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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Tout d'un coup, la psychanalyse: un entretien avec François Regnault

PH: Les Cahiers pour l’Analyse sont lancés à la fin de 1965. Est-ce que vous étiez toujours à l’Ecole Normale à l’époque?

FR: Non je n’étais plus à l’Ecole. Je suis entré en 1959. Jacques-Alain Miller est entré en 1962, et Jean-Claude Milner en 61. Alain Grosrichard en 62. Alain Badiou bien avant, en 56 je crois, je ne l’ai jamais vu à l’Ecole. J’y suis resté jusqu’à 63. J’ai fait la connaissance de Miller, Milner etc. aux séminaires de Louis Althusser, sur Marx. Je me rappelle très bien un exposé de Miller sur Descartes, qui était tout à fait remarquable; tout le monde était fasciné. J’ai sympathisé avec lui. Ensuite je suis allé faire mon service militaire, en 1963-64 et 64-65, comme enseignant au Prytanée militaire de La Flèche. Je revenais tous les week-ends, et je voyais régulièrement Miller et Milner, qui m’ont expliqué leur idée de fonder ces nouveaux Cahiers pour l’Analyse, dont le premier numéro paraîtrait en janvier 1966. Rappelez-vous que Lacan avait lancé son séminaire à l’Ecole en janvier 1964; j’ai assisté au séminaire sur ‘La Science et la vérité’ (CpA 1.1) le 1er décembre 1965. C’est vers ce moment-là que Miller et Milner ont décidé de lancer un ‘cercle de l’épistémologie’, de traiter l’histoire des sciences, etc.

PH: C’est l’arrivée de Lacan à l’Ecole qui a inspiré le lancement du cercle?

FR: Non pas seulement, c’était plusieurs choses. D’abord c’était certainement l’intérêt d’Althusser pour les sciences, et notamment sa décision d’abandonner la différence entre science ‘bourgeoise’ et science ‘prolétarienne’. La tradition marxiste-léniniste française tenait toujours à cette différence, mais Althusser, inspiré par Canguilhem, par Bachelard, par l’histoire des sciences, pensait qu’il fallait en finir absolument avec cette distinction.

Deuxièmement, et plus profondément, c’était le moment où la pensée universitaire française passait de la phénoménologie à la logique et à l’épistémologie. Je me rappelle que quand j’étais en khâgne, les sujets qu’il fallait préparer c’étaient toujours de sujets tirés de la phénoménologie: la conscience, l’intentionnalité de la conscience, le vécu, etc. etc. On en avait un peu assez. Et tout d’un coup sont arrivés, à la rue d’Ulm [l’Ecole Normale], une constellation de problèmes assez complexes mais qu’on pourrait appeler ‘structuralistes’. Ces problèmes concernaient Lévi-Strauss et les structures élémentaires de la parenté, la linguistique structuraliste, Jakobson etc. – n’oublie pas que Milner faisait des études de grammaire, il a fait l’agrégation de grammaire et non pas de la philosophie. Et puis Lacan avait introduit l’idée de l’inconscient structuré comme un langage. Donc à partir de ce moment-là le paysage a changé.

PH: Et la lecture de Cavaillès aussi, pour la logique?

FR: Oui c’est grâce à Canguilhem qu’on avait lu beaucoup de Cavaillès, notamment son livre Sur la logique et la théorie de la science. Canguilhem, il n’avait jamais été très phénoménologue, il avait toujours été assez logicien et assez épistémologue, et historien des sciences. Mais il était isolé. Quand j’étais à rue d’Ulm, et on suivait les cours de Canguilhem à la Sorbonne, on était quatre ou cinq dans la salle. L’histoire des sciences n’était pas à la mode. Par contre, le jour où Canguilhem a été nommé président de l’agrégation, vous avez vu arrivé tout d’un coup, au moi de mai/juin, pour l’année suivante, toute une foule d’étudiants...

