Structuralisme fort, sujet faible: un entretien avec Yves Duroux
PH: Il y avait deux revues à l’Ecole Normale au milieu des années 1960, les Cahiers Marxistes-Léninistes et les Cahiers pour l’Analyse.1 Le dernier se détache du premier, vers la fin de l’année 1965. Vous étiez tous des étudiants de Louis Althusser; quel rôle jouait-il dans l’organisation des revues?
YD: Althusser, vis-à-vis de l’aventure conjointe des Cahiers pour l’Analyse et de la constitution des Cahiers Marxistes-Léninistes, a toujours été à côté, à des distances différentes. Par rapport aux Cahiers pour l’Analyse la distance était véritable, mais le cœur théorique de ce qu’a dit Althusser dans Lire le Capital, par exemple à propos de la lecture symptômale – on le trouve aussi dans notre texte ‘Action de la structure’ (CpA 9.6), qui a circulé avant le séminaire Lire la Capital. Quand on a écrit ce texte, Miller, Milner et moi, c’est Miller qui l’a écrit structurellement mais c’étaient des discussions à trois. On s’étaient beaucoup intéressé à la question de Marx sur travail et force de travail, la forme apparente2 etc., qui est un des points centraux de ce texte, et ce qui justifie l’idée d’analyse, dans un sens très particulier. Analyse, ça voulait dire: chercher le point par lequel on fait basculer l’élément imaginaire de la structure. Pour nous, la subjectivité était incluse dans la structure. Ce n’était pas quelque chose...
PH: ...de l’extérieur, de libre...
YD: ...voilà. Et c’est pour cette raison que je maintiens qu’il y a eu deux structuralismes. Notre structuralisme mettait à distance celui de Lévi-Strauss.3 (Aujourd’hui, par contre, je suis frappé par le fait qu’il y a des jeunes gens comme Patrice Maniglier qui réhabilitent totalement Lévi-Strauss.4 J’ai du mal à faire comprendre aux jeunes aujourd’hui qu’en fait Lévi-Strauss n’était pas notre idole. C’est pour cela qu’on avait, de façon assez perverse, ouvert les Cahiers pour l’Analyse à Derrida, pour descendre Lévi-Strauss – ce qui a mis Lévi-Strauss en fureur [rires]). Et pourquoi cette distance par rapport à ce premier structuralisme? C’est la théorie du modèle chez Lévi-Strauss: il dit que le modèle, après tout, se tient à distance de l’expérience. Alors que, par contre, dans notre structuralisme, notre structuralisme fort, l’expérience est incluse dans la structure. C’est pour ça qu’il y a un dédoublement de la structure, structure virtuelle/actuelle. C’est assez Deleuzien d’une certaine façon: structurant/structuré. C’est assez Spinoziste.
PH: Nature naturans et naturata.
YD: Oui. Lire le Capital, c’est un des grands textes d’Althusser, et d’une certaine façon c’est très proche de cet envoi intellectuel, cet envoi théorique.
PH: Et vous l’avez anticipé à certains égards, toi et tes amis, tellement jeunes.
YD: Nous ce qu’on avait c’était une sorte d’insolence théorique. On avait entre 20 et 23 ans. Miller il avait 20-21 ans. Moi j’avais 23 ans.
PH: Et Pierre Macherey, par ailleurs, est-ce qu’il participait aux discussions?
YD: Non, Macherey était un peu plus vieux, il était plus sérieux, plus pédagogique.
Pour nous c’était une question d’audace, une audace théorique. Quand tu relis ce texte, ‘Action de la structure’, on voit bien qu’on voulait être à la pointe de la rigueur et du savoir. Par exemple on cite Naissance de la Clinique de Foucault, qui est sorti au printemps 1963. On le cite contre Merleau-Ponty; on avait tout de suite perçu Foucault contre Merleau-Ponty. Par ailleurs – je passe à l’anecdotique – on avait fabriqué un dessin, à quatre. On avait fait une sorte de soirée dans un restaurant. Il y avait quatre personnes: Miller, moi, François Regnault et Jean-Marie Villégier. On s’était uni autour de ce dessin. J’ai pas pu trouvé l’original, mais tu vois comment ça marche. Notre vrai triangle c’est Foucault, Althusser, Lacan. Dans l’envoi des Cahiers pour l’Analyse c’est ça. C’était un double Foucault, à la fois le Foucault de Naissance de la Clinique et de l’Histoire de la folie. C’est pour cela qu’on a appelé notre projet, théorie du discours. Nous avons pris la part de Foucault sur un point très contesté, qui était son interprétation du cogito, là où il y a eu…
PH: ... le fameux débat avec Derrida.5
YD: Absolument, et nous, on avait pris le parti de Foucault. Ça devait être au printemps ’64. Il y a une photo, mais il faudrait que je la retrouve, où on nous voit tous les quatre avec notre ‘gris-gris’. Je me rappelle très bien nos discussions de l’époque. On disait: on va faire tenir ensemble Freud et Marx, mais pas du tout comme a tenté l’École de Francfort, autour de l’aliénation, etc., mais autour d’une théorie de la structure et non pas autour d’une théorie du sujet.
PH: L’École de Francfort était-elle un point de référence à l’Ecole, à l’époque? Foucault a avoué plus tard, je crois, qu’il ne n’avait pas vraiment lue Adorno et Horkheimer avant la fin des années 70.
YD: Bien sûr qu’on la connaissait, mais on la connaissait, disons, de loin. On avait lu la Dialectique de la Raison [de Adorno et Horkheimer], on connaissait les thématiques. Althusser parlait un peu de Lukács. On connaissait au moins ce qu’on ne voulait pas faire. On ne voulait pas refaire ce que les Allemands avaient tenté de faire dans les années 1920-30, au moment où il y a eu une première liaison Freud-Marx. Cette question du rapport Freud-Marx, elle a travaillé la pensée occidentale critique des années 1920 jusqu’à nous. Deleuze et Guattari reprennent dans Anti-Œdipe la question Freud-Marx. Badiou, dans l’Être et l’Éventement, quand il met en place les trois positions (constructiviste ou programmatique, générique, transcendante) alors à la fin de ce chapitre, qui est assez étrange, il dit: mais il y peut-être encore autre chose autour de Marx et de Freud, et c’est très énigmatique.6
PH: Ce serait la voie du sujet...
YD: Il ne l’a jamais redéveloppé, mais c’est encore un écho du rapport Marx-Freud. Alors, parenthèse sur Badiou: c’est sûr que le Badiou qui rejoint plus tard les Cahiers pour l’Analyse, il les rejoint sur une position qui n’était pas la notre, en tout cas pas celle de ce que j’appelle cet envoi. Il était beaucoup plus Althussérien que nous, dans un sens presque dogmatique. Quand [dans ‘Marque et manque’, CpA 10.8] il critique l’article de Miller, ‘La Suture’ (CpA 1.3), il critique deux choses. Il critique l’idée qu’on puisse déduire de la logique de Frege quelque chose pour la théorie du sujet; il pense que ce n’est pas vrai, qu’il y a une sorte d’exorbitation. Il appelle ça de l’idéologie. Il dit qu’il faut renvoyer la logique à ce qu’elle est, donc purement théorie des écritures à l’époque. C’est absolument incroyable, quand tu relis ces textes. Le plus caricatural, c’est dans Le Concept de modèle, la fin du Concept de modèle, c’est étonnant. Et d’autre part il considère qu’il y a quelque chose d’idéologique dans le Lacanisme lui-même. Pourquoi? Parce qu’il est contre l’idée du manque. Tu sais, c’est un point qui chez Badiou a toujours fait problème. Il est contre cette théorie du manque – le manque structurant. Chez lui, après, cela a pris des formes très compliquées, autour du vide etc. Mais en tout cas chez nous, l’idée c’était effectivement le dédoublement du sujet; c’est que le sujet, en tant qu’il est absent au niveau structural, a des effets de plein au niveau structuré. C’était très important pour nous qu’il puisse y avoir ce dédoublement topologique – passer en dessous de la barre.
