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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Le fantasme dans ‘On bat un enfant’1

Contents

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Comme il arrive souvent dans le cas d’oeuvres freudiennes, il semble qu’il faille leur appliquer la technique d’interprétation que Freud lui-même propose, pour en tirer le plus grand fruit. C’est le cas d’ ‘On bat un enfant’ dont le sous-titre: ‘Contribution à l’étude de l’origine des perversions sexuelles’, est sûrement de plus de poids dans la pensée de Freud. Il ne fait aucun doute que dans le projet manifeste de l’auteur le fantasme de fustigation n’est exposé et détaillé que dans le but de fournir un exemple à propos de la perversion, véritable centre d’intérêt. Nous voudrions justement décentrer le propos, déplacer le projecteur et le focaliser sur une séquence précise du champ théorique que Freud travaille; bref, faire comme si le problème du fantasme, au niveau du projet latent, était à travers ce texte abordé pour lui-même.

Mais avant d’aller dans cette direction, il nous faut noter une ambiguïté du concept de fantasme, génératrice de malentendus qui ne peuvent qu’empêcher la lecture de ce texte et provoquent dans sa reprise toutes sortes de projections indues.

Dans l’élaboration la plus élaborée qui en ait été donnée2, le fantasme apparaît d’abord comme inscrit dans la structure particulière d’une névrose individuelle et donc comme lié à l’histoire d’un corps ou à certaines parties significatives de ce corps. Il semble ensuite que l’on puisse induire de la description de nombreux fantasmes individuels que la verbalisation du fantasme a lieu suivant une structure binaire où deux termes (sujet et complément) sont articulés par une scansion. Ne serait-ce point justement ce que nous suggère Freud à travers un titre si évocateur que l’on pourrait facilement considérer comme le patron de tous les fantasmes, comme un véritable schéma linguistique?

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Eh bien! C’est là que gît le malentendu. D’abord, parce que le corps de l’enfant n’est pas détaillé. Dans ce texte, c’est sans doute sur le derrière que l’enfant est battu; pourtant dans L’homme aux rats et dans L’homme aux loups, il semble que, ce même fantasme se spécifiant, l’enfant soit battu ailleurs, sur le pénis par exemple. Il ne s’agit donc pas du fantasme d’une névrose individuelle, mais de la présentation métaphorique d’un fantasme fondamental; en l’occurrence, comme nous le verrons plus loin, un fantasme de castration dont le rôle est d’exprimer l’origine de la différence des sexes.

Mais de plus, le titre lui-même est mal traduit; il faut simplement lire: “Un enfant est battu”. Ce qui empêche, le troisième terme manquant, cette liberté dans les substitutions par laquelle on caractérise la verbalisation d’un fantasme individuel, outre cet ancrage précis au corps et à des signifiants flottants pris dans les registres du ‘vu’ ou de ‘l’entendu’ .

Il nous faudra donc, à la lumière de ce texte de Freud, aller à rebours d’élaborations récentes, et reposer le problème de l’articulation d’un fantasme individuel, tel qu’il a été décrit sur un des trois fantasmes originels (de scène primitive, de séduction, de castration), et surtout celui de la nécessité ou non de cette articulation. Tel est l’horizon sous lequel se déploiera notre analyse.

I.

Qu’il s’agisse d’un fantasme fondamental, la lecture de la première phrase du texte, si dans le domaine qui nous occupe l’induction est fondée, suffit à nous en convaincre: “Il est surprenant de voir combien souvent des gens qui viennent en analyse pour le traitement d’une hystérie ou d’une névrose obsessionnelle, reconnaissent avoir entretenu le fantasme: un enfant est battu. Très probablement il s’en rencontre des exemples encore plus fréquents chez toute une série de personnes qui n’ont pas été obligées de se soumettre à l’analyse pour un trouble trop manifeste”. (p. 179 de la standard edition, Tome XVII, idem pour la suite).

Donc ce fantasme, malgré l’intention primitive de Freud, n’est pas seulement caractéristique du pervers, mais aussi est commun à tous les cas possibles de névrose. Freud travaille en effet sur un matériel composé de six cas: quatre femmes et deux hommes [75] (L’homme aux loups que Freud suit encore à la même époque en serait un troisième) et il ajoute qu’il en a d’autres dans sa manche “où l’investigation n’a pas été poussée aussi loin”. (p. 191).

En tous les cas ce fantasme est présenté comme une “occurrence typique” d’un espèce si commune que Freud se demande tout de même s’il ne généralise pas indûment (vu l’exiguïté de son matériel statistique) et s’il n’isole pas trop son objet du champ où il s’inscrit. Ce qui l’amène à écrire, tout en faisant suivre et précéder cette phrase de formules atténuantes et dubitatives: “L’analyste est obligé de reconnaître que, pour une grande part, ces fantasmes subsistent indépendamment du reste du contenu de la névrose et ne trouvent pas leur place propre dans sa structure.” (p. 183).

On peut justement contrôler cette affirmation, qui importe grandement à notre propos, dans L’homme aux loups, où le fantasme de fustigation est cité à plusieurs reprises (Cf. p. 339 de la traduction française et passim), mais vient parmi d’autres manifestations pathologiques plus directement liées au noeud de la névrose.

Néanmoins dans ce dernier texte, Freud nous parait beaucoup moins libre face à sa matière, empêtré qu’il est dans le problème de la réalité ou non de la ‘scène’ traumatisante.

II

Au contraire dans On bat un enfant, c’est le fantasme qui est la seule réalité, ou plutôt, il semble que le fantasme ait un statut de réalité propre, différent aussi bien du Réel que de l’Imaginaire (bien que l’allemand ne dispose que d’un seul terme pour désigner le fantasmatique et l’imaginaire; mais nous verrons que la thèse s’étaye sur la description de mécanismes différents et non sur une distinction d’ordre purement sémantique).

