You are here: Home / Contents / Volume 5 / Article 5.1) Serge Leclaire: Les éléments en jeu dans une psychanalyse. A propos de l’analyse, par Freud, de l’homme aux loups

This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

AHRC logo

CRMEP logo

Les éléments en jeu dans une psychanalyse. A propos de l’analyse, par Freud, de l’homme aux loups1

Contents

[5] [7]

Dans cet état d’attention flottante qui lui est recommandé, le psychanalyste doit pouvoir accueillir sans privilège établi ce que le patient, invité à laisser venir sans discrimination, dit au cours de la séance. Telle est la situation, dans son paradoxe, qui évoque volontiers quelque entreprise démentielle où le navigateur aveugle et sans compas inviterait son passager à prendre le vent comme il souffle. “Que les lecteurs”, écrit Freud, “au terme de son introduction de l’Homme aux loups, soient au moins persuadés que je rapporte simplement ce qui se présenta à moi, en tant qu’observation indépendante et non influencée par ma propre attente. Ainsi, ajoute-t-il, je n’avais plus qu’à me rappeler ces sages paroles d’après lesquelles il y a plus de choses entre ciel et terre que n’en peut rêver notre philosophie. A qui parviendrait à éliminer plus radicalement encore ses convictions préexistantes, certes, plus encore de ces choses se dévoileraient.”

C’est là, n’en doutons point, une position intenable; Freud nous en avait bien prévenu. Qui pourrait sérieusement prétendre réussir à faire table rase de tous ses préjugés, renoncer à toùs les privilèges qui constituent l’ordre de son monde, sa façon même de voir, de sentir, d’aimer, d’entendre. Devant une telle prétention, le psychiatre, sévère, évoque au pire le monde du schizophrène, où s’évanouit tout ordre possible, au mieux celui de l’obsessionnel, sans cesse occupé à feindre de contester l’ordre établi pour se donner à lui même l’illusion de s’en déprendre. Et, sans doute n’y a-t-il pas que le psychiatre pour être prêt à dénoncer l’impossible, et l’absurde de ce qu’on nomme communément la neutralité de l’analyste; les plaisants ont tôt entendu dans ce neutre un rien, pour faire de cette neutralité une nullité. Ces facétieux seraient-ils dans le vrai?

Je dirai d’emblée que, sur ce point, l’analyste ne saurait transiger: il doit renoncer, comme le propose Freud, à tous ses préjugés, et éliminer radicalement ses convictions préexistantes, autrement dit, maintenir, absolue, l’ouverture de son écoute.

Bien sûr, il n’y réussit pas: en même temps qu’il se pose à lui-même cette exigence comme absolument nécessaire, il sait qu’il [8] ne peut y répondre, et que de quelque façon, il la trahira. Il suffit, pour s’en convaincre de se reporter à l’analyse de l’Homme aux loups: “que les lecteurs, écrit-il en substance, soient bien persuadés que le cours de l’analyse ne fut pas influencé par ma propre attente.” Or le lecteur avisé s’aperçoit bien vite que tout le matériel relatif à la scène primitive fut “obtenu sous l’impitoyable pression” d’une date fixée par lui, Freud, ce qui manifeste déjà une attente de l’analyste, à savoir que quelque chose lui soit donné2, mais qui révèle surtout l’attente très précise de Freud, d’obtenir de son patient une preuve supplémentaire, et, cette fois péremptoire, de l’existence d’un noyau de réalité autour duquel s’ordonnera la névrose; il semble bien certain,et j’y reviendrai que le récit ou la reconstruction de la “scène primitive” du patient réponde très exactement à l’attente de Freud.

Et pourtant, là encore, nul ne niera qu’il s’agit de la plus admirable des analyses de Freud et que l’insistance de son attente est, en l’occurence, une forme de son génie. Comment faut-il donc entendre cette règle d’or de l’attention flottante pour le psychanalyste, du laisser dire pour le patient, et cette nécessité, pour pratiquer l’analyse, de renoncer à tous ses préjugés, d’éliminer radicalement ses convictions préexistantes?

Disons-le tout de suite, le psychanalyste, qu’il le sache ou non, opère en se fondant sur une conviction très ferme que je vais tenter d’analyser au plus près, et qui se traduit, en fait, par ce parti-pris de ne pas tenir compte de la signification du discours de son patient. Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’il ne l’écoute pas.

Sans doute, cette formulation que je donne là du parti-pris de l’analyste, est-elle déjà volontiers et communément reçue, et de ce fait, profondément ignorée. N’est-ce pas justement l’art du psychanalyste que de dévoiler au patient l’autre signification, cachée, de son discours, de substituer, en somme, par interprétation, une signification cachée à une signification apparente? Au patient qui lui signifie par un discours bien mesuré et judicieusement argumenté que “des affaires impérieuses vont le contraindre à manquer les 5 séances prochaines”, l’analyste le moins expérimenté saura montrer que de pareils propos signifient tout aussi bien cet autre discours, balancé à son adresse: “je vous ai assez vu et je vous enverrais bien au [9] diable, mais comme je n’ose pas le faire, je vais prendre un peu de large.” Et ce serait là, vraisemblablement, une interprétation juste, encore que tout-à-fait insuffisante.

Il faut bien reconnaitre qu’aujourd’hui, le psychanalyste se laisse volontiers aller à ce type de pratique qui consiste à traduire en termes de transfert, d’agressivité ou de génitalité, les propos qui s’offrent à son oreille.

Mais si le travail du psychanalyste n’était ainsi que de substituer une signification à une autre, en quoi se distinguerait-il de n’importe quel interlocuteur avisé et plus ou moins paranoïaque?

Il est clair pourtant que la psychanalyse vise autre chose, et qu’elle ne saurait être ce simple jeu de substitution, encore que, bien sûr, elle participe de quelque façon mineure du processus que je viens de décrire en bref. Si ce n’est une ‘autre signification’ que vise-t-elle donc? Précisément quelque chose qui ne participe que partiellement du réseau des significations, que cette signification soit seconde, tierce ou quarte.

Ainsi dans l’exemple proposé, l’analyste pourra avoir à entendre l’énigme du 5: pourquoi cinq séances? 5 à 7, cinq cents, cinq sens ou Saint Saêns, Saint, sein, ceint, ou seing? Ici commence l’analyse. Le niveau des ‘significations’ : affaires impérieuses, ailleurs, ne pas venir, agressivité, est dépassé.

De signe qu’il est aussi, cinq est entendu comme signifiant.

Et le psychanalyste, qu’il le sache ou non, entre dans un autre ordre, dont je vais maintenant tenter de dégager les caractères.

I. Du signifiant

Il est, certes, malaisé, même pour un psychanalyste, de se déprendre de la fascination qu’exerce le signe; tout en étant ambigu, il est stable et rassurant: tel un poteau indicateur à plusieurs flèches, il renvoie à d’autres signes, bornes non moins fixes dont le réseau [10] étoilé constitue l’ordre des significations. L’alphabet des signes c’est de quelque façon le ‘dictionnaire’ qui est toujours, quoi qu’on en aie, un peu celui des idées reçues, une sorte de vocabulaire dont la connaissance plus ou moins partagée constitue les assemblées de bonne compagnie. Mais ce n’est pas en substituant un dictionnaire technique à un dictionnaire académique que l’on échappera à l’ordre leurrant du signe. Se déprendre de l’attrait du signe est d’autant plus difficile, que, dans son ambiguité, il peut donner le change et passer pour un semblant d’ouverture. Il est vrai, d’autre part, qu’en pratique analytique une interprétation consistant à promouvoir une signification cachée à la place d’une signification apparente se révèle être de quelqu’efficacité dans la conduite de la cure, car elle témoigne de l’ouverture possible d’un certain discours vers autre chose; son insuffisance et sa limite tiennent dans le fait que l’ouverture qu’elle propose renvoie à un autre discours, certes, mais rigoureusement articulé sur le même modèle: “je vous ai assez vu et je vous enverrais bien au diable …” est un propos du même ordre que “des affaires impérieuses vont me contraindre à manquer les cinq séances prochaines” en ce sens que chaque terme de la proposition parait avoir sa justification significative (son plein de signification) ce qui donne à l’ensemble cet air de cohérence plutôt convaincant et rassurant.

Mais, je l’ai dit, il ne s’agit là, pour l’analyste que d’un tour de passe-passe, car l’ouverture proposée par l’interprétation n’est qu’un leurre qui renvoie à un autre ensemble de signes bien ordonnés. J’ai montré ailleurs3 qu’il suffisait que l’on se laisse attirer par les formules les plus pleines de significations pour que l’on laisse échapper le vrai d’un propos, ainsi en se fixant sur la déformation langagière ‘corps-joli’ d’une pure jaculation signifiante ‘poord’jeli’ , on s’engageait d’une part à méconnaître le vrai texte, c’est-à-dire la jaculation signifiante elle-même, d’autre part à se précipiter aveuglément dans l’ordre des significations proposées par les mots corps et joli. En un mot, devant un élément purement signifiant tel ‘cin’k’ ou ‘poord’jeli’ le mouvement naturel est d’oblitérer aussitôt ce qui peut se présenter comme non-sens, et de convoquer immédiatement un signe bien connu du vocabulaire pour éviter le scandale ou l’angoisse d’un non-sens. Le cri ‘vite un sens’ est étouffé avant même qu’il ne soit proféré lorsque, d’aventure, le penseur se trouve confronté à la part de non-sens d’un signifiant, d’un terme qui se refuse à la signification, c’est-à-dire littéralement à la fixation immédiate en un signe.

[11]

Qu’en est-il donc du signifiant, pour autant qu’il constitue l’élément sur lequel se fonde l’interprétation, pour autant qu’il se distingue si radicalement du signe, pour autant qu’il fonde un ordre d’une toute autre nature que celui des significations.

Il n’est pas douteux que l’emploi du terme de signifiant dans les travaux contemporains trouve son origine dans la linguistique saussurienne, et Saussure emploie ce terme pour désigner ‘l’image acoustique’ qui, jointe au concept ou ‘signifié’ constitue un signe; le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces, ou combinaison de deux éléments: signifiant et signifié, qui, comme tel, se réfère à l’objet signifié qu’il dénote. Il ne semble pas que cette mise en place saussurienne ait beaucoup varié depuis, comme en témoigne ce rappel de A. Martinet dans ses Eléments de linguistique générale (p. 20): “le signifiant est la manifestation phonique du signe linguistique.”