PH: Oui, Canguilhem serait président du jury de l’agrégation de philosophie pendant des années essentielles, de 1964 à 1968 je crois.1

Et ‘phénoménologie’ à l’époque, pour la Sorbonne, cela voulait dire essentiellement la tradition allemande, et plutôt Husserl que Heidegger? Ou bien est-ce que les questions se posaient plutôt par référence à Sartre ou Merleau-Ponty?

FR: La phénoménologie à l’université, oui, c’était Husserl, et donc aussi Ricœur, en tant que traducteur et commentateur d’Husserl. La tradition hégélienne, représentée par Jean Hyppolite (directeur justement de l’Ecole Normale) était assez mal vue à l’université. Sartre aussi était peu présent à l’université en tant que telle, mais quand il a publié Critique de la raison dialectique (en 1960) c’était très important. A l’Ecole beaucoup de monde le lisait. Nous autres, althussériens, on l’a lu aussi mais on le lisait comme déjà dépassé. Et je me rappelle très bien le moment quand Hyppolite a invité Sartre à l’Ecole, en avril 1961, pour présenter une conférence dans la Salle des Actes;2 il y avait Canguilhem, il y avait Althusser, Merleau-Ponty, etc. – et par ailleurs c’est la dernière fois que Sartre a vu Merleau-Ponty, et il a raconté cette séance, en détail, dans son hommage à Merleau-Ponty3. C’était une séance importante; Sartre est paru comme un peu isolé dans un monde qui s’éloignait de lui.

PH: Sartre lui-même présente dans ce livre une sorte d’anthropologie ‘structuraliste’, mais c’est toujours le praxis individuel qui reste déterminant.

FR: Oui c’est ça, il s’agit non pas de savoir ce que font les structures, il est question de savoir ce que fait l’individu des structures qui lui sont imposées.

Il faut ajouter aussi, si on veut que le paysage soit complet, qu’il y avait également les heideggériens à l’Ecole, notamment Jean Beaufret, et Dominique Janicaud, qui ne partageaient pas l’enthousiasme naissant pour les sciences.

PH: Donc jusque-là, l’intérêt pour la logique restait assez marginal.

FR: Oui, assez marginal. Il fallait l’étudier un peu, pour la licence de philosophie, pour l’agrégation, et à l’Ecole il y avait un spécialiste de la logique, Roger Martin. Mais ça restait un petit filet, qui n’avait pas une grande importance. Après, tous mes camarades se sont intéressés à la logique, et à la logique mathématique, etc., mais c’était nouveau. Il faut laisser de côté le fait qu’Alain Badiou s’était toujours occupé de mathématiques. C’est moi, par ailleurs, qui ai introduit Badiou dans les Cahiers pour l’Analyse, parce qu’à partir de 1965 j’étais nommé professeur de lycée à Reims, et Badiou y était déjà. Il venait de quitter le lycée pour la faculté, une nouvelle université. On a fait connaissance tout de suite, je lui ai parlé des Cahiers et il s’est immédiatement inscrit dans le projet.

PH: Il était toujours plutôt sartrien á l’époque?

FR: C’est difficile à dire: oui et non. Il y avait trop chez lui de science, de l’histoire de la philosophie, des mathématiques, pour qu’il soit complètement sartrien. Et déjà il s’intéressait à la psychanalyse. Il avait fait un exposé sur Lacan, à rue d’Ulm, avant même qu’Althusser l’ait invité (et avant mon arrivée à l’Ecole). On était plus jeune que lui; il aurait bien pu réagir avec mépris devant cette ‘petite revue des gamins’, mais au contraire il a tout de suite adhéré au projet. Et donc les Cahiers pour l’Analyse ont toujours été représenté, jusqu’à la fin, par six personnes: Miller, Milner, Duroux, Badiou, Grosrichard et moi.

PH: Dans le champ général de cette valorisation de la logique et des sciences, pourquoi cet intérêt particulier pour Lacan et pour la psychanalyse?

