You are here: Home / Contents / Volume 7 / Article 7.1) Georges Dumézil: Lecture de Tite-Live. Suivi de Les transformations du troisième du triple

This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

AHRC logo

CRMEP logo

Lecture de Tite-Live. Suivi de Les transformations du troisième du triple.1

Contents

Note Liminaire

[7]

Le livre de Georges Dumézil Horace et les Curiaces compte quatre chapitres: ‘Furor’, ‘Cûchulainn’, ‘Tullus Hostilius’, ‘Horace’. On lira ci-dessous, dans son intégralité, le dernier chapitre. Mais son intelligence demande qu’on retienne ceci:

1 - Sur le ‘furor’ , qu’il se comprend en opposition à la ‘disciplina’ romaine. Alors que la règle principale de la légion romaine est de “donner le pas à la manoeuvre collective et prévue sur l’improvisation des individus et, dans une certaine mesure, sur leur vaillance” (p. 15), l’Irlandais, le Gaulois, le Germain, se soucient avant tout, sur le champ de bataille, de “déployer au maximum et spectaculairement leur ‘virtus’ propre, au risque de perdre contact avec l’ensemble” (p. 16). Le mot ‘virtus’ , en fait, est inadéquat: “Le terme le moins inexact est celui par lequel les Germains lettrés, tel Adam de Brême, ont tâché de traduire la Wut des langues indigènes: furor. Encore s’agit-il d’une fureur transfigurante, d’une frénésie dans laquelle l’homme se dépasse au point de changer de comportement, parfois de forme, devient une sorte de monstre infatigable, insensible ou même invulnérable, infaillible dans son estoc et insoutenable dans son regard. Son apparition triomphante sur le champ de bataille est une sorte de démonophanie: rien qu’à le voir, rien qu’à entendre son cri, l’adversaire est pénétré de terreur, paralysé, pétrifié, dans le temps même où l’assaillant sent décupler ses forces. En général une mise en scène - décors et costumes - favorise cet effet foudroyant.”

2 - Sur l’histoire du combat initiatique de Cûchulainn, qu’elle met en scène le ‘furor’ du héros irlandais. “Tout jeune encore, Cûchulainn se rend sur la frontière de son pays, provoque et défait les trois frères fils de Necht, ennemis constants des Ulates: puis, hors de lui, dans un effrayant et dangereux état de fureur mystique né du combat, il revient à la capitale, où une femme - la reine - essaie de le calmer par la plus crue des propositions sexuelles; Cûchulainn méprise l’offre, mais, tandis qu’il détourne les yeux, les Ulates réussissent à le saisir et le plongent dans des cuves d’eau froide qui, littéralement, l’éteignent; dorénavant, il gardera en réserve, pour le ranimer dans les besoins des combats et sans péril pour les siens, ce don de fureur qui le rend invincible et qui est le précieux résultat de son initiation.” (‘Aspects de la fonction guerrière chez les indo-européens’, p. 23).

[8]

3 - Sur Tullus Hostilius, roi de Rome au temps du duel des Horaces et des Curiaces, que sa position dans l’histoire romaine le définit par la ‘fonction guerrière.’ Tullus successeur de Romulus, “le magicien”, et de Numa, “le Juriste qui incarnent la Souveraineté bipartite, est le support de la seconde fonction, le militaire: ‘tout son éloge funèbre [dans Tite-Live] tient en une phrase ‘magna gloria belli regnauit annos duos et triginta’. Quatre siècles plus tard, faisant à vol d’oiseau l’histoire du monde, le chrétien Orose résumera en trois mots cette tradition constante: ‘Tullus Hostilius, militaris rei institutor…’’”

C’est à partir de l’analyse de la notion de ‘furor’ , de sa mise en scène dans le mythe de Cûchulainn, et de la définition fonctionnelle de Tullus Hostilius que s’interprète le récit de Tite-Live. Il nous est apparu, écrit Georges Dumézil, que ce petit drame en trois scènes - le duel contre trois adversaires auquel survit seul, mais vainqueur, un des trois champions de Borne; la scène cruelle où le guerrier, dans l’ivresse et la démesure du tromphe, tue aux portes de la ville sa soeur coupable de manifester devant lui une faiblesse de femme amoureuse; le jugement enfin et les expiations qui gardent à Borne cette jeune gloire et cette jeune force tout en effaçant cette souillure - est l’adaptation romanesque ramenée aux catégories usuelles de l’expérience, vidée de son ressort mystique et colorée suivant la moralité romaine, d’un scénario comparable à celui qui, dans la légende de l’Ulster irlandais, constitue l’histoire du premier combat, du combat initiatique, du célèbre héros Cûchulainn. (‘Aspects de la fonction guerrière chez les indo-européens’, p. 22-23).

[9]

Horace. Lecture de Tite-Live

I. La fonction des premiers Horatii

Parmi les familles spécifiquement guerrières des premiers temps de Rome il faut certainement ranger les Horatii. Tôt disparus, peut-être justement à cause de leur périlleuse vocation, ils ne nous sont connus que dans la légende, mais là, à toutes les générations où ils paraissent, ils tiennent une place si exactement et si exclusivement militaire qu’on ne peut hésiter: le Cocles de la guerre contre Porsenna, le ‘jeune Horace’ de la guerre contre les Albains suffisent à prouver que l’office des hommes de ce nom était de se battre pour Rome. C’est sans doute le seul résidu historique qu’on puisse tirer de ces récits glorieux: il n’est pas négligeable.

Les légendes sur ces vieux Horatii ont d’ailleurs en commun un trait significatif. Chaque fois qu’ils interviennent, le salut, la puissance ou simplement la victoire est assuré à Rome par un combattant unique, détaché de l’armée, substitué à l’armée, soit que les autres soldats n’aient pas combattu, soit qu’ils aient rompu le combat avant lui, soit que pour une autre raison leur combat n’ait pas compté dans l’appréciation finale du résultat. C’est ainsi que le junior Horatius Cocles défend à lui seul le pont du Tibre après la retraite de toute l’armée, après celle même des deux seniores Sp. Larcius et T. Herminius qui d’abord l’accompagnaient. C’est ainsi que le ‘jeune Horace’ , choisi avec ses deux frères comme champion de Rome pour combattre les Albains Curiaces au nom de toute l’armée romaine, ses deux frères ayant succombé très vite, soutient à lui seul et remplit victorieusement la mission, ce qui inspire à Florus la juste réflexion suivante: “La victoire fut ainsi acquise, honneur rare, par le bras d’un seul”, sic, rarum alias decus, unius manu parte victoria est. C’est ainsi enfin, dans des conditions obscures et bien différentes mais où reparaît le nom de Horatius, que Rome, au début de la première guerre de la République, juste avant l’entrée en scène de Porsenna, gagne au bois d’Arsia la première bataille sur les Etrusques de Tarquin: les deux armées ont l’une et l’autre perdu un grand nombre de soldats et, l’issue du combat étant contestée, toutes deux campent sur le champ comme c’est le privilège du vainqueur; mais, du bois sacré voisin, qui est justement celui d’un héros nommé Horatius ou Horatus, sort une voix formidable qui les départage: “Les Etrusques, dit-elle, ont [10] perdu un homme de plus, les Romains sont vainqueurs!.” Aussitôt les Etrusques s’enfuient, pris de panique, et les Romains restent maîtres du terrain; le héros Horatius vient donc, sinon d’assurer par lui-même et militairement comme ses homonymes la victoire aux Romains, du moins de les montrer, de les démontrer victorieux, et cela en mettant en vedette un seul Romain entre tous, celui qui survit alors que son homologue étrusque est mort.

Ce facteur invariant des légendes attachées au nom de Horatius devra être expliqué. D’autres traits remarquables se répètent d’ailleurs d’un récit à l’autre: Cocles, comme le jeune Horace, a commencé son combat avec deux parastates qui disparaissent ensuite; Cocles, comme le Horatius du bois d’Arsia, agit sur les Etrusques par une sorte de prestige, par une panique soudaine que les regards de l’un et le cri de l’autre sèment dans les rangs de ces soldats pourtant braves entre tous: l’un et l’autre sont des “terribles”, et “terrible” également est le jeune Horace de la guerre albaine, sinon pendant son duel du moins aussitôt après, puisque, dans un mouvement de fureur que Denys d’Halicarnasse qualifiera de “sauvage, bestial”, θηριωδής, il ne pourra se tenir de tuer sa soeur.

Enfin les annalistes romains qui, même pour les plus anciennes périodes, ne sont jamais en peine de précisions, semblent démunis quand il s’agit des Horatii: ni le degré de la parenté qui relie le champion du roi Tullus à celui du consul Publicola, ni même le prénom de l’un et de l’autre ne sont indiqués avec assurance. Bien mieux, quand le nom apparaît pour la première fois dans l’histoire, à propos du combat contre les Curiaces, Tite-Live pousse le scrupule jusqu’à dire qu’il n’est pas sûr que les Horatii aient été les champions de Rome et les Curiatii ceux d’Albe plutôt que l’inverse. Quant au ‘héros’ Horatius ou Horatus du bois d’Arsia, et son nom et son mode d’action le rapprochent des deux autres Horatii, mais les annalistes, qui d’ailleurs ne savent rien de lui, ne semblent pas le considérer comme un être proprement humain; il est simplement le génie d’un lieu sacré.

Nous n’entendons insinuer ni que la gens Horatia n’a pas eu d’existence réelle ni que les divers Horatii de la légende ne sont que des utilisations multiples et des localisations successives d’un même personnage, des ‘doublets’ , pour employer un mot qui n’a pas grand sens et dont nous regrettons d’avoir abusé autrefois. Nullement: nous avons déjà eu l’occasion de montrer dans l’épisode de Horatius Cocles associé à Mucius Scaevola le prolongement romain de l’importante conception indo-européenne du Chef Borgne associé au Chef Manchot, fonction différente de celle, toute guerrière et non souveraine, que nous sommes conduit maintenant à attribuer au jeune vainqueur des Curiaces. Néanmoins les traits communs définis plus haut recommandent de ne pas interpréter absolument à l’écart des autres l’un quelconque des récits horatiens. Nous aurons à utiliser cette remarque. Mais revenons à notre légende et citons d’abord le principal texte, celui de Tite-Live (I, 23-26):

[11]

II. Tite-Live, I, 25-26.

[La guerre entre Albe et Rome restant indécise et ne profitant qu’à leurs ennemis communs, le chef des Albains fait proposer à Tullus de tout régler par un combat singulier entre deux groupes de trois champions. Le roi accepte et cherche ses hommes. Par une rencontre providentielle, chacune des deux armées compte un groupe de trois frères jumeaux, à peu près égaux en âge et en force, ici les Horatii, là les Curiatii]

“… Le traité conclu, suivant les conventions, les jumeaux prennent leurs armes. Chacun des deux peuples exhorte ses champions: les dieux nationaux, disent-ils, la patrie, leurs parents, tout ce qu’ils ont de concitoyens dans la ville et dans l’armée ont les yeux fixés sur eux seuls, sur leurs armes, sur leurs bras. Naturellement braves (feroces et suopte ingenio) et enflammés par ces exhortations, ils s’avancent dans l’intervalle des fronts. De part et d’autre, les armées s’étaient disposées devant les camps, à l’abri du péril mais non pas de la crainte, car c’était de l’empire qu’il s’agissait, confié à la vaillance et à la fortune de ces quelques hommes. Tendus, suspendus, tous les esprits se passionnent pour l’angoissant spectacle. Le signal est donné. Glaives brandis, tels deux lignes affrontées, les six guerriers s’élancent, portant en eux le courage de deux grandes armées. Indifférents à leur propre péril, ils n’ont devant les yeux que le destin de leur patrie: hégémonie ou servitude, il sera ce qu’ils le feront. Au premier choc des armes, aux premiers éclairs des épées, une immense horreur pénètre les spectateurs; l’espérance est égale des deux parts, on se tait, on respire à peine. Mais bientôt la mêlée s’engage, et ce n’est plus le mouvement des corps, l’enchevêtrement des épées et des boucliers, ce sont les blessures déjà et le sang qui s’offrent à la vue. Deux des Romains s’écroulent, expirants, l’un sur l’autre, et les trois Albains sont blessés. En voyant tomber les Horaces, l’armée albaine avait crié sa joie, tandis que les légions romaines, consternées, désespérées, mais toujours anxieuses, regardaient leur dernier champion qu’enveloppaient ses trois adversaires. Par chance il était sans blessure: incapable de tenir contre ses ennemis réunis, il pouvait dominer isolément chacun d’eux (universis solus nequaquam par, sic adversus singulos ferox). Afin de les diviser, il prend la fuite, comptant bien qu’ils vont le poursuivre, chacun à l’allure que lui permettront ses blessures. Il est déjà sensiblement éloigné du lieu du combat quand, se retournant, il les voit séparés par de grands intervalles. Un seul le serre d’assez près. Il fait volte-face et fond sur lui de tout son élan. L’armée albaine appelle les Curiaces au secours de leur frère, mais déjà Horace est vainqueur et, son ennemi tué, court à un autre combat. D’une de ces clameurs que soulèvent les brusques retours de l’espérance, les Romains soutiennent leur champion qui se débarrasse en hâte du second Curiace sans laisser au troisième, déjà proche, le temps de l’atteindre. Désormais, à un contre un, la partie semblait égale, mais les deux hommes n’avaient ni même confiance ni même force: à cet ultime duel, l’un marchait, le corps intact, excité par sa double victoire (geminata victoria ferocem), l’autre se traînait, épuisé par sa blessure, épuisé par la course, et, vaincu d’avance par le massacre de ses frères, s’offrait aux coups [12] du vainqueur. Ce ne fut pas un combat. Le Romain s’écria avec transport: ‘J’en ai donné deux aux mânes de mes frères; ce troisième, qu’il aille à l’enjeu de la guerre, que Rome commande aux Albains!’ Curiace tient à peine son bouclier, Horace lui plonge l’épée dans la gorge, l’abat et le dépouille.”