Mais aujourd’hui, l’usage du terme de signifiant introduit en psychanalyse par J. Lacan, s’il est très proche en son origine de l’usage saussurien, ne semble pourtant pas pouvoir être considéré comme un élément dérivé d’une problématique du signe, mais bien plutôt comme un élément fondamental, rendant certes compte, entre autres, des fonctions et propriétés du signe, mais surtout comme constituant de la nature et la vérité de l’inconscient. Dans cette perspective, le signifiant n’apparaît plus essentiellement comme constituant du signe, mais plutôt comme un terme qui, par la plupart de ses caractères, s’y oppôse et s’en distingue. Aussi le signifiant est-il défini comme ce qui représente le sujet pour un autre signifiant, alors que le signe est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un; dans cette définition il apparaît au moins que leurs fonctions (de représentation) diffèrent radicalement. On trouvera dans une monographie de P. Martin (1965), intitulée: La théorie de la cure d’après J. Lacan4 une élaboration originale, qui est à la fois un commentaire, de l’aphorisme lacanien définissant le signifiant. En voici quelques fragments: “Le signifiant, matérialité investie du seul pouvoir de l’appel d’une reconnaissance, sous une forme sonorisée ou non, re-présente, en une rigoureuse réciprocité ‘ce’ qui, de la présence de l’autre, mon semblable, est en lui-même retrouvé, pour autant seulement que je le reconnais comme irrémissiblement perdu, hors le pouvoir de toutes les formes où il se voudrait cerné en une représentation d’elle-même suffisante. La fonction du signifiant est ouverte et irréductible à quelque maîtrise que ce soit (le signifiant n’est pas à disposition, comme le signe) … Premier enregistrement du travail organique, défini fonctionnellement par ceci qu’il [12] renvoie associativement à un ‘autre’ signifiant dans la quête même qu’il promeut et dans le sans-fond de ses relais interchangeables, le signifiant s’organise comme concaténation, complètement hors conscience … Le signifiant est représentant d’une identité impossible. L’absence est au principe de la structure du signifiant … Ce qui ne peut ‘être’ sans la disparition de ce qui s’identifie à l’existence du Même, c’est le Sujet ... Le rapport du représentant de l’identité impossible à l’existence dans son affirmation, tel est le statut du signifiant et c’est de l’effet du signifiant que surgit le sujet.”

“Le paradoxe central que nous avons à comprendre”, écrit J.A. Miller5 “en un raccourci saisissant, celui du signifiant au sens lacanien, est que le trait de l’identique représente le non-identique, d’où se déduit l’impossibilité de son redoublement, et par là, la structure de la répétition comme procès de la différenciation de l’identique.”

Dans un récent travail, enfin, intitulé Le point du signifiant6 J. Cl. Milner tente de définir l’ordre signifiant comme chaîne: “Peut-être, écrit-il, faut-il ici, après J.A. Miller, reconnaître les pouvoirs de la chaîne, seul espace propre à supporter les jeux de la vacillation, mais aussi bien à les induire.” Et il précise aussitôt ce qu’il faut entendre par le terme nodal de vacillation: “Tout mouvement … qui replace dans la linéarité d’une suite un élément qui, comme élément la transgresse - soit qu’il en doive situer l’instance fondatrice, soit qu’il en dessine le lieu d’effacement - y induit cette double dépendance formelle que nous nommons vacillation, définissant rétroactivement cette suite comme une chaîne” … “L’ordre signifiant se développe comme une chaîne, et toute chaîne porte les marques spécifiques de sa formalité: - vacillation de l’élément, effet d’une propriété singulière du signifiant, qui, tout à la fois élément et ordre, ne peut être l’un que par l’autre et réclame pour se développer un espace - supporté par la chaîne - dont les lois sont production et répétition: relation que, par leur symétrie inverse l’être et le non-être reprennent se partageant entre le terme et l’expansion, entre le cerne et le gouffre; - vacillation de la cause, où l’être et le non-être ne cessent de déborder l’un sur l’autre, chacun ne pouvant se poser comme cause qu’à se révéler effet de l’autre; - vacillation enfin de la transgression qui les résume toutes, où le terme qui situe comme terme - transgressant la séquence - l’instance fondatrice de tous les termes appelle celui qui reprendra comme terme la transgression elle-même, instance qui annule toute chaîne. Un système formel est constitué …”

[13]

Ce qu’il importe ici de saisir, et qui a justifié l’ample citation de ces textes rigoureux, c’est que l’élément de cet ordre que le psychanalyste doit considérer en priorité, à savoir le signifiant ne se saisit que dans son annulation, ne se pose qu’en se barrant, n’apparait que dans sa vacillation; rien qui puisse se cerner si ce n’est à s’évanouir dans le gouffre (Milner); quelque chose d’irrémissiblement perdu, hors le pouvoir de toutes les formes où il se voudrait cerné en une représentation à elle-même suffisante (Martin), paradoxe de l’identique représentant le non-identique (Miller). Et c’est là ce qui distingue le signifiant de tout signe, par définition stable, non vacillant, cernable, représentant de l’identique.

De ce qui vient d’être ici brièvement précisé concernant l’ordre du signifiant dans son essentielle différence d’avec le niveau du signe, découle qu’aucune figure dite naturelle ne peut représenter, voire figurer un signifiant; toute trace durable, toute présence n’en est plus qu’une ombre ou qu’un versant, voire s’il se trouve, à devenir un objet, ou encore, l’un de ces signes qui sont la stabilité même du monde et son apparence plus ou moins figée dans une ronde close.

A l’oreille du psychanalyste, il est évident que tout élément de discours devrait être signifiant. Mais c’est en dire trop et pas assez, car la question se pose, à qui s’interroge sur la vérité de la pratique, de savoir comment, tout en se gardant des pièges de la signification (c’est-à-dire de la mise en signe des éléments du discours), le psychanalyste peut distinguer particulièrement tel signifiant. L’écoute psychanalytique consiste précisément à différencier les signifiants, et nécessairement à en privilégier certains, on pourrait dire, de plus de signifiance.

Ce plus de signifiance se présente dans le fil du discours du patient comme un point d’orgue ignoré, en plein milieu d’une phrase, un repos, ou encore un point dense. Dans l’exemple proposé de l’annonce d’une absence pour cinq séances, sonne, de cet accent, le cinq; ouverte l’espace d’un instant sur une énigme muette, sorte d’appel d’être, (comme on dirait un appel d’air), la matérialité, sonore en l’occurence7, ‘cin’k’ rompt le courant des signes ordonnés en significations pleines, qu’elles soient, je l’ai dit, seconde, tierce ou quarte, à l’infini. De signe, (chiffre 5) cinq devient signifiant, un instant dépourvu de sens, pure matérialité, point neutre s’offrant à la prise de sens différents, cinq, saint, ceint, seing, sein, gouffre d’un instant avant la définition d’un cerne, d’une forme, [14] d’une orthographe, d’un sens. Il suffit de cet arrêt, de cette scansion d’un moment - temps du sujet - de cette suspension du sens dans un réseau de signes pour que le cinq s’ouvre au devenir plus signifiant: cin’k.

S’arrêter en ce point de la description serait se limiter à pointer l’occurence plus ou moins fortuite où le plus de signifiance vient à se manifester: mais ce serait surtout tomber dans l’erreur de ne faire du signifiant qu’une lettre ouverte à tous les sens. Le signifiant ne saurait d’aucune façon être considéré comme cette lettre seule. J’avance qu’un signifiant ne peut être dit tel, que dans la mesure, tout à fait repérable, où la lettre qui en constitue un versant renvoie nécessairement à un mouvement du corps. C’est cet ancrage électif d’une lettre (gramma) en un mouvement du corps qui constitue l’élément inconscient, le signifiant proprement dit. Cela n’implique nullement l’exclusion des signes de l’ordre signifiant, bien au contraire; cette définition de la signifiance dégage la puissance signifiante de tout élément langagier, et même, de tout objet: psychanalyser c’est précisément rendre sa pleine signifiance à chaque terme.

Freud ne faisait pas autre chose.

Ainsi, dans l’analyse de l’homme aux loups8, à laquelle je vais maintenant me référer constamment, l’un des signifiants majeurs semble bien être celui de l’ouverture.

Dans le texte du cauchemar il apparaît, dans sa plus inquiètante étrangeté, dès le début: “Tout à coup la fenêtre s’ouvre d’elle-même.” Mais il est au moins deux fois encore évoqué dans le rêve: d’une part, par la représentation des yeux fixement ouverts des loups qui le regardent. Freud d’ailleurs ne s’y trompe pas; le fragment “la fenêtre s’ouvre d’elle-même”, véritable phrase pivot de l’analyse, doit être interprétée par: les yeux s’ouvrent tout à coup, temps du réveil qui inaugure la vision de la scène primitive, temps du réveil qui met fin au cauchemar. Mais si l’on considère en plus la peur d’être mangé par le loup, nous y trouvons aussi la représentation de la gueule ouverte sur laquelle nous reviendrons. Contentons-nous pour l’instant de rappeler que, dans sa toute première enfance, avant trois mois, le patient avait été sinon anorexique, du moins difficile à nourrir, ce qui laisse supposer que, comme beaucoup d’autres enfants trop tôt figés dans une impasse de désir, il jouait précocément de la possibilité de ne pas ouvrir sa bouche; et chacun connaît les ruses naïves des mères ou nourrices pour susciter l’ouverture d’une bouche, voire même en forcer la fermeture.

[15]

A un autre moment de l’analyse on retrouve la même terreur angoissée devant un mouvement d’ouverture-fermeture; c’est devant le papillon posé qui ouvre et referme lentement ses ailes. Autour du signifiant ‘ouvrir’ , nous entrevoyons déjà une multiplicité de déterminations possibles, toutes liées à l’éveil d’une zône sensible du corps: la bouche, les yeux, les oreilles, naturellement, et nous allons maintenant y venir. Non point seulement parce qu’en l’occurence de la scène primitive elles pouvaient servir à entendre la respiration haletante qui rythmait l’étreinte des parents, mais aussi et surtout, parce qu’elles figurent, aussi bien, dans le récit du cauchemar, que dans la représentation graphique qui l’accompagne à l’intention de Freud: “et leurs oreilles étaient dressées comme chez les chiens quand ceux-ci sont attentifs à. quelque chose.” La représentation graphique de ce “grand ouvert quand on est attentif” correspond à peu près à un M majuscule, ou, plus précisément encore à deux V renversés dont les branches internes sont jointes par un bref trait horizontal: _. On voit que je m’arrête là à la matérialité graphique du signifiant qui est ouvrir, en l’occurence grandes ouvertes, les oreilles. Mais ce V à demi renversé tel le signe algébrique: < ‘plus petit que’ ou ‘plus grand que’ >, c’est aussi la figuration de profil de l’inquiétante bouche ouverte du loup (ou du crocodile) qui menace de dévorer. Il n’est pas d’autre repérage possible que ce signifiant dans l’obscure histoire de Nania qui aurait ainsi tenu le jardinier par les pieds, la tête en bas, au cours de quelqu’exercice érotique. Ce signifiant, dans sa matérialité graphique, nous le retrouverons aussi bien dans le 5 romain, V, de la cinquième heure où aurait été observée la scène primitive, que dans le fait paradoxal, inexpliqué, que le patient, en son dessin du cauchemar ne figure que cinq loups, alors que, dans le récit, il est question de six ou sept. Il semble enfin très vraisemblable que le redoublement du V dans le W de la série des Wolf, Wulf, et même, Wespe, (sur laquelle nous reviendrons) joue en tant que signifiant d’une ouverture menaçante, redoublée et inversée, tout comme il joue sous forme de M, en tant que signifiant d’un inquiètant accueil maternel, dans l’oubli, puis l’occultation du nom de Matrona, la fille qui fut la première à recevoir ses hommages, non sans, d’ailleurs, lui transmettre cette gonococcie qui marqua le départ de sa névrose d’adulte.