PH: Et pourquoi, pour comprendre ce rapport entre sujet et structure, faut-il prendre une approche analytique, précisément? Analytique et non pas, disons, la méthode génétique voire ‘dialectique’ tenté par Sartre, parmi d’autres?
YD: Une approche analytique parce que on part toujours du structuré. On part toujours du structuré, mais il y a un point dans le structuré, un point du structuré qui représente, qui est tenant-lieu, représentant, justement, du point de manque dans la structure. C’est cela l’analyse, c’est la détection de ce point. L’analyse, c’est repérer ce qu’on appelait le point utopique ou le point infini. C’était assez lié aux idées que Lacan avançait, à savoir que l’interprétation consistait à saisir certains signifiants qui pesaient plus que d’autres, parce que c’était à partir d’eux qu’on allait reconstituer une chaîne insu, une chaîne insu du sujet.
PH: Parce que ce point là était un point de libération par rapport au structuré?
YD: Alors ça c’est très compliqué. Plutôt qu’un point de liberté, c’est un point à transformer. L’idée qu’on avait, c’était que, par exemple, quand Marx fait son histoire sur travail, force de travail, c’est justement à partir de là qu’il renvoie à la question de l’exploitation, de l’extorsion du surtravail. Et ce point d’extorsion du surtravail ne se voit pas. Donc il y avait une saisie de ce point, qui ouvrait au point politique. Le point politique était un effet de la saisie théorique (et c’est pour ça qui tout cela était théoriciste...), de ce point théorique à partir duquel la structure pouvait, disons, bouger, pivoter, se transformer.
PH: Et à partir duquel le prolétariat pourrait se saisir en tant que sujet?
YD: Non, on était tout à fait contre l’idée du prolétariat comme sujet.
PH: Mais comment comprendre, alors, la ‘transformation’ en question? Est-ce qu’il s’agit toujours d’un projet proprement révolutionnaire (suivant la logique néo-léniniste d’Althusser: ‘sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ’). Le statut du rapport théorie-pratique, je suppose que c’est une question que Robert Linhart (des Cahiers Marxistes-Léninistes) vous a posé souvent?
YD: Non, c’était Rancière qui l’a posé après-coup, dans sa Lécon d’Althusser (1974). Rancière dit: vous êtes les philosophes-rois, c’est le despotisme éclairé. Ce texte de Rancière il est magnifique. Ce texte est magnifique, mais je suis contre, parce que finalement il réécrit l’idée de l’époque, qui était: il faut synthétiser les idées des masses. Il reprend le maoïsme élémentaire d’après ’68, ce maoïsme qui a fait voler en éclat toute la construction des Cahiers pour l’Analyse. C’était le point de lutte le plus violent contre Althusser, l’idée que finalement Althusser était enfermé dans son bureau et il était loin des masses. D’où le fait de synthétiser les idées des masses, la révolte de masses... Chez Rancière ça prend encore des formes beaucoup plus anarchistes: toute théorie réprime la révolte, etc. Notre cher Badiou il est entré là-dedans lui aussi dans les années 1971-73.
PH: Alors, pour lancer les Cahiers vous aviez des points de référence chez Marx, chez Lacan; ça reste quand même assez abstrait!
YD: Ça c’est le moins qu’on puisse dire... Je te dis, c’est un chef-d’œuvre théoriciste. Il faut bien que tu admettes ça. Il s’agit de jeunes gens, comme je dis, arrogants. C’est pour ça que je dis que quelqu’un comme Macherey était plus pédagogue, il avait plus de culture historique. Nous, on était d’un a-historicisme terrifiant, d’une certaine façon. Il faut voir: ce sont des gens extrêmement jeunes qui proposent une rigueur théorique – d’où l’érection du mot ‘théorie’. ‘Analyse’ était, je dirais, le dérivé du mot théorie. Chez Althusser c’était le mot théorie, chez nous c’était le mot analyse, mais c’était la même chose, la même chose que nous on cherchait à rendre plus opérationnel. L’analyse c’était la saisie de ce point utopique, le déploiement de la structure, pour, disons, ouvrir le lieu d’action sur la structure. Il y a une action de la structure, mais l’action sur la structure suppose qu’on repère l’action de la structure.
PH: Et quel est le rapport entre cette action et celle du sujet, le sujet comme on peut l’entendre dans la tradition dialectique, voire même le sujet dans le sens du cogito cartésien, que Lacan reprend à certains égards.
YD: C’est une discussion en soi très longue. Je dirai simplement, le sujet structuré c’est le sujet phénoménologique.
PH: Donc imaginaire.
YD: C’est ça. C’est le sujet phénoménologique, et on rend hommage au sujet phénoménologique en disant qu’il peut être description du structuré. C’est aussi cette idée étrange d’Althusser, qu’Husserl c’était très bien pour expliquer l’idéologie.
PH: Quand on dit phénoménologie, essentiellement, on dit idéologie et imaginaire, n’est-ce pas?
YD: Exactement: l’imaginaire de Lacan, l’idéologie d’Althusser, la phénoménologie comme description (mais pas théorie), description fidèle parce qu’aveugle...
PH: C’est-à-dire ‘préscientifique’, voire même ‘aristotélicienne’ (d’avant la révolution scientifique)...
YD: Admettons, comme disait Koyré, que finalement la filiation d’Aristote était sans doute la meilleure théorie du sens commun, pré-galiléen, pré-newtonien, la meilleure description. Pour nous Koyré était très important, à la limite plus important que Bachelard. Si tu relis ce texte [‘Action de la structure’] tu verras que le texte de Canguilhem sur le concept apparaît tout de suite (CpA 9.6:94). Il apparaît à la page deux de ce texte. C’était aussi l’idée que notre travail théorique était un travail sur le concept, à commencer par le concept premier de structure, c’est-à-dire le concept de structure en tant qu’il incluait le concept de sujet. C’était très important pour nous: ne jamais séparer le sujet de la structure. Il fallait donc dédoubler le sujet. Le problème c’est qu’on ne disait rien sur la pratique. Toi tu poses la question du sujet en tant que sujet pratique; nous on en disait rien.
PH: Et à l’époque, est-ce que vous sentiez cela comme une absence, ou comme quelque chose qui n’était pas immédiatement nécessaire? Dans la tradition marxiste, évidemment, théorie et pratique vont de pair...
