Optique de Gombrowicz
- “Sur un char-à-banc vieillot du venin dernier cri”.
La Pornographie, p. 13
- “Car être trois ou deux, ce n’est pas la même chose”
La Pornographie, p. 115
La Pornographie de Witold Gombrowicz. Rarement il avait été écrit un roman, non pas dont la conscience fût si claire - ils sont si nombreux et quel intérêt? - mais dont la clarté fût si consciente. Rarement, et peut-être pas depuis les Affinités Electives de Goethe. On dira pourquoi.
Dans ce roman, les personnages se posent les uns aux autres deux genres de questions: “Croyez-vous en Dieu?” et “Pourquoi ne couchez-vous pas avec lui (ou elle)?” L’intérêt de telles questions réside en ce qu’ils ne se posent jamais l’une que pour l’autre - pour ne [58] pas poser l’autre, dirait Gombrowicz. Un exemple (p. 81): Witold dit de Karol: “La seule pensée que sa beauté pouvait rechercher ma laideur me donnait la nausée. Je changeai de sujet.”
- Tu vas à l’église? Tu crois en Dieu? /...../
- Sûr. Mais ...
- Mais quoi?
Il se tut.
Je devais lui demander: - Tu vas à l’église? Au lieu de cela, je demandai: - Tu vas voir les femmes?
Une scène analogue se reproduit plus loin (p. 32 et sq.) entre Witold et Hénia.
A quelles lois obéit ce système qui fait dévier les questions. Que ce roman tourne autour de la perversion, de l’inversion et de la conversion, personne ne le niera. La question est: Comment tourne-t-il?
Gombrowicz nous semble y répondre en posant une question à laquelle il ne répond pas. En effet dès qu’il a à employer les mots garçon ou fille, (ou jeunesse, ou juvénilement), il met ces mots entre parenthèses, encore qu’ils continuent à jouer leur fonction syntaxique. P. 70, il dit entre parenthèses: ‘(j’éclaircirai plus tard le sens de ces parenthèses)’. Or, explicitement, il ne le fait pas. Prenons-le au mot, et prétendons que l’explication a tout de même lieu.
I. La Pornographie, le roman.
Si on laisse de côté les personnages secondaires, les personnages importants se répartissent en deux catégories: les mûrs et les inachevés. Gombrowicz, dans toute son oeuvre, ne cesse de ne pas nous cacher que cette distinction est dernière et suprême pour lui.
Les mûrs: Witold, qui raconte l’histoire et Frédéric, auquel il s’associe. Hippolyte qui rejoint “les sérieux” à la fin du roman. Albert. Amélie, la femme qui meurt à la fin de la première partie. Enfin [59] Siemian, chef clandestin de l’Armée de Résistance, présenté comme le chef dans la deuxième partie.
Les non-mûrs: Karol et Hénia. Skusiak, le jeune paysan qui tue Amélie. (La tue-t-il?). Gombrowicz ne nous laisse ignorer aucun des mécanismes de rétribution, de perversion et de conversion (même si c’est à l’athéisme), bref de déplacements accompagnés de compensations, qui font agir les personnages. Entre eux, il ne peut y avoir que trois types de relations:
1 - une relation circulaire entre jeunes qui “s’aiment” “sans le savoir” (Karol et Hénia).
2 - une relation verticale entre mûrs et jeunes, fondamentalement inégale de quelque côté qu’on la prenne.
3 - une relation parfaitement égale entre mûrs.
Tout autre type de relation (de paternité ou de maternité, de parenté, de domination, d’indifférence, etc ...) doit pouvoir se ramener à l’une seule de ces trois là. Le roman a pour fonction de les y conduire. A la dernière page, il n’y a plus que ces trois là. La première est bien décrite par Gombrowicz comme le circuit fermé de deux aimants:
“deux êtres mineurs qui forment un cercle fermé - car ils subissent une mutuelle attraction” (p. 7). Appelons-la, faute de mieux, la relation intimiste. La troisième est une relation entre extrémistes. Il faut comprendre: des individus aux désirs absolus, entiers. Mais surtout: des individus situés aux deux extrémités d’une ligne de force. Tels sont Witold - à la fin -, Frédéric dès le début, Amélie. Entre Witold et Frédéric, une relation d’extrémité. Entre Amélie et Frédéric une autre relation d’extrémité (p. 114 “elle était aussi ‘extrémiste’ que lui”). C’est la relation extrémiste. Peut-on dire qu’elle singe la première et essaie de s’y ramener?