“Les Romains accueillent Horace par une ovation de joie et des actions de grâce: la crainte qu’ils viennent d’éprouver double leur allégresse. Chacun des deux peuples s’occupe ensuite d’ensevelir ses morts, mais avec des sentiments différents, les uns promus à l’empire, les autres livrés au pouvoir étranger. Les tombeaux subsistent encore, élevés à l’endroit où ceux qu’ils couvrent étaient tombés, les deux Romains ensemble et plus près d’Albe, les trois Albains du côté de Rome, mais espacés suivant les péripéties du combat.”

“… Les armées rentraient dans leurs foyers. En tête marchait Horace, portant devant lui les triples dépouilles. Sa soeur, une jeune fille, fiancée à l’un des Curiaces, vint à sa rencontre et le joignit devant la porte Capène. Reconnaissant sur l’épaule de son frère le manteau qu’elle avait elle-même offert à son fiancé, elle dénoua sa chevelure et, d’une voix coupée de sanglots, appela le mort par son nom. Indigné de voir les larmes de sa soeur offenser sa victoire et insulter à l’allégresse publique (movet feroci juveni animum comploratio sororis in victoria sua tantoque gaudio publico), Horace dégaina et transperça la jeune fille en l’accablant de reproches: ‘Va-t-en, lui dit-il, avec ton amour scandaleux (abi hinc cum immaturo amore), va rejoindre ton fiancé, toi qui oublies tes frères morts, ton frère vivant, toi qui oublies ta patrie! Périsse ainsi toute Romaine qui osera pleurer un ennemi!’”

“Les Pères et la plèbe jugèrent ce meurtre horrible, mais l’exploit récent couvrait le meutrier. Il fut néanmoins traduit devant le roi. Le roi, peu soucieux de prendre la responsabilité d’un jugement pénible et impopulaire et de l’exécution qui suivrait ce jugement, convoqua l’assemblée du peuple et dit: ‘Conformément à la loi, je constitue des duumvirs qui jugeront Horace pour crime d’Etat’ (duumviros, inquit, qui Horatio perduellionem judicent secundum legem facio). Le texte de la loi était terrible: ‘Que les duumvirs jugent le crime d’Etat; si l’accusé fait appel de leur sentence, qu’on délibère sur l’appel; si leur Sentence l’emporte, qu’on lui voile la tête, qu’on le suspende d’une corde à l’arbre fatal, qu’il meure sous les verges soit en dedans soit en dehors de l’enceinte’. Des duumvirs furent donc constitués en vertu de la loi, et cette même loi ne leur semblait pas permettre un acquittement, Horace eût-il été innocent, une fois qu’ils l’auraient condamné. Alors l’un des deux prononça: ‘Publius Horatiius, je te déclare criminel d’Etat. Va, licteur, attache-lui les mains!’ Le licteur s’était approché, il passait déjà la corde quand, à l’instigation de Tullus, interprète clément de la loi, Horace s’écria: ‘J’en appelle!’ Le débat sur l’appel fut porté devant le peuple. L’émotion était générale; elle fut à son comble lorsqu’on entendit Publius Horatius le père s’écrier que le meurtre de sa fille avait été juste et que, dans le cas contraire, il eût lui-même usé de sa puissance paternelle pour frapper la coupable. Et il suppliait les Romains qui, l’instant d’avant, l’avaient vu environné d’une brillante famille, de ne pas le priver de tous ses enfants. Puis, embrassant son fils et montrant les dépouilles des Curiaces attachées à l’endroit qu’on appelle encore aujourd’hui Pila Horatia: ‘Ce même homme, disait-il, que vous acclamiez à son retour, couvert des marques de sa gloire, allez-vous, Romains, le voir garrotté, la fourche au cou, battu de [13] verges, supplicié? A peine les Albains pourraient-ils soutenir cet affreux spectacle. Va donc, licteur, attache ces mains qui viennent, sous les armes, de mettre au monde notre empire! Va, voile la tête du libérateur de notre ville, suspends-le à l’arbre fatal! Frappe-le, soit en dedans des murs, mais alors parmi ces trophées et ces dépouilles, soit en dehors des murs, mais alors au milieu de tombeaux des Curiaces: en quel lieu pouvez-vous conduire ce héros sans que des témoins de son exploit ne protestent contre l’infamie de son supplice?’ Le peuple se laissa vaincre par les larmes du père et par l’intrépidité de l’accusé, égale devant tous les dangers: l’acquittement fut prononcé, plutôt en raison de l’admiration que causa son courage que par la bonté de sa cause.”

“Malgré tout, pour que ce crime patent ne restât pas sans expiation, on ordonna au père de purifier son fils aux frais de l’Etat. Après certains sacrifices expiatoires qui sont restés traditionnels dans la gens Horatia, le père plaça une poutre en travers de la rue, voila la tête de son fils et le fit ainsi passer comme sous le joug. Cette poutre existe encore aujourd’hui, restaurée constamment aux frais de l’Etat; on l’appelle la Poutre de la Soeur, sororium tigillum. Quant à la soeur d’Horace, à l’endroit même où le coup l’avait renversée, on lui éleva un tombeau en pierre de taille.”

Florus, en quelques lignes, donne le même récit (I, 3). Quant à Denys d’Halicarnasse, nous le réservons, pour des raisons qui seront indiquées plus loin.

III. Horace et le furor

Dans la conscience des écrivains classiques, ce combat, cette rentrée pathétique ne sont évidemment pas et ne pouvaient pas être une initiation magico-militaire, ni du premier degré ni d’un degré supérieur: la notion était depuis longtemps périmée dans la pratique et n’eût plus eu la force de soutenir l’intérêt d’un récit. De sa victoire, Horace n’attend ni ne reçoit, comme homme ou comme guerrier, aucun avantage personnel, hormis la gloire d’avoir bien servi sa patrie.

Plus généralement le récit des historiens ne contient plus aucun élément mystique: c’est un petit roman où tout se motive et s’enchaîne rationnellement, même les passions les plus violentes. Ce qui fait le ressort de toute l’initiation et ensuite le secret de l’excellence d’un Cûchulainn, ce furor surhumain que nous avons étudié en commençant notre travail, n’a plus dans la légende classique la place dominante que, si nous ne nous trompons pas, il avait primitivement. Non qu’il ait entièrement disparu: d’une part, comme Tullus, Horace est bien un violent, son attitude est constamment ce mélange d’orgueil et d’impétuosité farouche que désigne l’adjectif ferox; d’autre part, au sortir du combat triple, il [14] est pris, contre sa soeur, d’un accès de colère sauvage qu’il doit ensuite expier. Mais il est à peine besoin de marquer les différences entre ces traits et la ferg du récit irlandais: d’une part, ferox, Horace l’est de nature, et il ne l’est pas plus que tel autre, par exemple que son roi; d’autre part, ce n’est pas le combat triple qui lui donne, en quelque sorte mécaniquement, le furor, lequel furor n’est pas non plus un avantage qui vaille d’être recherché, un privilège précieux qui suivra le héros dans sa carrière et qu’il faut seulement maîtriser à sa première manifestation, mais une colère ordinaire, qui ne s’empare du frère, très explicablement, que quand il entend sa soeur se répandre en clameurs déshonorantes; cette colère enfin semble tomber d’elle-même, de sorte que les scènes finales sont des scènes juridiques (jugement, début d’exécution, grâce, purification) ‘liquidant’ le meurtre de la soeur, nullement une médication calmant une colère qui n’existe plus.

Tout cela est vrai et, répétons-le, dans l’état de pensée du premier siècle avant notre ère, il ne pouvait en être autrement. Un contemporain de Tite-Live, un réserviste des légions, n’eût rien compris au mécanisme d’acquisition et de neutralisation du furor héroïque; il ne comprenait même plus l’usage du furor dans la bataille: de quelles réserves Tite-Live ne s’abrite-t-il pas quand il lui faut montrer en action le furor dans le cas de l’autre Horatius, de Cocles! Il lui semble incroyable que Cocles, du seul éclat de son regard et du seul effet de sa grimace, ait tenu à distance toute une armée; il minimise le prodige et ce qu’il en laisse subsister lui parait encore excessif, “plus digne d’admiration que de créance” (II, 10). Quand nous nommons Tite-Live, c’est bien entendu toute sa génération, et sans doute déjà bien des générations antérieures qu’il faut comprendre, car le “jus armorum”, la guerre laîcisée comme le droit et ramenée comme lui à la forme d’une science, n’est pas chose du seul dernier siècle de la République.

Mais justement Horatius Cocles, moins usé malgré tout et mieux respecté des annalistes dans sa singularité que l’adversaire des Curiaces, nous engage à reconstituer hardiment pour celui-ci une figure plus archaïque et à remettre au centre de tout l’épisode le furor, la frénésie. Le schéma que nous pouvons dès lors dessiner à l’exemple du schéma irlandais est simple, proche aussi de celui que nous pressentions à la fin du précédent chapitre: primitivement, c’est dans le combat même, dans sa triple victoire qu’Horace puisait le furor, précieux ressort des victoires à venir, mais ressort d’abord indompté et dangereux, et indifféremment dangereux aux concitoyens et aux ennemis. Rentrant à la ville en cet état, il voyait venir sa soeur dans une attitude qu’il jugeait impudique ou inconvenante: il la tuait. Ce geste donnait prise sur lui au roi, au peuple, aux siens, qui, par certaines pratiques, le rendaient inoffensif tout en conservant à l’Etat, pour les besoins futurs, son secours forcené. Ce schéma n’a bien entendu qu’une valeur d’indication: il pourrait être précisé dans des directions diverses, et nous serons amené nous-même bientôt à en concevoir la fin d’une manière plus précise. C’est en tout cas d’un schéma de ce genre que l’analogie irlandaise suggère de partir. Mais comment se sera faite l’évolution? Une fois le furor mystique éliminé, il aura bien fallu soutenir autrement l’articulation des épisodes, y introduire une cohésion d’un type différent dont le hasard (ou le fatum) et surtout les calculs humains, les sentiments et les convenances se partageassent la responsabilité. Connaissant le point d’arrivée et, hypothétiquement, le point de départ de ce travail, pouvons-nous en [15] définir les tendances? Sans doute. Et pour cela examinons en elles-mêmes et dans leurs rapports les scènes principales. Nous passerons rapidement sur l’exploit lui-même, qui pose peu de questions.

IV. Le combat d’Horace et des Curiaces

Le combat où triomphe Horace à beau n’être plus senti comme un combat initiatique, les circonstances et l’enjeu sont bien du type et de l’ampleur qu’on attend dans les mythes de tels combats: il y va de tout l’avenir du groupe national auquel Horace appartient, de la place de Rome dans le monde latin; maîtresse ou servante, elle sera ce que la fera le succès ou l’échec de son champion, ibi imperium fore unde victoria fuerit (Tite-Live, I, 24); et quand on considère le destin qui bientôt, après une tentative de défection, frappera Albe vaincue, destruction totale des maisons et transport massif de la population dans Rome, on imagine le péril qui menacerait Rome si Horace ne triomphait pas: elle aussi risquerait d’être rasée à brève échéance et son peuple déporté chez le vainqueur. D’autre part, le duel convenu entre les Horaces et les Curiaces est destiné à mettre fin à une tuerie inutile où Rome comme Albe a déjà perdu beaucoup de ses juvenes (quum pari robore frequentibus praeluis utrique comminuerentur … Florus, I, 3), - et cela rejoint le mal fait par les trois fils de Necht au pays de Cûchulainn, à l’Ulster, où ils se vantaient de n’avoir pas tué moins d’hommes qu’ils n’en avaient laissé de vivants. Sur ce point donc, le récit latin n’aura pas affaibli la donnée traditionnelle.