Sans doute pourra-t-on argumenter que l’importance ainsi accordée au signifiant de l’ouverture ne correspond pas au progrès de la démarche freudienne. C’est assurément vrai en apparence, et cet argument va justement nous permettre de préciser en quoi consiste, en vérité, la démarche du psychanalyste dont je soulignais le paradoxe au début de ces lignes. L’attention flottante désigne justement cette sorte d’écoute latérale plus vive à saisir les phénomènes de frange, les achoppements ou les ombres que l’enflure d’un signe [16] en place, ou l’équilibre d’un élégant raisonnement. Souvenons-nous que le signifiant ne se laisse point saisir, qu’il est “irréductible à quelque maîtrise que ce soit” (Martin).

Pratiquement le signifiant en jeu, à tel moment de la cure, restera le plus souvent, jusqu’au terme de l’analyse, dans l’ombre de la marge, lumière noire qu’irise la brillance de la frange, ainsi ce qui apparaît de la démarche analytique dans les écrits et les compte-rendus, c’est bien cette sorte de construction déconcertante, qui donne à la fois le sentiment d’être logique et incohérente, sérieuse et fantaisiste, aussi arbitraire que véridique, s’offrant surabondamment à l’indignation des bien pensants. Qu’il suffise pour s’en convaincre, de se reporter aux différents degrés de l’analyse du rêve que Freud nous détaille: la première nous propose ces fragments énumérés, juxtaposés (p. 347): un évènement réel - datant d’une époque très lointaine - regarder - immobilité - problèmes sexuels - castration - le père - quelque chose de terrible - Cela se présente ainsi, et cela n’a ni la rigueur d’une chaîne signifiante, ni l’aveugle cohérence d’un discours bien pensé, ni le dérisoire d’un rassemblement de lieux communs: c’est un fragment d’analyse, tel qu’il peut apparaître dans ce champ médian où il se développe entre la stabilité du signe et la vacillation constitutive de l’élément signifiant, entre le bon sens et l’ordre de l’inconscient. C’est d’ailleurs dans la ligne qui suit ce premier rassemblement des données de l’analyse du rêve que l’accent est porté par Freud, avec une admirable sûreté, sur le signifiant nodal du rêve: “la fenêtre s’ouvre d’elle-même”; et l’analyse pivote, s’ouvre dans une dimension nouvelle à partir de ce moment: la voie est ouverte à la question de la scène primitive … et à ses impasses. J’ajouterai seulement ici que le maillon suivant semble bien être celui de la déchirure, thématisée par cette rupture, que marque dans l’histoire du patient, ce traumatisme majeur. J’y reviendrai longuement.

Insaisissable, irréductible à quelque maîtrise que ce soit, le signifiant n’est pourtant rien moins qu’une abstraction. Il est, on vient de la voir, autant corps que lettre et je voudrais maintenant m’arrêter un instant sur ce qu’on oublie le plus volontiers, sur l’aspect somatique et sensible du signifiant. L’ouverture est ouverture des yeux, ou des oreilles, ou de la bouche par exemple, mais ne saurait d’aucune façon, en tant que signifiant, être abstraite d’un mouvement du corps, si ce n’est alors pour devenir le concept de l’ouverture. Cette distinction du signifiant d’avec le concept est aussi fondamentale pour la psychanalyse que celle du signifiant d’avec le signe. En effet, rien n’est plus tentant que ‘d’épurer’ le signifiant de son instance sensible, car il en devient assurément plus ‘maniable’ ; mais dans cette opération de conceptualisation d’un signifiant se perd précisément ce qui fait la possibilité de la psychanalyse, [17] c’est-à-dire l’accès à l’économie des pulsions, à la dimension du désir comme tel, à l’ordre même de l’inconscient.

Lorsque je dis que, dans le cas de l’homme aux loups, le signifiant ‘ouvrir’ est corps autant que lettre, j’indique par là, curieusement, le plus insaisissable du signifiant ; car l’ouverture de la bouche ici visée n’est pas essentiellement le mouvement dans sa matérialité enregistrable (que peut être d’ailleurs une oreille qui s’ouvre?); l’ouverture de la bouche dont il est ici question est cette expérience de plaisir - ou de déplaisir, ce moment d’une insaisissable différence appréhendée dans le temps même de son évanouissement; l’expérience même de ce ‘pareil - pas pareil’ 9 que l’on trouve en dernière analyse lorsque l’on interroge la vérité du désir.

Je dis donc que le signifiant est constitué par une lettre (gramma), pour autant qu’elle renvoie intrinsèquement à un mouvement du corps en tant qu’insaisissable différence d’un pareil - pas pareil.

L’ordre signifiant, cette chaîne dont les lois sont ainsi que le précise Milner, production et répétition, ne trouve sa figure naturelle que dans les mises en acte que sont la jouissance et la suite des générations, et le signifiant, ordre et élément, terme et transgression, ne se conçoit qu’à partir de la réalité du sexe, phallus et castration.

II. De la castration

Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer, il semble bien que le signifiant suivant auquel renvoie celui de l’ouverture, dans l’inconscient de l’homme aux loups, soit celui de la déchirure. Cela nous est indiqué, aussi bien par les associations du rêve, où surabondent les références à quelque coupure: entaille dans le noyer, hallucination du doigt coupé, queues de renards coupées ou arrachées, que par l’analyse de Freud, lorsqu’il s’attache à élucider le fantasme du voile: “la déchirure du voile est analogue à l’ouverture des yeux, à celle de la fenêtre.”

[18]

“On se souvient”, écrit Freud, “de la plainte par laquelle le patient résumait ses maux: pour lui, le monde s’enveloppait d’un voile …. qui ne se déchirait, ce qui est étrange, qu’en une seule occasion; quand, à la suite d’un lavement, les matières passaient par l’anus; alors il se sentait bien, de nouveau, et voyait, pour un temps très court, le monde avec clarté …. Il ne s’en tenait d’ailleurs pas au voile, le voile se volatilisait en une sensation de crépuscule, de ‘ténèbres’ 10 et en d’autres choses insaisissables”. L’analyse, dit Freud, “ne nous satisferait pas si elle ne nous fournissait pas l’explication de cette plainte; or, la discipline psychanalytique ne nous autorise pas à penser que ces mots (par laquelle se formulait sa plainte) fussent dénués de sens et choisis au hasard.”

“Ce n’est que peu avant de me quitter, poursuit Freud, que mon patient se rappela avoir entendu dire qu’il était né coiffé. Voilà pourquoi (selon une croyance fort répandue) il s’était toujours tenu pour un favori particulier de la fortune à qui rien de fâcheux ne pouvait arriver ….”

“La coiffe est ainsi - conclut Freud - le voile qui le cache au monde et lui cache le monde. Sa plainte à ce sujet est au fond un fantasme de désir réalisé (et c’est pourquoi je parlais tout à l’heure du ‘fantasme’ du voile au lieu de dire en toute rigueur, la ‘plainte’ du voile): elle le montre rentré dans le corps maternel ...” (pp. 401-403)

Il faut indiquer qu’ici, comme en de nombreux autres points du texte, Freud se sert de cette analyse pour récuser avec vigueur les thèses jungiennes; or il se trouve précisément que ce fantasme, assez répandu, de retour dans le corps maternel a été thématisé par Jung comme un fantasme de seconde naissance, auquel “il a attribué une importance prédominante dans la vie imaginaire des névrosés.” Freud trouve ici l’occasion, une fois de plus, d’affirmer sa défiance à l’endroit de la tendance qui semble déjà prendre trop d’importance en psychanalyse, à savoir, celle qui consiste à faire la part trop belle à une sorte d’héritage phylogénique, dont il a, du reste, lui-même souligné la valeur. Mais il ne considère ce recours comme “admissible que lorsque la psychanalyse respecte l’ordre des instances, et, après avoir traversé les strates successives de ce qui a été individuellement acquis, rencontre enfin les vestiges de ce dont l’homme a hérité” (p. 420).

Je pense que ce rappel de l’irréductible exigence freudienne, à la recherche de l’originalité de chaque histoire singulière, méritait de trouver ici sa place à l’intention de tous ceux qui, justement soucieux de dégager enfin une vraie théorie de la psychanalyse, se [19] laisseraient aller, par quelque défaut de vigilance, à promouvoir massivement un quelconque substitut de cet “héritage phylogénique” sous forme de quelque prétendue théorisation, en recourant par exemple, sous le signe d’un subtil malentendu, à la prégrance de l’ordre signifiant.

En l’occurence, pour ce fantasme du voile, Freud refuse de se contenter de cette interprétation ‘prête à porter’ (mais au reste partiellement juste) qui en fait un fantasme de retour dans le corps maternel, ou de seconde naissance: “certains détails de la situation et le rapport existant entre celle-ci et l’histoire particulière de la vie de ce malade nous obligent à poursuivre notre interprétation” (p. 402). En poursuivant son interprétation, Freud fait apparaître que ce fantasme est, en quelque sorte, la condensation de deux désirs incestueux (p. 404); d’une part, le désir de posséder la mère, en pénétrant en elle, le corps tout entier servant en ce cas à représenter le pénis ce serait une sorte de raccourci anagogique (Silberer) d’un fantasme de rapports incestueux avec la mère; mais d’autre part, la représentation du rentrer tout entier dans le corps maternel serait aussi commandée par le désir d’y rencontrer, pendant le coït, le pénis paternel, d’obtenir de lui la satisfaction sexuelle, et d’être, par lui, tel une femme, fécondé. Cette relation incestueuse avec le père se joue sur un mode anal et le clystère qu’il se fait donner par un homme représente bien l’équivalent d’une copulation, où il serait à la place de la femme, copulation “dont le fruit, l’enfant excrémentiel, venait ensuite à naître.”

Dans l’analyse de cette plainte du voile, Freud met aussi l’accent sur l’impossibilité de le traiter comme un fantasme autonome, et souligne son lien avec l’observation de la scène primitive: “les choses étant ce qu’elles sont, le fantasme de la seconde naissance me parait plutôt être un dérivé d’une scène primitive, qu’inversement” (p. 404). Ainsi que je l’ai déjà indiqué, s’interrogeant sur le sens de ce déchirement du voile, (p. 402) il précise: “la déchirure du voile est analogue à l’ouverture des yeux, à celle de la fenêtre”. Mais nous trouvons en plus, dans l’analyse même de la scène primitive, un autre écho majeur de ce signifiant de la déchirure, sous sa forme la plus brutale; traitant (p. 355) de l’action pathogène de la scène primitive, Freud avait écrit: “ce ne fut pas un seul courant sexuel qui (en) émana … mais toute une série de courants: la libido de l’enfant, par cette scène, fut, comme fendue en éclats.”