FR: L’intérêt particulier pour Lacan venait strictement du fait qu’Althusser, ayant des problèmes mentaux bien connus et assez compliqués, et qui était en analyse depuis un certain temps, une fois qu’il a appris que le séminaire de Lacan avait cessé à Sainte-Anne, il l’a invité à rue d’Ulm. Il faut apprécier que la folie d’Althusser, sa psychose, était d’une utilité organique dans l’introduction de la psychanalyse dans le champ de la pensée à ce moment-là. Le parti communiste a toujours été embarrassé par la psychanalyse.

La première séance du séminaire de Lacan à Ulm a eu lieu le 15 janvier 1964 dans la salle Dussane. A ce moment-là, Lacan avait plutôt une réputation bizarre (je laisse de côté Badiou, qui s’y intéressait déjà). J’avais lu un peu et je ne comprenais rien du tout; on avait l’impression d’un fantaisiste. Et en même temps la psychanalyse ne nous intéressait pas, parce que pour un philosophe (à l’époque) la psychanalyse n’existe pas: ce n’est que sexuel, ça n’entre pas dans le vrai champ de la pensée, etc. Tout vient de fait que Jacques-Alain Miller a assisté au séminaire de Lacan, et il a eu un coup de foudre. Milner aussi. Ils m’ont dit ensuite, viens, etc., ils étaient très enthousiastes. Et pour Miller, ce coup de foudre est renforcé par le fait qu’il a rencontré ensuite la fille de Lacan, Judith, qui devient bientôt sa femme.

Alors à ce moment-là, tout d’un coup la psychanalyse est devenue un champ de réflexion pour la philosophie. Et comme Lacan s’intéressait aussi aux mathématiques, à la logique, à la linguistique, etc., la psychanalyse est entré dans le champ habilement. D’où le nom Cahiers pour l’Analyse, dans lequel, dans ‘analyse’, il faut entendre deux choses: d’un côté l’analyse au sens le plus large, de la tradition philosophique qui remonte, disons, jusqu’à Pappus d’Alexandrie, l’analyse et la synthèse, etc. On citait beaucoup, à ce moment-là, la phrase du très grand mathématicien Galois, dans ces écrits: ‘ici on fait l’analyse de l’analyse’. Donc l’analyse dans le sens mathématique, dans l’algèbre. Et ensuite ça voulait dire, en second lieu, la psychanalyse.

PH: Il me semble qu’il y a quelques points de repère supplémentaires dans les Cahiers. Il y a Platon, par exemple, et notamment le Parménide, dans votre ‘Dialectique d’épistémologies’ (CpA 9.4). Il y a Frege, et le statut élémentaire de l’un et du zéro.

FR: C’est ça: les Grundlagen der Arithmetik (1884) de Frege nous a offert, à partir de ces réflexions sur l’un et le zéro, toute une nouvelle théorie du sujet, qui n’était plus celle du sujet de la phénoménologie.

PH: Alors là le point de départ c’est le texte ‘Action de la structure’ (CpA 9.6), n’est-ce pas?

FR: Oui c’est ça. Je n’étais plus à l’Ecole, mais Miller, Milner et Duroux se voyaient tous les jours, et ce texte est issu de leur discussions, après les premiers séminaires de Lacan à Ulm. Il en résultait alors une nouvelle théorie du sujet, qu’on n’attendait pas, mais qui plus tard a entraîné une confusion notoire. Notre théorie, orientée par Althusser, Lacan et Foucault, était une théorie anti-humaniste. Ensuite, par un développement tout à fait singulier, sont venus des gens qui nous détestaient, comme par exemple Luc Ferry, Alain Renaut, etc. Ils sont entrés à rue d’Ulm après nous. Ils ont dit: vous autres, structuralistes et soixante-huitards, vous êtes anti-humanistes et donc vous abolissez le sujet. Alors qu’on défendait le sujet, justement – mais c’était le sujet de Lacan, et non pas le sujet de la psychologie. Notre sujet était un sujet éclaté, ‘ponctuel et évanouissant’, pour reprendre les termes de Lacan.