Quant à la forme du combat, Horace comme Cûchulainn doit venir à bout de trois adversaires, de trois frères, et les trois Curiaces comme les trois fils de Necht abordent successivement le jeune héros, se font immoler en détail au lieu de l’assaillir ensemble et de profiter de la supériorité du nombre. Cette double coïncidence est remarquable mais elle s’accompagne de différences qui ne le sont pas moins. Les Irlandais n’éprouvent pas le besoin d’expliquer pourquoi ni comment les adversaires de Cûchulainn sont au nombre de trois: Cûchulainn cherche aventure, comme il se doit le jour où tout jeune homme reçoit ses armes; il entend parler d’un groupe de guerriers qui s’appellent les trois “fils de Nechta”, il va chez eux, les provoque, et c’est tout. D’autre part, si les fils de Nechta se présentent successivement, c’est apparemment en vertu de la loi du combat singulier, et même de tout combat honorable, qui doit être égal, “de même poids”, com-tromm: trois hommes ne peuvent en accabler un seul, et sans doute est-ce encore là chez les Celtes un trait archaïque. Dans la Rome classique ni l’une ni l’autre de ces justifications immédiates et comme implicites ne valait plus: Horace n’est pas un jeune solitaire errant en quête d’aventure initiatique mais un soldat régulier des ‘légions’ de Tullus, et [16] il n’y a pas de code de combat chevaleresque, pas de loi interdisant à trois hommes provoqués par un seul de s’unir pour l’accabler. Il a donc fallu ‘amener’ la scène traditionnelle où, pourtant, Horace se trouvait seul en face des trois frères et les affrontait successivement. C’est à quoi tend, dans les récits que nous lisons une longue préparation diplomatique et militaire, dont les Romains ont dû être d’autant plus friands qu’elle sentait davantage l’histoire et enveloppait de plus de vraisemblance et de procédures plus usuelles un exploit par lui-même un peu trop extraordinaire: voilà sans doute pourquoi nous devons assister, avant de voir agir Horace, aux négociations de ‘Tullus’ et du chef albain, puis au pacte opposant trois Horaces aux trois Curiaces, enfin à la mêlée dont les ‘hasards’ seuls étaient capables de ramener de façon satisfaisante la formule ‘trois contre trois’ à la formule ‘un contre trois’ et à détripler cette dernière en trois fois ‘un contre un’ . Telle a dû être dans sa marche générale l’évolution romaine de l’ancienne donnée.

Peut-être cependant la triade des Horaces doit-elle recevoir une explication particulière: nous avons rappelé qu’un trait analogue se trouve attaché à Horatius Cocles: le junior Cocles, au moment où il prend sa garde terrible devant le pont qui mène à Rome, est d’abord encadré par deux autres guerriers, deux seniores, qu’il renvoie ensuite (Tite-Live) ou qui le quittent à cause de leurs blessures (Denys d’Halicarnasse), le laissant seul tenir tête à l’ennemi. Que signifie dans les deux cas une telle péripétie: autour d’un Horatius, avant l’action principale, deux compagnons qu’écarte presque aussitôt soit le héros lui-même soit une mort ou une invalidité précoce? Il ne serait pas impossible de l’interpréter elle aussi, dans son principe, initiatiquement: on a vu par exemple comment Cûchulainn, marchant contre les trois fils de Nechta, rencontre sur la frontière le senior Conall qui mesure le danger auquel court son junior et entreprend de l’accompagner: mais Cûchulainn l’écarte par une ruse brutale afin d’être seul. Une certaine préparation, une certaine mise en scène de la solitude du combattant peut remonter aux plus anciens scénarios initiatiques.

Nous n’insisterons pas sur les moyens tout ordinaires de la victoire d’Horace: plus d’armes magiques, plus de tours de prestidigitation comme dans le duel triple de Cûchulainn; Horace manie l’épée de tout le monde et conçoit un plan, applique une feinte qui, comme par hasard, relève de la manoeuvre à pied: d’un Romain, que pouvions-nous attendre d’autre?

V. Horace et sa soeur

L’épisode de la soeur nous retiendra davantage: il est non seulement resté par sa place ordinale mais aussi devenu par son rôle logique l’épisode central, la clef de voûte du récit romain classique.

[17]

La femme que notre Corneille appellera Camille est nettement une impudique. Certes, elle ne se trousse pas comme fait la reine des Ulates devant Cûchulainn. Mais le pouvait-elle? D’abord le sens et les limites de la réserve féminine ne sont pas en Irlande, loin de là, ce qu’ils sont à Rome ou dans la Grèce archaïque, et c’est même sur ce point qu’on observe une des plus criantes oppositions entre les civilisations du nord-ouest et celles du midi de l’ancienne Europe: on serait bien en peine par exemple de surprendre au détour d’aucune légende les moins austères des matrones occupées à certain concours de force ou d’adresse, digne de certaine fontaine bruxelloise, qui amusa fort au contraire les dames d’Emain Macha et, de jalousie en vengeance, coûta la vie à la propre femme de Cûchulainn et à beaucoup d’autres. Et de même la reine Mugain, après s’être mise nue devant le neveu de son mari, pouvait ensuite le rencontrer sans confusion: une telle licence, une telle aisance sont évidemment exclues au pays de Lucrèce. D’autre part, la légende horatienne, peut-être encore pour aiguiser l’intérêt, ayant fait de la parente rencontrée au seuil de la ville non la cousine ni la tante mais la propre soeur du héros, une tentation sexuelle directe, une scène d’exhibition était impossible. L’impudeur de ladite parente, et le conflit des sexes qui s’ensuit, n’en restent pas moins caractérisés et même renforcés. Seulement ils portent le cachet de Rome.

Impudique, la soeur d’Horace l’est déjà en se mêlant à la foule pour courir au-devant de son frère. Seul Denys d’Halicarnasse (III, 21) a formulé le blême du frère. Mais point n’était besoin d’une note explicite: qu’une jeune fille nubile quittât sans sa mère l’appartement des femmes, qu’elle se joignit au peuple anonyme, il y avait de quoi scandaliser moins ferox qu’Horace.

Impudique, elle l’est ensuite et doublement, au regard de la morale romaine, car elle porte à la fois atteinte à la majesté de la ville et à la dignité de la famille; son amour, les démarches et les cris qu’il lui inspire sont des inconvenances à la fois contre le devoir de toute femme romaine et contre celui de toute jeune fille ‘née’ , - et peut-être saisissons-nous ici la principale raison qui aura fait de la ‘parente’ une ‘soeur’ : son péché familial s’en trouvait accentué. Symétriquement les ‘zones d’âme’ qu’elle irrite chez le jeune héros sont l’honneur nationale et en même temps l’honneur gentilice: il réagit en tant que Romain et en tant que Horatius, la gens, et la respublica étant les deux provinces, également importantes, dans lesquelles s’épanouit au bord du Tibre la qualité d’ ‘homme au maximum’ , de vir.

Impudique, elle l’est enfin dans son opposition sentimentale au héros, et cela est autrement grave que ne le serait un geste un peu libre: en cette heure de puissance, d’ivresse sanglante, de triomphe viril, elle ose penser à l’hymen, à l’amour - immaturus amor -, elle pleure un fiancé, et quel fiancé: l’une des victimes mêmes du vainqueur! Etre femme à ce point devant celui qui vient d’être ‘homme au maximum’, c’en est trop: Horace la perce de son épée.

Par ce dernier aspect l’impudeur de la soeur, la réaction vive du frère, ce conflit de la féminité et de la virilité, prolongent encore fidèlement ce que nous avons entrevu des mythes indo-européens d’initiation guerrière. Mais tout le reste est romain: pas plus que le code de la pudeur, la morale patriotique n’est semblable, par exemple, à Rome et en Irlande. Mais compte tenu, justement de cette différence fondamentale dans les champs idéologiques, compte [18] tenu aussi de la déchéance du furor du plan surnaturel au plan humain et de tout ce que cette élimination du ressort central a dû entraîner de nouveautés dans l’affabulation, l’équivalence des deux épisodes, celui de l’épopée irlandaise et celui de 1’ ‘histoire’ romaine classique, apparaît encore: Cûchulainn revient à sa ville vainqueur des trois frères, bouillant de sa fureur guerrière (style irlandais); sa tante accourt à sa rencontre; par un comportement féminin et lascif au maximum, elle le provoque à une parade de pudeur héroïque; cette scène aiguë d’antagonisme sexuel, qui est pour la femme l’occasion d’une rude humiliation n’est pas, pour la ville, un échec: elle permet aux gens du roi de se saisir du jeune homme et de le soumettre à une médication calmante qui, finalement, lui laissera le bénéfice et l’affranchira des inconvénients du combat initiatique - Horace revient à sa ville, vainqueur des trois frères; sa soeur accourt à sa rencontre; par un comportement féminin et impudique au maximum (style romain), elle éveille en lui une colère tout humaine qui le jette à une vengeance héroïque de la pudeur outragée; cette scène aigu d’antagonisme sexuel, qui est fatal à la femme, contraint d’autre part Rome (le roi, le peuple, la gens) à engager une procédure qui, en fin de compte, laissera Horace intact et purifié.

Qu’on restitue au furor d’Horace sa valeur préhistorique, c’est-à-dire son origine et son essence surnaturelles, ses vertus et ses périls, sa souveraineté sur tout le petit drame; qu’on en fasse non pas un accident sans lendemain mais une nature nouvellement acquise, non pas un accès mais un état, non pas une colère mais un délire: les deux récits seront presque superposables.

Si l’épisode de la femme impudique occupe dans le récit romain cette place directrice qu’il n’a pas dans le récit irlandais, c’est sans doute, comme nous l’indiquions tout à l’heure, pour la raison suivante: une fois le furor déchu, les épisodes n’auront pu rester dans leur ordre ancien qu’à condition de secréter en quelque sorte à partir de leur propre substance de nouvelles motivations, de nouvelles liaisons, une nouvelle intrigue qui fût non plus mystique mais romanesque. Or, quel épisode se prêtait mieux à fournir ces développements que celui où se trouvaient déjà réunis une femme et un homme, les initiatives d’une féminité déchaînée et les réactions violentes de la pudeur virile? Il a suffi de préciser les liens de parenté de l’homme et de la femme, de hausser jusqu’à l’amour l’impudeur de la femme et de pousser la réaction de l’homme jusqu’au crime, pour ‘replâtrer’ l’ensemble, pour lui donner une cohésion suffisante, celle-là même que nous trouvons dans Tite-Live et dans Florus.

VI. Horace purifie

La légende romaine n’offre rien d’équivalent à la médication irlandaise et scythique par l’immersion dans l’eau, soit dans les cuves ou les chaudrons (Cûchulainn, Batradz), soit dans la mer (Batradz encore, suivant d’autres variantes). [19] Il est cependant notable que l’autre Horatius, le Cocles, le Borgne terrible, termine bien son exploit par un bain, par ce saut formidable dans le Tibre qui l’a ramené dans sa ville où tant d’honneurs l’attendaient et qui est resté fameux: c’est à lui sans doute que se rapportait un passage des Annales d’Ennius conservé par Festus:

Hic occasus datus est: at Horatius inclutus saltu …………

Etant donné la parenté typologique des deux Horatii, l’adversaire des Albains et celui des Etrusques, ce trait mérite peut-être considération; peut-être garde-t-il le souvenir, rationalisé et laïcisé comme tout ce que nous avons rencontré jusqu’à présent, d’anciennes pratiques de désacralisation, de ‘liquidation de furor’ par immersion, - le héros ayant achevé son oeuvre d’intimidation grimaçante quand il s’immerge ainsi. Mais, dans ce cas, on s’étonnera qu’il n’apparaisse pas lié à celui des deux Horatii dont l’aventure est, par ailleurs, le plus exactement superposable à un scénario initiatique.

En revanche, l’Horace adversaire des Albains est soumis, dans la troisième et dernière partie de son histoire, à diverses cérémonies malheureusement obscures. Dans le récit classique, ces cérémonies sont seulement purificatoires et n’expient qu’un crime, le meurtre de la soeur. Tout ce qui vient d’être dit sur les éléments, l’origine et l’évolution probables de la scène de ce meurtre engage à penser que le rituel purificatoire a eu d’abord une valeur plus générale: il a dû servir principalement à purger de son trop-plein de furor, à réadapter à sa vie et à son milieu ordinaires en le rendant inoffensif, le jeune homme revenant de l’exploit initiatique, et accessoirement à le purifier des outrances commises pendant ou après cet exploit. Quand au détail, il n’y a qu’à l’enregistrer sans prétendre interpréter des gestes que les historiens romains non seulement ne comprenaient plus mais dont ils ne dissimulent pas le caractère lacunaire. Relisons ce qu’en dit Tite-Live (I, 26): “Pour effacer malgré tout ce crime patent par une expiation, aliquo piaculo, on ordonna au père de purifier son fils aux frais de l’Etat. Après certains sacrifices expiatoires qui sont restés traditionnels dans la gens Horatia, le père plaça une poutre en travers de la rue, voila la tête de son fils et le fit ainsi passer comme sous le joug” (is quibusdam piacularibus sacrificiis factis quae deinde genti Horatiae tradita sunt, transmisso per viam tigillo, capite adoperto velut sub jugum mise juvenem). “Cette poutre, ajoute-t-il, existe encore aujourd’hui, restaurée constamment aux frais de l’Etat; on l’appelle la Poutre de la Soeur, sororium tigillum.”