Je reviendrai un peu plus loin, très largement, sur ce signifiant de la déchirure ou de la rupture, dont j’ai pu montrer qu’il méritait véritablement d’être nommé signifiant, aussi bien par les brusques mouvements du corps qu’il implique que par le trait de l’instant qui fixe la déchirure.

[20]

Je voudrais ici tenter de dégager ce qui apparaît dans l’analyse de la “plainte par laquelle il résumait ses maux.” Le patient réalise par cette plainte ou ce fantasme une sorte de mime des questions qui constituent le noyau de son état pathologique. Par la pratique des lavements, il représente sur le mode excrémentiel une copulation, suivie d’engendrement et d’accouchement; dans ce mime, son corps est la scène et les parties de son corps, les acteurs. Mais sur un autre mode, c’est le corps de sa mère qui figure la scène du monde, sur laquelle se jouerait le temps de sa séparation d’avec elle; on peut distinguer deux variantes de ce mode, l’un où il mime l’identification à la femme, l’autre où il se représente enfermé dans le cadre de cette scène. Ainsi joue-t-il en ce fantasme, aussi bien l’accouplement, que la fécondation, et la parturition enfin, c’est-à-dire ce temps de la séparation de l’enfant d’avec le corps de sa mère.

En toutes ces tentatives dérisoires, indéfiniment répétées, il s’efforce, ou du moins, tend à faire croire qu’il s’efforce, d’accéder à un monde de clarté, à sortir des ténèbres. Lorsqu’il est ‘dans le voile’ , c’est, nous dit Freud, une sensation de crépuscule, de ténèbres, de choses insaisissables.

C’est cette alternance, que le fantasme met en jeu, entre un monde de ténèbres, de confusion, d’indistinction, et un monde de clarté où chaque chose se peut distinguer, où règne la différence, que je voudrais ici souligner pour l’instant.

La déchirure du voile scande l’accès au monde de la différence, tout comme le voile figure la limite entre la clarté et les ténèbres (ou encore, dans sa fonction primitive, la limite entre les eaux inférieures et les eaux supérieures). Nous avons, avec ce fantasme un exemple privilégié de cette conjoncture où le névrosé se mesure à la fondamentale question de la différence. Je pense que, comme la plupart des obsessionnels, l’homme aux loups s’est éprouvé trop tôt comme un un séparé du corps de sa mère, trop précocement aussi, investi par elle comme objet de son désir; il avait, en somme, comme Freud l’a noté, toutes les raisons d’identifier son corps entier à un pénis autonome, ou de se considérer comme étant le phallus, selon l’expression de Lacan.

Mais, subir ainsi, fût-ce en en jouissant, les effets d’une coupure, bénéficier de ce clivage précoce d’avec le corps de la mère, installe le sujet dans une position particulièrement difficile à l’endroit d’une maîtrise de la différence, ou comme on dit en psychanalyse, d’une assomption de la castration. C’est, bien sûr, le sort commun de tout nouveau-né d’être séparé d’avec le corps de sa mère, et j’y reviendrai; mais ce qui fait la marque du devenir obsessionnel c’est le surinvestissement précoce, de par la mère, de l’enfant comme un un, comme un phallus séparé, à disposition, tel un objet, pour [21] l’instauration ou la perpétuation de sa propre jouissance névrotique; il est clair que dans cette conjoncture, l’enfant rencontre très tôt une fantastique satisfaction sexuelle, paradis de l’obsessionnel dont il ne prendra plus le risque de déchoir. Freud avait dès 1895 découvert que ce qu’on trouve, dans l’histoire des obsessionnels, c’est une satisfaction sexuelle précoce, et il l’écrit déjà dans le manuscrit K, du ler janvier 1896, sous-titré, Conte de Noël: “Ici l’incident primaire s’est accompagné de plaisir .... Dans tous les cas de névrose obsessionnelle sans exception j’ai pu retrouver un incident purement passif survenu à un âge très précoce, ce qui ne saurait être considéré comun fait accidentel” (p. 132). D’une façon plus circonstanciée, dans l’histoire de l’homme aux loups, Freud a réussi à dégager et même, à dater un incident de ce type, à savoir la séduction par la soeur ainée à 3 ans et 3 mois: “c’était au printemps, alors que leur père était absent ; les enfants jouaient par terre dans un coin pendant que la mère travaillait dans la pièce voisine ; sa soeur s’était alors emparée de son membre et avait joué avec (lui) …” (p. 334-335). J’ajouterai qu’il y a tout lieu de penser que cette scène de séduction fonctionne en l’occurence comme souvenir-écran et qu’il renvoie en fait à quelque séduction plus précoce encore, de la part de la mère, éminemment satisfaisante.

Mais il est une autre façon de considérer la position de l’homme aux loups à l’endroit de cette déchirure du voile: c’est d’entendre cette rupture comme une ‘coupure’ et d’envisager ce fantasme sous l’angle de la castration, Il faut que quelque chose qui touche de près à son corps soit coupé, déchiré, arraché pour qu’il accède à un monde de clarté11, celui où règne la différence. Cette interprétation n’a rien d’arbitraire si l’on tient compte de l’ensemble de l’analyse où il apparaît avec clarté que le désir névrotique de l’homme aux loups se formule parfaitement par le souhait constant d’être enfin châtré.

D’une façon mineure, cela apparaît dans les multiples comportements de la vie quotidienne où les conduites absurdes à l’endroit des tailleurs12, médecins, dentistes, professeurs, traduit clairement l’ambiguité de son sentiment: il attend d’eux, et craint en même temps, de subir quelque tort ou quelque dol majeur, dont l’épisode psychotique nous révèlera le caractère nécessaire: il doit être irréparable, ineffaçable.

[22]

D’une façon plus explicite cette attente de la castration apparaît marquée du sceau de la crainte et même de l’angoisse la plus ravageante, lorsque quelqu’évènement réel survient qui porte atteinte à son fantasme d’intégrité, d’invulnérabilité, lorsque quelqu’incident vient à infirmer la croyance mythique qu’il est non seulement le préféré de sa mère, mais encore - parce qu’il est né coiffé, doublement protégé - qu’il est un favori de la fortune et des dieux. “Sa phobie des loups, note Freud (p. 402) avait éclaté quand il s’était trouvé confronté avec le fait qu’une castration était possible” .... et “sa confiance ne l’abandonna que lorsqu’il dut reconnaître que l’infection gonococcique13 constituait un grand dommage corporel.” Sous l’influence de cette atteinte à son narcissisme il subit un “effondrement psychique total”, qui marqua le début des troubles qui l’amenèrent jusqu’à Freud.

D’une façon majeure enfin, le souhait de rencontrer la castration dans sa réalité, apparaît dans la fascinante histoire - aux accents déjà psychotiques - de l’hallucination du doigt coupé (p. 390): “J’avais 5 ans14, je jouais au jardin auprès de ma bonne, et j’étais en train d’entailler, avec mon couteau de poche, l’écorce de l’un de ces noyers qui jouent encore un rôle dans mon rêve. Je remarquai soudain, avec une inexprimable terreur, que je m’étais coupé le petit doigt de la main (droite ou gauche?) de telle sorte que le doigt ne tenait plus que par la peau. Je n’éprouvai aucune douleur, mais une grande peur. Je n’osai pas dire quoi que ce fût à ma bonne qui était à quelques pas de moi, je m’effondrai sur le banc voisin et restai là assis, incapable de jeter un regard de plus sur mon doigt. Je me calmai enfin, je regardai mon doigt, et voilà qu’il n’avait jamais subi la moindre blessure.”

Assurément nous avons là un magnifique exemple - que Lacan a souligné pour dégager le concept de forclusion - d’un retour, sous forme d’hallucination (Lacan dit “dans la réalité”) de ce qui avait été rejeté (verworfen), à savoir, en l’occurence, la réalité de la castration. “Cette hallucination, écrit Freud, eut lieu à l’époque où il se décida à reconnaître la réalité de la castration” (p. 390). Dans le passage précédant le récit de cette hallucination, Freud avait résumé ce que l’analyse lui avait montré concernant l’attitude du patient à l’endroit de la castration (p. 389): “En fin de compte, deux courants contraires existaient en lui côte à côte dont l’un abominait la castration tandis que l’autre était tout prêt à l’accepter .... Mais sans aucun doute le troisième courant, le plus ancien et le plus profond avait [23] tout simplement rejeté la castration …” Autrement dit: refus, acceptation, rejet de la coupure de la castration coexistaient en lui: mais toutes ces attitudes se décrivent en fonction d’une attente de la castration dans sa réalité, qu’elle soit anticipée et prétendûment acceptée sur un mode d’identification à la femme, ou refusée sur le mode d’une exhibition trompeuse de sa propre puissance (il est extrêmement riche) ou encore rejetée en restant fantasmatiquement dans l’indifférenciation protectrice du voile.

Toute son attitude envers Freud, est régie par cette attente de trouver enfin un martre, un père, qui le marquerait réellement du sceau de la castration. C’est de la profondeur, quasi psychotique, de cette attente et d’une certain fascination de Freud, (sur laquelle je reviendrai) par l’histoire de ce patient, associée à d’autres facteurs incidents, qu’a découlé une certaine impasse de la cure.

Que peut signifier, s’interrogeait Freud (p. 402), cette déchirure du voile comme temps essentiel du fantasme? Que peut signifier cette réalité de la castration, pouvons-nous, à notre tour, interroger, pour autant qu’elle constitue véritablement le point sur lequel se règle la visée de l’homme aux loups, son attente, ce semblant de désir? J’ai dit que nous avions, avec le fantasme du voile, un exemple privilégié de l’affrontement d’un névrosé à la question de la différence; j’ajouterai qu’avec ce thème de l’attente (de la recherche) de la réalité de la castration, nous avons, d’une façon encore plus manifeste, l’exemple de l’affrontement d’un patient au signifiant de la coupure.

Il n’est pas possible, au reste, en tant qu’analyste, d’ignorer cette question de la différence; dire qu’elle est sexuelle en son essence appelle quelques commentaires. Ainsi, dans une étude sur Le point de vue économique en psychanalyse15, j’avais déjà tenté de situer la notion de force psychique, comme la capacité d’assumer les différences et j’avais bien souligné que la différence en question devait être précisément repérée dans la formulation freudienne d’Au-delà du principe de plaisir (p. 49): “c’est la différence entre la satisfaction obtenue et la satisfaction cherchée qui constitue cette force motrice ....” Je voudrais maintenant tenter d’examiner ce que peut nous montrer, sur la question de la différence, le souci de l’homme aux loups d’instaurer une césure, sans doute autre que celle du voile, son souci d’accéder à quelque “réalité” de la coupure de la castration.

[24]

Sans entrer aveuglément dans le fantasme de l’homme aux loups, il convient de s’interroger sur la ‘réalité’ de ce qui, d’une façon générale, marque le partage, la séparation, sur ce qui constitue la différence comme telle.