La seconde est la plus importante dans la pensée claire de Gombrowicz, ce n’est pas forcément la plus désirable. Elle n’est que le désir qu’a la troisième de la première: des extrémistes corrompent des intimistes pour réduire la distance de leur maturité à l’immaturité. Les relations 1 et 3 sont horizontales (entre égaux); seule la deuxième est verticale. On a donc:
[60]On admettra volontiers d’autre part, ce qui peut se déduire des principes énoncés dès le début de la Préface, que les relations que l’on peut avoir avec Dieu sont verticales. Dieu est le Mûr par excellence. Fuir Dieu, c’est se rejeter dans l’immaturité. Mais Dieu ne pouvant être l’extrémiste de personne, peut-être ne peut-on avoir avec lui que des relations obliques.
Ce qui se démontre comme suit, d’après Gombrowicz lui-même:
1ère thèse. Axiome de W. G.: “Essayons de nous exprimer de la façon la plus simple. L’homme, on le sait, tend vers l’absolu. Vers la plénitude. Vers la vérité, vers Dieu, vers la maturité totale … Tout saisir, se réaliser entièrement - tel est son impératif.”
Corollaire de nous: Dieu étant seul absolument mûr, n’est l’extrémiste de personne. On ne peut donc être l’extrémiste de Dieu, mais avec Lui, on a plutôt une relation extrémiste - Jamais évidemment de relation intimiste - Comme on est moins mûr que lui, tout au plus a-t-on un mixte entre la relation 2 (d’immaturité - maturité) et la relation 3 (d’extrémisme). Appelons cette relation oblique (n° 4).
2ème thèse. Axiome de W. G.: “Or, dans La Pornographie se manifeste, il me semble, un autre but de l’homme, plus secret sans doute, en quelque sorte illégal: son besoin du Non-achevé .... de l’Imperfection .... de l’Infériorité .... de la Jeunesse.”
Corollaires de nous: Dieu n’étant l’extrémiste de personne, une relation d’immaturité - maturité pure avec lui est impossible, car selon nos définitions des relations 1, 2 et 3, il faut être deux et deux extrémistes pour avoir une telle relation 2 avec la jeunesse.
- Il en résulte que la jeunesse ne peut avoir de relation qu’avec des extrémistes, et jamais avec Dieu: ainsi Witold déclare que Karol est “trop jeune pour Dieu” (p. 81). Inversement, Dieu est trop mûr pour les jeunes. Il les dépasse.
- Il en résulte aussi que la relation oblique est par essence une fausse relation, qui ne peut que disparaître. Fausse en ce que l’immaturité-maturité avec Dieu est un leurre, puisqu’on est toujours plus ou moins [61] mûr lorsqu’on est en relation avec lui. Parce qu’on n’est pas son extrémiste, c’est à tort qu’on s’imaginerait qu’on est par rapport à lui comme Karol par rapport aux Mûrs.
Il faudrait pour cela que Dieu fût deux, alors une relation 2 avec Lui serait possible. Or, par sa nature de telos (Absolu, Idéal, etc ... ), Dieu ne peut être qu’un: il en résulte que toute relation avec Lui est impossible et qu’il doit disparaître lorsque toutes les relations sont parvenues à la stabilité, ce qu’Il ne laisse pas de faire à la fin du Roman, où l’instance supérieure suprême est une relation duelle: Witold - Frédéric (ou quaternaire: le quatuor réduit à une relation fondamentalement duelle, à la dernière page du roman).
Gombrowicz nous dit: il faut mener son chemin à part de la Nature, suivre les lignes de force du désir (p. 150) sans heurter la Nature, mais en lui faisant savoir que l’on poursuit son but propre (p. 163). Comme chez Spinoza, la Nature naturans n’implique pas le monisme mais l’exclut, les naturae naturatae ne décident pas contre le désir, mais selon lui.