Par Denys (III, 21), par quelques indications fragmentaires, on sait que la topographie romaine conservait d’autres souvenirs de ces étranges cérémonies, mais ce ne sont guère que des noms, et l’article qu’Adolphe Reinach a consacré aux (ou, suivant cet auteur, à la) pila Horatia (Rev. de l’Hist. des Religions, LV, 1907, pp. 317-346) doit servir de frein salutaire à toute tentation d’exégèse. Qu’étaient non seulement le tigillum sororium, mais ces pila Horatia? Pensait-on avoir gardé, outre les dépouilles des vaincus, les armes du vainqueur? Que représentaient exactement les autels de Janus Curiatius et de Juno Sororia attachés à ces lieux, et quels étaient les rapports de ces divinités avec les Curiaces et avec la Soeur de la légende? Nous nous bornerons à marquer l’importance de trois faits qui semblent certains.

[20]

1° - Le piaculum principal imposé au jeune héros a été de passer sous une poutre mise en travers de la rue et par conséquent, comme on l’a souvent remarqué, formant une sorte de porte. Plutôt que d’un piaculum, ce geste a la figure d’un rite de désacralisation; les anciens le rapprochaient du rite d’affranchissement des captifs de guerre (Denys, III, 22), et il paraît en effet moins propre à décharger le héros d’une souillure qu’à lui ouvrir le retour d’un monde à un autre, du surnaturel à l’ordinaire: les portes artificielles, ou inusuelles, ou secrètes, de même que les démarches anormales jouent souvent un grand rôle dans ce genre de ‘rentrées’ ; on a vu par exemple que, chez les Kwakiutl, le Cannibale nouvellement initié, après une quadruple immersion calmante dans l’eau salée, rentre chez lui par la porte de derrière et que, sur le seuil, il doit s’y prendre à quatre fois pour poser le pied; des faits de ce genre sont courants dans les descriptions ethnographiques.

2° - Les pratiques instituées ce jour-là, disent les historiens, ont été traditionnellement conservées dans la gens Horatia; quelque chose a dû même en survivre après l’extinction de la gens et l’Etat en aura pris la charge, de même qu’il a assuré l’entretien de ce qui servait de décor et d’accessoires: chaque premier octobre en effet, un sacrifice public était offert au tigillum sororium, près des autels de Janus Curiatius et de Juno Sororia. Cette date est remarquable: les rares feriae publicae anciennes qui sont situées au premier jour d’un mois semblent annoncer en effet la tonalité religieuse de ce mois; c’est du moins ce qui ressort des feriae Martis du premier mars, qui ouvrent le mois des Equirria et des ébats des Saliens et du tubilustrium, toutes fêtes du dieu des armées. Or, le premier octobre ouvre lui aussi un des mois les plus militaires de l’année, qui est comme la réplique automnale du mois de mars, le mois de l’equus october (15 oct. ) et de l’armilustrium (19 oct. ); il est donc probable que la cérémonie du premier octobre au tigillum sororium avait, elle aussi, primitivement, une valeur militaire, ‘martiale’ , et non pas seulement purificatoire; peut-être représente-t-elle la dernière trace des anciennes initiations dont la légende d’Horace aura d’abord été le mythe, et qui, peut-être, se déroulaient en partie au tigillum sororium et au début du mois martial de l’automne. Les initiations une fois disparues, et aussi la gens Horatia, il ne sera resté qu’une pieuse et vaine commémoration dans l’ancien cadre.

3° - Le nom de Janus n’est pas inattendu dans la perspective où nous avons été conduit: Janus est le dieu qui a, selon l’expression de saint Augustin (Cité de Dieu, VII, 3), omnium initiorum potestatem; c’est de lui que Varron disait, l’opposant à Jupiter, penes Janum sunt prima, penes Jovem summa (d’après saint Augustin, ibid., VII, 9): il ne pouvait donc guère manquer à une ‘initiation’ . Le nom de Juno seroria a-t-il été entraîné par celui de Janus Curiatius, l’association Janus-Janon étant bien connue par ailleurs notamment aux calendes? C’est possible. Mais Junon ne serait pas non plus déplacée dans une initiation de Juvenes si son nom, comme il semble, contient précisément le radical du mot jun-iores et si, comme il semble aussi, l’un de ses services anciens a été de patronner lesdits juniores.

C’est ici le lieu de reprendre et d’achever une réflexion que nous avons laissée en suspens. Toutes les légendes de l’histoire primitive de [21] Rome rattachées au nom d’un Horatius sont des légendes où un Romain unique, se distinguant de l’armée, donne à Rome salut et victoire; d’autre part, Horatius Cocles et l’Horace adversaire des Albains, sans être des doublets, sans avoir même valeur, présentent en commun des traits importants et dans le caractère (notamment l’état de fureur) et dans l’aventure (tels les deux compagnons d’abord associés puis éliminés par mort, blessures ou renvoi). On peut dès lors se demander si la gens Horatia, dans les débuts de Rome, n’a pas été la gens spécialiste, propriétaire, distributrice des initiations individuelles dont la légende du ‘jeune Horace’ était d’abord l’exposé romancé, et dont la légende de Cocles démontrait d’abord l’efficacité. On comprendrait mieux ainsi que les cérémonies expiatoires (et plutôt, si nous avons raison, désacralisantes) du tigillum sororium se soient, comme dit Tite-Live, maintenues héréditairement dans cette famille. Il est usuel, chez les demi-civilisés, que telle famille particulière ait le secret, le monopole de telle initiation chamanique, militaire ou économique.

VII. Denys d’Halicarnasse et la legende d’Horace

Nous n’avons presque pas utilisé le long récit de Denys d’Halicarnasse (III, 5-22), et voici pourquoi. L’écrivain grec n’a pas seulement dilué la légende romaine selon son habitude, mais il en a accentué les éléments purement romanesques et dramatiques aux dépens des traces qui y survivaient encore de l’ancienne valeur fonctionnelle.

Cette tendance est déjà sensible dans sa conception même du règne de Tullus: on y chercherait vainement cette forte caractérisation ‘militaire’ sur laquelle insistent Tite-Live et Florus, cette définition de Tullus comme guerrieur et technicien de la guerre par opposition à son sacerdotal prédécesseur; à peine quelques mots y font-ils allusion au moment où le roi va mourir. La conception de Denys est autre; ce Grec comprend mal la répartition que les Romains ont faite, entre les premiers rois, du mérite de leurs origines; suivant le modèle que lui fournissaient tant de cités grecques (et Borne, ne l’oublions pas, n’est pour lui qu’une cité grecque un peu aberrante), c’est au fondateur de la ‘colonie’ , c’est à Romulus qu’il attribue sinon la totalité, du moins le plus possible des institutions, et en tout cas le principe même de celles qui se préciseront après lui. Il est conscient de cet effort critique, de ce redressement qu’il impose à la tradition indigène, et il s’en explique parfois sur un ton revendicateur (par exemple, II, 23, fin). Et, dans la pratique, s’il ne peut déposséder Numa, dont la figure et l’oeuvre étaient garanties par une tradition trop ferme, il se rattrape sur Tullus, moins bien défendu. Ainsi le cadre de l’épisode d’Horace s’estompe: plus un mot du caractère et des intentions militaires [22] du roi, de l’exercitium intense, constant, excessif qu’il impose aux juvenes. Les responsabilités de la guerre, l’accord au sujet du combat des champions sont au contraire analysés dans d’interminables développements, chargés de discours où le chef d’Albe et le roi de Rome confrontent les droits de leurs peuples à l’hégémonie, et où les arguments chers à Denys, à commencer par l’origine grecque des Albains, tiennent une grande part.

Dans le combat lui-même les traits dramatiques, les péripéties sont multipliés: au lieu du schéma simple et sans doute traditionnel qui laissait trois Curiaces survivre en face d’un seul Horace, Denys fait successivement mourir un Horace, puis un Curiace, puis un autre Horace, et ne laisse au Romain survivant que deux adversaires, un déjà grièvement blessé, l’autre indemne; et il ne manque pas, à chaque tournant de la chance, de décrire les ‘mouvements divers’ des deux armées spectatrices.

Est-ce à dire que le récit de Denys ne puisse pas contenir certains traits anciens que le récit plus bref de Tite-Live aurait omis? Non sans doute, mais, sauf dans la description des gestes et des mouvements de la purification finale, où l’auteur semble avoir disposé de données archéologiques précises, le départ serait difficile à faire. On aimerait pouvoir retenir par exemple les deux attitudes envers son père que Denys prête au jeune Horace: avant le combat, sa soumission filiale, sa ‘conformité de volonté’ sont si parfaites que, pressenti par le roi, lui et ses frères, pour soutenir les chances de Rome, il ne veut pas donner sa réponse sans avoir reçu l’autorisation paternelle, bien qu’il s’agisse d’une mission guerrière et qu’il soit déjà un guerrier en service; au retour du combat au contraire, quand sa soeur lui parait manquer à l’honneur nationale et à l’honneur gentilice, l’idée ne lui vient pas de porter l’affaire devant son père, il n’en prend pas le temps, il tue la coupable. Qu’une initiation militaire du type que nous supposons ici s’accompagne d’une émancipation formelle ou morale, d’une atténuation de la puissance paternelle, ce serait un prolongement normal auquel les analogues ne manqueraient pas (Cf. Mythes et dieux des Germains, p. 104). Mais il reste possible que les scènes d’avant le combat soient un enjolivement, une ‘trouvaille’ du rhéteur grec qui, dans un chapitre précédent (II, 26), s’est longuement et admirativement étendu sur la conception romaine de la potestas patris. On renoncera donc à commenter les rapports du fils et du père, de même que les rapports du champion et du roi, sur lesquels Denys est également plus explicite que les textes latins.

Enfin on restera dans la même réserve au sujet du cousinage des Curiaces et des Horaces. Ici encore on pourrait rappeler une circonstance analogue, non dans les légendes celtiques ou germaniques, mais dans le duel védique d’Indra contre le monstre Tricéphale: l’adversaire triple qui tombe sous les coups du champion n’est pas un étranger pour les dieux qu’il menace, il est exactement leur cousin, un fils de leur soeur. La valeur de cette parenté n’est pas claire, mais le trait n’est sûrement pas insignifiant, car l’ambiguïté du Tricéphale joue un ample rôle non seulement dans sa légende indienne mais dans sa légende iranienne (V. Rev. de l’Hist. des Religions, CXX, 1939, pp. 6, 10). Le récit de Denys aurait-il donc vraiment gardé un détail ancien? Le cousinage des Curiaces et des Horaces serait-il vraiment autre chose qu’un artifice littéraire corsant l’intérêt du drame? Il est sans doute plus sage de ne pas s’attarder à cette possibilité.

[23]

VIII. Horace criminel

L’analyse qui précède a laissé dans l’ombre un élément original ou plutôt deux éléments étroitement associés du récit romain: 1°) Horace tue sa soeur et, quelque légitime et motivée (dans la version classique), quelque surnaturelle et fatale (dans la forme primitive reconstituée) que fût la colère qui causa ce meurtre, il n’en est pas moins un crime. En conséquence Horace n’a pas seulement besoin de se calmer, il doit être soit châtié, soit, par une expiation régulière, soustrait au châtiment; 2°) ce châtiment qu’il mérite et auquel il échappe de justesse, c’est la mort.

Certes, nous l’avons dit précédemment, au temps où les Romains savaient encore ce qu’était dans toute sa force le furor guerrier, le rituel qui clôt l’histoire a pu avoir une valeur désacralisante plus générale que dans la version classique où il n’est que purificatoire, et peut-être une valeur calmante précise correspondant à celle de la médication de Cûchulainn par les cuves. Il paraît cependant difficile de penser que ce ‘risque de mort’ et cette notion de ‘crime’ aient été étrangers au schéma primitif: ils sont trop fortement marqués. Ils le sont même d’autant plus que les rites auxquels est soumis le jeune Horace sont précédés d’une scène que les Romains considéraient comme capitale et où ils trouvaient un précédent, une autorité pour certains usages juridiques de l’époque classique: Horace est d’abord condamné à mort par les duumvirs qu’a nommés le roi, esclave lui-même de la loi; ce n’est qu’au dernier moment, sous le gibet, entre les mains du bourreau, déjà lié et la corde près du col, qu’il se voit gracié par le peuple auquel il a fait appel.