Il ne suffit point, pour parler en vérité de la différence, d’avancer que ce qui la fait c’est la non-similarité, la dissemblance (P. Martin le souligne fort bien, p. 13); ce qui est en question, c’est comme on dit, la ‘différence pure’ .16 D’une façon plus discursive, disons qu’il s’agit, en somme, pour pouvoir dire que deux objets sont non-similaires, ‘pas pareils’ de saisir d’un même coup, d’une part, ce qui peut constituer la similitude de deux pareils, de deux ‘uns’ pour autant qu’ils sont distingués et séparés dans leur similitude même (le même dessin de deux bouches), d’autre part, de saisir du même coup ce qu’on peut appeler la dissemblance structuralement inhérente à l’un, au même, qui ne se soutient (c’est un lieu commun qui peut ici servir d’appui) que de sa dissemblance à l’autre (l’unique du dessin d’une bouche).17

J. Derrida, dans son article De la grammatologie18 considérant la thèse de l’arbitraire du signe (p. 28), reprend, avec Saussure la thèse de la différence comme source de valeur linguistique, et il cite Saussure: “Dans son essence, (le signifiant linguistique) n’est aucunement phonique, il est incorporel, constitué, non par sa substance matérielle, mais uniquement par les différences qui séparent son image acoustique de toutes les autres.”19 Mais J. Derrida, analysant d’une façon plus exigeante cet appel à la différence, en fait, lui, cette trace pure qui n’est pas plus sensible qu’intelligible, mais qui permet l’articulation: “La trace est l’articulation” (p. 35).

Pour lui, la trace (trace pure ou archi-trace) est la différence: “La différence entre l’apparaissant et l’apparaître, (entre le ‘monde’ et le ‘vécu’ ) est la condition de toutes les autres différences, de toutes les autres traces et elle est déjà une trace” ... mais “aucun concept de la métaphysique ne peut la décrire” (p. 34).

[25]

Je pense que ce que J. Derrida indique, en disant ainsi qu’aucun concept de la métaphysique ne peut décrire cette trace pure qui est la différence (pure, absolue), c’est précisément la limite de l’usage du concept, dans sa paradoxale exigence de ‘pureté.’

J’avance ici que le concept de ‘différence’ (comme du reste tous les concepts visant à quelque ‘pureté’ ) ne peut se soutenir qu’en se fondant sur un signifiant, par exemple, en l’occurence, celui de la coupure. J’ai déjà indiqué ce qui me parait devoir distinguer, de façon fondamentale, un signifiant, d’un concept, à savoir que le signifiant en sa lettre (gramma) ne peut d’aucune façon être abstrait de son ancrage en un mouvement du corps.

Avant d’interroger ce signifiant de la différence, la question peut se poser du terme à choisir pour le désigner; j’avançais à l’instant, coupure, alors que dans le texte de l’homme aux loups c’est aussi celui de déchirure; dans le cours de ce commentaire d’autres termes encore me sont venus tels que séparation, rejet ou clivage. On n’aura aucune peine, je pense, à trouver une analogie entre ces mots et quelques termes majeurs de la théorie de Lacan: rejet du sujet (hors de la chaîne signifiante), déjet de l’objet (a) par rapport à la même chaîne signifiante, faille enfin ou refente du sujet. Notons aussi que J. Cl. Milner propose de rassembler sous le terme unitaire de ‘fission’ , qui voudrait introduire leur homologie formelle, la refente du sujet, la déjection du (a), les partages de l’être et du non-être. A vrai dire, je pense que c’est ici le terme psychanalytique de ‘castration’ qui convient le mieux, et qu’il faut conserver pour l’instant.

Son usage, au reste, nous invite tout naturellement à nous reporter à l’acception freudienne de ce mot, à savoir tout simplement perte du pénis, le ‘complexe de castration’ étant défini comme “les excitations et effets en relation avec la perte du pénis.” Il apparaît d’ailleurs assez nettement dans cette noté de 192320 à laquelle [26] je me réfère pour cette définition, que Freud s’élève en l’occurence contre une extension de l’usage de ce terme, on pourrait dire une conceptualisation, qui le détacherait (c’est le cas de la dire!) de sa référence somatique majeure.

Cette mise au point ne nous dispense pas pour autant de nous interroger sur ce qu’il faut entendre par ‘perte du pénis’ , mais nous invite, au contraire, à analyser d’aussi près que possible la valeur de cette expression. Il est bien certain, au premier abord, que la perte réelle du pénis est un fait plutôt rare dans l’expérience contemporaine, qui ne se rencontre que dans les faits de guerre ou autres circonstances traumatiques: un père jaloux tuera plus volontiers son fils qu’il ne le châtrera à proprement parler, et cette conjoncture d’un homme castrant sa descendance mâle ne se rencontre plus guère que dans la réalité mythique. Mais ce que l’on peut observer quotidiennement en psychanalyse, c’est l’attitude de tout un chacun à l’endroit de cette possibilité de la perte du pénis; les temps et variations de cette attitude sont innombrables. En voici, résumées, quelques formulations, dans leur naïveté inconsciente. Il y a tout d’abord la constatation que cela est possible: les filles n’en ont pas, il y a des gens qui vivent et qui ont perdu un membre; de toutes façons le pénis est donc possiblement manquant; mais devant cette constatation d’évidence, la façon d’y réagir sur le mode inconscient est, elle aussi, infiniment variable. Celui qui est pourvu de pénis peut se dire: ça n’a pas d’importance, ce n’est qu’une différence de rien; c’est impossible, je ne risque rien (je suis invulnérable), tout comme il peut nier l’évidence de la différence, à l’extrême nier l’existence même de l’appendice; celui qui en est dépourvu peut se dire: on me l’a enlevé, ou, il est caché dedans, il poussera, ou encore, comme celui qui en est pourvu: ça n’a pas d’importance, il n’y a aucune différence. De plus, comme Freud l’a noté à propos de l’homme aux loups, plusieurs de ces attitudes peuvent coexister.

La possibilité de la perte, je l’ai dit, est une constatation qu’il n’est pas possible d’éluder - si ce n’est sur le mode de la psychose - d’autant plus que, comme le note Freud dans ce passage capital de son observation, (p. 389) l’érotisme anal n’est pas sans apporter une contribution au sentiment qu’une partie peut être détachée du tout du corps “l’abandon des fèces en faveur d’une autre personne devient, de son côté, un prototype de la castration; c’est la première fois que l’enfant renonce à une partie de son propre corps”. “Les fèces, l’enfant, le pénis constituent ainsi une unité, un concept inconscient - sit venia verbo - le concept d’une petite chose pouvant être détachée du corps.”

Ainsi Freud introduit-il lui-même la figure de l’enfant se séparant du corps de sa mere comme un element constitutive du ‘concept [27] inconscient’ de castration avant de considérer, à juste titre, dans sa note de 1923, la séparation d’avec la mère comme une des racines du complexe de castration. Je ne pense pas, du reste, que, dans une étude analytique du signifiant de la castration on puisse négliger cet élément constitutif du ‘concept inconscient’ . Si l’on s’interroge, en effet, sur le ‘mouvement du corps’ qu’implique nécessairement le signifiant de castration comme perte, séparation ou coupure, l’évocation du temps de la naissance s’impose. Si on se le représente comme vécu par la mère c’est bien d’une séparation d’avec une partie de son corps, éminemment génitale, qu’il s’agit, séparation sanctionnée par une coupure (du cordon) et qui aboutit à l’ek-sistence d’un autre corps pareillement humain et sexué. Si on tente maintenant de se représenter ce temps comme vécu par le nouveau-né, il s’agit bien d’un mouvement majeur de son corps; ce mouvement, contemporain de l’issue hors-de, se caractérise au minimum par la différence entre ce qu’on suppose être un contact enveloppant dans un milieu isotherme et d’une certaine façon isomorphe, et un contact de l’ensemble du corps, c’est-à-dire de toute la surface du corps, avec un milieu différent. Cette différence, quelle que soit la figuration plus ou moins suggestive qu’on lui attribue, est ce premier mouvement de chacun, l’avènement à l’existence. Toute expérience de la différence ne pourra que renvoyer à ce premier mouvement, à cette différence originelle. Le signifiant de la castration trouve, dans ce mouvement de séparation, de différenciation, une dimension nécessaire de son ancrage somatique.

Mais ce qu’il faut maintenant remarquer avec insistance c’est qu’il n’est pas possible, pour un être doué de langage, de considérer ce temps de la naissance, (séparation, parturition) indépendamment du temps de la conception. Autrement dit, que le mouvement de séparation renvoie nécessairement aux gestes de l’union (accouplement, copulation, fécondation).

Par cette évocation, dans sa banalité, mais aussi dans sa nécessité et sa concision, je pense avoir indiqué d’une façon aussi précise qu’il est possible de le faire, ce qu’est le défilé du signifiant, et surtout ce qu’est le terme majeur de son ordre, à savoir le phallus.

Si l’on renonce à n’ordonner que des concepts, si l’on se prend à considérer, comme doit le faire le psychanalyste, l’ordre du signifiant, on en vient nécessairement à rencontrer la différence dans son insaisissable réalité, celle d’un mouvement ‘libidinal’ du corps; et dès lors que l’on a repéré ainsi l’essence même de la différence on rencontre inéluctablement au carrefour des chemins, si variés et multiples qu’ils soient, même si ponctuellement ils ne se rencontrent pas, le phallus, signifiant de la différence des sexes.

[28]

Je ne puis donc, qu’insister sur la pertinence de la note de Freud de 1923 lorsqu’il refuse toute extension conceptualisante du signifiant de la castration: toute séparation, perte ou coupure, quelle qu’elle soit, même et surtout celle de la parturition renvoie nécessairement au temps de la conception, au phallus, et celui-ci, comme maître-signifiant ne peut être que perdu au regard de l’efficacité de la différence des sexes. Il faut ici entendre phallus au sens de cette ‘cheville ouvrière’ , de cette ‘articulation’ , pourrait-on dire avec Derrida, qui ne se laisse appréhender ni dans la figure anatomique du sexe masculin (pénis), ni dans celle du sexe féminin, mais tout au plus en tant que copule; c’est encore, pourrait-on dire, le trait (- d’union) dans l’évanescence de son érection, ou mieux encore, dans l’annulation de l’orgasme: le phallus est le signifiant par excellence de l’identité impossible.