YD: Il faut que tu lises, juste après ce texte, le texte [de Miller] qui suit, qui était écrit en même temps, à deux mois d’intervalle, dans le premier numéro des Cahiers Marxistes-Léninistes, sur la formation théorique.7 C’est encore contre ça que Rancière va diriger, plus tard, son bazooka. L’idée est que finalement, c’était la traversée rigoureuse de l’imaginaire qui autorisait toute pratique. On ne disait rien sur la pratique en tant que telle. Il y avait un préalable à la pratique. C’est là-dessus que se sont fondés, d’une certaine façon, les Cahiers Marxistes-Léninistes, avec des tensions immédiates, tout de suite. On disait qu’on autorisait la pratique, mais quoi, quelle pratique? D’une certaine façon je dirais qu’il y a eu une sorte d’équivoque entre cette théorie de l’analyse, au sens où je viens de le dire (chercher le point utopique etc.), et la théorie Léniniste du maillon chez Althusser, dans ‘Contradiction et surdétermination’8, au sens où il fallait tirer le maillon faible. Nous, on avait l’impression qu’il y avait une liaison entre cette pratique-là et la pratique de l’analyse, la pratique de l’analyse étant elle-même aussi une pratique.
PH: L’analyse ici, c’est-à-dire la psychanalyse?
YD: Oui, une pratique qui cherche un certain nombre de signifiants par lesquels on va faire basculer...
PH: ... les signifiants qui identifient le maillon faible de l’imaginaire...
YD: ... l’imaginaire dans lequel le sujet va pouvoir se réassumer, en ayant traversé ses leurres en tant de symptômes. On peut dire que la théorie du symptôme chez Lacan était très proche de cette théorie du dédoublement: le symptôme comme retour de refoulé etc. On avait un peu l’impression qu’on tenait le monde entre théorie et pratique, par le détour de la théorie. C’est ce qu’Althusser avait dit et ce que Lacan avait dit, contre la psychanalyse comme pratique aveugle du renforcement du moi, contre le marxisme comme pratique aveugle de l’humanisme et d’un technocratisme (qui étaient couple chez Althusser). On avait l’impression que cette nouvelle façon de concevoir le structuré et le structurant ouvrait enfin à une pratique nouvelle.
C’est quand même le noyau philosophique de la chose, ce que je pourrais appeler malgré tout, dans l’atmosphère de l’époque, l’enthousiasme pour la théorie. On avait vraiment l’impression qu’on avait trouvé des clefs: le Marx d’Althusser, le Freud de Lacan, et d’une certaine façon le travail de Foucault, qui n’était pas encore au premier plan (pour nous si, mais à l’extérieur moins).
PH: Il était toujours assez jeune, lui aussi.
YD: Il avait fait L’histoire de la Folie et Naissance de la Clinique: c’est le même geste. On disait toujours dans nos textes de l’époque: le grand texte de Foucault c’est Naissance de la Clinique. Et ça va jusqu’à l’Archéologie du Savoir, un texte que Foucault a écrit avant 1968. Tu sais que Badiou l’a réécrit en partie.
PH: Ah bon, il ne m’a jamais dit ça.
YD: Oui oui. Et là il y a un cycle qui s’arrête. C’est vrai que mai ’68 arrête tout ça.
PH: Est-ce que l’idée en gros était d’ouvrir un espace, de libérer le potentiel d’un sujet qui justement s’assume et qui se reprend d’une manière véritable, par rapport au structuré, par rapport à tout ce qui l’emprisonnait dans l’imaginaire, dans son moi, dans ses illusions etc.? Tandis que Sartre, par exemple, n’y arrivait pas, parce qu’il avait pris comme point de départ non pas la théorie mais justement un praxis qui était déjà libre, libre de manière ontologique?
YD: Oui, nous on renversait la chose: on partait du sujet assujetti, et la liberté était la fin et jamais le début.
PH: Vous n’avez jamais prescrit ce que devait faire cette liberté. Il ne fallait pas la lier, donc, avec des idées de justice ou de l’universalisation de la liberté.
YD: Non, le point fondamental était effectivement le primat du théorique. En tant que le théorique permet, en gros, de passer au structurant, il faut agir sur le structurant.
PH: Et le structurant on ne peut le saisir qu’à travers une théorie telle que développée par Marx ou Freud...
YD: Absolument.
PH: On ne peut pas le comprendre avec les moyens du bon sens, disons; l’exploitation capitaliste ne se laisse pas saisir comme ça.
YD: Non. Et c’est là-dessus que tout a basculé après [’68], quand les gens ont fait le retour de bâton à 180 degrés en disant ‘il faut partir de la conscience de l’ouvrier’, etc., alors qu’Althusser n’avait cessé de nous raconter que les ouvriers, comme les capitalistes, vivaient dans la même illusion. On ne se rendait pas compte qu’on répétait là un très vieux geste philosophique. On refaisait à notre manière, sous une forme très spécifique, le trajet platonicien. On ne le savait pas. Enfin, si, Althusser, qui était un vieux singe, il le savait, mais nous, on ne le savait pas, beaucoup moins. Quand j’ai fait mon discours sur Rancière9 j’ai dit que Rancière avait besoin d’un double parricide, Althusser et Platon. C’est vrai, il n’a pas dit le contraire.
PH: Pensée dans l’après-coup de 68, la pratique n’aura pas besoin d’autorisation théorique.
YD: La pratique c’est un surgissement sans cause.
PH: Et sans autorité.
YD: Un surgissement sans cause qui d’une certaine façon s’autorise de son résultat. Elle ne s’autorise pas de quelque chose d’avant. D’une certaine façon nous, on n’aurait pas été contre cette idée complètement, sauf qu’on avait absolument besoin...
PH: ... que ça passe par la théorie.
YD: C’est ça. C’est pour ça que notre politique n’a jamais été autre chose, au moins dans un premier temps, que formation théorique. Voyons ce petit texte, qui est tout à fait contemporain au texte sur ‘L’Action de la structure’, qui ouvre les Cahiers Marxistes-Léninistes.10 On voit bien, finalement, pourquoi les choses ont fini par dévier. Au début il n’y avait pas de séparation entre le projet Cahiers pour l’Analyse et le projet des Cahiers Marxistes-Léninistes. Mais à partir du moment où les gens ont commencé à faire de la formation théorique, les gens ont dit, c’est bien, on a compris ce que vous nous racontez, et maintenant qu’est-ce qu’on fait? Et justement les Cahiers pour l’Analyse ne disaient plus rien, on était dans la théorie du discours. Et ce qu’il y a de meilleur dans les Cahiers pour l’Analyse, je vais te dire, ce n’est pas tant les textes qu’il y a dedans, mais c’est toujours la demie-page ou page qui ouvre le numéro.
PH: Les avertissements.
YD: Parce qu’ils sont dans la ligne du texte premier, ‘Action de la structure’ (CpA 9.6). C’est pour ça que pour bien comprendre la trajectoire des Cahiers pour l’Analyse au moins jusqu’au numéro huit inclus: il faut partir de ce texte de ’64 et voir que chaque fois, c’est la même filiation théorique – et après on remplit comme on peut. Et pendant ce temps, par ailleurs, moi je n’étais pas là, j’étais absent pendant un an et demi, puis je suis revenu.
PH: J’aimerais bien revenir sur ton parcours, que je ne connais pas suffisamment, dans un instant. Mais pourquoi ces avertissements sont-ils signés par des noms propres? J’imagine un peu les conversations que vous auriez dû avoir, intenses, l’invention collective. Pourquoi ne pas les garder anonymes ou collectifs?