Dans la pensée des Romains, il s’agit incontestablement d’une double procédure judiciaire normale: si Horace passe si près de la mort, c’est par application de la loi sur la perduellio, sur le crime d’Etat; s’il est sauvé, c’est grâce à l’heureuse incidence de la provocatio, de l’appel au peuple. Ces interprétations sont excellentes au temps de Tite-Live: le droit romain est en pleine possession de ses moyens, en pleine conscience de ses principes, le jus s’est depuis des siècles distingué du fas, et nul élément irrationnel n’apparaît plus dans les lumineuses déductions des lois. Mais primitivement? Au temps où la pensée mystique pénétrait toute activité, le droit et la politique comme la guerre et l’agriculture? Faisons l’effort de remonter dans ce passé et, de même que nous avons entrevu sous l’exploit d’Horace un ressort mixte, où se mêlaient inextricablement l’adresse de l’escrimeur et la frénésie du doué, essayons de concevoir, sous son crime et sous son expiation, un ordre de concepts complexes, où sa responsabilité était peut-être plus profonde et ses périls plus richement motivés.

Comment ne pas nous souvenir que l’exploit initiatique comporte souvent, par lui-même, un aspect ‘crime’ , que l’initié en sort coupable, et qu’il doit être non seulement calmé mais pénalement déchargé par une procédure à la fois déjà magique et juridique? Et que, d’autre part et parfois conjointement, l’exploit initiatique a souvent un contre-coup mécanique qui anéantit ou amenuise [24] ou même tue d’abord pour un temps l’initié, et que celui-ci doit être ensuite restauré, reformé, ‘rappelé de la mort’ par un procédé magique? La mort côtoyée par Horace et la grâce qui le rend à la vie ne seraient-elles pas la forme prise à Rome, c’est-à-dire dans une société passionnée de droit, virtuose en procédures, et dont l’esprit et l’imagination étaient tout juridiques, par quelque ancien scénario où se combinaient ces deux croyances?

Pour nous en tenir au monde indo-européen, la légende de l’initiation de Cûchulainn ne présente pas ces traits. Mais l’un d’eux se rencontre dans d’autres légendes celtiques et germaniques d’initiation guerrière, et surtout ils sont tous deux essentiels dans les légendes indiennes qui montrent Indra, le patron divin de la caste guerrière, vainqueur du monstre à trois têtes et du démon Vrtra, et qui sont à n’en pas douter d’anciens mythes en rapport avec des rituels initiatiques. Dans ces légendes, le Tricéphale et Vrtra sont bien des êtres pernicieux dont la mort importe au salut des dieux et des mondes; néanmoins, de par leur ascendance, ils ont rang de brahmanes et par conséquent, en les tuant, Indra ou bien se charge en droit religieux et même civil du crime le plus lourd qui soit, du brahmanicide, ou bien, par causalité magique, déchaîne contre lui-même la plus violente réaction des éléments. Examinons successivement ces deux effets.

Dans le premier cas se noue sur le héros vainqueur un drame voisin de celui qui, à propos d’Horace, a fourni à Tite-Live et à Corneille un riche répertoire d’antithèses verbales recouvrant une antinomie profonde: atrox visum id facinus patribus plebique, sed recens meritum facto obstabat … La grosse différence est que le facinus d’Horace ne consiste pas dans l’exploit même par lequel il a sauvé la société, mais dans l’excès qui a suivi, dans le meurtre de la soeur, tandis que, on va le voir - et cela est conforme à ce que montrent de nombreux rituels ou mythes d’initiation chez les demi-civilisés modernes -, le crime d’Indra coïncide pleinement avec son service. Il nous paraît probable que cette grave divergence, comme celles que nous avons précédemment relevées entre la légende d’Horace et celle de Cûchulainn, s’explique très simplement par la nécessité où s’est trouvée la tradition romaine de raconter humainement et de réarticuler logiquement tout le récit quand, les notions d’exploit initiatique et de furor surhumain s’évanouissant, la suite mystique des idées a cessé d’être comprise: l’exploit, laïcisé et banalisé, ne pouvait avoir eu d’aspect coupable, ne pouvait donc entraîner des conséquences fâcheuses; comme de telles fâcheuses conséquences apparaissaient dans la suite, et trop considérables pour se laisser éliminer, il était urgent de leur donner une justification nouvelle; et où cette justification pouvait-elle se trouver, sinon dans l’épisode de la soeur qui, d’autre part, fournissait au même moment un motif nouveau et un refuge plausible au furor non plus mystique mais psychologique du héros et qui devenait ainsi, à la place de l’exploit, l’épisode directeur de toute l’intrigue?

Une tradition indienne constante qui est attestée dès la Taittirîya Samhitâ, V, 1, et qui se répète inlassablement dans les textes épiques et pourâniques explique que, après avoir abattu le monstre à trois têtes, Indra fut pendant un an comme accablé par son crime; tous les êtres lui criaient Brahmahan, “Meurtrier de brahmane!” Alors il s’adressa successivement à la terre, aux arbres, aux femmes, les priant à chaque fois de prendre la charge d’un tiers [25] de sa faute. Il fut exaucé: et c’est de ce temps-là que datent les crevasses ou les déserts salés sur la terre, les coulées de résine sur les arbres, le flot menstruel sur les femmes. Certains textes tout voisins répartissent la faute par quarts, faisant participer à la distribution les eaux, sur lesquelles la souillure se manifeste en forme de bulles et d’écume. Il est curieux de rencontrer ce thème appliqué au héros Batradz dont il a été longuement parlé à la fin du second chapitre; seulement, à notre connaissance, il ne se trouve pas dans les récits recueillis directement chez les Osses au XIXe et au XXe siècles, mais chez des voisins caucasiens des Osses, chez les Ingouches; le témoignage a sans doute pourtant ‘valeur osse’ , c’est-à-dire, comme il a été dit, “valeur scythique”, car toutes les traditions épiques des Ingouches sur ce groupe de héros sont un pur emprunt à celle des Osses. D’après un récit publié en 1875 (Tchakh Akhriev, ‘Ingushi’, dans le Sbornik svêdêniy o kavkazskikh gortsakh, VIII, 2, pp. 72-73, en russe), la naissance du belliqueux Batradz - naissance dont on a vu plus haut, et directement chez les Osses cette fois, qu’elle empruntait les traits d’une initiation en partie superposable à celle de Cûchulainn - a entraîné pour le monde une vraie malédiction: ce qui n’est pas pour nous étonner. Batradz, pris un jour de remords et de pitié, demande et obtient d’une divinité qu’au moins un tiers de cette malédiction soit détourné de l’ensemble de l’humanité, et ce tiers lui-même réparti par tiers entre les sommets des montagnes (qui, en conséquence, seront stériles), les femmes (qui, en conséquence, ne se satisferont jamais pleinement dans la volupté), et les juments (qui, en conséquence, ne se rassasieront jamais de nourriture). Sous réserve du déplacement de la notion de crime du meurtre des Curiaces sur celui de la soeur, n’y a-t-il pas dans ces diverses traditions comme l’embryon de la procédure juridique - sentence de culpabilité, commutation de peine, expiation - qui se précise et se codifie laîquement dans la légende romaine?

Voilà pour l’aspect ‘crime’ , voici pour l’aspect ‘mort’ . Après un second exploit qui suit immédiatement le premier, Indra, pour le plus grand dam du monde qu’il vient de sauver, traverse un état équivalent à la mort: dès qu’il a tué le terrible mais brahmanique Vrtra, frère du monstre à trois têtes, et qui a été suscité pour le venger, il perd sa force, son volume, sa substance, et disparaît: il passe ainsi un long temps, blotti au creux de la tige d’un lotus, invisible, réduit aux dimensions d’un atome, tandis que les dieux et les hommes sont soumis aux caprices d’un tyran de type carnavalesque, Nahusha, qui les réduit à la dernière extrémité. Recherché, découvert enfin par le Feu, Indra est revigoré, ‘accru’ , reconstitué grâce aux incantations du dieu Brhaspati et reprend la tête des trois mondes, jouissant désormais du titre glorieux de Vrtra-han, ‘Meurtrier de Vrtra’ , et des bénéfices procurés par cet exploit dont il n’a d’abord ressenti que le fâcheux choc en retour (Cf. Vahagn, Rev. de l’Hist. des Religions, CXVII, 1938, pp. 152 et suiv.). Cette détresse physique d’Indra, cette petite mort suivie d’une restauration physique et d’une réhabilitation morale, ne contient-elle pas, elle aussi, un des germes de ce qui, à Rome, mis en forme juridique, se présente comme une condamnation à mort suivie d’une exécution capitale dramatiquement interrompue et réparée par une grâce?

[26]

IX. Epopee, mythes et rites: Le combat contre l’adversaire triple

Ces dernières observations en rejoignent quelques autres, inspirées par les précédents épisodes. Elles ouvrent et laissent ouverte une importante question: si l’aventure du jeune Horace a été primitivement, comme nous le pensons, le récit explicatif et justificatif d’un rituel d’initiation guerrière, dans quelle mesure les diverses scènes du récit étaient-elles calquées sur le scénario du rituel, dans quelle mesure le laissent-elles encore entrevoir? La question est évidemment insoluble en toute rigueur, faute de documents anciens. Ce n’est d’ailleurs pas, comme eût dit Plutarque, une question romaine, mais une question indo-européenne et d’abord italo-celtique.

C’est en effet avec la légende du jeune Cûchulainn que la légende du jeune Horace nous a paru présenter les plus nombreuses et les plus exactes ressemblances. Nous avons essayé de marquer ce qui les sépare: outre que la légende de Cûchulainn se présente encore clairement, consciemment, comme le récit d’une initiation, valeur qui n’est plus sentie ni sensible chez les écrivains qui racontent l’aventure d’Horace, cette dernière est tout entière soutenue par des motivations psychologiques, des calculs et des sentiments humains, alors que la légende de Cûchulainn, dominée par la ferg, laisse paraître à nu le déterminisme irrationnel, si l’on ose dire, l’enchaînement mystique des épisodes. Sans doute la légende de Cûchulainn est-elle restée en cela plus primitive, plus proche des rites sur lesquels elle se fondait. D’autre part des scènes comme l’exhibition des femmes impudiques et l’immersion dans les cuves ne doivent pas différer beaucoup de ce qui se pratiquait, de ce qui se figurait réellement lors de l’initiation des jeunes guerriers ulates. A Rome au contraire, de directement retransposables en rites, il n’y a guère que les piacula de la fin, les gestes de la désacralisation et de la purification, car l’épisode de la soeur impudique est déjà du roman et ne permet pas d’entrevoir une forme quelconque de rite.

Il est un épisode sur lequel il est impossible de ne pas poser cette question de réalité, ou de réalisme, avec une insistance particulière: c’est l’épisode du début, le combat initiatique proprement dit qui, en Irlande et à Borne, revêt des formes remarquablement proches. Ce serait sortir des bornes de la présente étude que de développer notre pensée sur ce point particulier et d’en expliquer tout au long les raisons. Indiquons-la du moins: en Irlande cette fois, aussi bien qu’à Rome, le récit que nous lisons nous paraît être une variation littéraire trop libre pour servir à reconstituer même les grandes lignes d’un rituel. Et bornons-nous à justifier en quelques mots ce sentiment négatif.

‘L’adversaire triple’ représenté comme une trinité de frères, d’hommes normalement constitués, unis simplement par une naissance commune (trigemini) et par le parallèlisme de leur comportement, ne parait pas être la conception la plus ancienne. Les récits indiens et iraniens, avec leur ‘monstre à trois têtes’ , sont sans doute plus archaïques et aussi plus proches de la pratique.