II. Le Pornographe, l’instrument
Mettons à présent cette machine en marche. Les axiomes et les définitions étant posés, énonçons la loi: nous la trouvons toute dite a contrario au début du quatrième chapitre, et il suffit de l’appliquer à la lettre. C’est même à partir d’elle que nous avons défini ce qui précédait:
“La nuit se passe sans anicroche, imperceptiblement […]. Les volets ouverts, un jour radieux apparut, chassant des nuages au-dessus du jardin bleuté et couvert de rosée et le soleil bas JETAIT DES RAYONS OBLIQUES et tout PARAISSAIT COMPROMIS PAR CETTE OBLICITE DE LA LUMIERE -- le cheval était oblique, l’arbre était oblique! AMUSANT! TRES AMUSANT ET SPIRITUEL. LES PLANS HORIZONTAUX ETAIENT VERTICAUX ET LES PLANS VERTICAUX OBLIQUES!”(p. 50).
Quelques lignes plus loin, seul endroit du roman, Gombrowicz se nomme Gombrowicz, comme pour signer la loi.
[62]Dans ce passage qui décrit la nature, nous avons très précisément une illusion d’optique définie comme un système de transformation. C’est cette illusion qu’il va falloir réduire, cette transformation qu’il va falloir retransformer. Rétablir l’image réelle des choses et leur vérité dernière, qui est leur innocence première, définie comme but du roman (et aussi sa fin: p. 229: “il était innocent, il était innocent”, répété, bien sûr, deux fois) va consister à réduire, à l’encontre de l’action désignée comme compromettante du soleil, les obliques à des verticales, et les verticales à des horizontales - ou d’après nos définitions, toute relation avec Dieu devra être ramenée à cette relation impossible d’immaturité - maturité qu’elle dissimule, et toute relation d’immaturité a une relation soit d’extrémisme, soit d’intimisme, les seules qui soient horizontales et égalitaires.
Il va donc falloir opérer des conversions des images en les inversant, c’est-à-dire comme il s’agit non d’un vrai système d’optique, mais d’un système moral, convertir les convertis à la perversion (ce que Frédéric fait avec Amélie) - ou à l’inversion si on désigne par là la relation d’extrémité définie plus haut (inversion sexuelle si on veut, mais à condition de ne pas entendre par là homosexualité, mais plutôt réciprocité des extrémistes). [Note: Contrairement aux interprètes habituels de Gombrowicz, La Pornographie n’est pas un roman qui dissimulerait l’homosexualité; l’homosexualité y est évidente, mais aussi apparente. C’est elle jus¬tement qui dissimule un roman de l’inversion (ou une inversion du roman).]
Et comme l’innocence, instance dernière du roman, est aussi la porneia, objet de la méthode des inversions, on dira:
- la science de la perversion qui rétablit les vraies images s’appelle pornographie. Dans pornographie, graphie, aussi important que porno, désigne la nature optique du système.
- l’instrument qui permet la perversion des images est donc le pornographe. Contre le soleil qui “compromet” (p. 50) - à la fois: corrompt, dénature et: fait tout échouer, produit les illusions - il faut employer le pornographe qui dessine les vraies lignes de force du désir. Dessine et révèle. Roman où rétablir l’innocence d’avant le soleil, c’est aussi pervertir selon le désir. Gombrowicz nous dit: on ne peut que se pervertir ou se compromettre.
Application: “Une des scènes les plus explicites, (... ) c’est celle de l’église, où la cérémonie de la messe s’effondre sous l’effet de la conscience tendue de Frédéric et où avec elle s’effondre Dieu-l’absolu, tandis que, des ténèbres et du vide cosmique, sort une nouvelle idole, terrestre, sensuelle, faite de deux êtres mineurs mais qui forment un cercle fermé - car ils subissent une mutuelle attraction.”
[63]“Une autre scène importante, c’est le conciliabule qui précède le meurtre de Siemian, quand les adultes se sentent incapables de tuer (... ). Le meurtre devra donc être accompli par des adolescents”.
(Préface)
Gombrowicz ne cite pas au hasard ces deux scènes. Par deux fois, chacune à l’intérieur de chacune des deux parties, désigne la partie à laquelle elle appartient, et plus précisément la scène principale de cette partie.