YD: Parce que Miller était trop sensible au vol de concept. Parce que le texte de ’64, quand on l’a fait circulé, n’était pas signé. Et il a réagi, après Lire le Capital, à cause du texte de Rancière (à propos de la causalité structurale)... Miller c’est quelqu’un qui s’impose, et moi j’ai la tendance contraire, qui est l’effacement absolu. Peu importe, le point n’est pas décisif. C’est vrai que intellectuellement ce texte est né dans ma tête. C’est vrai que j’avais fait cette comparaison grandiloquente à un texte célèbre de l’idéalisme allemand qui était co-écrit par Hegel, Schelling et Hölderlin.
PH: Le premier manifeste11?
YD: Voilà. J’ai dit que ça ressemblait à ça. Personne ne sait qui l’a écrit, ce manifeste. On croit aujourd’hui que c’est Schelling, que c’est Hegel qui l’a dicté, Schelling qui l’a écrit et Hölderlin qui a rit! Moi je me mettrai bien dans la position de Hölderlin, mais enfin tout ça c’est mythologique. Ce sont des légendes.
Pour revenir à ces questions, je pense que c’est quand même assez intéressant de voir que malgré tout, à propos de la lecture symptômale et la causalité structurale, Etienne [Balibar] a toujours été légèrement réticent, il avait sans doute un sens moins théoriciste qu’Althusser. Et Althusser lui-même a eu ce vertige.
PH: On a l’impression que pendant ces années-là, Althusser est devenu Althusser à travers vous autres, à travers ces étudiants.12
YD: D’une certaine façon c’est vrai, c’est vrai qu’il y a eu une rencontre, qu’il avait eu des élèves très bien: il avait eu Foucault comme élève, Derrida, Badiou, Bourdieu, Michel Serres, etc. Il les a tous eu, toute cette grande génération philosophique française est passée entre les mains d’Althusser. Mais avec nous il y a eu une conjoncture particulière, et cette conjoncture, pour moi, elle est politique. Ça je l’ai toujours dit. C’est la fin de la guerre d’Algérie, où il y avait une sorte de mobilisation. C’est la fin de la guerre d’Algérie et, je dirais, Foucault.
PH: Un moment de transition, alors; d’un certain sens, le moment après Sartre?
YD: Là il y a eu un évènement qui a été extrêmement important. La Critique de la raison dialectique était sortie en septembre/octobre ’60, et en avril ’61 Badiou et Terray font venir Sartre à l’École Normale Supérieure, pour en parler. C’est la dernière fois que Sartre et Merleau-Ponty se sont vus, parce que Merleau-Ponty est mort deux mois après [le 3 mai 1961]. C’était dans la Salle des Actes. On venait juste d’entrer. C’est très normalien, d’ailleurs, toutes ces histoires; il faut que tu connaisses le rythme de l’École Normale. On entrait le 1er octobre. Une promotion entre le 1er octobre, et donc moi je suis entré en octobre ’60 avec Etienne [Balibar] et Rancière, Milner était entré en octobre ’61, Miller le 1er octobre ’62 et Linhart en octobre ’63. Donc, Sartre arrive là, et je dirais c’est l’apogée de quelque chose et aussi la fin. Ce n’est pas l’article d’Althusser sur le jeune Marx qui a eu cet effet, personne ne s’en était vraiment aperçu. Il ne faut pas raconter d’histoires: c’était un petit article dans une revue des intellectuels communistes, La Pensée. Personne ne s’en était aperçu. Ce qui était le plus prestigieux intellectuellement, c’était bien La Critique de la Raison Dialectique.
D’une certaine façon cette année ’61 a été le moment aussi de la mobilisation étudiante pour la fin de la guerre d’Algérie, qui n’arrive que l’année d’après, au mois d’avril avec des choses terribles. Il y a eu la fameuse manifestation d’Algériens, auquel je suis un des rares Français à avoir participé. J’avais été amené par un ami qui s’appelle Mathiot, dont le père avait aidé les gens du FLN; on jetait les gens à la Seine. J’étais à 40 mètres, donc je l’ai vu. C’est un des traumas de mon existence, de voir une sauvagerie pareille. Il y a eu 200 morts. C’était épouvantable. Et maintenant on en fait un lieu de mémoire en France. Il y a une plaque sur le pont St. Michel, il y a un film qui a été fait. Bon. Moi, qui avais à peine 20 ans, c’était un choc épouvantable. Là, il y avait une énorme mobilisation politique, mais à la limite, sans que la théorie y soit présente. A la limite Sartre, ce n’était pas plus mal.
Une rencontre, ce sont des éléments hétérogènes qui fusionnent à un moment donné. Althusser qui dans sa tête tournait des choses depuis très longtemps – pourquoi a-t-il fait cette alliance avec Lacan? Il a fait cette alliance avec Lacan pour une raison qui est à mon avis très importante, c’est qu’il s’est rendu compte que du côté de la psychanalyse il y avait quelque chose qui ne pouvait pas être réduit à ce que les marxistes en croyaient, c’est-à-dire Georges Politzer. La critique de Politzer est très importante. Il avait écrit Critique des Fondements de la Psychologie (1928) sur le thème suivant: Freud c’est génial, mais la métapsychologie c’est nul. Ce qu’il faut, c’est le concret de la psychologie (et c’est pour ça que ces mots ‘concret’ et ‘vécu’ deviennent nos ennemis numéro un). La métapsychologie, selon Politzer, c’est une sorte de machinerie abstraite qui n’a aucun rapport avec la réalité vécue. Le vécu, le concret – c’était finalement très Sartrien. Politzer était un grand personnage et son livre c’était le schibboleth, tout le monde l’avait lu. Et la critique de Politzer par un élève de Lacan, par Jean Laplanche, dans un texte de ’61 dans Les Temps Modernes, a joué un rôle décisif.13 Althusser m’a toujours dit que c’est ça qui lui avait renversé les idées sur la psychanalyse et donc sur Lacan, de telle sorte qu’il avait pu, d’une certaine façon, faire cette jonction Freud-Marx sous une forme tout à fait originale par rapport à ce qui pouvait exister avant.
PH: Et cette critique portait, par implication, sur Sartre aussi, sur le primat du praxis par rapport au théorique? Autant sur le plan politique que sur le plan philosophique?
YD: Oui, mais attend, pas sur le plan politique, au contraire. Sartre sur le plan politique, par exemple son texte sur Franz Fanon14, on trouvait ça très bien. L’engagement politique de Sartre, on trouvait ça étonnant, impressionnant. On trouvait simplement qu’il n’avait pas la théorie de son engagement.
PH: Donc, vous vouliez fournir la théorie de cet engagement?
YD: Et en le fournissant, l’engagement est devenu, pour nous, une conséquence. On regardait, je dirais, l’énergie abstraite de l’engagement de loin, parce que ça ne nous servait pas de fondement. Le grand mot c’était le ‘détour’. C’est embêtant ça, le détour de la théorie. Comme disait Platon, il s’agit de ‘la seconde navigation’.15 On n’affronte pas la dureté du monde directement. Il faut le détour de la théorie. C’était ça finalement notre projet.
PH: Et si on l’affronte directement, qu’est-ce qui se passe?
YD: Si on l’affronte directement, alors d’une certaine façon on se casse la gueule. On fait un assaut héroïque au mieux. C’est les cuirassiers de Reichshoffen dans la mémoire française. Dans la guère de 1870 entre la France et l’Allemagne, les allemands avaient des mitrailleuses et les Français ont chargé, sabre au clair. Ils sont tous morts.