[27]

Le lieu du monde où, par un accord dont l’explication nous échappe, les légendes indo-iraniennes sur le Tricéphale s’éclairent le mieux, est la Colombie britannique, la crête occidentale du Canada. En effet, sous le nom de Sisiutl chez les Peaux-Rouges de la Bella Coola et chez les Kwakiutl de Vancouver, sous le nom de Senotlke chez les riverains de la Thompson River, un grand rôle est joué et dans les mythes et dans les rites par le ‘Serpent à trois têtes’ . C’est un être ambivalent, tantôt protecteur bienveillant, plus souvent démoniaque adversaire, qui a beaucoup d’utilisations et de destinations (dans les recettes de médecine magique et dans les mythes de libération des eaux notamment), mais qui intervient surtout lors des initiations, initiation de chamane ou de chef, initiation de chasseur ou de guerrier, soit qu’il suffise au héros d’avoir la chance de le rencontrer, soit plutôt qu’il doive le combattre et ramener ses dépouilles. Le lien de ce monstre avec les guerriers est spécialement fort: chez les Bella Coola, le Sisiutl est le serpent particulier de la Grande Dame qui porte le nom de ‘Guerrier’ ; chez les Kwakiutl, la danse du ‘Sisiutl’ est celle du chef guerrier et le rituel du ‘Toquit’ , que le Sisiutl domine, figuré par un échafaudage, est mis formellement en rapport avec la préparation des guerriers aux expéditions militaires. Sur la rivière Thompson, les récits squamish et utamqt sont aussi nets que possible à cet égard: c’est en cherchant, en poursuivant, en tuant et en dépouillant le Senotlke que le jeune homme devient: 1°) tireur infaillible, 2°) chef de guerre invincible, disposant notamment de cette arme suprême qu’on retrouve à la disposition des berserkir de l’antique Scandinavie comme du vainqueur grec de la Méduse, la pétrification de l’adversaire, c’est-à-dire, sous sa forme la plus pure, la victoire immédiate à distance, rêve de tous les combattants. Dans les rites, dans les danses initiatiques notamment, le monstre est diversement figuré: c’est en général un homme muni d’un masque qui encadre sa tête humaine, à droite et à gauche, de deux têtes de serpent mobiles débordant au-dessus des épaules; parfois, dans certains rituels kwakiutl, c’est toute une lourde construction de planches et d’étoffes émergeant d’un bosquet et animée par des machinistes invisibles. Dans les mythes, où il est souvent le partenaire non seulement d’un héros terrestre mais de l’Oiseau-Tonnerre, le Sisiutl est plus librement imaginé, mais bien entendu ces images reflètent les figurations rituelles.2

Or chez les Iraniens et chez les Indiens, certains traits du Tricéphale suggèrent des ‘réalisations’ comparables au masque ou au mannequin des Kwakiutl: à travers toute l’épopée iranienne le monstre tricéphale qui porte encore [28] le nom de l’avestique Azhi Dahâka, lequel contient le mot azhi ‘serpent’ suivi d’un qualificatif obscur, n’est qu’à peine un monstre: ce fut d’abord un homme comme les autres à qui il poussa sur chaque épaule une tête de serpent; rien ne donne à penser que cette représentation soit secondaire, postérieure par rapport à celle de l’Avesta, qui est d’ailleurs très vague mais qui semble plus fabuleuse, plus éloignée de l’humain: il suffit de parcourir le dossier que nous entr’ouvrons ici pour remarquer qu’un seul et même peuple pratique concurremment et sans aucune gêne intellectuelle plusieurs types, parfois fort différents, de ‘serpent à trois têtes.’ Quant à l’Inde, elle tue son Tricéphale dans des conditions singulières (déjà Taittîrya Samhitâ, II, 1, 1 et suiv., et ultérieurement dans l’épopée): une fois qu’Indra, de son foudre, l’a abattu à terre, il se trouve impuissant à l’achever, comme si la matière même de ce corps échappait à l’action du guerrier; il fait appel à un charpentier qui passe justement près de lui, la hache sur l’épaule; le charpentier consent à compléter la besogne du dieu moyennant bonne récompense; et aussitôt, sans difficulté, comme s’il opérait sur la matière ordinaire de son travail, il sépare les trois têtes à coups de hache. Ce n’est pas tout; ces têtes étaient creuses et formaient boîte: une fois coupée, de chacune s’échappe un petit oiseau, ici une gelinotte, là un passereau, là une perdrix. A la lumière des faits Kwatiutl, nous ne pouvons nous défendre de l’impression que ces têtes-récipients où se cachent trois oiseaux et qui ne se laissent couper que par un artisan, par un charpentier, et non par le guerrier, sont, en plein mythe, la trace matérielle et en quelque sorte technique de figuration de bois. Cette explication donnerait en même temps tout son sens au fait que le Tricéphale, et Vrtra après lui, sont eux-mêmes présentés comme les ‘enfants’ du dieu-artisan, du charpentier-forgeron céleste Tvashtr. L’Iran confirme en tout cas l’antiquité et des oiseaux dans les entours du monstre, et de l’intervention de l’artisan dans la victoire: le héros iranien qui tue le tyran à trois têtes est entraîné, conduit à son exploit par un forgeron; et le ‘palais’ du tyran s’appelle, d’un nom inexpliqué mais qu’on ne peut négliger, ‘le palais de la Cigogne’ .

Il semble donc que les mythes indo-iraniens de victoire sur le Tricéphale gardent le souvenir précis de rituels où l’adversaire du héros était un monstre figuré, homme masqué ou mannequin de planches. Bien moins archaîques évidemment sont les récits occidentaux, irlandais et romain, où le héros triomphe de ‘trois frères’ ; aussi ne représentent-ils à notre avis qu’une variation libre et littéraire, humanisée et historicisée, sur le thème de la victoire triple. Peut-être d’ailleurs un détail de la légende irlandaise laisse-t-il transparaître un état plus ancien, comparable aux imaginations indo-iraniennes: les trois fils de Necht sont, malgré tout, moins humanisés que les trois Curiaces, et le dernier des trois porte le nom d’un oiseau, il s’appelle ‘l’Hirondelle’ alors que les noms de ses deux frères, Fôill et Tuachal, ne semblent faire référence qu’à des traits de caractère, ‘adresse’ et ‘ruse’ ; cette appellation n’est pas fortuite: le comportement de ce singulier personnage sur l’eau, qui est son élément, rappelle en effet celui de son éponyme ailé.3

Quoiqu’il en soit, dans toutes ces légendes de combat, qu’il s’agisse d’un monstre dont la tête ou le coeur est triple, ou simplement de trois frères [29] au destin solidaire, la signification de la triplicité n’est pas douteuse: c’est un triplement intensif, ainsi que l’a reconnu M. Vendryes, adaptant aux faits celtiques une idée d’Usener et de Deonna. En multipliant les moyens de l’adversaire ou les manches du combat, on rehaussait la victoire du combattant mythique, du héros patron de l’initié, on la rendait à la fois plus méritoire et plus éclatante. N’est-ce pas en vertu du même principe que l’athlète grec n’était couronné qu’après avoir terrassé par trois fois son partenaire, et que la langue des jeux a fourni à Eschyle le nom significatif du vainqueur, τριαχτήρ, ‘celui qui a triplé, celui qui a gagné trois assauts’? (Eschyle, Agamemnon, 181; Cf. Euménides, 592).

X. L’esprit romain et l’evolution des mythes

Ce long commentaire au récit de Tite-Live a montré en oeuvre, à chaque épisode, le même processus d’évolution. Au risque de redite, formulons-le une dernière fois, en réunissant dans une vue d’ensemble les détails que nous avons observés séparément.

Du vieux mythe d’initiation militaire, la fable romaine a conservé tous les épisodes - victoire triple, rencontre de la parente impudique et conflit des sexes, traitement désacralisant -, et dans l’ordre même où ils se présentaient traditionnellement. Mais la dégradation de la fureur guerrière en colère humaine a entraîné un déplacement du centre de gravité, qui lui-même a provoqué une désarticulation et une réarticulation des épisodes: autrefois cette fureur surgissait merveilleusement du premier épisode et soutenait les deux autres, elle naissait de la Victoire et traversait d’un jet et la Rencontre et le Traitement; la colère d’Horace au contraire n’a rien à voir avec une Victoire due bien plutôt à la ruse et à la présence d’esprit; elle ne surgit que dans le second épisode sur lequel, dès lors, s’appuie le troisième, elle naît de la Rencontre de la soeur et motive, par le meurtre, la Purification finale.

Si notre explication est juste, cette aventure montre d’une manière très claire comment s’est opérée l’humanisation de la mythologie romaine: l’empirisme, le gros bon sens, le goût du tangible et du vérifiable qui caractérisent les Latins ont d’abord dépouillé de leur prestige et par conséquent de leur efficacité les ressorts merveilleux qui, chez les Indo-Européens, animaient la Souveraineté par exemple ou la Force guerrière, et qui ont gardé longtemps leur puissance sur des peuples poètes et rêveurs comme étaient les Indiens ou les Celtes. Finalement, de limitation en mutilation, ces ressorts ont complètement disparu. Mais les Romains n’ont pas pour cela bouleversé les anciens mythes: ils en ont gardé fidèlement le contour, le corps, nous voulons dire les mêmes séquences d’épisodes, ici les mêmes antithèses, là les mêmes catastrophes. Seulement, pour soutenir ces organismes qui perdaient leur premier principe de cohésion, ils les ont traversés par des intrigues nouvelles, [30] parallèles en gros aux anciennes, mais conçues à l’image de l’âme quiritaire: du terrestre et rien que du terrestre, de la chicane et des pactes, du droit, du calcul, et aussi, brusquement, une incomparable grandeur, un de ces traits purement humains mais jaillis du meilleur de l’homme et qui, de génération en génération, inoubliables, iront toucher les Shakespeare et les Corneille. Et l’on a ce type si particulier de la légende romaine où la bonne farce, l’astuce récompensée côtoient et conditionnent les fondations les plus majestueuses, les sacrifices les plus graves, l’aventure d’Horace contient, comme tant d’autres, ces deux éléments: l’imagination romaine devait faire ses délices de l’habile feinte du jeune héros sur le champ de bataille et de la non moins habile combinaison de procédures qui le sauve au pied du gibet; mais, dans l’épisode de la soeur, dans les interventions du père, éclatent toutes les dures beautés de la virtus romana: dévouement à la Ville, soumission farouche à l’honneur et au devoir, magnanime sérénité entre la mort qu’il a fallu donner et la mort qu’il va falloir subir. En descendant sur la terre, en se constituant histoire, il n’est pas sûr que toute cette mythologie ait fait une mauvaise affaire. Telle Numa, elle a joué contre les dieux, et peut-être a-t-elle gagné: les premiers livres de Tite-Live nous émeuvent plus que les théogonies et les gigantomachies des Hellènes.

Dans ce traitement des anciens mythes on retrouve un caractère de l’esprit romain que connaissent bien les juristes et les historiens des institutions: le Romain est à la fois conservateur et novateur; il ne détruit guère, il change peu à peu, imperceptiblement, l’éclairage et l’orientation d’une procédure, d’une magistrature, et un beau jour, préteur ou pontife, il constate et sanctionne ‘l’usage’ . Et dans ces prudentes adaptations à la vie, il fait preuve d’une extrême ingéniosité et d’un coup d’oeil sûr, donnant à chaque instant à chaque chose la meilleure et la plus économique raison d’être. Si l’évolution du mythe d’Horace a bien été celle que nous supposons, on ne peut qu’admirer à la fois la pertinence, la simplicité, l’harmonie, la modération aussi des retouches que nous pouvions résumer tout à l’heure en quelques phrase.

XI. Horace et les curiaces, Hercules et Cacus

Ainsi s’équilibre à Rome le mythe indo-européen du héros vainqueur de l’adversaire triple. Mais on sait que, prélevée sur la tradition grecque et greffée sur les bords du Tibre comme de mainte rivière italienne, une autre version en subsiste, plus fabuleuse naturellement, et qui, au siècle dernier, a fort intéressé les comparatistes, les uns prétendant que, sous un costume et sous des noms grecs, c’est en réalité un vieux mythe latin qui nous a été conservé, les autres admettant que la matière du récit comme les noms était de provenance étrangère: nous pensons à Hercule vainqueur du triple Cacus, au livre séduisant de Michel Bréal (1863), à l’enfance tumultueuse de nos [31] études. Voici comment Bréal, “d’après Virgile, Properce et Ovide” en résumait les circonstances principales (Mélanges de mythologie et de linguistique, 1877, pp. 45 et suiv.): “Hercule, vainqueur de Géryon, traverse l’Italie et arrive sur les bords du Tibre. Pendant qu’il laisse paître ses boeufs, un brigand depuis longtemps redouté, Cacus, fils de Vulcain, monstre à trois têtes, lui enlève en secret quelques-unes de ses génisses, et, pour empêcher qu’on ne suive leurs traces, il les entraîne en arrière dans son antre. Mais le mugissement des vaches qui lui ont été enlevées avertit Hercule: il court vers la caverne fermée de toutes parts, où son ennemi, déjà plein de terreur, s’est retranché. Il en force l’entrée; avec les vaches, tous les trésors que le brigand a entassé dans son antre paraissent au grand jour. Hercule l’accable de ses traits; malgré ces cris, malgré les flammes et la fumée qu’il vomit et qui l’entourent de ténèbres, le dieu l’étreint et le tue. Le corps informe du monstre tombe aux pieds du héros. Hercule élève alors un autel à Jupiter qui a trouvé les boeufs, Jupiter Inventor, et il institue le culte qui lui sera rendu à lui-même …….”