A - Pour-ce qui est de l’Imaginaire d’abord, Freud remarque sous la formulation consciente: “un enfant est battu”, l’influence d’une phase antérieure qui reste inconsciente et qui peut aller jusqu’à agir sur le ‘caractère’ , par exemple être à la base et au centre d’une paranoïa; il écrit en effet: “Les personnes qui laissent un pareil fantasme proliférer en elles, développent une sensibilité et une irritabilité toutes particulières à l’égard des personnes qu’elles peuvent ranger dans la série des pères et de ses substituts; elles courent au devant des offenses provenant de telles personnes et assurent ainsi à leurs préjudice et dépens, la réalisation de la situation imaginée, c’est-à-dire, d’être battues par le père ... Je ne serais pas étonné s’il était [76] un jour possible de prouver que ce même fantasme est à la base de la folie paranoïaque des quérulants.” (p. 195).

Le fantasme, chez ces malades qui veulent “réaliser la situation imaginée” d’être battus, structure donc la réalité imaginaire elle-même, qui vient se superposer à la réalité réelle donnant matière à l’interprétation imaginaire. Ainsi le Réel fournit ses éléments à “l’ingrédient imaginaire”3 qui est à son tour repris par un “liant structural” (ibid.) qui n’est pas du même ordre. Le noyau dur du fantasme est donc à rattacher à un registre sous-jacent à celui de l’imaginaire.

B - Pour définir cette ‘réalité’ du fantasme par rapport au Réel lui-même, il nous faut maintenant décrire la découverte la plus originale de ce texte: Le fantasme a lui-même une histoire qui permet d’expliquer certaines permutations4 essentielles au sein de sa structure.

Parler de réalité chez Freud, c’est immédiatement situer dans le temps, et donc affronter des problèmes de genèse. Les fantasmes de fustigation, on pouvait s’y attendre, n’apparaissent en l’occurrence qu’à la fin de la période oedipienne ou après elle; aussi Freud émet-il l’hypothèse qu’ils représentent à ce stade non “une manifestation initiale, mais un aboutissement.” Pour étayer cette interprétation, Freud commence par faire avec soin et finesse une anamnèse dans le style classique. Je cite de façon cursive p. 179 et 180: “On peut établir avec certitude que les premiers fantasmes de cet ordre ont été entretenus très tôt, certainement avant l’âge scolaire et pas plus tard que la cinquième ou la sixième année ... Après la période où l’on est battu, les fantasmes de fustigation puisent de nouvelles incitations dans la lecture de livres presque toujours les mêmes dans le milieu de mes patients (Bibliothèque rose, La case de l’oncle Tom, etc. - les malheurs de Sophie et en général les livres de la Comtesse de Ségur sont dits, en note, être les plus répandus…..) L’imagination de l’enfant entre en compétition avec ces récits et se met à inventer toutes sortes de situations et de systèmes où des enfants étaient soit battus, soit punis pour leur méchanceté et leurs mauvaises habitudes ... Les sujets qui m’apportaient des matériaux cliniques tels que ceux étudiés par nous avaient été en général rarement battus durant leur enfance, ou tout au moins leur éducation n’avait pas été faite à coup de triques. Mais chacun avait dû prendre contact avec la force supérieure des parents ou des éducateurs ...”

[77]

Ce passage qui met en place l’objet de l’article, montre d’une part combien le fantasme dans sa première formulation est peu lié au réel et, d’autre part, combien “l’ingrédient imaginaire” apparaît comme déjà structuré par le fantasme sous-jacent, puisque la rêverie diurne est présentée comme indissociable du fantasme inconscient. Jusque là, rien de nouveau pour nous.

Or la vraie histoire du fantasme commence justement avant cette période que nous appellerons dorénavant ‘phase C’ , puisque ce dernier état du fantasme est précédé par deux phases mises à jour dans l’analyse et nettement élucidées.

C’est évidemment à propos de la phase la plus reculée que le problème des rapports du fantasme à la réalité se pose, la phase B étant toujours reconstruite dans l’analyse et relevant plutôt du registre de la vérité que de celui de la réalité. Quant à la phase A, elle n’est mise à jour que chez les filles qui presentent - nous verrons pourquoi - la forme classique du fantasme. Néanmoins, Freud ne désespère pas de retrouver cette phase préliminaire (de nature sadique) chez le garçon aussi, “car, dit-il, je reconnais la possibilité de types plus compliqués que celui qui est envisagé ici.”

Quoiqu’il en soit, dans cette phase A, l’enfant battu n’est jamais l’auteur du fantasme, c’est toujours quelqu’un d’autre, le plus souvent un frère ou une soeur; il n’y a donc pas de relation constante entre le sexe du patient et celui de l’enfant battu: Le fantasme n’est donc certainement pas masochiste. Il serait tentant de le présenter comme sadique, mais, remarque Freud, on ne peut négliger le fait que l’enfant produisant le fantasme n’est jamais le batteur; c’est toujours un adulte indéterminé qui est ensuite nettement reconnu comme le père de la petite fille.

Freud conclut à une expression du fantasme sous la forme: “Mon père bat l’enfant que j’ai pris en haine”, mais il se demande tout de suite si: “les caractéristiques du fantasme peuvent déjà être attribuées à ce premier état de ce qui sera le fantasme de fustigation. Peut-être s’agit-il plutôt du souvenir de spectacles analogues dont on a été le témoin, ou de désirs surgis à propos d’éléments divers.” (p. 185).