1. - La messe, où Frédéric réduit toute relation divine - oblique - à une relation verticale d’abord (il feint de s’agenouiller et de prier -pour ne pas blasphémer, et c’est par là qu’il blasphème) et horizontale ensuite (l’athéisme) préfigure et désigne la mort d’Amélie, scène capitale de la première partie, où cette femme qui avait une relation oblique avec Dieu, est ramenée, dans son agonie, à une relation horizontale (extrémiste) avec Frédéric; ce n’est qu’après être passée par une relation verticale avec Skuziak, le jeune meurtrier. Il faut lire avec attention la très belle agonie d’Amélie qui se place à un degré d’invraisemblance rarement atteint, on verra pourquoi. Et il faut suivre de près les lignes de force, les directions suivies par les regards des personnages. Nous ne le ferons pas, réservant à qui voudra appliquer nos lois le soin de les vérifier: regards obliques vers le crucifix, (on le tient en l’air ), horizontaux à Frédéric (il baisse la tête), verticaux au garçon qui l’a tuée (il est étendu par terre) - et peut-être obliques à ce même garçon, car Amélie a été avec lui, au moment du meurtre, si mêlée que c’est sans doute d’avoir eu avec lui une relation intimiste, d’avoir ainsi retrouvé l’innocence au comble de la perversion qui la fait mourir.
Mais que tue-t-on, sinon une relation oblique? Pour que Dieu disparaisse, ce qui a lieu avec la mort d’Amélie, car il est absent de toute la seconde partie, il fallait qu’Amélie mourût. Avec sa mort s’accomplit et se termine la réduction des obliques aux verticales, pour tous, et à l’horizontalité au moins pour Amélie.
Ces opérations ont eu lieu grâce au pornographe, dont on peut suivre les manipulations aux directions des regards: celui de Frédéric et de Witold vers Skuziak, p. 114, et le mot d’Amélie mourante (à Frédéric): “Vous verrez. Je veux que vous voyiez” qui doit être interprété ainsi: je veux que vous fassiez tourner le pornographe, que vous opériez toutes les inversions nécessaires, que vous dissipiez toutes les conversions illusoires.
2. - De la même façon, la scène du conciliabule préfigure et désigne les trois meurtres qui terminent le livre. Trois meurtres - disons avant de détailler qu’il faut supprimer trois personnes pour qu’il n’en reste que deux, la relation duelle, dernière instance.1 Il s’agit de réduire les relations verticales à des relations horizontales, réduire toutes les relations d’immaturité-maturité aux seules relations des extrémistes et des intimistes, lesquelles, on commence à le voir, se reflètent l’une l’autre:
(a) en effet, il n’y a plus que des mûrs: Frédéric, Witold, Albert (devenu sérieux, p. 203); (Hippolyte est à part, sa femme est éliminée2), Siemian enfin qui joue le rôle du chef;
et des non-mûrs: Karol, Hénia, Skuziak.
C’est dire qu’on a réduit toutes les relations obliques: il ne reste plus que des relations d’extrémité, des relations d’intimité, et des relations d’immaturité-maturité.
(b) Pour qu’il ne subsiste que des relations horizontales, il faut aussi qu’il ne subsiste que des relations duelles: avec deux extrémistes. C’est-à-dire qu’il faut tout simplement supprimer tous les personnages qui ont avec le quatuor des relations horizontales ou verticales, pour ne conserver que le quatuor, seul cas où deux soit instance dernière.
Hippolyte peut être tout de suite éliminé: il n’a jamais eu de relation intéressante ni avec les mûrs, ni avec les non-mûrs.
Il faut donc tuer Albert, mûr par rapport à Karol (qu’il jalouse et envie), Siemian, mûr par rapport à Karol (à qui il commande, étant son “chef”) et Skuziak qui a des relations horizontales avec Karol (et Hénia) - la scène dans la carriole y insiste assez - et qui a des relations on ne peut plus verticales avec tous les mûrs: il est celui sur qui tous les mûrs viennent se pencher dans le débarras. Cependant son cas nous posera plus loin un problème.