PH: Et c’était un sujet qui retenait quand même une certaine force, une certaine causalité.

FR: Oui, tout à fait.

PH: C’est un aspect essentiel, on dirait, quand on se souvient de la controverse entre Miller et Rancière à propos des origines du concept de causalité métonymique.

FR: Oui, Miller pensait qu’on lui avait volé son concept; je me rappelle bien de drames graves, comme ça, où il était hors de lui, il pensait qu’il avait beaucoup travaillé, et qu’on s’est desservi de lui, Rancière et aussi Althusser un peu.

PH: Il paraît qu’Althusser travaillait de manière assez intime avec vous autres ses étudiants, avec Rancière et Macherey, avec Duroux et Badiou, avec les autres participants de Lire le capital.

FR: Oui, et cela s’est accéléré vers ce moment-là. Il y avait chez Althusser des phases d’exaltation absolument extraordinaires, où il aurait fait travailler n’importe qui sur n’importe quoi, tellement c’était enthousiasmant. Et après il y avait des phases d’abattement, de cure de sommeil. Je l’ai connu quand ça allait encore, mais quand je l’ai revu, en 68, c’était une période d’abattement; il était à l’hôpital pendant les événements, qu’il suivait de loin. Ceci pour vous dire que dans le moments d’effervescence tout le monde travaillait ensemble sur toutes sortes de choses, et évidemment il y avait des moments où la question de la paternité de telle et telle idée ne se posait pas tellement.

PH: Alors sur le plan politique: qu’est-ce qui s’est passé, entre les Cahiers Marxistes-Léninistes et ces nouveaux Cahiers pour l’Analyse?

FR: Ah! Alors le mouvement politique qui s’exprimait dans les Cahiers Marxistes-Léninistes, et le mouvement épistémologique des Cahiers pour l’Analyse, sont commencés au même temps. Miller a aidé l’établissement des Cahiers Marxistes-Léninistes, avec Robert Linhart et les autres. La rupture date du numéro litigieux des Cahiers Marxistes-Léninistes – c’était le numéro huit, vers la fin de 1965 – qui comprenait l’article de Milner sur Aragon, et mon article sur Gombrowicz (cf. CpA 7.Introduction ). Encore une fois, puisque je n’étais pas à l’Ecole, je ne pas vous expliquer les rapports politiques en détail. Mais les camarades – Linhart, Jacques Broyelle – ont fait savoir qu’il n’étaient pas désirables, ces articles. Donc le numéro en question n’est pas sorti. Et nous autres on pensait que c’était une censure pas possible.

PH: Mis à part cette dispute, y avait-il des divergences de principe philosophique ou politique?

FR: Je pense que l’intérêt de Miller et Milner pour la psychanalyse et pour la linguistique était considéré comme pas fondamentale pour les marxistes-léninistes purs et durs, c’était méprisé comme ‘idéaliste’.

PH: Mais il y avait des textes d’Althusser lui-même là-dessus, par exemple le ‘Freud et Lacan’ de 1964.4

FR: Oui mais Althusser était une exception, et Linhart et Broyelle, ils n’étaient pas d’accord avec ça.

PH: Mais quand même, pour vous ce n’était pas comme s’il fallait choisir entre Althusser et Lacan?

FR: Ah non, pas du tout, en tout cas pas pendant ces années-là. Mais on a du choisir après, après 68. Après avoir quitté L’Ecole, après 68, Miller et Milner faisaient parti de la Gauche Prolétarienne, et pendant ce temps ils ne s’intéressaient plus guère à la psychanalyse. Miller n’allait plus aux séminaires de Lacan, et pendant six mois, je crois, il était à l’usine à Rouen. Et puis quand la Gauche Prolétarienne commençait à se dissoudre c’était anticipé assez vite par Jacques-Alain et Jean-Claude, et ils ont décidé qu’il fallait passer à autre chose. Tandis que Linhart, et Badiou, ils ont continué dans la voie politique.