Il a beau ajouter que ces doutes sont de peu d’importance; pour nous, ces scrupules dessinent en clair la nécessité, pour le moins, d’inscrire le fantasme dans ‘l’ordre signifiant’ , l’espace où il s’inscrit étant supposé distinct et premier par rapport à ceux où viennent s’inscrire ou s’exprimer souvenirs et désirs. De plus, dans l’interprétation de cette première phase, Freud explique très simplement l’origine de la connection signifiante entre haïr et battre: “On [78] apprend vite qu’être battu, même si cela ne fait pas très mal, signifie qu’on est privé d’amour ou humilié … C’est pourquoi l’idée que le père bat cet enfant haï, est agréable, indépendamment du fait de l’avoir vu le faire effectivement”. (p. 187).

Cette absence du ‘vu’ montre bien que c’est l’ordre signifiant que Freud assigne comme espace au fantasme, malgré la naïveté apparente du ton. Mais l’argument décisif est le suivant: c’est le verbe (battre) qui permet cette assignation. Il est en effet le noyau le plus dur du fantasme et c’est lui qui en supporte tous la mise en scène. A travers les permutations des différentes phases que nous allons étudier, le verbe battre demeure à sa place, inchangé. Et il semble que l’on puisse généraliser et que ce soit le cas pour tout fantasme: à son noeud, il y aurait un verbe, comme signifiant d’un “mouvement plaisant ou déplaisant au corps”.5 Etre battu, inutile de la souligner, est une expérience corporelle éprouvée par l’enfant, et il se pourrait bien, plus généralement, que “battre” signifie pour lui “baiser”, puisqu’en tout cas il ne dispose pas de mot qui rende compte d’une relation strictement amoureuse et que c’est bien de cela qu’il s’agit.

III

Le moment est venu de se demander quel statut Freud accorde dans notre texte à la verbalisation du fantasme. Si en effet aucun sort n’est fait ici à ‘l’entendu’ , Freud emploie à plusieurs reprises le concept de verbalisation (que j’ai trouvé en anglais exprimé par le terme ‘wording’ ). Dans ce contexte et pour étayer notre interprétation précédente (battre-baiser), Freud remarque à propos du mystère que représente pour l’enfant l’acte sexuel, que l’intimité entre parents est pensée dans des relations d’un autre ordre, comme dormir ensemble, se débarrasser en présence de l’autre, etc. Et il ajoute: “Un matériel de cette espèce peut être plus facilement appréhendé en images verbales, que le mystère attaché aux parties génitales” (p. 188).

La verbalisation est donc ici une forme simple de transposition qui n’implique au départ aucune imbrication dans un procès de défense du moi. Il ne s’agit de rien de plus que de l’expression verbale de signifiants déjà connus et immédiatement interprétables où entre [79] en jeu une sorte ‘d’élaboration secondaire’ au niveau du vocabulaire dont dispose ou plutôt dont manque le sujet. Y a-t-il néanmoins à partir des différentes ‘verbalisations’ du fantasme de fustigation (suivant ses ‘phases’ ) un terrain sur lequel on pourrait bâtir une grammaire générale du fantasme?

Nous ne le croyons pas, mais nous allons tenter de voir tout ce qu’on peut tirer en ce sens, au moins pour déterminer dans quelle mesure on fait dire à Freud à partir de ce texte des choses qu’il n’y dit point.

Dans la phase C d’abord, la forme syntaxique est le passif, et non un verbe à l’actif précédé d’un sujet neutre (et interchangeable) comme on a trop rapidement traduit (ou déduit). De la forme: un enfant est battu, on ne peut déduire qu’une chose: l’absence du sujet de l’action, alors que l’objet est spécifié: l’enfant. On peut encore supposer que le batteur sera le père, en tirant ce mot de la définition sémantique de l’enfant comme être engendré et en autonomisant les mots du fantasme comme un langage sans parole, dont il faut tout tirer.

C’est ce que ne fait pas Freud qui se permet de forger une fiction linguistique pour donner un support verbal à la réalité du processus de déplacement qu’il a constaté dans le passage de la phase A à la phase C. Il écrit en effet: “Il semble que dans la phrase: ‘Mon père bat l’enfant, il n’aime que moi’, tout se passe comme si l’accent avait été reporté en arrière sur la première partie, la seconde ayant subi le refoulement” (p. 190).

Or cette habile présentation vise, si l’on se réfère au contexte, à montrer surtout comment le fantasme de la phase C est sadique dans sa forme et masochiste pour la satisfaction qui en dérive, mais non point à élucider quelque sédimentation verbale. Au contraire, le passage de la phase A à la phase B, décrit de façon plus génétique, offre quelque prise aux spéculations linguistiques. Cette phase B qui est essentiellement masochiste, est d’ailleurs reconstruite dans l’analyse, mais Freud souligne à son propos le passage de l’actif au passif; c’est lui en effet qui inclut la deuxième séquence de cette nouvelle verbalisation dans des parenthèses: “Mon père me bat, (je suis battu par mon père)”; et le refoulement travaillant plus spécialement sur cette dernière séquence, donnera le monolithique: “un enfant est battu”.

Or si ce matériel permet de dire des choses intéressantes sur la fonction du passif dans la langue, il apporte peu de chose à l’investigation portant sur le fantasme lui-même; celle-ci serait peut-être avancée, si, par exemple, le masculin ou le féminin (du [80] sujet ou du complément) étaient exprimés de quelque façon sur le morphème du verbe battre, mais ce n’est pas le cas, et la permutation la plus complexe, celle qui dans le cas du garçon fait passer de: “je suis aimé par mon père”, à: “je suis battu par ma mère”, ne peut en aucune façon, à notre connaissance, être formalisée à l’aide d’un schéma linguistique.

Mais surtout rien ne permet de dire qu’il y ait quelque rapport à établir entre le sujet, ou plutôt l’auteur du fantasme et le sujet grammatical de sa verbalisation (toujours l’enfant comme sujet passif), (entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé), car dans les permutations mises à jour, il ne s’agit ni de transformation métonymique par ‘contiguïté’ , ni de transformation métaphorique par ‘similarité’ , ce qui nous a fait justement employer le terme de permutation, plus neutre par rapport aux connotations linguistiques. Et pour clore le débat sans le fermer, pourquoi ne pas rappeler, ce qui nous ramènerait au texte, que Freud ne travaille pas, ici du moins, sur des ‘signifiants’ linguistiques, mais sur des ‘représentations’ ?