Les cheminements qui conduisent à ces meurtres, et les mécanismes structuraux qui y conduisent sont expliqués assez par Gombrowicz lui-même, dans tous les textes en italique qui figurent dans la deuxième partie, pour qu’on se dispense de le faire. La structure ressort comme le canevas d’une tapisserie inachevée.
[65]Enfin, tout au long des deux parties, on a vu aussi se constituer progressivement toutes les relations définies au début; on ne développera pas non plus ce point, il est le sujet apparent du roman: comment des mûrs se constituent progressivement des relations “érotiques” avec des non-mûrs, comment se sélectionne jusqu’à sa solitude absolue - l’instant du sourire final - le quatuor d’innocence et de perversité.
Nous avons écrit “progressivement” à tort; on s’en convaincra en vérifiant qu’au moins la première partie obéit à un rythme très simple: des incongruités séparées par des fantasmes. Pendant longtemps, les deux mûrs se fascinent sur les jeunes: ce sont les descriptions excitées où s’amoncellent les provisions du désir, où se surdéterminent ses prévisions. Puis une incongruité éclate: Karol soulève la robe de la vieille femme, le meurtre du ver de terre etc .... Gradation par paliers et non pas progression continue.
On se convaincra aussi de l’égalité absolue des deux mûrs entre eux, présentés comme exactement réciproques en lisant les pp. 50 à 54 ou 88 à 90.3
La Pornographie est donc le système qui rétablit les vraies images en réduisant les obliques à des verticales (opération de la première partie) et les verticales à des horizontales (opération de la seconde partie).4 Il ne reste donc plus à la fin que le quatuor dans son indistinction duelle. Deux est le chiffre du quatuor, et deux signifie l’absence d’inégalité, la perversion totale dans l’innocence, le moment où les deux adultes communiquent enfin avec l’immaturité, après l’avoir constituée comme essentiellement pornographique, entrent enfin dans le cercle de l’attraction après l’avoir rendue la plus intense possible.
On comprend à présent pourquoi, en inversant les images, en mettant les oculaires à la place des objectifs et inversement (Il faut “voir le voyeur” dit Gombrowicz p. 53 et aussi “provoquer le provocateur” p. 51) on est conduit à inverser les questions, à parler de Dieu lorsqu’on voudrait “voir coucher”, et réciproquement.5 C’est qu’au moment où deux mûrs veulent voir deux adolescents coucher, ils sont [66] forcés d’obliquer Dieu. Et au moment où .... mais attention! l’inverse n’est pas ici réciproque, le processus liquidateur des obliques est irréversible. On se trompe de question toujours dans le même sens. Le thème du livre, exposé p. 88 à 90, est bien: le péché seul rend la conversion possible. Mais il s’agit de la conversion du pornographe, de celle qu’en inversant les images il opère sur les pécheurs. La Pornographie est une théologie optique, et non physique: il y est question d’orientation des regards et non pas de compensation des grâces - d’inversion des innocences et non pas de réversibilité des mérites. On y meurt non pardonné, mais détourné. Par là nous avons répondu à notre question: comment le roman tourne-t-il? Nous avons aussi répondu à la question: qu’est-ce qui le fait tourner? Puisque ce n’est pas la grâce qui convertit, c’est la jeunesse qui pervertit. Seule elle est la force active qui déplace les lignes lumineuses - la seule foi qui déplace les regards. Aussi seule peut-elle tuer, les mûrs ne le peuvent pas.
On comprend alors l’usage des parenthèses.
Elles ne dérobent pas des incises au cours du discours, puisque les mots qu’elles cerclent jouent leur rôle dans la phrase.
Elles ne ménagent pas un niveau plus (ou moins) profond de la conscience ou de la réflexion. (Il y en a de ce genre, facilement reconnaissables, remarques de l’auteur sur son oeuvre; ce n’est pas d’elles que nous parlons).
Elles sont proprement mathématiques: mettre entre parenthèses, cela veut dire multiplier et aussi permettre à deux termes additionnés de multiplier chacun pour sa part. Mais que veut dire ici multiplier? L’opération a un sens optique: grossir les dimensions du désir, mais surtout: opérer l’inversion des images, le déplacement pervers. Voilà pourquoi seuls les termes: le garçon, la fille, la jeunesse etc., sont mis ainsi entre parenthèses. A chaque fois qu’il faut opérer une conversion des obliques ou des verticales, eux, le seul moteur de la lumière6, interviennent. Les parenthèses désignent l’opération de la perversion.