PH: Dans la mémoire anglaise, c’est the charge of the Light Brigade... Et des gens comme Sartre, ils figuraient alors comme des gens qui voulaient confronter le monde directement?
YD: Au fond le problème c’était que nous, du Parti Communiste on s’en foutait. Il faut dire les choses quand même carrément. On était dans l’ Union des Etudiants Communistes (UEC), qui était un truc tout à fait différent. C’était un lieu de très grande liberté que le Parti Communiste considérait avec une méfiance incroyable. C’était des jeunes étudiants; essentiellement c’était les groupes Lettres de la Sorbonne. A tout casser il devait y avoir sept à huit mil étudiants. A l’époque il n’y avait que ça – et aujourd’hui il y a 200,000 étudiants dans les universités Paris centre.
PH: Mais combien de communistes...?
YD: Oui d’accord, mais c’était autre chose à l’époque. Il y avait un mouvement étudiant qui était organisé par un syndicat étudiant et à l’intérieur de ce syndicat étudiant il y avait l’UEC, qui justement avait été travaillé par cette question de la guerre d’Algérie. Ça a été le lieu où tout s’est passé. Moi, je ne suis jamais allé au Parti Communiste, mais Etienne [Balibar] si. Donc, il a plus réfléchi sur la stratégie du Parti Communiste. Moi ça ne m’a jamais vraiment intéressé. Moi, et Miller, on n’avait pas d’intérêt pour le Parti Communiste. Pour nous il était condamné d’emblé. Donc, c’est pour ça que finalement notre projet était aussi, malgré tout, politiquement – il faut bien le reconnaître – assez imaginaire. Si je prends une vue rétrospective, je dirais que compte tenu de cette mise en avant de la théorie, c’était politiquement imaginaire. A la limite aussi imaginaire que Sartre, qui lui aussi se voyait comme compagnon de route du PC, auquel il voulait ajouter quelque chose. Il voulait ajouter la praxis, ajouter un fondement de liberté, disons, à la bonne cause du PC – cette bonne cause du PC qui pouvait, finalement, dévier par le bureaucratisme etc.
C’est pour ça que le grand débat sur la dialectique de la nature, en décembre 196116, pour nous c’était complètement ringard. On s’en foutait. Ce n’était pas le point central, et là Sartre s’était laissé prendre au piège. Il avait un rapport au communisme qui était bien plus ancien, évidemment, que le notre. Il avait écrit Les Communistes et la paix (1952). Sartre a été un personnage très important, concernant le rapport intellectuel du Parti Communiste aux intellectuels français, et à l’époque le PCF était quand même une force très importante en France. Nous, d’une certaine façon, ce n’était pas le rapport au Parti Communiste qui nous intéressait. Pas du tout. C’est là où la stratégie d’Althusser – il n’a peut-être pas fait exprès, je n’en sais rien – de dire ‘la science de Marx, la théorie de Marx’, ça a fait tilt. Et donc, d’une certaine façon on a fabriqué (parce que c’est quand même une fabrication) ce que j’appelle ce programme fort du structuralisme en agonistique avec le structuralisme de Lévi-Strauss et de Roland Barthes.
PH: Vous partez du fait que chez Lévi-Strauss et chez Barthes aussi, il n’y avait justement pas de place pour le sujet?
YD: Oui, bien entendu, il n’y avait pas de place pour le sujet. Nous, on considérait que le problème le plus important c’était de réintroduire le sujet dans la structure. Alors que eux, ils faisaient une structure sans sujet. C’est ce qui est dit noir sur blanc.
PH: Et quand Althusser dit, par exemple, l’histoire est un processus sans sujet, etc.?
YD: Oui mais ‘le processus sans sujet’, c’est l’Althusser d’après, c’est l’Althusser de la réponse à John Lewis.17 De toute façon, processus sans sujet au sens où l’action de la structure ce n’est pas l’action d’un sujet. Donc pour nous c’est exactement la même chose. Simplement, réintroduire le sujet nous paraissait indispensable pour avoir cette dualité du structurant et du structuré. L’action du structurant, ce n’est justement pas l’action d’un sujet. Au niveau du structurant il y a un manque. Ce manque est représenté par un imaginaire. Et ce manque est le point pivotant de la structure. Il faut toucher ce point pivotant. Pour nous, par exemple, c’était le point touché par l’analyse de l’extorsion du surtravail chez Marx, et disons, le point indiqué par les signifiants premiers en psychanalyse, comme on voyait les choses à cette époque. Et de même le séminaire de Serge Leclaire (CpA 1.5; CpA 3.6; CpA 8.6): c’est pour ça que Leclaire nous intéressait, il cherchait cette sorte de signifiant premier. Leclaire était allé chercher cette sorte de signifiant le plus près du manque, qu’il fallait atteindre pour pouvoir opérer. Et nous, dans notre approche c’était lié avec l’idée du maillon le plus faible. Ça ne serait pas tout à fait rigoureux de nos jours (et même à l’époque). Mais enfin, c’était ça.
Si la question du sujet te préoccupe, il faut bien voir que nous, on l’avait coupée en deux, pour traiter le sujet phénoménologique comme sujet imaginaire. Sujet imaginaire, mais qui était indispensable à l’existence, évidemment. On ne peut pas faire autrement. On n’avait jamais considéré qu’il n’existait pas, au contraire: il était effet, d’accord, mais l’effet existe autant que la cause. On était pas des néoplatoniciens, on était spinozistes. L’effet a un mode d’existence suivant la cause.
PH: Mais un effet privé de pouvoir de transformation.
YD: Ah oui, puisqu’il est imaginaire. La transformation au niveau du structurant, il y a des points nodaux, mais ces points nodaux sont les lieux d’une pratique.
PH: Et en suivant le détour de la théorie on pourrait donc illuminer les enjeux de cette pratique.
YD: Voilà. Dans la forme, il faut dire, incroyablement spéculative, c’est l’idée qu’il y avait des lieux où la pratique devait intervenir. C’est l’idée aussi du maillon, comme je te le dis, du maillon le plus faible, du kairos, du moment important.
PH: Par ailleurs, à bien d’égards, la philosophie de Badiou c’est bien ça! A certains égards il est resté tout à fait fidèle à ce projet.
YD: Ce qui est absolument étrange, c’est que Badiou, au moment des Cahiers pour l’Analyse, n’était pas du tout sur cette position, pas du tout. A l’époque il était althussérien de façon presque caricaturale. Il n’avait donc pas compris ce qui se passait là, réellement, et il l’a redécouvert par ses propres moyens à partir de sa Théorie du sujet (1982). D’une certaine façon il pense toujours ça. C’est sophistiqué, développé etc., mais il reste assez proche au projet initial. Et c’est vrai que Badiou est le plus fidèle, d’une certaine façon, à ce projet. C’est pour ça qu’il maintient qu’il y a eu deux voies, finalement, Lacan et Althusser d’un côté, et Deleuze et Foucault de l’autre. Mais, par ailleurs, il n’aime pas beaucoup Foucault.
PH: Mais il ne comprend pas Foucault, à mon avis.
YD: Ah non, il ne le comprend pas du tout. Je suis d’accord.