IV

Les trois voies suivies jusqu’ici: Place d’ “un enfant est battu”, dans une typologie du fantasme-Statut de réalité du fantasme-Possibilité d’en construire une grammaire-, tout en montrant l’originalité et l’importance du texte dans l’oeuvre de Freud, nous ont surtout permis, en une réflexion critique de pointer ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas faire dire à cet auteur, uniquement par souci de bonne politique, afin de souligner la différence qu’implique chacune de ses reprises.

Nous voudrions nous engager maintenant dans une voie plus positive où il nous faudra peut-être davantage suivre Freud que reprendre son texte en fonction de ce qu’est devenue la théorie, après lui. Son regard est en effet des plus neufs quand il déroule ce qu’il n’est pas abusif d’appeler une archéologie du fantasme; il écrit dès le début du texte: “Une application systématique de l’analyse montre que ces fantasmes de fustigation ont un développement historique qui est rien moins que simple, et au cours duquel ils sont modifiés à bien des égards plus d’une fois - tant dans leur rapport avec le sujet que dans leur objet, leur contenu et leur signification.” (p. 184). Par ‘contenu’ , je crois qu’il faut entendre dans cette phrase la manifestation clinique dont le fantasme n’est qu’un symptôme; par [81] ‘objet’ , la personne ou plutôt le sexe du sujet battu dans le fantasme; par ‘signification’ , la connexion établie par le sujet entre battre et aimer ou haïr. Du moins ces traductions me permettront-elles d’organiser ma lecture suivant différents parcours qui finiront par dessiner un réseau où le terme d’archéologie trouvera sa place et sa fonction.

A. Le ‘contenu’ du fantasme: au seuil de ‘l’archéologie’ .

Le contenu est ce que le fantasme de fustigation présente de plus concret ou de plus apparent; dans ce passage d’une importance théorique non négligeable Freud emploie à son propos le terme de cicatrice: “Ce qui reste du Complexe d’Oedipe dans l’inconscient représente la disposition à la névrose ultérieure de l’adulte, le fantasme de fustigation, ainsi que d’autres fixations perverses analogues, ne seraient alors eux aussi que des résidus du complexe oedipien, pour ainsi dire des cicatrices que laisse après lui le complexe révolu ...” (p. 193).

Partons donc de cette définition du fantasme comme ‘cicatrice’ de l’oedipe, tout en notant que Freud l’assimile tout de suite à une fixation perverse, car son but explicite, ne l’oublions pas, est de déterminer l’étiologie des perversions. Or si nous opérons ce décentrement qui met le fantasme au point focal et laisse la perversion dans le flou de la marge, il apparaît que ce terme de cicatrice prend un sens moins métaphorique: Sous les cicatrices de l’Oedipe, il y aura la cicatrice de la castration. Et on peut alors relire le texte et constater que le fantasme de fustigation ne s’origine pas, comme la citation précédente pouvait le laisser prévoir, dans la haine pour la mère ou l’affection surcompensatoire à son égard, mais dans la haine pour ceux avec lesquels il faut partager l’affection du père.

Allons plus loin: Si l’on n’avait que la perversion et son rapport au complexe d’Oedipe comme échelle de référence, l’on devrait logiquement s’attendre à rencontrer la situation contraire chez le petit garçon (haine pour ceux avec lesquels il faut partager l’affection de la mère). Or il n’en est rien; et ce n’est peut-être pas un hasard si Freud n’arrive pas à retrouver chez le garçon une phase A équivalente à celle des filles. C’est d’ailleurs uniquement par souci de clarté qu’il ne parle au début que du fantasme féminin qui présente la forme classique; car, après un développement déjà assez long, il est obligé de constater qu’il n’y a point correspondance, et, tout en pointant le lieu qui pose le fantasme dans son unité de ‘contenu’ (“dans les deux cas, le fantasme de fustigation a son origine dans un attachement incestueux au père” - en italique dans le texte de Freud) il découvre ce point d’où le fantasme névrotique se distingue du fantasme pervers: “Dans le cas de la fille, le fantasme inconscient masochiste [82] part de l’attitude oedipienne normale; dans celui du garçon, il provient d’une attitude inverse, dans laquelle le père est pris pour objet d’amour.” (p. 199).

Le fantasme a donc suivant le sexe de son auteur un ‘contenu’ différent, c’est-à-dire, qu’il suppose un trouble de structure différente. Mais à ce niveau, il n’y a de ‘modification’ qu’horizontale, et il est encore difficile de parler de ‘développement historique’ du fantasme. C’est que ce premier parcours nous permet seulement de voir que le fantasme de fustigation a pour socle le ‘fantasme fondamental’ de castration, ou que la “cicatrice” d’être battu s’origine dans la structure posée par la différence des sexes.

Au niveau du ‘contenu’ , nous sommes donc au seuil de ‘l’archéologie’ ; nous avons dégagé cette nappe sous-jacente qui va maintenant nous permettre d’en retracer les arêtes.

B. ‘L’objet’ du fantasme: de la doxologie à l’archéologie.

Nous avons dit que par objet nous entendrions la qualité de la personne battue dans le fantasme. Or son auteur a là-dessus des opinions qui forment un champ où l’analyse décrit des pleins et des vides, permet de constater des continuités et des coupures. C’est justement en ébranlant cette doxologie du sujet que l’on accède à l’archéologie qui permet de penser les coupures en une succession de phases. C’est très exactement ce que fait Freud à travers ce texte.