Lors d’une importante opération du livre, la réduction d’Amélie, Gombrowicz livre clairement: “Il (Frédéric) avait peur de ce mélange explosif, de cet A (Amélie) multiplié (par H plus K)”. C’est pourquoi aussi la jeunesse ne se désigne pas elle-même, ce serait multiplier le multiplicateur, commettre une faute de calcul.
[67]“Mais l’emploi du mot ‘jeunesse’ lui (à Karol) était interdit”.7
III. “La cochonnerie ne sera plus une cochonnerie du moment que nous nous y enteterons” (p. 171)
On aura ainsi, pensons-nous, apprécié la cohérence du système et la rigueur de son déroulement. Mais là ne peut s’arrêter l’investigation du commentateur, sinon à doubler sans dire plus que lui le commentaire continuel que l’auteur fait de son livre, ce commentaire qu’est à soi-même ce livre.
En effet, si du point de vue de l’axiomatique choisie, tous les détails de l’action se démontrent et se justifient, quelques questions, du point de vue du roman, restent en suspens.
Ainsi l’introduction et le meurtre de Skuziak reçoivent de Gombrowicz lui-même leur mise en équation dans les termes du système de référence choisi:
“Quand l’adolescent là-haut tuera l’adulte, l’adulte ici tuera l’adolescent” (p. 222) ... Et c’est ce qui se produit. L’inconvénient est que l’on ne comprend pas bien pourquoi avoir introduit, à la fin de la première partie, ce personnage qui ne sert apparemment à rien, puisqu’il aura été pour peu dans le meurtre d’Amélie, pour le supprimer à la fin de la deuxième partie. Ce qui nous incite d’autant moins à le comprendre, c’est que Gombrowicz lui-même ne sait qu’en faire: “Et cet autre, le numéro 2, Olek (Skuziak), qu’est-ce qu’il devient dans tout ça, comment, dans quelle intrigue le combiner à eux, pour que le concert soit complet et qu’il chante” (p. 151). La seule solution à trouver, le meurtre, sera présentée aussi comme une invention de fortune: “je n’ai rien pu trouver de mieux” dira Frédéric (p. 222).
[68]Réunissons les traits qui caractérisent Olek: il fait double emploi avec Karol, il est un autre Karol, alors qu’il suffit d’un Karol pour réaliser le quatuor (p. 115). Lorsqu’il apparaît, c’est à son propos que l’auteur déclare qu’ “être trois ou deux ce n’est pas la même chose”, et cependant p. 151, il est appelé le numéro 2 alors qu’on vient de parler de Karol et d’Hénia. Ces chiffres impliquent donc à la fois qu’il fait double emploi, qu’il est inutile, mais aussi qu’il est de trop, qu’il faut s’en débarrasser. Il est à la lettre l’être du “débarras” et, curieusement, celui dont on a besoin en tant qu’il fait nombre et compte pour un, et qu’il faut supprimer en tant qu’il fait double emploi. Ainsi dans la carriole qui le ramène à Poworna, il permet un instant la réalisation du quatuor, Hénia étant avec Albert dans l’autre calèche (p. 128 et sq.). Il est en relation horizontale avec Karol, si on considère qu’ils sont tous deux jeunes (p. 130: “Il existait avec un camarade - ou camarade - saisi à partir des pieds par ce mélange de lui-même avec l’autre, lié à ce garçon”, etc. p. 129: “ces deux formes adolescentes paraissaient n’en former qu’une”). En ce sens, ils permettent tous deux une parfaite relation horizontale, entre Frédéric et Witold, dans laquelle leur extrémisme disparaît, ce qui est, avions-nous pressenti, le but cherché par le livre: “et son profil était tout proche du mien et je ne savais plus dans lequel de nous deux ces pensées avaient éclos” dit Witold (p. 130).