Aujourd’hui, on semble généralement d’accord avec M. Jean Bayet pour rendre Hercule à la Grèce, avec sa massue, avec ses boeufs et les trois corps de Cacus, mais nous connaissons des esprits intrépides qui n’ont pas renoncé à relever tôt ou tard l’autre thèse. Il faut qu’ils en prennent leur parti: dans la mythologie latine authentique, dans celle qui a hérité directement et librement traité la matière mythique indo-européenne, les détails merveilleux et la vaste résonance de la bagarre de la porte Trigemina n’ont pas de place: ils sentent l’étranger. A rome c’est le soldat Horace vainqueur des trois soldats Curiaces qui est le répondant légitime du demi-dieu Héraclès vainqueur du monstre à trois têtes Géryon; le voyageur Hercule vainqueur du brigand à trois têtes Cacus n’en est que l’adaptation. Adaptation elle-même marquée, certes, du caractère latin en ce sens que l’orgueil national s’y est attaché, que les traits merveilleux y sont déjà atténués (dans Tite-Live le pâtre Cacus n’a qu’une tête et il est simplement ferox viribus), et aussi en ce que des éléments de ruse et presque de farce y ont été introduits. Adaptation pourtant, et localisée comme telle avant Romulus, avant la fondation de Rome, dans cette vague période ‘grecque’ du Latium où Denys d’Halicarnasse s’ébat comme un dauphin parmi les Iles. Il n’est pas étonnant que les mythes grecs de Rome, du moins le plus considérable d’entre eux, se soit ainsi inséré, dans la chronologie, avant les mythes proprement romains: ces derniers constituant une histoire et une protohistoire déjà tout humaines, il ne restait aux fables surhumaines que la préhistoire.

[33]

Appendice. Les ‘vies parallèles’ de Tullus et d’Indra

[…] on a noté que l’exploit de Cûchulainn et celui d’Horace sont deux variantes, à beaucoup d’égards deux formes voisines d’une même variante, de l’exploit rituel ou mythique dont les littératures de plusieurs peuples indo-européens donnent d’autres exemples: le combat, lourd de conséquences, d’un dieu ou d’un héros contre un adversaire doué d’une forme variable de triplicité. La tradition indo-iranienne, notamment, dans le duel ici d’Indra ou d’un héros qu’il protège, là du héros Өraētaona contre le monstre à trois têtes, et aussi la tradition scandinave, dans la victoire de Thor sur le géant Hrungnir au coeur tricornu et dans les suites immédiates et lointaines de ce ‘premier duel régulier’ , connaissent d’autres variantes, proches pour le sens, du même thème.

Ces résultats sont valables. Il reste vrai que l’affabulation irlandaise, humaine et pseudo-historique comme l’affabulation latine, est la plus apte à en expliquer d’importants détails, notamment tout ce qui relève, ou a relevé dans une forme préhistorique probable du récit, de la notion de furor. Cependant, moins frappantes au premier regard parce que moins pittoresques, il existe entre la défaite du Tricéphale indien et celle des Curiaces des correspondances qui éclairent cette dernière d’un jour plus philosophique et ouvrent sur la fonction guerrière de plus vastes perspectives que n’a fait la comparaison de la légende de Cûchulainn. En outre, de proche en proche, c’est presque toute la geste du roi Tullus Hostilius que nous serons conduits à mettre en parallèle avec les plus fameux exploits du dieu Indra. Ainsi s’étendra, entre Rome et l’Inde, au second niveau cosmique et social la remarquable identité profonde, dans l’idéologie et dans l’expression mythique de l’idéologie, que nous avons surtout observée jusqu’à présent au niveau de Romulus et de Varuna, de Numa Pompilius et de Mitra (‘Aspects de la fonction guerrière’, p. 24).

[34]

[G. Dumézil résume son analyse parallèle dans deux tableaux (Aspects p. 40 et p. 48), reproduits ci-dessous:]

[35]
Inde Rome
1. 1.
a) Dans la grande rivalité des dieux et des demons, la vie ou la puissance des dieux étant menacée par le Tricéphale. a) Pour régler entre Romains et Albains la rivalité de imperio, les trijumeaux Horatii se battront contre les trijumeaux Curiatii.
b) qui est le ‘fils d’ami’ (RV) ou le cousin germain (Br) des dieux et en outre brahmane et chapelain des dieux (Br) b) qui sont cousins germains (D. Hal), ou du moins leurs futurs beaux-frères (TL, D. Hal).
c). Trita, le ‘troisième’ des trois frères Āptya, poussé par Indra (RV) ou Indra aide de Trita (RV) ou Indra seul (RV, Br). c) Resté seul vivant des trois frères, le troisième Horatius, champion de Tullus
d) tue le Tricéphale et sauve les dieux. d) tue les trijumeaux Curiatii et donne l’empire à Rome.
2. 2.
Ce meurtre comportant souillire en tant que meurtre de parent ou brahmanicide. a) sans encourir de souillure, grace à un artifice dialectique annulant les devoirs de la parenté (D. Hal). a’) Mais, dans sa fureur orgueilleuse de jeune vanqueur, le troisième Horatius tue sa soeur, fiancée désolée d’un des Curiatii; ce meurtre d’une parente comportant crime et souillure,
b) Indra s’en décharge sur Trita, sur les Āptya (Br) qui liquident rituellement la souillure (Br) b) Tullus organize la procédure qui évite le châtiment juridique du crime et fait assurer par les Horatii memes la liquidation rituelle de la souillure.
3. 3.
Depuis lors, les Āptya reçoivent sur eux et liquident rituellement la souillure que comporte, par le sang versé, tout sacrifice (Br) et, par extension, les autres souillures ou menaces mystiques (RV, AV, Br). Depuis lors, tous les ans, à la fin de la saison guerrière, aux frais de l’Etat, les Horatii renouvellement la cérémonie de purification (sans doute au profit de tous les combatants ‘verseurs de sang’ romains
Inde Rome
1. 1.
Après de premières hostilités, Indra et Namuci font une convention. Ils seront sakhāyah, amis. Indra contracte à cette occasion l’obligation particulière de ne tuer Namuci “ni de jour, ni de nuit, ni avec du sec ni avec de l’humide” Après de premières hostilités, conformément à une convention antérieure, Tullus et Mettius sont socii. Tullus confirme Mettius comme chef des Albains et celui-ci reçoit l’ordre particulier d’aider Tullus dans une bataille prochaine.
2. 2.
a) Grâce à la familiarité confidante née de cet accord, par surprise, à la faveur de l’ivresse, Namuci enlève à Indra toutes ses forces a) A la faveur de cet accord surprenant la confiance de Tullus en pleine bataille, Mettius lui enlève, la moitié de ses forces militaires et le met dans un peril mortel.
b) Indra s’addresse aux divinités canoniques de la troisième function, la déese Sarasvatî et les jumeaux Aśvin, qui lui rendent sa force b) Tullus s’adresse aux divinités canoniques de la troisième fonction, Quirinus, Ops et Saturne, qui lui donnent apparemment le moyen de rétablir la situation et de remporter la victoire.
3.
c) et lui expliquent le moyen de surprendre ou de tuer Namuci à la faveur de l’accord ( ‘écume’ , ‘aube’ ); ce qu’il fait a) Faisant semblant de respecter l’accord et de la croire respecté, Tullus surprend, saisit Mettius désarmé et le fait tuer.
3. Par une technique bizarre, une seule fois employé, et adaptée à l’instrument qui permet à Indra de tourner l’accord (barattement, tournoiement de la tête dans l’écume). Namuci est décapité. b) Par une technique horrible, une seule fois employée à Rome, et qui transporte sur son corps la duplicité avec laquelle il a abuse de l’accord, Mettius est étiré, divisé en deux.

RV: Rg Veda; Br: Satapatha Brahmana; D. Hal: Denys d’Halicarnasse; TL: Tite-Live.

[36]

Il est difficile de penser que le hasard ait réuni, sur les personnages fonctionnellement homologues d’Indra et de Tullus, deux épisodes qui, ici et là, présentent une direction et tant d’éléments communs. Tout s’explique aisément au contraire si l’on admet qu’Indiens et Romains, ici comme dans les conceptions des dieux souverains Varuna et Mitra d’une part, des rois fondateurs Romulus et Numa d’autre part, ont conservé une même matière idéologique, la traitant les uns en scènes du Grand Temps, de l’histoire cosmique et supra-humaine, les autres en moments du temps romain, en événements des annales nationales.

‘Matière idéologique’ plutôt que ‘mythique’ . En effet c’est par l’idéologie que les correspondances que nous avons notées sont rigoureuses et frappantes, et par la leçon qui se dégage des scènes, non par le détail des affabulations qui, de part et d’autre, sont fort différentes. Mettius n’a certainement jamais été un démon comme Namuci, non plus que les Curiaces un monstre tricéphale! Ce que les docteurs indiens et romains ont gardé avec précision c’est:

1° L’idée d’une nécessaire victoire, d’une victoire en combat singulier, que, animé par le grand maître de la fonction guerrière et pour le compte de ce grand maître (roi ou dieu), “un héros troisième remporte sur un adversaire triple” - avec souillure inhérente à l’exploit, avec purification du ‘troisième’ et de la société dans la personne du ‘troisième’ , qui se trouve ainsi être comme le spécialiste, l’agent et l’instrument de cette purification, une espèce de bouc émissaire, après avoir été un champion;

2° L’idée d’une victoire remportée non par un combat, mais par une surprise qui répond elle-même à une trahison, trahison et surprise se succèdant à l’abri et dans le moule d’une solennelle convention d’amitié, en sorte que la surprise vengeresse comporte un aspect inquiétant pour la société bénéficiaire.

Voilà la science, morale et politique, voilà le morceau d’idéologie de la deuxième fonction, que les administrateurs indo-européens de la mémoire et de la pensée collectives - une catégorie de prêtres sans doute - et leurs héritiers védiques et latins n’ont cessé de comprendre et d’exposer dans des scènes dramatiques. Dans ces scènes, les personnages, les lieux, les intérêts, les ornements pouvaient se renouveler, et les niveaux littéraires aussi, tantôt épopée ou histoire, tantôt fantasmagorie. Le ressort restait le même. Et c’est d’une collection de tels ressorts bien agencés qu’est faite partout la conscience morale des peuples.

*

Nous retrouvons ici une situation toute comparable à celle qui a été plusieurs fois analysée à propos des formes romaine et scandinave sous lesquelles nous est connu le couple du Borgne et du Manchot (Mitra-Varuna, chap. IX; Loki, 1948, pp. 91-97; L’héritage indo-européen à Rome, pp. 159-169; Mythes Romains, Revue de Paris, déc. 1951, pp. 111-115): dans la [37] scène où Horatius le Cyclope tient seul en respect l’armée étrusque et sauve Rome, dans la scène jumelle où l’autre sauveur de Rome, Mucius, devient le Gaucher en brûlant sa main droite devant le roi étrusque en un geste qui garantit une fausse affirmation, l’affabulation est entièrement différente des scènes d’épopée où Odin, le dieu Borgne, paralyse les combattants, et de la scène mythique où le dieu Týr perd sa main droite dans la gueule du loup Fenrir, comme gage d’une fausse affirmation, pour sauver les dieux. Et pourtant les ressorts de ces deux groupes d’actions sont les mêmes; le même aussi, de part et d’autre, le rapport du diptyque des actions ou intentions et du diptyque des mutilations: l’oeil unique fascine et immobilise l’adversaire; la main droite délibérément sacrifiée en garantie d’une affirmation amène l’adversaire à croire cette affirmation, dont dépend le salut de la société. Comment penser qu’une telle rencontre, complexe et pleine de sens, est fortuite, alors qu’elle n’a été signalée nulle part hors du monde indo-européen, alors surtout qu’elle ne fait que mettre en valeur une forme particulière du diptyque général où les Indo-Européens distribuaient les modes de la première fonction, magie et droit? Nous avons ici, bien plus probablement, conservé par deux ‘bandes’ après la dispersion, le résultat de la réflexion des penseurs indo-européens sur une question qui naissait naturellement de leur idéologie tripartite: avec quels moyens, signes, avantages et risques particuliers opèrent le magicien et le juriste quand ils se substituent dans son office au fort, au guerrier que des circonstances exceptionnelles, des ennemis particulièrement redoutables y rendent insuffisant?

Les cas de ce genre commencent à se multiplier. Avant d’engager un débat, que le critique veuille bien se reporter encore à deux analyses comparatives du même type: celle de la guerre des Ases et des Vanes et de la guerre de Romulus et de Titus Tatius, dont la forme définitive se trouve dans L’héritage indo-européen à Rome, pp. 126-1424; celle de la fabrication et de la liquidation de l’indien Mada et du scandinave Kvasir, exposée dans Loki, pp. 97-106. La confrontation de ces divers cas permettra de mieux comprendre le principe et les procédés de la méthode.