PH: D’accord. Mais en 66-67, pendant la période des Cahiers proprement dite, vous vous sentez tous, avec Linhart et les autres, assez solidaires?

FR: Oui certainement. C’était une période de pensée très riche, avec Foucault, Althusser, Barthes, etc., et ajoutant Michel Serres et des gens comme ça, et il y avait un intérêt philosophique constant les uns pour les autres; vous n’aviez pas de haine ou de fraction. C’est assez bien raconté par Milner, dans son livre Le Périple structural.5 Je me rappelle qu’on avait invité Foucault à donner un cours à l’Ecole. Alors il a commencé son cours, qui s’appelait ‘Penser la finitude.’ Mais ça l’a dégoûté de se retrouver à l’Ecole, donc, capricieux comme il était, il n’a fait qu’une seule séance. Mais on s’intéressait beaucoup à lui, et Histoire de la folie s’est intervenu dans le projet des Cahiers de façon importante. Il faut ajouter que Derrida a commencé à enseigner a l’Ecole peu après, où il donnait ses cours sur Husserl.

PH: Oui, on dirait que Derrida offrait une sort de critique post-phénoménologique de la phénoménologie. Comment figurait-il alors, par rapport au projet anti-phénoménologique des Cahiers?

FR: C’était une pensée à part. Mais Miller aimait beaucoup Derrida et il l’a toujours défendu. C’est Miller qui a sollicité la contribution de Derrida, au numéro 4 (CpA 4.Introduction). Plus tard, lors de l’argument entre Foucault et Derrida concernant L’Histoire de la folie, Jacques-Alain a pris la part de Derrida, et moi plutôt de Foucault.

PH: Et quand vous y pensez maintenant, quel est pour vous l’intérêt majeur du structuralisme?

FR: Il faut se représenter qu’à l’époque le mot de ‘structure’, qui est maintenant d’une évidence absolue, était un mot quasi-incompréhensible. On était tellement habitué à la phénoménologie qu’on ne comprenait pas bien ce que ça voulait dire. Je me rappelle très bien d’un exposé fait par Jules Vuillemin, grand spécialiste de logique et professeur au Collège de France, sur la notion de structure dans les mathématiques, qui est devenu pour nous un point de référence important. En gros il a dit que, si vous voulez parler des structure de manière sérieuse alors il faut rester dans le champ des mathématiques, et si vous voulez en parler d’une manière non-sérieuse alors c’est très dangereux – c’était la méfiance de Vuillemin par rapport aux sciences humaines. Ensuite il y avait les Structures élémentaires de Lévi-Strauss, mais on ne lisait pas beaucoup ça, ce n’est pas un ouvrage très utilisable en dehors de l’ethnologie. Et puis on avait, évidemment, l’idée de Lacan, ‘l’inconscient est structuré comme un langage’. Il faut voir que la phénoménologie faisait que le sujet était pris dans des réflexions tellement vécues, tellement conscientes, qu’une structure qui serait étrangère au sujet était quelque chose de bizarre, exactement comme l’inconscient d’ailleurs. Si par exemple on traitait le théâtre de Racine, ils posaient toujours les questions, devant tel ou tel aspect du texte, ‘est-ce qu’il en était conscient? est-ce qu’il le voulait? fut-il l’auteur de cette structure?’, etc.

Mais le questionnement devient plus subtile et plus intelligent, une fois qu’on se demande, comment le sujet peut être causé? Comment parler de la cause d’un sujet ponctuel et évanouissant? Dès les premiers séminaires de Lacan, sur les écrits techniques de Freud6, il fait la distinction entre le Moi qui est un objet, et le sujet (inconscient) qui n’est pas un objet, ce qui a éclairé la problématique.