Mais aussi, le quatuor n’est pas parfait; il y a une relation verticale entre Karol et Skuziak: “Mais Karol dominait l’autre …… il n’y avait entre eux ni sympathie ni connivence aucune …… et on voyait bien que Karol était solidaire de nous, de Frédéric et de moi” (p. 129).
Serait-ce qu’Olek et Karol auraient entre eux, selon nos lois, une relation oblique, comme on a avec Dieu? L’impossibilité d’une relation purement horizontale entre eux rendrait alors impossible une parfaite égalité entre Frédéric et Witold: “et les carrés obliques des champs et les bandes de prés qui défilaient au passage s’enroulaient et se déroulaient tout autour de nous, et dans toute cette géométrie ennuyeuse, noyée dans des perspectives lointaines, fugaces, pendait le visage de Frédéric, son profil tout proche du mien. A quoi pensait-il? A quoi?” (p. 130).
Cette scène en calèche est donc contradictoire, exactement équivoque car elle appelle à la fois une interprétation “horizontaliste” et une interprétation “obliciste”. Il est donc clair que le personnage d’Olek Skuziak joue ici le rôle que Lacan, dénonçant le crâne oblong qui se reflète dans les Ambassadeurs de Holbein8, attribue à l’anamorphose. Skuziak s’intègre très bien dans le récit, et en même temps, [69] il n’y a pas du tout de place. Comme Dieu, il oblige à des relations obliques et sort du roman. Introduit et supprimé ensuite, introduit pour être supprimé (supprimé pour être introduit) dans le roman, Skuziak sort du roman dans l’exacte mesure où il y entre. Il est le chiffre du roman, ce “numéro deux” qui nomme le roman comme sa devise. Et puisqu’il sort du roman et pourtant le désigne, c’est qu’il désigne un autre roman que La Pornographie, le roman comme genre.
On s’étonnera moins de notre interprétation si on veut bien admettre que les textes en italique de Frédéric peuvent être directement ponctués comme ceux du romancier: “Et cet autre, le numéro 2, Olek, qu’est-ce qu’il devient dans tout ça, comment, dans quelle intrigue le combiner à eux ....”
Et lorsqu’on le tuera: “Je n’ai rien pu trouver de mieux”.
Pourquoi introduire un personnage inutile? Pour renvoyer à l’activité du romancier répondons-nous. Mais pourquoi, pensera-t-on, ajouter à un récit qui se tient ce renvoi aux activités du romancier?
C’est ici qu’il faut accomplir la révolution principale du livre: le renvoi au roman que, selon nous représente Olek Skuziak ne s’ajoute pas à un récit par ailleurs polonais. C’est au contraire un récit polonais qui s’insère dans la structure romanesque se nommant elle-même.
Encore une fois, parfaitement justifiable dans l’économie des désirs, et dans l’optique du roman, le personnage d’Olek ne l’est plus dès qu’un autre vient qui nous dit: “Que vais-je en faire?” Les scènes proprement structurales abondent dans le livre, celles qui décrivent sans détours ni masques la structure de l’histoire elle-même: par exemple, la scène des quatre îles, toute symbolique du quatuor. Ce sont de telles scènes d’ailleurs qui rendent le roman tout à fait invraisemblable, ne provoquant les agissements importants des personnages (voyeurisme, agonie, meurtres) que selon les raisons de la structure. La structure a ses raisons que le réalisme ne connaît pas. Invraisemblable en effet par rapport à une “vision réaliste des choses” (mais qu’est-ce qu’une vision réaliste?). En cela, Gombrowicz n’innove pas: Goethe avait parfaitement expliqué au milieu des Affinités Electives pourquoi son intrigue se déroulerait comme elle allait le faire9: il n’avait pas caché qu’il se référait à un modèle chimique.10 [70] Mais la nouveauté de Gombrowicz consiste en ce qu’il fait un pas de plus et parfait la révolution de Goethe: sans doute êtes-vous libre de conduire votre intrigue comme bon vous semble, et il vous est loisible, au beau milieu de votre roman, de faire part de cette liberté même. Mais dites-vous bien alors que nous serez tombé dans le cas de faire, non pas un roman sur un modèle chimique, mais un modèle chimique sur le roman. Ce cas, je le parfais, en introduisant un personnage qu’à coup sûr on ne pourra guère référer à l’intrigue elle-même, car, en vérité, elle se passerait bien de lui. Je l’y relie cependant - non pas tant pour cacher un peu des ficelles que je n’ai pas honte de vous montrer si souvent que pour qu’attirant à lui par l’insertion de son anamorphose tout le reste de l’intrigue auquel il est mal accroché, mais accroché tout de même, il fasse celle-ci basculer tout entière hors de son propre récit, et se mettre à parler de moi seul. Ma pornographie est une optique des perversions, mais c’est aussi une inversion de l’art d’écrire, une pornologie de l’écriture.