PH: Il croit (ou il croyait) que Foucault n’était qu’un ‘classificateur d’encyclopédies’ etc. alors que ce n’est absolument pas ce qui importe. Dans Les Mots et les Choses ce qui compte ce sont les moments de transition: les moments de Sade, de Cervantes, et puis lui-même et ses contemporains. Ce sont les moments où le structuré commence à bouger, où tout se libère des règles anciennes. Justement, comme tu disais: vient un certain moment de saturation, il y a des points où l’opération structurante commence à craquer.
YD: Voilà, c’était bien ça, notre position. Par contre, celui qui a pris le plus de recul c’est Rancière. Il l’a fait par la liquidation de la théorie. Son projet devient la négation de la théorie. Le grand livre de Rancière c’est Le Maître Ignorant.
Alors la question maintenant c’est de savoir où on va. On est dans une situation très curieuse. Le fil de ces années-là existe, d’une certaine façon, tu as raison, chez Badiou et Zizek, mais pour moi c’est encore une configuration obscure. Par ailleurs je ne sais vraiment pas s’il y a d’autres. Bon, il y a Rancière. Il ouvre une autre voie. Mais je ne sais pas s’il existe autre chose. Je ne suis pas assez savant sur l’espace mondial. Je suis germanophone et je connais assez mal ce qui se passe dans le monde anglo-saxon par rapport à ce genre de choses. Je n’aime pas beaucoup l’idée qu’il y ait simplement ‘une pensée critique’, je n’aime pas beaucoup ces expressions trop génériques. La question c’est: est-ce qu’il y a des choses qui sont en confrontation avec Badiou, Zizek etc.? C’est-à-dire en confrontation forte.
PH: Pour ma part, il me semble que ce qui manque c’est une insistance sur la volonté politique, sur le praxis qui s’engage à changer le monde – une insistance qui suit Marx en sachant que ce qui importe c’est de changer le monde et non pas seulement de l’interpréter. Il nous faut une théorie de la volonté transformatrice d’une part, mais il faut quand même que ce soit lié, médié de façon efficace et conséquente à ce que c’est le monde historique, déterminé, le monde à transformer. Badiou, alors: il propose une théorie formidable de la transformation mais à mon avis son ontologie est trop abstraite et ce qu’il ajoute avec Logiques des mondes reste également trop abstrait. On ne trouve pas les médiations qu’il faut. Tout ce qui relève de la société, tout ce qui relève de l’économie...
YD: Il méprise tout ça, Alain, depuis toujours. A l’époque, nous on avait 21-22 ans. Après on a appris des choses. Moi, après, je suis parti au Madagascar où j’étais confronté avec la lutte armée. J’ai des souvenirs des bateaux d’armes qui venaient de Zanzibar, qu’il fallait empêcher les Malgaches de se livrer à des trucs où ils auraient été massacrés tout de suite. J’ai eu comme amis et comme étudiants quand j’étais là-bas des gens qui après ont fait une insurrection, en 1972. Maintenant ils sont tous néolibéraux; à l’époque ils étaient maoïstes. Balibar, il était en Algérie. Donc, on a appris des choses du monde.
Et puis qu’est-ce que c’est passé? Ce qui s’est passé, pour moi, quand Vincennes a été créé, mes étudiants étaient massivement latino-américains. Mes cours étaient dactylographiés et donnés aux mineurs de Bolivie, tu vois. C’étaient des cours ultra-théoricistes sur Le Capital. Donc, on a continué comme ça, mais on a vu que le monde était beaucoup plus compliqué. Ce qui s’est passé, c’est que d’une certaine façon quelqu’un comme Alain Badiou a persisté, je dirais, dans une sorte d’écart philosophico-théorique. Pour donner toute sa consistance à cet écart, il était obligé, d’une certaine façon, de se couper aussi du monde, d’avoir une vision, il faut bien le reconnaître, assez superficielle du monde. D’une certaine façon il a gardé quelque chose, mais il a perdu le monde.
PH: Et, d’une certaine manière, l’histoire avec.
YD: Il est contre l’histoire, puisqu’il dit qu’elle n’existe pas.
PH: L’histoire c’est là ou le sujet est vaincu. La Théorie du sujet traite d’une défaite, finalement.
YD: Oui. Oui, on peut dire que tout a été vaincu, à un certain niveau. La révolution culturelle a été vaincue et le communisme en général a été vaincu, puisqu’il a disparu de la surface de la planète. Je pense que tout est à reconstruire. En tout cas, l’idée qu’on a, c’est qu’à ce moment-là il s’est passé des choses très importantes, assez complexes, qu’on ne peut pas réduire à un point. Par exemple, c’est vrai que Foucault c’est beaucoup plus compliqué. C’est vrai que la question de la fonction de la philosophie est plus compliquée. La philosophie ne peut pas se couper du monde.
PH: Comment conçois-tu la philosophie, maintenant, la philosophie en tant que telle, dans ses rapports avec la politique par exemple, ou avec les sciences?
YD: La philosophie, à mon avis, doit traverser les sciences sociales et humaines. Pourquoi? Parce que les sciences sociales et humaines sont des disciplines d’appréhension du monde, depuis toujours. Qu’est-ce qu’a fait Marx? Il a traversé l’économie politique. S’il ne l’avait pas traversé, qu’est-ce qu’il aurait fait? Il aurait gardé les slogans du Manifeste communiste, qui, à la limite n’étaient pas originaux. Il l’a avoué lui-même. Pour moi ce point est encore très important. On ne peut pas isoler la philosophie du monde et de la politique. La question de son rapport avec cette traversé, pour moi c’est ouvert. Je sais que c’est la question théorie-pratique, mais c’est une question trop abstraite aussi, d’un certain point de vue.
PH: Qu’est-ce que la philosophie peut ajouter, précisément? Les sciences humaines, les sciences sociales et les sciences tout court nous donnent ce qu’il y a à savoir sur le monde. Par rapport à ses ambitions antérieures, la philosophie n’a-t-elle pas perdu progressivement la plupart de ses objets, ses domaines du savoir?
YD: Non, je ne suis pas d’accord. Quand je dis qu’il faut traverser les domaines de la science, il faut les traverser d’une certaine façon... Malgré tout on reste dans une position d’articulation, de connexion. La philosophie connecte. A un moment donné j’avais dit, mais j’ai retiré cette formule, la philosophie est ‘la science des ponts’.
PH: La formulation me fait penser à Michel Serres.
YD: J’ai vu que Michel Serres a écrit un livre sur les ponts. Mais peu importe. Ceci dit, je pense qu’il y a cette fonction de connexion, et cette fonction de connexion est déjà une fonction politique. Je pense que la philosophie n’a pas à exhorter. Alain pense un peu que la philosophie doit exhorter, remplir une fonction protreptique: faire des sermons ou être prophète. Donc, ça veut dire, je pense, qu’il y a une politique du savoir et une politique du savoir peut être un savoir de la politique. C’est la tache de la philosophie d’en tirer les points communs, les points de dislocation, etc.
PH: C’est cela, le travail spécifique à la philosophie?
YD: C’est le fait de faire les connexions. Quand tu fais une enquête, disons, sur les hauts plateaux boliviens, tu fais ton enquête sur les hauts plateaux boliviens. Tu en tires un certain nombre de choses. Quand j’étais à Madagascar j’ai fait une théorie de l’enquête, j’ai écrit des trucs sur la théorie de l’enquête. C’était très naïf, c’était en 1966. Je pense que les savoirs des sciences humaines, ce sont des savoirs d’enquête, des sciences d’enquête...