Il laisse d’abord son patient remplir le champ qu’il a isolé. Il écoute en quoi consiste le fantasme qu’il a pointé, note qu’il est confessé avec beaucoup de réticence, qu’il a au départ une formulation monolithique et qu’il est impossible de savoir qui est battu et surtout si c’est le sujet ou quelqu’un d’autre. Mais ce sujet confesse que c’est à lui que revient la responsabilité des substitutions dans la rêverie diurne, ainsi que la reproduction de ce même fantasme depuis une époque à déterminer. Dès lors cette époque pourra être située comme la phase terminale à partir de laquelle les substitutions doivent être repérées et analysées suivant une combinatoire fixe. Ce sont en effet toujours des substituts du père (ou de la mère chez le garçon) qui sont les batteurs, et un nombre indéfini de garçons qui sont battus (chez les filles). Freud remarque aussi que dans les fantasmes les plus raffinés, il s’agit seulement d’une humiliation ou d’une punition.

Tout cela qui est indispensable nous laisse au niveau de la doxologie. C’est alors que Freud constate que le ‘contenu’ diffère suivant le sexe de l’auteur du fantasme. Et nous avons vu comment [83] on peut le rapporter à un socle archéologique: le complexe de castration. Mais surtout il se trouve que l’analyse, poussée le plus loin possible, met à jour des coupures: les personnages du drame changent de sexe. Chaque coupure permet de distinguer deux phases: nous sommes passés au niveau de l’archéologie.

Le socle en était constitué par la structure impliquée par la différence des sexes. Or ne voilà-t-il pas que l’enfant, le père et la mère, seuls acteurs du scénario, se mettent à changer de sexe, comme si au niveau du fantasme ils n’étaient pas des objets séparés de l’ordre signifiant, mais des signifiants premiers encore non clivés.

Voyons ce qu’il en est. Freud remarque que le fantasme peut chez les femmes être reconstruit dans l’analyse suivant une forme qui montre la fille battue par son père, alors que dans la phase C, jugée maintenant postérieure, ce sont toujours des garçons qui sont battus. Il n’y a donc plus seulement substitution de personne, mais changement de sexe: il y a une coupure, et nous pouvons poser une phase B, antérieure.

Mais il faut maintenant expliquer le passage de B en C, retrouver la nécessité de cette permutation. Freud rejette aussi bien l’interprétation par la rivalité des sexes que celle mettant en rapport la coupure entre B et C avec celle entre A et B, il faudrait alors supposer que l’enfant jalousé par sa soeur et battu par le père était de sexe masculin et considérer la phase C comme un retour du refoulé de la phase A. Freud s’en tient à l’explication classique de Van Ophuijsen et préfère retrouver ici une manifestation typique du “complexe de virilité”: “En se détournant de l’amour incestueux pour le père, conçu sur le mode génital les fillettes abandonnent facilement leur féminité.” (p. 199).

La permutation dans le cas des filles arrive donc à faire que le batteur et le battu soient de même sexe. Or chez le garçon nous savons que c’est ce qui a lieu dans la phase B qui est ici la phase initiale et qu’il s’agit évidemment de refouler: Dans la phase C le batteur et le battu seront donc de sexe différent. Ce n’est plus le père, mais la mère qui bat l’enfant. Et c’est en restant au plus près de l’état de chose décrit que Freud peut écrire: “Dans le cas de la fille, ce qui était à l’origine une situation masochiste passive est transformé aux fins du refoulement en une situation sadique dont le caractère sexuel est presque effacé. Dans le cas du garçon; la situation demeure masochiste et montre une plus grande ressemblance avec le fantasme originel avec sa signification génitale, puisqu’il y a une différence de sexe entre la personne du batteur et celle du battu.” (p. 199).

[84]

Le fantasme a donc bel et bien un destin archéologique - et non seulement historique - puisque nous avons affaire à un mixte temporel-intemporel où le rapport à l’origine n’est point pensé en terme de cause à effet, mais en terme de ressemblance et difference.6

Mais de plus le recours à ‘l’objet’ nous permet de mieux voir la distinction à faire entre fantasme névrotique et fantasme pervers. Il n’est pas inutile de noter à ce propos l’étonnement de Freud devant ce fait que la phase B soit restée consciente chez un de ses patients. Le pervers en effet ne refoule pas son fantasme, mais se met en demeure de confondre l’objet avec la signification qu’il a prise, puis de jouer de cette confusion. Dans le fantasme d’être battu, par exemple, l’attitude du garçon est nettement homosexuelle et féminine; or la phase C a ceci d’étrange que le garçon garde une attitude féminine, sans faire de choix objectal homosexuel, puisque la personne qui bat est la mère ou un de ses substituts. En fait, poussant plus loin l’analyse, Freud écrit: “Le garçon sent à la manière d’une femme dans ses fantasmes conscients et dote les fustigeuses de qualités et d’attributs virils” (p. 199).

[85]

Le fantasme du pervers est donc aussi nettement structuré que le fantasme du névrosé, mais il laisse plus de jeu dans les permutations dans la mesure où l’objet est complètement coiffé par la signification, devenant, pour ainsi dire, un signifiant à la disposition du sujet.

C. La ‘signification’ du fantasme: le ‘sujet’ dans l’archéologie.

Le moment est venu d’amorcer notre troisième parcours dans le texte qui aura cette fois-ci pour point de référence la signification, c’est-à-dire la connection établie par le sujet entre battre et aimer ou haïr.

Il faut en effet un sujet au fantasme, ou plutôt le fantasme permet de voir quelle fonction est assignée au sujet que nous sommes maintenant en mesure de situer.