PH: Et Kant a anticipé certains aspects de cette distinction, dans la discussion des paralogismes (Critique de la raison pure )... Mais le statut de la volonté justement, ou bien le ‘projet’ chez Sartre: qu’est-ce qui en reste dans cette conception des choses? Peut-on s’en passer complètement, si on veut justement travailler dans la tradition révolutionnaire, et notamment dans la tradition léniniste, même vue par Althusser? Vous avez terminé votre article sur Gombrowicz, par exemple, avec la formule: ‘on ne révolutionne pas les clichés, on révolutionne seulement les structures’ (CpA 7.3:70). Mais c’est qui, cet ‘on’? Quel est le sujet du verbe ‘révolutionner’? Quel est le sujet de la révolution?

FR: Je ne me rappelle pas très bien du contexte immédiat: j’avais lu La Pornographie de Gombrowicz dans le train un jour, j’ai écrit l’article d’un trait et je l’ai passé à Miller qui a trouvé ça très bien, il a dit qu’on aimerait le publier dans les Cahiers Marxistes-Léninistes, etc. Mais ça doit être une allusion au marxisme althussérien: on révolutionne les structures.

PH: C’est-à-dire au niveau de la mode de production.

FR: Oui c’est ça. Et la question de la volonté, alors, et la liberté sartrienne, je me rappelle de la réponse de Lacan un jour dans un entretien, en Belgique: au journaliste il a dit ‘mais la liberté, je ne parle jamais de la liberté!’ La volonté c’est sans doute plus compliqué, et par ailleurs Badiou et moi nous admirons beaucoup le livre de Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, vous voyez qu’on est quand même hors du champ ordinaire. Mais si je prends le point de vue de Lacan, c’est un concept qu’il utilise seulement à propos de Sade, à propos de la perversion et la volonté de faire souffrir, etc. La volonté est laissée de côté. Votre question me fait rappeler l’étonnement de Badiou et de Derrida, il n’y a pas très longtemps, quand on a annoncé que la volonté serait un sujet au programme de l’agrégation. C’était peu avant la mort de Derrida. Ils étaient étonnés tous les deux; il faut voir que le paysage avait tellement changé que pendant des années, la question ‘qu’est-ce que la volonté’ on ne la posait pas du tout.

PH: Effectivement! Et quant à moi je pense qu’il est bien temps de reposer la question de nouveau – mais laissons ça de côté pour l’instant.

FR: En tout cas, évidemment la politique qu’ils ont mise en œuvre à ce moment-là, avant et après 68, qu’ils soient marxistes, marxistes-léninistes, communistes, maoïstes, on ne peut pas dire que la volonté ni la liberté étaient au poste de la commandement. Ni même l’engagement au sens de Sartre. On posait la question différemment: militantisme, détermination.

PH: Peut-on parler vraiment de militantisme et de détermination, sans faire référence d’une manière ou d’une autre, de la volonté?

FR: Oui je crois: en réalité vous faisiez le devoir de militer selon telle cause, sans consulter votre liberté. Si vous n’étiez pas d’accord alors on vous considérait comment un traître. C’étaient des catégories politiques: la trahison, vacillation petite-bourgeoise, tout ce que vous voudrez – mais volonté, liberté, non, non, pas du tout. Il fallait parler du militantisme d’un autre manière. Quant à moi ça m’emmerdait de militer, je n’aimait pas beaucoup ça, je le faisait par devoir, mais en même temps...

PH: Le ‘devoir’ n’étant pas forcément mieux que la volonté...