Voilà pourquoi entre les mots qui racontent la structure, il faut bien glisser du “remplissage”. C’est le rôle de l’érotisme que de remplir les trous laissés par La Pornographie. Tels sont tous les passages, à notre sens heureusement assez peu réussis, et assez peu aguichants, où Gombrowicz nous fascine sur l’adolescence: “Un blondin sauvage, félin, pieds nus, campagnard ravissant - une somptueuse idole, noire de saleté, qui jouait par terre de ses charmes acides. Ce corps? Ce corps?” etc .... Le chemin de ces clichés recoupe forcément les lignes des plus plats désirs. Nul besoin d’innover dans le genre, il suffit de ramasser les lieux communs où on les trouve. On les trouve dans les petits romans, de même que la campagne polonaise et l’intrigue politique ont des sources dans des romans polonais ou dans des romans existentialistes. C’est ce que Gombrowicz appelle (mais faut-il le prendre au sérieux?) “renouveler l’érotisme polonais”, ou écrire “à la manière d’un roman de province polonais” (Préface). On le lui accorde, à condition que sur ce “char-à-banc vieillot” le “venin dernier cri” soit bien compris comme cette inversion, que nous avons essayer d’élucider, du roman. C’est en ce sens aussi qu’il faut entendre “s’entêter dans la cochonnerie”: l’entêtement désigne les rigueurs de la structure, lesquelles font passer les charmes de la cochonnerie et les conduisent au débarras.
Oui, on peut reprendre les anciens clichés dans les nouveaux romans, car on ne révolutionne pas les clichés. On révolutionne seulement les structures.
Nous préférerons la formule:
Du venin vieillot, sur un char-à-banc dernier cri.
Notes
1. Axiome de l’arithmétique de Gombrowicz: “(car être trois ou deux ce n’est pas la même chose)” p. 115. ↵
2. “Etant essentiellement mère, elle ne pouvait rien accomplir au présent”, p. 217. ↵
3. Symétrie optique évoquée aussi par des formules telles que “(Frédéric) jeta un regard à droite, un à gauche” (p. 105). “Il fit quelques pas à droite, quelques pas à gauche” (p. 121). Hénia aussi parle de “couchailler à droite, et à gauche” (p. 94-95). ↵
4. En gros: car les deux opérations ont lieu dans chacune des parties, mais non pas sur les mêmes objets évidemment. ↵
5. Ainsi, Amélie mourant au lieu de regarder le Christ, regarde Frédéric (p. 113). Gombrowicz déplace tout de suite la question: “Etait-elle réellement tombée amoureuse de lui?” ↵
6. Il faudrait montrer aussi comment tout ce qui est opérant est jour, souvent dans ce roman, le crépuscule rend impossible l’optique pervertissante. Ce n’est pas dans les coins d’ombres que les mûrs deviennent pervers, c’est en dirigeant leur regard vers les jeunes diurnes. ↵
7. On a donc: l’écriture italique, pour la métalangue. les parenthèses pour les opérations les guillemets lorsque la métalangue désigne, sans qu’elles s’effectuent, les dites opérations. ↵
8. Nous faisons référence au séminaire de l’année 1963-1964, consacré aux Concepts fondamentaux de la psychanalyse. ↵
9. Peut-être fut-il le premier. Peut-être y a-t-il en cela une coupure entre la Nouvelle Héloïse et les Affinités Electives. ↵
10. Notons chez Gombrowicz l’emploi, comme chez Goethe, de symboles chimiques. Ailleurs Gombrowicz parle de “chimie”. ↵