Si l’on prend les choses à leur niveau le plus humble, il importe de remarquer que le porteur du fantasme ne peut jamais se poser par rapport à celui-ci comme le sujet de la perception par rapport à l’objet perçu, dans la mesure où ce n’est pas sans plaisir que ce fantasme est entretenu, caressé et reproduit. D’ailleurs il accompagne tout particulièrement des scènes auto-érotiques masturbatoires, “d’abord provoquées volontairement, dit Freud, ensuite malgré les efforts du patient et avec les caractéristiques d’une obsession”. Dans le même sens, le spectacle de scènes réelles d’enfants battus provoque chez le sujet qui en a été le témoin, “un sentiment d’excitation qui était, souligne Freud, de caractère ambivalent, et dans lequel l’angoisse avait la plus large part.” Plus nettement encore, ce sujet, bien que totalement absent de la phase C des filles, est quand même bien obligé de reconnaître qu’il est sans doute “en train de regarder la scène”.

Tous ces faits sont des indices de la facture inconsciente du fantasme, inclus dans l’ordre signifiant qui exclut le sujet, pour peu qu’il soit investi par le désir. Aussi n’est-ce point un hasard, quand on remonte à ce qu’a pu être le premier état du fantasme, si le sujet est absent de la phase A (comme de la phase C). Freud remarque en effet: “l’enfant battu n’est jamais la patiente”, et plus loin: “ce n’est jamais la malade qui bat l’enfant dans le fantasme.” Or c’est bien sur cette double absence (le sujet n’étant ni le batteur ni le battu) que se bâtit le fantasme et la connection signifiante à ce niveau entre battre et haïr. C’est l’absence obligée du sujet qui ne peut se substituer à l’objet de son désir (ici le père), qui est significative, qui crée la signification.

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Mais cette position d’absence finit par engendrer un sentiment de culpabilité qui met le sujet de la partie, qui l’inclut à une place aussi nécessaire dans la chaîne signifiante qu’il a formée et qu’il supporte. Or cela ne va pas au niveau de la signification sans une modification notable. Si le sujet est présent dans la phase B, c’est comme enfant battu. Il y a donc passage de l’activité à la passivité, mais surtout le sujet a régressé dans l’inconscient d’une position génitale à une position sadique-anale.

C’est ce qu’exprime Freud dans ce langage de la surdétermination qui n’est autre en fait que le langage de la co-présence dans une même disposition archéologique où être battu soi-même continue de signifier être aimé; mais retournons au texte: “Mon père m’aime” était compris dans le sens génital; la régression en fait: “Mon père me bat (je suis battu par mon père)”. “Ce fait d’être battu constitue maintenant une rencontre de la conscience de culpabilité et de l’érotisme. Ce n’est pas seulement une punition pour le rapport génital interdit, mais aussi une compensation régressive de ce rapport; et c’est de cette dernière source que dérive l’excitation libidinale qui à partir de ce moment est attachée au fantasme et qui se manifeste dans des actes masturbatoires.” (p. 189).

Si l’on reste au plus près du texte, on voit en outre que le phénomène diachronique de la régression est mis en rapport avec la synchronie du signifiant où le rapport reste le même entre le père et l’enfant malgré la permutation des termes, malgré l’absence puis la présence du sujet dans la séquence du fantasme.

Mais en tous les cas, la coupure entre A et B qui est l’oeuvre de la Régression amène des changements notables, au niveau de la signification, puisque l’on passe nettement du registre génital au registre anal qui se spécifie ici en masochisme, alors que la coupure entre B et C qui est l’oeuvre du Refoulement amène les changements que nous avons vus, au niveau de l’objet, mais renoue, pour ce qui est de la signification, avec la phase A.

En effet nous avons vu comment Freud forgeait ce que nous avons appelé alors (Cf. p. 7) une “fiction linguistique” exprimant la phase A (“Mon père bat l’enfant, il n’aime que moi”), sur laquelle il faisait porter le refoulement qui par un mécanisme de déplacement ne laissait subsister que la première partie de la séquence (Mon père bat l’enfant). Cependant le tableau archéologique est maintenant à deux entrées, et, pour renouer avec A, le fantasme doit composer avec B. “Mon père bat l’enfant”, devient ainsi: “Un enfant est battu”, la forme passive exprimant ce passage par B, aussi bien que le retour en A. Freud, lui, décrit ce processus en termes énergétiques: “Son importance (au fantasme) réside en ce fait qu’il est chargé de l’investissement [87] libidinal de la partie refoulée (phase B), et en même temps de la conscience de culpabilité qu’implique le contenu (phase A)”.

Pour nous, il reviendrait au même de dire qu’il s’agit d’un schéma archéologique où des processus diachroniques (Régression) et synchronique (Refoulement) composent en une même disposition d’ensemble dont les phases se suivent et s’enclenchent sans se remplacer et s’occulter. La force qui entraîne les coupures est bien le désir, mais ces coupures ont lieu suivant les pointillés que dessinent la structure de base et la combinatoire de ses termes.

Le fantasme n’est donc plus seulement mixte dans sa composition (“ingrédient imaginaire” et “liant structural”), mais déjà, au niveau structural, dans la teneur de ses phases dont les significations sont opposées. Freud pointe cela nettement lorsqu’il remarque que “la deuxième phase continue d’opérer à travers la phase qui prend sa place”, laquelle “.... fait naître des activités de l’imagination qui d’une part développent le fantasme le long de la même voie et d’autre part le neutralisent à travers la compensation.” (p. 195).

Il nous reste à insister, comme fait Freud, sur l’importance de la phase B qui amène une transformation dans l’inconscient même, et interpréter cela en fonction du fait que le sujet, absent de la phase A comme de la phase C, s’introduit dans la chaîne signifiante par la séquence du fantasme où il est enfant battu. Et c’est cette présence du sujet en B qui fait prendre au fantasme la signification inverse.