PH: ... et non pas de généralisation.
YD: Non, ce sont des sciences d’enquête. Simplement, la philosophie articule, tu comprends. Qu’est-ce qu’il a fait Foucault? Foucault, comme il dit toujours, présentait ‘des fragments philosophiques dans des chantiers historiques’. Cette phrase m’avait toujours beaucoup plu. Avec en plus chez Foucault un sens politique. Il a pensé une problématisation de l’actualité: où en sommes nous? Enfin, ça, si tu veux, je ne sais pas si j’en écrirais jamais quelque chose.
PH: Tu dois rassembler tous ces idées et ces textes éparpillés et les mettre à disponibilité, les rendre accessibles!
YD: Oui, bien sûre.
PH: C’est frappant, par ailleurs, tu étais entouré par des gens qui voulaient évidemment se mettre en avant...
YD: ... et moi, je voulais me mettre en retrait.
PH: Pourquoi?
YD: C’est une question trop compliquée. J’ai toujours bien compris, je crois, ce qu’ils disaient, tous, j’étais ami avec presque tous, mais je suis resté en retrait.
PH: Cela demande beaucoup de confiance en soi, à mon avis.
YD: Ce que j’ai dit tout à l’heure: on était arrogants quand on était si jeune. Je dois avoir, si tu veux, un syndrome d’anti-arrogance. Je ne sais pas d’où il vient. C’est-à-dire, je dis, non, on ne peut pas avoir ce type d’audace. J’admire beaucoup ceux qui l’ont, ce que font les autres, mais en même temps il y a quelque chose qui me glace. Enfin, tout ça c’est très phénoménologique...
PH: Et je voulais justement te demander des questions sur ton parcours personnel.
YD: Non ne parlons pas de ça, non, ce sera pour une prochaine fois.
Notes
2. The German die verwandelte Form is sometimes translated in French as la forme apparente, for instance to translate a phrase in Capital volume 1, ch. 20: ‘The converted form in which the daily value, weekly value, etc., of labour-power is direclty presented is that of time-wages’ (Marx, Capital volume 1, trans. Ben Fowkes [NY: Vintage, 1977], 683). The value of labour-power thus appears, in its converted or commodified form, as wages. More generally, for Marx ‘money is precisely the converted form of commodities, in which their particular use-values have been extinguished’ (251). ↵
3. As G.M. Goshgarian notes, Althusser ‘had been decrying structuralism, “idealism’s last hope”, as a philosophical fraud since his 1962-63 seminar [at the Ecole Normale] on the subject’ (Althusser, The Humanist Controversy and Other Writings, trans. G.M. Goshgarian [London: Verso, 2003], xii). ↵
4. Patrice Maniglier, ‘Faire ce qui se défait: la question de la politique entre Sartre et le structuralisme’, Les Temps Modernes 632-634 (July-October 2005), 425-448. ↵
5. ‘Descartes does not evade the danger of madness in the same way that he sidesteps the possibility of dream or error. However deceptive they might be, the senses can only alter “things that are barely perceptible, or at a great distance”, and however strong the illusion, there is still a residue of truth assuring him that he is “sitting by the fire, wearing a dressing gown”. [...] Thus neither sleep peopled with images nor the clear consciousness that the senses are deceived can lead doubt to its most universal point: we might admit that our eyes can deceive us, and ‘suppose that we are asleep’, but the truth will never slip away entirely into darkness. Madness is an altogether different affair. If its dangers compromise neither the enterprise nor the essential truth that is found, this is not because this thing, even in the thoughts of a madman, cannot be untrue, but rather because I, when I think, cannot be considered insane. [...] It is not the permanence of truth that ensures that thought is not madness, in the way that it freed it from an error of perception or a dream; it is an impossibility of being mad which is inherent in the thinking subject rather than the object of his thoughts. If one admits the possibility that one might be dreaming, and one identifies with that dreaming subject to find ‘some grounds for doubt’, truth still appears, as one of the conditions of possibility for the dream. By contrast, one cannot suppose that one is mad, even in thought, for madness is precisely a condition of impossibility for thought. [...] Madness has been banished. While man can still go mad, thought, as the sovereign exercise carried out by a subject seeking the truth, can no longer be devoid of reason. A new dividing line has appeared, rendering that experience so familiar to the Renaissance – unreasonable Reason, or reasoned Unreason – impossible’ (Michel Foucault, History of Madness, trans. Jonathan Murphy and Jean Khalfa [London: Routledge, 2006], 44-47; cf. 157). Cf. Jacques Derrida, ‘Cogito and the History of Madness’ [1963], in Derrida, L’Écriture et la différence (Paris: Seuil, 1967); Writing and Difference, trans. Alan Bass (Chicago: University of Chicago Press, 1978). ↵
6. ‘A fourth way, discernible from Marx onwards, grasped from another perspective in Freud, is transversal to the three others. It holds that the truth of the ontological impasse cannot be seized or thought in immanence to ontology itself, nor to speculative metaontology. It assigns the unmeasure of the state to the historial limitation of being, such that, without knowing so, philosophy only reflects it to repeat it. Its hypothesis consists in saying that one can only render justice to injustice from the angle of the event and intervention. There is thus no need to be horrified by an un-binding of being, because it is in the undecidable occurrence of a supernumerary non-being that every truth procedure originates, including that of a truth whose stakes would be that very un-binding.’