L’homme aux loups, ai-je remarqué, est à la recherche de la réalité de la castration: c’est-à-dire, pareillement, qu’il s’efforce de s’assurer d’un point d’amarre singulier dans l’ordre signifiant, comme si celui-ci ne lui était pas assuré. Cela se conçoit aisément si l’on considère qu’il fut, en effet, trop tôt investi comme phallus par sa mère (ou quelque substitut). Cette séduction précoce, cette intense satisfaction, semble avoir, dès l’abord, fermé le cycle ouvert de l’appel au signifiant; au lieu d’avoir le loisir, dans une insatisfaction toujours renouvelée d’être (dé-) jeté dans le monde, d’assumer le fait de son ek-sistence en retrouvant après coup, (et à travers la maturation de son corps) le signifiant de l’identité impossible, il s’est trouvé, par le fait du désir perturbé de ceux qui l’élevèrent, identifié, en une sorte de court-circuit, à l’objet même de sa quête, le phallus. Situation privilégiée autant que catastrophe; privilège en ce sens que c’est quasiment une expérience de béatitude que de se sentir ainsi, dans l’extrême fraîcheur des sens, porté au coeur du sanctuaire. Qu’est-ce qui pourra jamais surpasser la plénitude de cette jouissance subie? Catastrophe en ce sens que le petit dieu se trouve dès lors véritablement enchassé, n’ayant plus d’autre loisir que de jouer tout seul au ‘petit démiurge’ . Il faut dire que pour l’homme aux loups ce destin de petit dieu lui était doublement offert du fait de sa naissance le jour de Noël; et l’on ne peut que reconnaître la perfection de son ‘imitation’ si l’on considère que, dans son analyse, il fait en sorte de persuader Freud, d’une part que c’est à l’âge de 3 mois, c’est-à-dire le jour de l’anniversaire de sa conception, ou, dans le calendrier liturgique, jour de l’Annonciation, qu’il manque pour la première fois de mourrir, d’autre part que c’est à 3 ans et 3 mois exactement (4ème anniversaire de sa conception) qu’il est l’objet de la séduction de la part de sa soeur.

[29]

Le fantasme du voile figure au mieux cette situation d’idole enchassée que l’on trouvera figurée dans le rêve aux icônes21; il souhaite rester dans cette position sans doute autant qu’il souhaite en sortir. D’un côté, petit démiurge, il jouit d’y rester et joue pour lui tout seul le jeu de la création et de la procréation: le monde renaît à chaque déchirure du voile; homme et femme tout à la fois, il engendre et procrée; on peut aussi dire que par ce jeu il mime les lois même qui régissent la chaîne signifiante.22 De l’autre côté, pitoyable, en quête de tailleurs, de dentistes, de médecins, il cherche en fait un homme qui pourra le châtrer, c’est-à-dire le faire accéder à l’ordre du signifiant, lui rouvrir (ouvrir et déchirer) le cycle prématurément clos de son déjet dans le monde. Rouvrir ce cycle, c’est-à-dire se déprendre de sa béate identification à l’objet du désir de sa mère, est bien la condition pour qu’il puisse, par lui-même, avoir quelqu’accès à la castration, entrer dans l’ordre du signifiant, de l’identité impossible.

III. De l’object du desir

Lorsque Freud eut, dans son effort d’analyse avec l’homme aux loups, mis à jour la ‘scène avec Grouscha’ , il put considérer que “la tâche de la cure sembla achevée” (p. 397). En effet, il avait trouvé là un évènement dont le patient se souvenait réellement, “sans que l’analyste y eût été pour rien” et qui se présentait comme un premier effet repérable de la scène primitive supposée, on pourrait presque dire, une preuve du bien fondé de son hypothèse.

Considérons en détail la découverte et le contenu de cette scène avec Grouscha. Freud et son patient étaient occupés à reprendre une nouvelle fois le souvenir, resté énigmatique, d’un des symptômes de son enfance contemporain de sa peur des loups, une phobie des papillons. “Un jour, rapporte Freud, il poursuivait un grand, [30] beau papillon, aux ailes rayées de jaune, terminées en pointe, afin de l’attraper. (C’était sans doute un machaon)” (332). Soudain, comme le papillon s’était posé sur une fleur, il fut saisi d’une peur terrible du petit animal et s’enfuit en poussant des cris.

Malgré des tentatives maintes fois répétées, le papillon appelé Babotchka en russe, (ce qui ressemble à ‘babouchka’ qui veut dire petite grand-mère) gardait son secret. Jusqu’à ce qu’ “un jour, surgit, timide et indistincte, une sorte de réminiscence; quand il était tout, tout petit, avant même qu’il n’eut sa Nania, il devait y avoir eu une jeune bonne qui le soignait et l’aimait beaucoup. Elle portait le même nom que sa mère. Il répondait certainement à sa tendresse. C’était ainsi un premier amour disparu dans l’oubli, mais nous fûmes d’accord là-dessus: à cette époque devait s’être passé quelque chose qui, plus tard, avait acquis de l’importance. Une autre fois, il rectifia le souvenir. Cette fille ne pouvait pas s’être appelée comme sa mère, c’était de sa part à lui une erreur qui signifiait, bien entendu, qu’elle s’était confondue dans son souvenir avec sa mère. Il avait tout à coup dû penser à un garde-manger qui se trouvait dans la première propriété rurale, où l’on gardait les fruits, après leur cueillette, et à une certaine sorte de poire d’un goût délicieux et qui avait sur la peau des raies jaunes. Dans sa langue, poire se dit Grouscha et tel était aussi le nom de sa jeune bonne.” “Par là, on voyait clairement, conclut Freud, que, derrière le souvenir écran du papillon (rayé de jaune) poursuivi, se dissimulait le souvenir de la jeune bonne.” Enfin, “bientôt se présenta le souvenir d’une scène incomplète, mais distincte dans ce que la mémoire en avait conservé. Grouscha était à genoux par terre. Près d’elle se trouvait un baquet et un court balai fait de brindilles liées ensemble. Il était là, et elle le taquinait ou le grondait.” Avant de rapporter encore textuellement la reconstitution intégrale par Freud de la scène avec Grouscha, j’ajouterai ce dont tout lecteur peut aisément se convaincre, à savoir qu’il n’est point de détail de ce souvenir qui échappe à l’analyste; ainsi, le court balai fait de brindilles, conduit aux fagots du bûcher de Jean Hüss, et cette mort du héros par le feu, à l’énurésie. Voici donc, comment Freud reconstitue et analyse l’ensemble de la scène: (p. 396) “Quand il vit la jeune bonne par terre en train de frotter le plancher à genoux les fesses proéminentes et le dos horizontal, il retrouva en elle l’attitude que sa mère avait prise pendant la scène du coît. Elle devint, pour lui, sa mère; en vertu de la réactivation de cette image, l’excitation sexuelle s’empara de lui et il se comporta alors envers elle en mâle, comme son père dont il n’avait pu, autrefois, comprendre l’action qu’en y voyant une miction. (Il urina alors [31] dans sa chambre). Uriner sur le plancher était, au fond, de sa part, une tentative de séduction, et la jeune bonne y répondit par une menace de castration, tout comme si elle avait compris le petit garçon.”

Il apparaît donc clairement ici que Freud trouve dans cette scène avec Grouscha autant un effet qu’une preuve de l’hypothèse de l’observation par l’enfant, à un âge très tendre, d’un coït ‘à tergo’ entre ses parents: “La scène avec Grouscha, le rôle qui lui revient dans l’analyse, et les effets qui s’ensuivirent dans la vie du patient, s’expliquent de la façon la moins forcée et la plus complète, si l’on admet que la scène primitive, qui dans d’autres cas peut être fantasme, dans celui-ci ait été réalité” (399).

Ce qui donne le plus grand poids à l’hypothèse de Freud, c’est assurément la constance et la force d’attraction qu’exercera sur lui, tout au long de sa vie, la vue d’une femme agenouillée, appuyée en avant sur ses mains, les fesses proéminentes: c’est ainsi qu’il s’éprit de Matrona et c’est ainsi, pareillement, qu’il fut saisi instantanément d’un désir d’une rare violence en rencontrant une laveuse au bord d’une mare, sans avoir seulement aperçu son visage.

Par l’excès même des traits qu’il dessine, l’exemple de l’Homme aux loups, s’enflammant instantanément d’un désir irrépressible au vu d’une femme en ‘position de levrette’ , nous présente l’objet dans sa fonction même de cause du désir, telle qu’elle a été dégagée par J. Lacan; en ce cas, même, l’objet a presque valeur de fétiche. Mais suffit-il, pour rendre compte de la parfaite définition de cet objet, de la permanence de son pouvoir, de se reporter, comme le fait Freud, à l’impression laissée par la scène réellement observée à l’âge d’un an et demi d’un coït entre ses parents, accompli par derrière? On le sait, Freud n’a cessé de s’interroger d’une part sur la vraisemblance d’une telle reconstruction, d’hésiter sur la question de savoir s’il s’agissait là d’une élaboration fantasmatique à partir d’observations banales, ou bien, au contraire d’un événement réel de l’histoire du patient; il s’est aussi interrogé, d’autre part, sur la question de savoir “comment un enfant, à cet âge, est capable de recueillir des perceptions relatives à un processus aussi compliqué, et de lès conserver si fidèlement dans son inconscient” (350). Il ne fait pas de doute, pour Freud, qu’une impression, une sorte de trace indélébile - ainsi la position de la femme - a été, en cette occasion, inscrite et conservée; mais comment et pourquoi, c’est ce qui n’est pas, véritablement détaillé, sinon par le recours implicite, plus qu’explicite à la théorie traumatique: ce qui aurait décidé de l’empreinte laissée, c’est assurément que cette scène ait été sexuelle, mais surtout, qu’elle aurait été ressentie comme trop “forte”, trop violente, par le petit spectateur, en quelque [32] sorte, non assimilable par l’économie libidinale de l’enfant: “la libido de l’enfant, par cette scène, fut, comme fendue en éclats” (356).

On trouve cependant, quelques lignes plus loin une précision sur deux aspects du caractère traumatique de cette scène: “……. devant l’air réjoui de sa mère il dut reconnaître qu’il s’agissait - non point d’un acte de violence - mais d’une satisfaction. (Mais) la nouveauté essentielle que l’observation des rapports entre ses parents lui apporta, fut la conviction de la réalité de la castration.”

Je voudrais ici tenter de proposer une description plus complète de ce temps qui apparaît comme la fixation virtuelle, mais indélébile, d’une impression, fixation qui se présente comme étant, du même coup, la détermination irrévocable de l’objet du désir sexuel. Il me suffit, d’ailleurs, pour ce faire, de reprendre à la lettre l’enseignement même de la découverte freudienne; ainsi y a-t-il tout lieu de penser qu’à l’âge d’un an et demi l’enfant était déjà libidinalement lié à sa mère et même, comme j’y ai insisté, d’une façon particulièrement étroite, si l’on veut bien tenir pour très vraisemblable, sinon assuré qu’il fut très tôt ‘séduit’ par elle (et non seulement par sa soeur) et qu’il se trouva donc précisément investi par elle comme petit phallus, signifiant et objet du névrotique désir maternel; (son inappétence des premiers mois pourrait en être le symptôme). J’ai déjà longuement décrit ce qu’a pu être, pour l’enfant cette situation privilégiée plus que catastrophique en ce temps, d’être ainsi promu par sa mère au rang de petit dieu; j’ai surtout montré qu’une telle conjoncture fermait, par l’intensité de la situation obtenue, le cycle de l’appel au phallus comme signifiant de l’identité impossible: c’est dire que, pour cet enfant, la coque de sa châsse précieuse le sépare de tout accès possible à la ‘réalité de la castration’ , autrement dit, que lui est fermée la voie d’un engagement singulier dans l’ordre signifiant.