Si maintenant nous déployions en quelque figure évolutive cette histoire du sujet dans le fantasme, nous serions amenés à constater la périodicité binaire de son rythme d’apparition, si bien qu’on pourrait supposer une phase D où le sujet serait obligatoirement présent et qui prendrait au niveau de la signification le contre-pied de la phase C, tout en renouant avec la phase B. Sans trop nous aventurer, nous pourrions par exemple retrouver le sujet dans le fantasme en tant, cette fois-ci, que batteur, et il faudrait supposer que battre son enfant serait inconsciemment ressenti comme une douleur, et ceci s’expliquerait par le fait que, l’enfant étant considéré comme une oeuvre vive et pour tout dire comme un substitut du phallus, le battre serait le haïr.

Et c’est Freud lui-même qui dans un retour sur la phase A des filles, restée jusque-là mystérieuse, nous suggère six ans plus tard dans ‘Quelques conséquences psychologiques de la distinction anatomique des sexes’ (1925), l’interprétation que nous avons ici déduite. Il vient de considérer que la jalousie “joue un plus grand rôle dans la vie mentale de la femme”, car elle représente un substitut par déplacement de l’envie du pénis; et il écrit: “Au temps ou je [88] n’avais pas encore pris connaissance de cette source de jalousie et où j’étudiais le fantasme: ‘Un enfant est battu’ qui est si courant chez les filles, je construisis une première phase où le fantasme avait pour signification qu’un autre enfant, un rival dont le sujet était jaloux, avait à être battu. Ce fantasme semble être un reste de la période phallique des filles. La particulière rigidité qui me frappa tellement dans la monotone formule ‘Un enfant est battu’ peut être probablement interprétée en un sens précis. L’enfant qui est battu ou caressé pourrait finalement n’être rien de plus ou de moins que le clitoris lui-même, si bien qu’à son niveau le plus bas cette affirmation contiendrait la confession d’une masturbation, qui est resté attaché au contenu de la formule ultérieurement, depuis le début de son entrée dans la phase phallique”. (SE. t. XIX - p. 254).

Par le biais de cette interprétation la phase D ne serait donc qu’une répétition après coup de la phase A, par laquelle le cercle du fantasme se boucle autour de ce noeud de la castration qui en est le centre.

Nous avons donc à partir du fantasme de fustigation reconnu la place assignée au sujet dans l’ordre signifiant. Or notre préoccupation initiale était de situer le sujet dans l’archéologie; et celle-ci en tant que système d’interprétation totalisant n’est pas purement et simplement assimilable à la chaîne signifiante dont tout ce que l’on peut dire, c’est qu’elle est intrinsèquement liée au sujet.

Or le sujet a aussi pour fonction d’être porteur de la barre du refoulement, et il est dans son évanescence quasiment accroché à la permanence irréductible de cette barre. De plus, nous savons que c’est dans la barre du sujet que le fantasme vient prendre place, cette barre étant comme la plaque sensible où l’inconscient, structuré comme un langage, communique avec l’ordre signifiant qui est le langage proprement dit. On peut donc assumer que les diverses phases dont le sujet est absent ou présent, se rapportent à une même archéologie où, bien que s’excluant l’une l’autre dans le conscient, elles continuent à agir l’une à travers l’autre de la façon que nous avons décrite.

V

Or, il faut l’avouer, ce texte de Freud concerne le refoulement autant que le fantasme, pour des raisons qu’il nous reste à élucider.

[89]

Freud dans ses descriptions du fantasme remarque, ou admet implicitement, que le refoulement entraîne une régression, ou du moins que ces deux processus sont liés. Ce fait m’apparaît comme le postulat permettant au fantasme de s’organiser et de se structurer suivant une archéologie, telle que nous sommes arrivés, après Freud, à en reconstituer les coupures, puis les phases.

Il faut dire cependant que ce postulat est caché et que ce dernier passage que nous allons citer longuement met davantage l’accent sur la différence entre les deux processus que sur leur liaison. Mais beaucoup d’autres indices laissent supposer qu’il y a un refoulement originaire du fantasme qui est générateur de la phase A et qui, étant antérieur à la régression, en constitue finalement le principal moteur. Je cite donc ce texte particulièrement remarquable: “Nous sommes pleinement justifiés à supposer que le refoulement n’affecte le fantasme inconscient originaire d’aucun grand changement. Tout ce qui est refoulé de la conscience ou remplacé en elle par quelque chose d’autre, reste intact et virtuellement opérant dans l’inconscient. L’effet de la régression à un stade antérieur de l’organisation sexuelle est tout différent. A son propos nous sommes amenés à croire que l’état des choses change dans l’inconscient aussi bien. Ainsi chez les deux sexes, le fantasme masochiste d’être battu par le père - bien qu’il n’en soit pas de même du fantasme passif d’être aimé de lui - continue à vivre dans l’inconscient, même après avoir été refoulé.” (p. 199).

Mais le refoulement originaire, en tant que barre du sujet constitutive de toute archéologie, est la condition de cette différence seconde entre un processus diachronique qui arrive à changer les choses dans l’inconscient intemporel lui-même, et le processus synchronique, garant de la différence et de la répétition, qu’est le refoulement proprement dit.

En tous les cas si le fantasme est rendu possible en son socle archéologique, comme ‘cicatrice de l’Oedipe’ , c’est bien à cause du refoulement. Et ce n’est point un hasard si Freud, à plusieurs reprises dans ce texte et explicitement pour finir, s’interroge sur son origine.

Il discute à cet effet les théories de Fliess (qu’il laisse dans l’anonymat) et d’Adler sur ce point; elles ont en commun, dit-il, “une sexualisation du processus de refoulement.” Or la théorie de Fliess qui fait du refoulé inconscient ce qu’il y a en tout homme de contraire à son sexe, ne tient pas du seul fait de l’existence du fantasme de fustigation chez la fille, puisque la phase A en est tout à fait féminine (être aimée du père).