FR: ... eh oui [rire]. Il y avait une forme d’oppression dans les organisations politiques de ce moment-là, qu’elles soient marxistes-léninistes pures et dures, ou celle de Badiou. Je n’ai jamais été dans la Gauche Prolétarienne, ni dans l’organisation de Badiou (Union des Communistes de France – Marxistes-Léninistes), mais j’ai suivi l’un et l’autre assidûment, et j’ai participé à plusieurs de leurs actions à plusieurs reprises, et j’ai même servi de coordination à un moment quand ils étaient condamnés les uns et les autres, pour verser des sommes énormes dans les procès (il fallait trouver des cotisations, s’adresser à toutes sortes d’intellectuels, de cinéastes, pour prêter de l’argent, et après il fallait répartir l’argent, etc.). Avec Miller on est allé faire une enquête industrielle dans Lorraine, pour le journal J’Accuse, en interrogeant ouvriers, petits-bourgeois, syndicalistes, etc., et on en a fait un texte un peu kafkaïen. Et J’Accuse n’en voulait pas, ils l’ont jugé trop littéraire (mais c’était publié finalement dans Les Temps Modernes).7 Mais tout ça c’est bien après la période des Cahiers.

PH: Alors qu’est-ce qui s’est passé avec les Cahiers, lors de mai 68? Tout le monde était bouleversé par les événements?

FR: Oui, mais pas tout de suite. Lors de mai 68 à proprement parler on s’occupait des Cahiers pour l’Analyse, de la recherche linguistique, etc., et pas du tout de la politique. Je me rappelle très bien que Jean-Claude Milner et Jacques-Alain Miller, ils insupportaient les événement de mai 68 proprement dits.

PH: Sans doute ils ont interrompu le travail...

FR: ... oui c’est ça. C’est ensuite, après, que ça changeait. Moi j’enseignais toujours à Reims. Le 13 mai je me rappelle avoir vu la manifestation énorme passée devant la Sorbonne, cent mille personnes, et je me suis dit, le gaullisme ne va pas continuer comme ça – c’était le grand mot d’ordre du moment, ‘ça ne peut pas durer comme ça’. A ce moment Judith Miller militait à Besançon, et elle m’a fait venir avec son mari (Jacques-Alain) et Milner. On a fait un comité d’action à la faculté de Besançon. On est resté trois jours et on changeait de monde, tout d’un coup. C’était bien une conversion, un chemin de Damas pour Miller et Milner: après il ne s’occupait que de la politique, du comité d’action etc., où ils envoyaient promener tous les profs qui commençaient à dire ‘oui mais les ouvriers ont des horaires et nous aussi on a des horaires difficiles’. On se rendait dans les usines où il y avait des grèves, etc. Puis il me fallait revenir à Reims, où je restait coincé; on ne circulait plus, il n’y avait plus d’essence, plus de trains, plus rien, etc. Pour moi le militantisme a commencé un peu plus tard, quand j’étais nommé à Vincennes, c’est-à-dire en 69.

PH: Oui, dans ce département extraordinaire, avec Deleuze, Lyotard et compagnie.

FR: Ca c’est Foucault, qui nous a fait venir d’un seul coup. Immédiatement, dans cette nouvelle faculté de Paris, on a fait venir, avec la philosophie, la linguistique et la psychanalyse. C’est Serge Leclaire qui s’occupait du département de la psychanalyse, et pour le département de philosophie Foucault a fait venir tous les gens des Cahiers pour l’Analyse, entre autres. C’était formidable. Vous demanderez à Badiou, il se rappellerait très bien, j’étais chez lui à Reims, on hésitait à venir. On se disait ‘on va se faire récupérer’. Il y avait également son père, grand professeur de mathématiques, et sa femme, qui aussi était militante, elle disait ‘on reste aux provinces, etc.’ On réfléchissait. Badiou disait ‘oui c’est bien joli mais on peut devenir aussi un petit ponte de province, c’est pas tellement mieux.’ Et à un certain moment Monsieur Badiou a dit ‘écoutez ça suffit, vous allez à Paris, c’est terminé.’ (Bon, je résume...). Donc on se rendait à Vincennes, où on retrouvait Linhart, Miller, Balibar, Rancière, Lyotard, et d’autres, avec Foucault et Châtelet; Deleuze est venu après.