Tel étant (dans le cadre du complexe d’Oedipe) la situation libidinale de l’enfant, le spectacle de la scène primitive est traumatique en ce sens qu’il représente une catastrophe amoureuse: si cette mère dont il est l’objet chéri prend ainsi plaisir avec un autre, son monde s’effondre … à moins qu’il ne trouve une parade à ce coup fatal. Je pense qu’en l’occurence sa seule défense est de crier: “Merde! ce n’est pas elle” - Merde: c’est ce qu’il fait, suppose Freud, sur le champ. Ce n’est pas elle: c’est la pierre qu’il pose pour fonder rétrospectivement le monde qu’il veut préserver. Par cette affirmation il nie l’identité de sa mère, et pose le corps de femme accroupie comme objet. Ce que je vais commenter.

“Ce n’est pas elle” conteste l’identité de sa mère comme sujet désirant, seule façon de la conserver comme étant pour lui. Par [33] cette contestation il démantèle une identification signifiante majeure et décompose en quelque sorte ce signifiant de l’identité impossible, “c’est elle” ou “maman” en l’un de ses éléments, corps ou lettre; en un mot, il en fait un objet. Cet objet, ici, est un corps de femme (en partie vêtu de blanc), aux fesses proéminentes; déchu, il l’est, en tant qu’élément qui fut constitutif d’un signifiant, et il échappe, comme tel, à toute reprise signifiante possible, si ce n’est, justement, par le moyen d’un travail psychanalytique. Objet, il se dérobe à toute pulsation qui anime l’un de l’impossible identité, pour n’être que fini, parfaitement coîncidant avec lui-même, inerte, vraiment séparé, et comme tel, hors d’une possible refente.23 Lorsqu’il est question, dans l’observation de la condition nécessairement basse des femmes désirées, je pense que l’humiliation qui doit être réaffirmée par le choix, c’est précisément cette déchéance obligée de l’objet, hors de la condition signifiante.24

L’objet ainsi promu, ou fixé dans sa ‘déchéance’ s’offre à disposition, stable, fixe, manipulable, saisissable en un mot non moins que radicalement leurrant et insatisfaisant.

Il me semble, au reste, que le processus que je décris là - à savoir la contestation d’une identité - pour rendre compte de la détermination de l’objet se retrouve d’une façon assez fréquente dans les histoires de névrosés. Ainsi, par exemple, pour l’homosexuel masculin dont l’objet est le pénis, la contestation d’identité, surgie en des circonstances diverses, semble porter sur le père: ‘ce n’est pas lui’ , contestation qui se substitue à un véritable accès à la castration (au signifiant phallique) et d’où choit, peut-on dire, l’objet pénien qui fixera pour tel sujet, la ronde du désir. D’une façon plus générale encore, il apparaît clairement que dans les évolutions dites normales, la détermination, pour un homme du corps féminin, plus ou moins spécifié, comme objet, participe toujours, peu ou prou d’un ‘ce n’est pas elle, ma mère’ comme mode d’assomption de la relation incestueuse.

Tel est donc l’objet en toute sa densité, inerte et fixe, interrogeant le psychanalyste pour qu’il en affirme nouvellement la génèse signifiante, qu’il reconstruise l’histoire singulière de sa chute.

[34]

Psychanalyser

Je voudrais maintenant, en manière de conclusion, et, reprenant le thème de mon introduction tenter de préciser, toujours à partir de cette observation, en quoi consiste véritablement un travail psychanalytique. Psychanalyser, on a pu s’en rendre compte, c’est avant tout, laisser apparaître les signifiants en leur suite, tâche qui présente quelque difficulté et demande une longue patience. Ainsi aura-t-il fallu à l’homme aux loups attendre jusqu’en 1926, que Ruth Mack Brunswick le laisse dire, rêver et fantasmer, se bornant à assurer cette fonction de relais25 jusqu’à ce que surgisse enfin l’efficace du signifiant de la rupture dans le rêve aux icônes: c’est alors la séquence salvatrice où le patient représente sa mère elle-même brisant les icônes.26

Psychanalyser, c’est aussi considérer l’objet pour ce qu’il est, pointer le trait qui l’a séparé, savoir reconnaître sa généalogie, l’articulation signifiante dont il est chû. On n’a que trop bien retenu la lettre de ce que Freud disait, à savoir qu’il convenait d’avoir été psychanalysé pour devenir à son tour psychanalyste; qu’il fallait avoir quelque connaissance de son propre inconscient et de ses mécanismes pour pouvoir prétendre à quelque possible clairvoyance en ce domaine de l’inconscient: il ne peut reconnaître le rouge celui qui porte des lunettes à verres rouges; aussi conviendrait-il que le psychanalyste porte des verres rigoureusement incolores. On ne sait aussi que trop bien combien cette métaphore suggestive justifie le fait que trop souvent, pour devenir psychanalyste, il suffit d’acquérir, sous l’étiquette de psychanalyse didactique, un modèle de lunettes spéciales pour psychanalystes, d’un genre, au reste, particulièrement obscurcissant. Mais si l’on ne se contente pas d’une [35] métaphore, il convient évidemment de s’interroger sur ce que veulent dire cette ouverture aux signifiants, cette clairvoyance quant à l’objet. La meilleure tradition analytique, je le rappelais au début de ce travail, ne dit pas autre chose: savoir écouter, et entendre, ne pas se laisser aveugler ou convaincre par quelqu’évidence ou prétendue raison. “A celui qui parviendrait à éliminer plus radicalement encore ses convictions préexistantes plus encore de ces choses se dévoileraient.”

Etre ouvert aux signifiants, c’est, je crois l’avoir amplement montré, n’être captif ni des signes, ni des concepts; c’est assurément pouvoir entendre, comme je l’ai souligné, le corps même qui parle dans une phrase de rêve comme ‘la fenêtre s’ouvre d’elle-même’ , dépasser précisément l’adage de bon sens: il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée; c’est aussi savoir entendre dans l’évocation de la ‘malaria’ , autre chose qu’une maladie fébrile cyclique, qu’une bonne raison pour instaurer quelques mesures d’hygiène supplémentaires, c’est savoir entendre que ce mot renvoie aussi au mauvais souffle et même au mauvais esprit. Etre ouvert aux signifiants, c’est surtout avoir renoncé à l’un des plus radicalement ancrés de nos désirs, à savoir celui de s’en assurer quelque maîtrise ou quelque possession: car savoir ce qu’est un signifiant, c’est savoir qu’il est dans sa nature d’échapper à tout pouvoir, à quelque saisie objective que ce soit.

Savoir considérer l’objet pour ce qu’il est, constitue le plus difficile, sans doute, de l’art du psychanalyste, car c’est renoncer à ce qui fait l’appui le plus commun de toutes les meilleures raisons du monde. Mais l’objet n’est justement, et je pense aussi l’avoir montré, que ce point inerte de la plus grande opacité27 dont le meilleur exemple serait, je crois, le corps mort. Etre capable de pointer l’articulation de l’objet c’est certes le reconnaître d’abord comme séparé, et alors, de cette coupure à côté de lui, savoir en jouer. Ainsi faut-il à Freud une singulière exigence d’absolu pour ne pas se contenter de considérer le ‘voile’ qui sépare son patient du monde de la clarté, comme une simple métaphore, et pour en faire un des objets majeurs de son économie libidinale, l’écran même sur lequel se joue son fantasme le plus régressif ; et ce n’est sans doute pas un hasard si le modèle même de cet objet, en sa double fonction de protection et de leurre (signe d’un particulier privilège), est précisément un morceau de ce qu’on appelle les ‘caduques’ .28 L’occasion est ici [36] offerte - par exemple - d’une ‘reprise’ de l’objet dans l’ordre signifiant. Mais pour considérer ainsi les objets d’un patient, il convient, on s’en doute, que le psychanalyste ait acquis au moins quelque ‘souplesse’ par rapport à la considération de ses propres objets à lui; que l’on se représente un instant un analyste qui n’aurait pas reconnu ses propres latences homosexuelles et qui ne saurait pas la fascination singulière qu’exerce sur lui l’objet pénien; on imagine aisément l’aveuglement, la complaisance, la connivence secrète et la complicité qui régiraient sa relation à un pervers ou un homosexuel. C’est dire suffisamment quelle extrême clairvoyance doit être celle de qui se veut psychanalyste, à l’endroit de ses propres objets, car les pièges sont parfois plus subtils que ceux que je viens d’évoquer.

Que l’on me pardonne d’illustrer, pour terminer, ce que je viens de dire, par des remarques qui pourraient paraître critiques à l’endroit de Freud. Certains, je le sais, tiendront une telle entreprise pour sacrilège, et sans doute n’auraient-ils pas tout à fait tort, car le propre de tout travail psychanalytique est toujours de participer de ce mouvement fondamental de transgression29 que constitue l’ordre signifiant lui-même : mais ils manqueraient alors d’y reconnaître le plus bel hommage qu’un analyste peut adresser à Freud.

J’ai déjà tenté, en une autre occasion30 de dégager quelques-unes des raisons qui ont fait que l’analyse, par Freud, de l’homme aux loups est restée inachevée, laissant subsister les germes de l’épisode psychotique dont Ruth Mack Brunswick eut à traiter l’efflorescence. Je voudrais ici compléter ces remarques par quelques éléments concernant l’incomplète analyse, par Freud, de la position de son patient à l’endroit de ce qu’il nomme: ‘la réalité de la castration’ .

Je l’ai dit: accéder à la réalité de la castration, c’était, pour l’homme aux loups, rompre la fermeture précoce - par l’effet d’une trop vive satisfaction - du cycle ouvert, par sa venue au monde, de l’appel au signifiant phallique; dans sa fantasmatique, c’était déchirer le voile, ou encore, se déprendre de sa position nettement surdéterminée31 de petit dieu. Le rêve aux icônes32 réalise cette [37] articulation signifiante qui marque de fait l’issue heureuse du traitement par Ruth Mack Brunswick. Or il semble bien que Freud aurait eu une occasion presqu’analogue de conclure heureusement la cure avec lui. Au cours de l’analyse déjà évoquée, de la phobie du papillon, alors même qu’avait été remise à jour la scène avec Grouscha, le patient fit un rêve qui, dit Freud, confirma le rapport existant entre la scène avec Grouscha et la menace de castration, elle-même ravivée de la crainte de castration issue de la scène primitive. D’ailleurs le rapport entre la phobie du papillon et la scène primitive, semblait au patient, et à Freud, déjà indiqué par la figuration schématique du papillon, tel un V qui figure aussi en chiffres romains, la Vème heure qui est celle de la scène primitive. Voici le récit et son analyse (p. 397): “Le patient dit: ‘J’ai rêvé qu’un homme arrachait à une Espe ses ailes.’ - ‘Espe, dus-je demander, qu’entendez-vous par là?’” - “Vous savez bien, cet insecte qui a des raies jaunes sur le corps et qui peut piquer. Ce doit être une allusion à Grouscha, à la poire rayée de jaune” - “Vous voulez dire une Wespe” ( ‘guêpe’ en allemand), pus-je alors corriger. - “On dit Wespe? Je croyais vraiment que l’on disait Espe.” (Il se servait, comme tant d’autres, du fait qu’il était étranger pour faire des actes symptômatiques sous ce couvert). “Mais Espe, c’est moi S.P.” (les initiales de son nom). “L’Espe est naturellement une Wespe mutilée. Le rêve dit clairement qu’il se vengeait sur Grouscha de sa menace de castration.”

