à peu près comme on peut déterminer un corps en faisant se pénétrer des prismes.” “La distribution des nombres premiers serait un exemple idéal pour ce qu’on pourrait appeler synthétique a priori, car on peut dire qu’il est, en tout état de cause, impossible de la découvrir par une analyse du concept de nombre premier.” ↵
119. Il arrive à Wittgenstein d’essayer d’imaginer une mathématique intégralement prescriptive, où l’élément déclaratif ferait totalement défaut, c’est-à-dire où il n’y aurait aucune ‘proposition’ proprement dite, et où l’accent serait mis tout entier sur le faire Bemerkungen, III, 15-16; IV, 17. Peut-être pourrait-on utiliser ici la distinction d’Austin et dire qu’au fond, pour Wittgenstein, les énoncés mathématiques se rapprochent plus du ‘performatif’ que du descriptif. ↵
120. Voir les observations de A.R. Anderson, ‘Mathematics and the Language Game’ in The Review of Metaphysics, II (March, 1958), repris dans Benacerraf et Putnam, p. 481-490; et de Bernays dans l’article déjà plusieurs fois cité. ↵
121. Cf. le rejet de l’Urteilstrich de Frege dans le Tractatus, 4. 442. ↵
122. Bemerkungen, Anhang I, 2; cf. Investigations Philosophiques, 136. ↵
123. Cf. Bemerkungen, I, Anhang, I, 8. ↵
124. Cf., Ibid, 4. ↵
125. Comme le fait remarquer Aristote, “ce n’est pas parce que nous pensons avec vérité que tu es blanc, que tu es blanc, mais c’est parce que tu es blanc, qu’en disant que tu l’es, nous sommes dans la vérité” (Métaphysique, Θ, 10, 1051 b 6). En ce qui concerne les énoncés mathématiques, pour Wittgenstein, c’est bien, en un sens, parce que nous disons que 2 et 2 font 4, et plus exactement parce que nous calculons ainsi, que 2 et 2 font 4. Comme le soulignent Benacerraf et Putnam dans l’introduction de leur livre, un lecteur peu charitable pourrait, sur la foi de certains passages, accuser Wittgenstein de soutenir qu’il y a des régularités objectives dans le comportement linguistique de l’homme, mais pas dans les événements non-linguistiques … ↵
126. Bemerkungen, IV, 46. ↵
127. Cf. Ibid., III, 30-33. ↵
128. Ibid., V, 32 ↵
129. Le sens en question est celui de conventions linguistiques dépourvues de tout caractère délibéré et explicite. Cf. ‘Truth by Convention’, in Philosophical Essays for A. N. Whitehead, Otis, H. Lee, New York, Longmans, Green and Co., Inc., 1936, et Benacerraf et Putnam, p. 322-345. Voir p. 344-345. ↵
130. Cowan (op. cit.), critiquant Dummett, estime que Wittgenstein ne peut être qualifié de ‘conventionaliste’ . Parler en effet, à son sujet, de ‘conventionalisme’ , ou même de ‘behaviorisme’ , c’est finalement le reconduire à une problématique de ‘fondation’ que toute son entreprise a pour but de récuser. Pour lui, Wittgenstein a effectué pour la déduction un travail destructeur comparable à celui de Hume pour l’induction, et dont le caractère radical a été généralement méconnu par les commentateurs. La philosophie des mathématiques et de la logique qu’il attribue à Wittgenstein est une sorte de ‘no-rules theory’ , dont le dernier mot serait, pour reprendre une de ses expressions: “That’s how we do it, that’s how it is” (p. 373). Cf. également E. Riverso, Il pensiero di Ludovico Wittgenstein, Libreria Scientifica Editrice, Napoli, chap. VIII, ‘La matematica senza fondarnenti’, p. 336, note 30. ↵
131. Bemerkungen, V, 33: cf. Investigations philosophiques, 377-382. ↵
132. Bemerkungen, ibid. ↵
133. Le problème de la ‘reconnaissance’ (à quoi reconnais-je que quelque chose est rouge?) est un thème central dans les ouvrages postérieurs au Tractatus. L’erreur, selon Wittgenstein, est de croire que nous comparons à chaque fois un objet ou une perception avec une sorte de modèle mental. ↵
134. Dans l’article cité, Bernays insiste sur les aspects behavioristes de la philosophie linguistique de Wittgenstein. Voir l’opinion différente de D. Pole dans The Later Philosophy of Wittgenstein, Londres, 1958. ↵
135. Cf. Bemerkungen, IV, 53. ↵
136. Il est vrai que, comme il le dit, les mathématiques ont beau constituer une ‘famille’ , cela ne signifie pas, pour autant, “qu’il nous sera égal d’y voir admettre n’importe quoi”; et, désignant clairement son ennemi, il ajoute “On pourrait dire: Si tu ne comprenais aucune proposition mathématique mieux que tu ne comprends l’Axiome Multiplicatif, alors tu ne comprendrais pas les mathématiques” (V, 26). ↵