Quant à la théorie d’Adler qui fait de la protestation virile, c’est-à-dire du besoin de s’écarter de la ligne féminine, la raison en tous les cas du refoulement, elle rend mieux compte des faits, puisque le fantasme de fustigation, aussi bien chez les filles que chez [90] les garçons, correspond à une attitude féminine. Mais alors, fait remarquer Freud: “… si la protestation virile réussit à expliquer de manière satisfaisante le refoulement des fantasmes passifs, ultérieurement masochistes, elle devient par là même inutilisable pour les fantasmes actifs.” (p. 203).

Ces deux théories sont présentées comme contre-épreuve de la théorie que Freud propose, laquelle va nous permettre de renouer avec la problématique dont nous étions partis, touchant le fantasme comme lié à l’histoire d’un corps et donc attaché à la structure d’une névrose individuelle.

En effet le corps, bien qu’on ne puisse l’appréhender qu’en ses parties signifiantes, est bien cette entité qui supporte en se développant la temporalisation du sujet, en tant qu’impliqué par le refoulement. Et l’on pourrait donc assumer que le corps constitue en quelque sorte une instance refoulante qui barre le sujet évanescent. On peut en tous les cas interpréter en ce sens ce passage que nous citons pour finir: ‘La théorie psychanalytique (une théorie basée sur l’observation) soutient fermement l’hypothèse selon laquelle les forces motrices du refoulement ne doivent pas être sexualisées. L’héritage archaïque de l’homme forme le noyau de l’âme inconsciente, et toute partie de cet héritage qui doit être abandonnée en avançant vers les phases suivantes du développement, parce qu’elle est nuisible pour, et incompatible avec, ce qui est nouveau, tombe en victime au processus de refoulement’. (p. 204).

Serait-ce beaucoup s’avancer, en affirmant que le corps qui fait naître l’homme prématurément, constitue cet ‘héritage archaïque’ et entraîne, provoque, et subit le refoulement, devenant à proprement parler le fantasme de tous les fantasmes, formant ce champ clos où se déroule la ‘mise en scène du désir.’ 7

Dès lors le problème est de savoir si cette archéologie que nous avons mise à jour, interprète un domaine ou fournit un modèle; car, si c’est sur la structure posée par la castration que le fantasme d’être battu vient se greffer, ce n’est évidemment pas la différence des sexes qui fait d’elle-même le fantasme. Or on peut se le demander, un autre fantasme ne pourrait-il se former, avec une verbalisation différente, sur le sol de cette même structure, à partir de ce même socle archéologique, mais en fonction de l’histoire individuelle d’un corps particulier? Il ne semble pas que le décentrement des perspectives dans la lecture laisse en blanc quelque espace d’attente permettant de répondre à cette question précise.

Notes

1. Le texte de J. Nassif est repris d’un exposé fait le 2 mars 1966 au séminaire Compter avec la psychanalyse

2. cf. Laplanche et Pontalis: ‘Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du fantasme’. Temps Modernes, no 215, Avril 1964, et Leclaire: ‘Fantasme et théorie’ (Compte-rendu) in Cahiers pour l’Analyse, no 1, p. 79-88.

3. Laplanche et Pontalis, op. cit.

4. Nous choisissons de réserver ce terme de permutation aux changements dans la structure du fantasme à expliquer par l’histoire du sujet, par opposition au terme de ‘substitution’ qui sera lié à l’activité imaginante libre au sein de cette structure.

5. Leclaire - ‘Les éléments en jeu dans une Psychanalyse’ - Cahiers pour l’Analyse n° 5.

6. Dans ‘Pulsions et destins de pulsions’, on peut lire en clair comment Freud tente de comprendre la possibilité de la coexistence malgré et à travers le découpage en phases; et il est intéressant pour justifier l’emploi de ce modèle emprunté ailleurs de remarquer que vient tout naturellement sous sa plume l’image d’éruptions de laves se succédant, bien différente à la vérité et plus dynamique que celle d’une sédimentation de couches. Nous traduisons au plus près et c’est nous qui soulignons: “Pour les deux exemples de pulsion considérés ici, vaut la remarque suivantes: La transformation pulsionnelle par renversement de l’activité en passivité ou retournement contre la personne propre, ne s’effectue jamais sur la totalité de la motion pulsionnelle. La direction pulsionnelle et plus ancienne subsiste dans une certaine mesure à côté de la direction passive plus jeune, même si le processus de transformation de la pulsion a été très étendu. Le seul énoncé correct sur la pulsion scoptophilique se formulerait obligatoirement ainsi: Toutes les étapes du développement de la pulsion, l’étape prélirninaire auto-érotique comme la configuration finale sous sa forme active et passive, subsistent côte à côte; et cette affirmation devient évidente si l’on prend, au lieu des actes où mènent les pulsions, le mécanisme de leur satisfaction, comme fondement de son jugement. Peut-être est-on d’ailleurs justifié à concevoir et exposer les choses d’une autre manière. On peut se figurer la vie de chaque pulsion comme décomposable en poussées isolées, temporellement séparées et, à l’intérieur de l’unité de temps (celle qui vous plaira) semblables, qui entre elles ont à peu près le même rapport que des éruptions successives de lave. On peut alors se représenter à peu près que la première et originaire éruption pulsionnelle se poursuit inchangée et ne connaît absolument aucun développement. Une prochaine poussée est soumise dès le début à un changement, quelque chose comme le retournement en passivité, et vient alors avec ce nouveau caractère s’ajouter à la précédente, et ainsi de suite ... Si l’on embrasse alors d’un regard la motion pulsionnelle depuis son début, jusqu’à un certain point de halte alors la succession de poussées décrite donne nécessairement le tableau ( ‘bild’ et non ‘tafel’ ) d’un développement déterminé de la pulsion.” S.E. t. XIV, p. 130-131.

7. Laplanche et Pontalis, op. cit.