*

On oppose parfois à de telles réflexions qu’il n’est pas licite de traiter ainsi les mythes, d’en extraire des ‘schémas’ qui prétendent en résumer la substance et qui, trop facilement, les déforment. Distinguons bien le droit et la pratique. Que, dans des applications particulières, l’analyste se trompe, retenant comme caractéristiques des traits secondaires et négligeant des traits authentiquement capitaux, il se peut, et l’on devra reconsidérer tout cas dans lequel cet abus aura été diagnostiqué avec des arguments sérieux. Mais sur l’opportunité, sur la nécessité de dégager le ressort et par conséquent le sens, la raison d’être sociale d’un mythe, comment céder? Pour une société croyante, nous l’avons rappelé en commençant, un mythe, la mythologie entière ne sont pas une production gratuite et fantaisiste, mais le réceptacle d’un savoir traditionnel; ils servent aux adultes des générations successives, et en bien plus ample, et sur bien plus de plans, comme les fables d’Esope et tout ce qui [38] en dérive servent aux éducateurs des jeunesses d’Occident; comme de ces fables, il faut en comprendre la leçon, laquelle coîncide avec la marche de l’intrigue: avec le ‘schéma’ . C’est donc simplement affaire de tact, à la fois de docilité devant la matière et d’exigence, de sincérité envers soi-même, et l’on peut espérer, les études progressant et le principe recevant des applications de plus en plus nombreuses, que l’on risquera de moins en moins l’erreur et la subjectivité, grâce au contrôle que chaque progrès impose aux résultats antérieurs.

Les ‘schémas’ ici dégagés se soumettent aux examens de bonne volonté. Si examens et discussions en confirment la validité, on reconnaîtra que leur complexité, que leur réunion, à Rome et chez les Indiens, dans la carrière de deux personnages qui occupent le même rang dans la même structure fonctionnelle, rend peu probable qu’il s’agisse d’inventions indépendantes, et que l’explication par l’héritage indo-européen reste la plus satisfaisante (Aspects, pp. 57-61).

[39]

En guise de postface. Les transformations du troisième du triple

Les deux essais qui sont ici exhumés, étapes d’une Vorarbeit indéfinie, n’ont pas épuisé leur problème. Le second a complété le le premier, il a voulu aussi en corriger l’éclairage. Mais il a été ensuite corrigé, lui aussi, et complété. Cette année même, dans mon cours du Collège, j’ai reconsidéré, un peu autrement, le personnage de Trita. Il n’est pas question d’encombrer les Cahiers de ces nouveaux échafaudages. Voici simplement quelques remarques.

D’abord en face de son adversaire ‘triple’ (trois hommes; monstre tricéphale), le caractère ‘troisième’ du héros (troisième de trois frères: le jeune Horace; Trita, cadet d’Ekata et de Dvita) s’est confirmé par la remarque que l’Irlandais Cûchulainn, point de départ de toutes ces réflexions comparatives, est, lui aussi, un troisième, le troisième de trois frères, avec cette particularité que ses deux aînés ont été deux ébauches ‘ratées’ de lui-même. Le texte intitulé ‘La conception de Cûchulainn’ (E. Windisch, Irische Texte, I, 1880, p. 138-140: deuxième version) raconte ainsi cette difficile naissance, ou plutôt cette difficile incarnation du dieu Lug: 1°/. Dechtire met au monde un premier garçon, qui meurt très vite; 2°/. Au retour des funérailles, en buvant, elle avale une ‘petite bête’ qu’un songe lui révèle être le même que l’enfant qu’elle a perdu, une seconde forme de Lug, mais elle vomit aussitôt ce germe; 3°/. enfin, de son mari, elle conçoit une troisième forme du même être, Setanta, qui prendra plus tard le nom Cûchulainn, ‘le Chien de Culan’ , et inaugurera sa carrière héroîque par le combat contre les trois fils de Necht. D’où l’expression du récit irlandais: “et il était le fils de ces trois années” (ocus ba he mac na teoru mbliadainn in sin). Quelqu’en [40] soit le sens, la formule ‘le troisième tue le triple (ou les trois)’ (Aspects…, p. 28) est donc générale dans les traditions irlandaise, romaine, iranienne et indienne considérées.

* * *

En second lieu, il est intéressant de confronter, dans les quatre sociétés, le destin du ‘troisième’ après qu’il a commis le meurtre.

Dans la conduite de Cûchulainn, il n’y a rien qui ressemble à un péché: l’état de ferg, dangereux pour ‘sa’ société, est la suite psycho-physiologique, d’ailleurs souhaitée pourvu qu’elle devienne contrôlable, de l’exploit et ne relève que d’une médication modératrice, non d’une expiation, ni même d’une purification.

Avec Horace, le péché apparaît, dans des conditions longuement, trop longuement analysées dans mon livre de 1942. Péché excusable, effet de la ferocitas qui est comme l’envers, non souhaité dans la Rome classique, mais inévitable, de la virtus qui a permis l’exploit. Péché cependant, parce que ne coincidant pas avec l’exploit, mais commis après l’exploit, à un moment où le héros avait le minimum de liberté nécessaire pour choisir, pour s’abandonner ou pour résister à l’entraînement de la ferocitas. Péché donc, ou plutôt, en langage romain, crime, passible d’un jugement et d’un chatiment, lui-même transformé en expiation. Tel est du moins l’état de la légende. Le rite du Tigillum Sororium, avec sa date (calendes d’octobre), avec sa répétition annuelle pendant, semble-t-il, des siècles (et au compte de l’Etat après l’extinction des Horatii), suggère autre chose: par delà la légende du jeune Horace, mythe étiologique de la cérémonie, ce devait être, chaque année, une purification de l’armée rentrant de la campagne guerrière; et, comme chaque soldat n’avait pas tué sa soeur, ce devait être, globalement, la purification des violences inhérentes à la guerre, violences bonnes, nécessaires, mais comportant souillure, soit par leur nature même (tuer l’ennemi), soit par les excès seconds qui n’avaient guère pu ne pas les accompagner.

Avec le Trita indien, dans le mythe comme dans le rite correspondant, il y a aussi péché, et de la même forme que celle que suggère le rite romain: le péché est inhérent au meurtre-bienfait. Dans le mythe, Trita tue pour le compte et par ordre d’Indra, ou bien aide Indra à tuer le monstre Tricéphale, et ce meurtre, absolument nécessaire au salut du monde, est bon; mais en même temps le Tricéphale est, suivant les variantes, soit simplement parent des dieux, soit, en outre, brahmane, en sorte que son meurtre est, objectivement, un [41] crime, et des plus graves, qui exige expiation; ‘bouc émissaire’ d’Indra, comme on a dit, Trita expiera donc, ou du moins imaginera une technique qui, partant de lui premier et à travers une série d’individus coupables d’autres fautes, fera passer la souillure dans un dernier, qui expiera vraiment. Dans le rite, Trita est toujours le spécialiste de l’expiation et le péché à expier est encore inhérent à la bonne action, à l’oeuvre pie, mais ce n’est plus en matière guerrière: ici, la bonne action accomplie est le sacrifice animal, nécessaire lui aussi à la vie des dieux et à l’entente des hommes et des dieux, mais, en tant que meurtre, coupable; l’envers de tout sacrifice de boeuf ou de mouton, par le sang versé, est une souillure; Trita la prend sur lui et, dans les mêmes conditions que dans le mythe, en assure l’expiation sans pâtir lui-même.

L’Iran zoroastrien présente un autre tableau, et c’est la donnée nouvelle que j’ajoute ici au dossier. Eglise militante et doctrine moralisante, le zoroastrisme est à la fois féroce contre les démons et impérieux en ce qui concerne le bon traitement de l’animal domestique, du bovin en particulier. Le meurtre d’un démon, quel qu’il soit, ne peut donc comporter de souillure, alors que le meurtre d’un animal domestique, quelles qu’en soient la forme et l’occasion, (le sacrifice sanglant, en principe, n’existe plus), est un crime, n’est qu’un crime. L’ambiguité qui se remarque aussi bien à Rome que dans l’Inde védique ne pouvait donc subsister, et n’a pas subsisté. La solution imaginée est remarquable. Le dossier traditionnel, si l’on peut dire, a été coupé en deux, distribué sur deux personnages: le meurtre du Tricéphale, bon sans réserve, a été mis à l’actif d’un héros dont le nom dérive de Өrita, Өraētaona (le Feridūn de l’épopée persane) et ne comporte pas d’expiation; le meurtre du bovin est resté au compte de Өrita (Srît, Srîtô, dans les textes pahlevis), mais à son passif, comme crime que la mort seule peut expier; exactement, Srit est contraint, par ordre du roi, à commettre ce meurtre qui n’a plus aucune excuse, aucun aspect sacré, et, à la place du roi, il l’expie sans rémission. Voici le résumé de cette histoire, telle qu’on la lit dans Zat Sprām XII, 8-23 ( = E. W. West, Pahlavi Texts, V, 1897, p. 135-138; Cf. Dēnkart, VII, 2, 62-66 = West, ibid., p. 31-33, résumant un Nask perdu de l’Avesta; dans les parties conservées de l’Avesta, Өrita n’est nommé qu’une fois, comme guérisseur; v. Aspects, p. 39);

Il y avait, sur les confins de l’Iran et du Turan, un boeuf merveilleux: chaque fois qu’une contestation de frontière éclatait entre les deux peuples, il indiquait la véritable ligne. Gêné dans ses ambitions conquérantes par ce témoin du droit, le roi iranien Kaî Ûs, roi excessif des temps fabuleux dont on connait bien d’autres mauvaises actions, décide de le supprimer et désigne pour cette mission un de ses officiers nommé Srit (Srîtô), ‘le septième de sept frères’ [cette précision étant la trace d’une valeur ordinale du nom, dans un état de [42] langue où Srit ne rappelait plus le nombre ‘trois’ ]. Quand Srit arrive devant le boeuf, celui-ci lui parle: si Srit le tue, le prophète de l’avenir, Zoroastre, dénoncera son crime et la détresse de son âme sera extrême. Perplexe, Srit revient trouver le roi pour se faire confirmer l’ordre, nous dirions: pour se faire couvrir. Le roi confirme, l’officier repart et, cette fois, tue le boeuf. Mais le remords l’envahit et, à son retour, il demande au roi de le tuer “pour mettre un terme à son trouble”. Le dialogue est intéressant:

- Pourquoi te tuerais-je, dit le roi, puisque ce n’est pas toi qui l’as voulu?

- Si tu ne me tues pas, répond l’officier, c’est moi qui te tuerai.

- Ne me tue pas, car je suis le monarque du monde!

Mais Srit insiste tellement que le roi finit par dire: “Va à tel fourré; il y a là une sorcière en forme de chien, elle te tuera.” Srit va au fourré, voit la sorcière. Quand il la frappe, elle se dédouble, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elles soient un millier. Et cette armée le tue.

Srit est ainsi, avec issue fatale, le ‘bouc émissaire’ de son roi, comme son homogène indien Trita, avec issue heureuse, est le ‘bouc émissaire’ de son chien (“Indra fut à coup sûr libre [du péché] parce qu’il est dieu”, dit le Çatapatha Brâhmana I, 2, 3, 2); mais, cette fois, le meurtre n’est qu’un crime.

* * *

On peut ainsi suivre, orientées diversement par quatre champs idéologiques, les transformations - au sens mathématique et lévi-straussien du mot - d’un souci tôt apparu dans l’humanité et qui avait donné lieu à une formule chez les Indo-Européens: se débarrasser des suites fâcheuses d’une violence nécessaire.

Mars 1967.

Notes

1. Lecture de Tite-Live: chap. IV de Horace et les Curiaces (1942). Appendice: extraits de ‘Aspects de la fonction guerrière chez les Indo-Européens’ (1956). ‘Les Transformations du Troisième du triple’: texte inédit (mars 1967).

2. Les documents sur le Serpent à trois têtes de la Colombie britannique utilisés ici sont: BELLA COOLA: F. Boas, ‘The mythology of the Bella-Coola Indiens’, dans The Jesup North Pacific Expedition, I, 1900, pp. 28, 44-45; - KWAKIUTL: F. Boas, ‘Report of the sixtieth meeting of the British association for the advancement of science’, Londres, 1891, p. 619 ; Id., ‘Indianische Sagen von der Nord-Pacifischen Küste Amerikas’, Berlin, 1895, p. 160; Id., ‘The social organisation and the secret societies of the Kwakiutl Indiana’, Washington, 1897, pp. 370-374, 482, 514, 713; Boas et Hunt, Kwakiutl texts, I, The Jesup Expedition ..., III, 1905, pp. 60-63; Id., Kwakiutl texts, II, The Jesup Expedition, X, 1, 1905-1908: pp. 103-113, 192-207; - UTAMQT, SQUAMISH, COMOX: F. Boas, ‘Indianische Sagen von der Nord-Pacifischen Küste Amerikas, Berlin, 1895, pp. 56-61, 65-68; J. Teit, ‘Mythology of the Thomp¬son Indians’, The Jesup Expedition …, VIII, 2, 1913, p. 269).

3. Paragraphe supprimé par G. Dumézil.

4. Maintenant, La Religion romaine archaïque, 1966, pp. 251, 265-271.