137. “Est-ce déjà le fait caractéristique de l’alchimie mathématique, que les propositions mathématiques sont considérées comme des énoncés sur des objets, – et la mathématique, par conséquent, comme l’exploration de ces objets?” (IV, 16). ↵
138. La position de Wittgenstein vis-à-vis de Frege et de Russell est, sur ce point, comparable, dans une certaine mesure, à celle de Cournot vis-à-vis de Condillac et de Leibniz. Cf. l’Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851 chap. XIV. Wittgenstein et Cournot contestent, chacun à leur manière, la prétendue infériorité des langues vulgaires et la nécessité de remédier à leurs défauts par la constitution d’une langue symbolique idéale. Un projet de ‘caractéristique universelle’ , au sens de Leibniz, implique la possibilité de faire correspondre de façon biunivoque aux constituants élémentaires de la pensée ou de la réalité des symboles invariables sur lesquels on puisse ‘calculer’ . Comme on l’a vu, il n’est pas possible, du point de vue du Wittgenstein que nous étudions ici, de se méprendre plus totalement sur la manière dont un langage digne de ce nom ‘signifie’ . Pour un point de vue critique, en ce qui concerne la situation éminente et les responsabilités de Russell dans l’histoire de la ‘grammaire philosophique’ et la recherche du ‘langage idéal’ à l’époque moderne, cf. M. Black, ‘Russell’s Philosophy of Language’, in The Philosophy of Bertrand Russell, ed. by P.A. Schilpp, Harper Torchbooks, Vol. I, p. 229-255. ↵
139. Cf. Introduction to Mathematical Philosophy, George Allen and Unwin, éd., 1963, p. 1.; également A.N. Whitehead, An Introduction to Mathematics, Oxford, 1911, chap. 1. ↵
140. Cf. Bemerkungen, I. Anhang I, 13; II, 87. ↵
141. ↵
142. Cf. Ibid., II, 83. ↵
143. Ibid., V, 9. ↵
144. Ibid., II, 87. L’ ‘anthropologisme’ sui generis de Wittgenstein implique évidemment, sur le comportement et la fonction de la ‘machine’ à calculer, des idées philosophiques assez particulières qui mériteraient sans doute un examen attentif. Wittgenstein nie, comme on a pu s’en rendre compte, qu’il y ait, en mathématiques, une solidarité aussi étroite qu’on veut bien le dire entre les deux idées de régularité et d’automatisme. Mais, ici encore, il faudrait peut-être disposer d’autre chose que d’allusions éparses pour transformer ses répugnances en théorie. Un progrès décisif a été accompli dans la clarification de la notion d’ ‘effectivité’ lorsque les méthodes de calcul effectives ont été caractérisées précisément comme celles pour lesquelles la construction d’une machine à calculer peut être conçue théoriquement, et éventuellement réalisée. Mais, pour Wittgenstein, une procédure mathématique n’est recevable comme telle que dans la mesure où elle peut être ‘supervisée’ et reproduite par un calculateur humain. Le refus d’assimiler l’activité mathématique à une quelconque forme d’expérience lui fait dire à maintes reprises que les liaisons causales, physiologiques, psychologiques, mécaniques, etc., n’y jouent aucun rôle. Cf. III, 41: “... La causalité ne joue aucun rôle dans la démonstration”, ou encore V, 13: “Dans le calcul il n’y a pas de connexions causales ...” Entre autres conséquences, il en résulte qu’une calculatrice mécanique (ou électronique), en tant qu’assemblage d’éléments matériels dont les mouvements sont soumis à un déterminisme physique, ne calcule pas réellement, et que, dans la mesure où nous lui reconnaissons la possibilité et le droit de calculer, nous la considérons comme autre chose qu’une machine: “Je veux dire: le travail de la machine mathématique n’est que l’image du travail d’une machine.” (III, 48.) Mais de ce que la marche d’un calcul n’a rien à voir avec celle d’un mécanisme et n’est pas déterminée comme, par exemple, l’évolution d’un système physique, on ne doit évidemment pas conclure qu’elle est moins contraignante. Ce qui caractérise au contraire la rigidité grammaticale, par opposition à la rigidité d’une pièce mécanique sujette à l’usure et aux déformations, c’est que la première est totale et qu’aucune machine réelle ne peut en donner l’idée (cf. I, 128); mais cela ne l’empêche pas d’être totalement dénuée de fondement. ↵