PH: Et vous y êtes resté jusqu’à quand?

FR: Dans le département de philosophie, jusqu’à 1974. Après j’en ai eu assez, parce que le département de philosophie est devenu assez pourri, c’est-à-dire il y avait une quantité de chargés de cours qui ne faisaient jamais de cours, qui emmerdaient tous les étudiants, et qui retombaient vers une sorte de gauchisme. A un certain moment Badiou et moi on a décidé de finir avec un certain nombre d’eux, mais c’était intolérable, on n’y arrivait pas. Alors Miller m’a invité de passer au département de psychanalyse, et j’y suis allé malgré le fait que je n’étais pas du tout spécialiste de la psychanalyse. Bon, j’étais marqué par Lacan, quand même, et j’ai commencé à enseigner. Je suis resté au département de psychanalyse jusqu’à la retraite, en 2004.

PH: Et pendant ce temps vous travailliez également au théâtre.

FR: Oui, mais ça c’est un autre sujet!

Notes

1. As suggested by the Ecole Normale’s archives listed at http://cirphles.ens.fr/IMG/file/caphes/bib/inventaire%20des%20archives%20G_%20Canguilhem.pdf.

2. Here is Alain Badiou’s recollection of ‘the day Sartre came to the Ecole Normale’, in the spring of 1961. ‘There are a number of different versions of the story in circulation, and we have to let them circulate because, as Lévi-Strauss has taught us, that is how mythologies come into being. But I have the right to give you my own version: I was one of the three people who arranged for Sartre to come, the others being Pierre Verstraeten and Emmanuel Terray. [...] Sartre was in the process of completing his gigantic Critique of Dialectical Reason. You have to remember that he thought of constructing it as a symphony in two movements. First, a regressive movement, a “theory of practical ensembles”, a foundational and abstract movement. And then the progressive movement of “totalisation without a totaliser” that would reconstruct the entire rationality of History. Obviously very preoccupied with that second movement, he said to us in that strange voice of his, both nasal and cavernous, “I could talk to you about Egypt...” We were completely lost for words. We steered him back to his practical ensembles. So Sartre came, to the Salle des Actes [...], and there was the quite extraordinary scene of his reunion with Merleau-Ponty. Sartre was as if electrocuted by the almost spectral apparition: they had not seen each other for nearly ten years. After the lecture, Hyppolite, who was always very much at ease in his situation as mediator, took everyone to the cafe – Sartre and Merleau-Ponty, Canguilhem, Verstraeten, Terray, and yours truly. It was the kind of moment of conviviality over a drink that does not happen very often’ (Badiou, ‘Jean Hyppolite’, Pocket Pantheon, trans. David Macey [London: Verso, 2009], 42-44).

3. Jean-Paul Sartre, ‘Merleau-Ponty vivant’, Les Temps modernes 184-185 (1961), 304-376, reprinted in Situations IV (Paris: Gallimard, 1964); ‘Merleau-Ponty vivant’, trans. Benita Eisher, in Jon Stewart, ed., The Debate Between Sartre and Merleau-Ponty (Evanston IL: Northwestern University Press, 1998), 565-629.

4. Louis Althusser, ‘Freud and Lacan’ (1964/1969), in Lenin and Philosophy, trans. Ben Brewster (London: NLR, 1971), http://www.marx2mao.com/Other/LPOE70.html#s6.

5. Jean-Claude Milner, Le Périple structural [2002] (Paris: Verdier, 2008).

6. Jacques Lacan, Le Séminaire I: Les écrits techniques de Freud (Paris: Le Seuil, 1975); Seminar I: Freud’s Papers on Technique [1953-54], trans. John Forrester. New. York: W.W. Norton, 1988.

7. Jacques-Alain Miller et François Regnault, ‘La Vie quotidienne dans l’empire du Fer’, Les Temps Modernes 297 (April 1971).