‘It states, this fourth way, that on the underside of ontology, against being, solely discernible from the latter point by point (because, globally, they are incorporated, one in the other, like the surface of a Moebius strip), the unpresented procedure of the true takes place, the sole remainder left by mathematical ontology to whomever is struck by the desire to think, and for whom is reserved the name of Subject’ (Badiou, Being and Event, trans. Oliver Feltham (London: Continuum, 2005), 284-285). ↵
7. Jacques-Alain Miller, ‘Fonction de la formation théorique’ (présentation des Cahiers Marxistes-Léninistes), reprinted in Miller, Un Début dans la vie (Paris: Gallimard, 2002). ↵
8. As Althusser notes, ‘Lenin gave this metaphor [of the weakest link] above all a practical meaning. A chain is as strong as its weakest link. In general, anyone who wants to control a given situation will look out for a weak point, in case it should render the whole system vulnerable [...] But here we should pay careful attention: if it is obvious that the theory of the weakest link guided Lenin in his theory of the revolutionary party (it was to be faultlessly united in consciousness and organization to avoid adverse exposure and to destroy the enemy), it was also the inspiration for his reflections on the revolution itself. How was this revolution possible in Russia, why was it victorious there? It was possible in Russia for a reason that went beyond Russia: because with the unleashing of imperialist war humanity entered into an objectively revolutionary situation. Imperialism tore off the ‘peaceful’ mask of the old capitalism. […] But though this effect was felt throughout the greater part of the popular masses of Europe (revolution in Germany and Hungary, mutinies and mass strikes in France and Italy, the Turin soviets), only in Russia, precisely the ‘most backward’ country in Europe, did it produce a triumphant revolution. Why this paradoxical exception? For this basic reason: in the ‘system of imperialist states’ Russia represented the weakest point […]. This weakness was the product of this special feature: the accumulation and exacerbation of all the historical contradictions then possible in a single State. [...] The unevenness of capitalist development led, via the 1914-18 War, to the Russian Revolution because in the revolutionary situation facing the whole of humanity Russia was the weakest link in the chain of imperialist states. It had accumulated the largest sum of historical contradictions then possible; for it was at the same time the most backward and the most advanced nation, a gigantic contradiction which its divided ruling classes could neither avoid nor solve.[...] This exceptional situation was ‘insoluble’ (for the ruling classes) and Lenin was correct to see in it the objective conditions of a Russian revolution, and to forge its subjective conditions, the means of a decisive assault on this weak link in the imperialist chain, in a Communist Party that was a chain without weak links’ (Althusser, ‘Contradiction and Overdetermination’, in For Marx, trans. Ben Brewster [London: New Left Books, 1969], 95-98). ↵
9. Yves Duroux, ‘La Querelle interminable: Rancière et ses contemporains’, in La Philosophie déplacée: Autour de Jacques Rancière, ed. Laurence Cornu and Patrice Vermeren (Paris: Éditions Horlieu, 2006), 17-26. ↵
10. Miller, ‘Fonction de la formation théorique’. ↵
11. This is the so-called earliest or ‘Oldest System Programme of German Idealism’ (1796). ↵
12. Along with Badiou, Balibar and Macherey, Duroux was part of the group of students Althusser organised as part of a ‘Theoretical Work Group’ at the Ecole Normale in the autumn of 1966 (cf. Althusser, The Humanist Controversy, editorial notes, 33-34). ↵
13. Jean Laplanche and Serge Leclaire, ‘L’Inconscient: Une étude psychanalytique’, Les Temps modernes 183 (1961); ‘The Unconscious: A Psychoanalytic Study’, trans. Patrick Coleman. Yale French Studies 48 (1972), The French Freud, ed. Jeffrey Mehlman, 118-175. Laplanche and Leclaire’s text emphasises ‘how far the contribution of psychoanalysis is from descriptions given in the realm of phenomenology’ (129). As conceived by Freud, the unconscious ‘is radically and scandalously intolerant of any attempt at interpretation by the conceptual tools of a psychology of consciousness’ (128). Hence the opening polemic with Politzer. ‘It would be difficult to find a clearer introduction to the problem of the unconscious than a discussion of this text. Is the unconscious a meaning or a letter? Politzer answers this question in exemplary fashion with a radicalism of meaning that pretends to take over the whole of Freud’s discovery while simultaneously eliminating the unconscious. [...But], however satisfying and stimulating a perspective which sweeps out the old metapsychological arsenal may be; however close, too, it may seem to a modem thesis which would emphasize the similarities between the field of analysis and that of linguistics or cryptography – how can we fail to see the reduction, indeed the flattening that Politzer imposes on the dimension of subjectivity as discovered by Freud? In other words, the mere opposition of the manifest narrative or gesture and the drama or meaning immanent to them, and which analysis has only to reconstruct – all this seems to us incapable of accounting for the data of psychoanalysis’ (121-122).
Laplanche and Leclaire formulate this Freud-Politzer distinction in terms that will soon be taken up by the ‘theory of discourse’ proposed in the Cahiers pour l’Analyse. For Freud, against Politzer, ‘the unconscious is rigorously distinguished from the manifest text, and it is precisely for that reason that it can enter into relation with it: (a) The unconscious is not coextensive to the manifest as its meaning: it must be interpolated in the lacunae of the manifest text. (b) What is unconscious is in relation to the manifest not as a meaning to a letter, but on the same level of reality. It is what allows us to conceive of a dynamic relationship between the manifest text and what is absent from and must be interpolated in it: it is a fragment of discourse that must find its place in the discourse as a whole’ (126). ↵
14. Sartre, Preface to Frantz Fanon, Wretched of the Earth (1961), http://www.marxists.org/reference/archive/sartre/1961/preface.htm. ↵
15. See for instance Plato, Phaedo, 99d. ↵
16. See George Novack, ‘Is Nature Dialectical?’, in Novack, Understanding History (2002), http://www.marxists.org/archive/novack/works/history/ch13.htm. ↵
17. ‘The class struggle does not go on in the air, or on something like a football pitch. It is rooted in the mode of production and exploitation in a given class society. You therefore have to consider the material basis of the class struggle, that is, the material existence of the class struggle. This, in the last instance, is the unity of the relations of production and the productive forces under the relations of production of a given mode of production, in a concrete historical social formation. This materiality, in the last instance, is at the same time the “base” (Basis: Marx) of the class struggle, and its material existence [...]: all the forms of the class struggle are rooted in economic class struggle. It is on this condition that the revolutionary thesis of the primacy of the class struggle is a materialist one. When that is clear, the question of the “subject” of history disappears. History is an immense natural-human system in movement, and the motor of history is class struggle. History is a process, and a process without a subject. The question about how “man makes history” disappears altogether. Marxist theory rejects it once and for all; it sends it back to its birthplace: bourgeois ideology’ (Althusser, ‘Reply to John Lewis’ [1973], in his Essays in Self-Criticism, trans. Grahame Lock [London: NLB, 1976], 50-51; cf. 94-99).
Althusser refers here to his text on ‘Lenin before Hegel’ (which he dates as a lecture from February 1968, published in May 1969), reprinted in the collection Lenin and Philosophy: ‘For anyone who “knows” how to read Hegel’s Logic as a materialist, a process without a subject is precisely what can be found in the Chapter on the Absolute Idea. Jean Hyppolite decisively proved that Hegel’s conception of history had absolutely nothing to do with any anthropology. The proof: History is the Spirit, it is the last moment of the alienation of a process which “begins” with Logic, continues with Nature and ends with the Spirit, the Spirit, i.e. what can be presented in the form of “History”. For Hegel, quite to the contrary of the erroneous view of Kojève and the young Lukács, and of others since them, who are almost ashamed of the Dialectics of Nature, the dialectic is by no means peculiar to History, which means that History does not contain anywhere in itself, in any subject, its own origin. The Marxist tradition was quite correct to return to the thesis of the Dialectics of Nature, which has the polemical meaning that history is a process without a subject, that the dialectic at work in history is not the work of any Subject whatsoever, whether Absolute (God) or merely human, but that the origin of history is always already thrust back before history, and therefore that there is neither a philosophical origin nor a philosophical subject to History […] Lenin lays bare and refines this notion, too, retaining the Absolute, but rejecting the Idea, which amounts to saying that Lenin takes from Hegel the following proposition: there is only one thing in the world which is absolute, and that is the method or the concept of the process, itself absolute. And as Hegel himself suggested by the beginning of Logic, being = nothingness, and by the very place of Logic, origin negated as origin, Subject negated as Subject, Lenin finds in it a confirmation of the fact that it is absolutely essential (as he had learnt simply from a thorough-going reading of Capital) to suppress every origin and every subject, and to say: what is absolute is the process without a subject, both in reality and in scientific knowledge. As this proposition breaks through, i.e. constantly touches the surface, or rather the skin, all that is needed is to lay it bare to obtain the Marxist-Leninist concept of the materialist dialectic, of the absoluteness of movement, of the absolute process of the reality of the method: to be precise, the concept of the fundamental scientific validity of the concept of a process without a subject, as it is to be found in Capital, and elsewhere, too, in Freud, for example’ (121-124). ↵