Ainsi Freud interprète ce rêve comme la réalisation d’un désir de vengeance à l’endroit de Grouscha, pour réparer le tort causé par sa menace de castration. Il eut sans doute suffi de bien souligner à nouveau que Grouscha était un substitut maternel, et de préciser aussi le tort que le rêve répare, pour lui donner son plein pouvoir d’ouverture.

En effet, je pense que la représentation en première personne de l’action du rêve, masque le fait que dans le désir du rêve c’est l’analyste qui est visé comme arracheur. De plus, le redoublement de l’amputation, d’une part dans le rêve par la figuration de l’acte d’arracher, d’autre part dans son récit par l’amputation du mot Wespe est un fait qui demande une interprétation, d’autant que, si l’on figure les ailes (comme Freud nous y invite) par la lettre V, c’est déjà son redoublement qui est retranché de Wespe. Si l’on veut bien maintenant se reporter à ce que j’ai déjà dit de cette lettre constitutive, pour le patient, du signifiant de l’ouverture, on verra dans ce W ou M renversé le signifiant même de la main-mise maternelle, (il faudrait dire bouche-mise en ce stade oral) qui figea cet enfant dans sa châsse. On peut dès lors traduire ainsi le discours du rêve, comme un rêve qui dit le plus profond du désir du patient: échapper à la clôture maternelle et accéder à la castration. Je voudrais, dit-il en substance à Freud, par son rêve, que vous m’arrachiez moi S. P. à [38] l’emprise maternelle; je voudrais que vous détachiez de moi la griffe qui a trop tôt fermé le cycle de mon insatisfaction, que vous me coupiez du signifiant qui est venu là, plus aveugle qu’un objet, se substituer bien avant le temps, au phallus (perdu) auquel j’aspire quand même: car je voudrais me retrouver, moi, S.P., non point comme idole, figée, mais comme sujet, refendu, coupé, tel qu’apparaît presque le corps même de la guêpe, (dont on dit, au reste, qu’elle n’use qu’une fois de son dard, et en meurt) pour qu’un jour je renaisse, ou naisse enfin, à une vie de désir.

Que le style un peu libre de cette interprétation n’en voile pas la rigueur grammatique: le rêve dit en clair le voeu du patient que quelqu’un l’arrache, lui S.P., de la prise maternelle W, voeu que le rêve aux icônes reprendra, plus explicite encore, la mère elle-même brisant l’effet de son emprise.

Il est clair, pour une part, que Freud a suspendu son analyse du rêve de la guêpe parce qu’il avait le sentiment d’avoir obtenu, en fait, ce qu’il attendait, en retrouvant, dans le cours de l’analyse de la phobie du papillon, la scène avec Grouscha. J’irai même jusqu’à dire qu’il avait, en l’occurence, obtenu de son patient quelque chose que l’on pourrait appeler une confirmation de l’excellence de son propre objet, à savoir, une certaine réalité de la scène primitive. On le sait, lorsque Freud rédigea ce travail il était fort occupé de son différend avec Jung, qui portait, il faut le dire, sur l’essence même de la psychanalyse; il s’agissait alors pour lui de prouver d’une façon irréfutable que c’est un évènement infantile réel qui engendre la névrose et que la psychanalyse ne saurait se contenter d’un recours à “quelqu’explication tirée de la phylogenèse” au moins, “tant que tout ce que l’ontogenèse peut offrir n’a pas été épuisé” (p. 400). Ainsi “l’objet du débat est .... l’importance qu’il convient d’accorder au facteur infantile. On se trouve alors confronté à la tâche de trouver un cas susceptible d’établir sans aucun doute cette importance. Le cas morbide (de l’Homme aux loups) est justement un tel cas. Voilà pourquoi j’ai choisi ce cas pour le rapporter.” (p. 364).

La réalité et la singularité du facteur infantile, tel est donc bien l’objet du débat sur l’essence de la psychanalyse, l’objet qui passionne Freud. On devine combien cet objet du débat touche de près à ce qui est l’objet même de la passion de Freud: mettre à jour ce qui est caché, perdu, oublié, le recueillir, comme il le fit du reste, aussi des objets de fouille qui envahissaient son cabinet. Freud n’ignorait pas que cette passion, comme celle des livres concerne l’exploration inépuisable des secrets que recèle le corps maternel. On, sait aussi, de son propre aveu, qu’il fut, premier-né, le préféré de sa mère et lui rendit largement l’ineffaçable fraîcheur de cet amour; mais ce qui le distingua des jeunes amoureux de leur [39] mère, ce fut, comme je l’ai montré ailleurs33, que, très tôt, la réalité du livre se substitua à l’objet maternel. Son insatiable désir de connaître y trouve sa source vive et ses découvertes garderont toujours la marque inquiètante de la réalisation incestueuse qu’elles sont. C’est ainsi que j’ai pu dire que Freud fut véritablement un passionné d’inceste; la chose à dévoiler, son objet, se rapproche autan qu’il est possible de l’imaginer de l’énigme même du désir. En celà le désir de Freud indiquera pour toujours aux psychanalystes de quoi leur désir peut prétendre se soutenir, à savoir d’un objet qui ne peut se situer qu’à l’extrême limite de son exil signifiant, écart du désir à son état naissant.

Mais on remarquera aussi que, dans cette conjoncture, la fascination de Freud par la scène primitive, cet objet qu’il croit enfin avoir mieux saisi grâce à son patient, l’amène à renforcer son patient dans sa propre fixation à l’objet idolâtrique qu’il est. N’est-ce pas d’ailleurs, en fin de compte, ce qui résulte de cette secrète connivence: l’homme aux loups devient véritablement un monument de la psychanalyse - tout comme il avait été l’idole de sa mère - dès lors que Freud organise pour lui, parmi ses collègues analystes, une collecte? Et Ruth Mack Brunswick peut écrire, non sans un secret humour (loc. cit. p. 609): “C’est alors que Freud entreprit une collecte pour son ex-malade, malade qui avait apporté une si belle contribution à la théorie de l’analyse.”

Il faut dire que l’homme aux loups, comme la plupart des patients en analyse, avait tout fait pour prendre Freud aux pièges de ses manoeuvres séductrices. On connaît l’histoire de ces patientes des premières années de la psychanalyse, qui rêvaient pour apporter à Freud une contribution à sa théorie sur les rêves. La séduction qu’exerce l’homme aux loups use de moyens plus raffinés il insiste, dans son discours sur les signifiants sensibles de l’inconscient de Freud. Cela ne peut surprendre que ceux qui n’ont pas, de la relation analytique, une expérience personnelle: rien n’est plus fréquent, et tout analyste averti connaît bien ces patients intuitifs dont ils peuvent dire, à juste titre, qu’ils sont aussi leurs propres analystes. Ainsi l’homme aux loups a-t-il dû très tôt percevoir que des signifiants tels que déchirer, dévoiler, découvrir, résonnaient hautement dans l’inconscient de Freud; point n’était besoin, pour ce patient, d’avoir lu, comme nous avons eu, depuis, le loisir de le faire, la lettre à Fliess où Freud fantasme par anticipation le dévoilement de la plaque où seraient gravés les mots commémorant [40] le dévoilement du secret des rêves.34 Il n’est pas douteux que le rêve de la guêpe est construit autour de signifiants du patient, tel “entreissen”: arracher, déchirer, mais choisis précisément parce qu’ils sont en même temps des éléments sensibles de l’inconscient de Freud, “arrachant” aux rêves leur secret; autrement dit, c’est ce qu’on appelle un rêve de transfert.

Mais l’exemple le plus patent de ces jeux de transfert et de contre-transfert nous le trouvons dans l’usage que l’homme aux loups fait, plus ou moins innocemment, du signifiant ‘jaune’ . De ce signifiant, on peut dire qu’il en partage la lettre avec l’inconscient de Freud bien qu’elle s’inscrive différemment chez l’un et chez l’autre; c’est ainsi que, pour le patient le ‘rayé de jaune’ conduira des ailes du papillon à Grouscha en passant par la poire et la guêpe; mais il faut noter que le jaune sous la forme ‘tacheté de jaune’ est un signifiant dont Freud a publié l’analyse dans ‘Sur les souvenirs écrans’35, analyse qui conduit d’une robe jaune, portée par Gisela Fluss, son premier amour, au souvenir écran des fleurs jaunes arrachées à sa cousine, Pauline. Aussi bien lorsque, dans l’analyse, se représente l’énigme du papillon rayé de jaune, Freud pense-t-il, aussitôt, à la robe jaune de Gisela: “Je ne tairai pas, écrit-il, que j’émis alors l’hypothèse suivante: les raies jaunes du papillon auraient rappelé les rayures analogues d’un vêtement porté par une femme” (p. 393). Ces fragments montrent avec une particulière netteté comment les signifiants de l’un jouent volontiers avec les signifiants de l’autre, et comment, dans ce qu’on appelle le transfert, ou le contre-transfert, se manifeste que le signifiant est, pour chacun, toujours de l’autre.

Sans doute, on le voit, Freud n’a-t-il pas tout-à-fait réussi à déjouer les ruses de son habile et précieux patient. Son génie n’en apparaît que mieux dans la fermeté avec laquelle il poursuit et dévoile ce terme de réalité, la scène primitive; en elle, il fonde en vérité, hors le temps, la pierre angulaire de la psychanalyse, dans ce temps même de la rencontre, moment de la jouissance où le phallus, maître signifiant, se perd en son jeu.

Notes

1. Ce texte reprend l’argument d’une suite de trois conferences données, en février et mars 1966, à l’École Normale Supérieure.

2. Cette manoeuvre, dont Freud se justifie longuement, dans la même introduction, constitue certes un forçage qui contient les germes de “l’épisode psychotique” ultérieur. Il sembler bien qu’en cette circonstance, Freud se soit laissé aller à répondre à l’attente du patient d’être “forcé” par un homme, dans la ligne même de son érotisme anal

3. ‘Réponse à la discussion sur ‘l’Inconscient, une étude psychanalytique’’, in l’Inconscient (Vlè colloque de Bonneval), Desclée de Brouwer, 1966, pp. 170-177.

4. Documents, recherches et travaux, n° 2, publiés par 1’Ecole Freudienne de Paris.

5. J. A. Miller: ‘La suture’. Cahiers pour l’Analyse, n° 1, p. 56.

6. Cahiers pour l’Analyse n° 3, p. 77.

7. Mais cette matérialité peut aussi bien mettre en jeu tout autre sens que l’oreille.

8. Ce texte suppose une certaine connaissance par le lecteur, de cette observation. Il en trouvera le texte français dans Cinq Psychanalyses, P.U.F., édit. pp. 325-420.

9. Cf. ‘Note sur l’objet’, Cahiers pour l’Analyse n° 2, p. 170.

10. En français, dans le texte de Freud.

11. On retrouve cette meme séquence sur un mode majoré, dans l’épisode, du temps de sa psychose, où la rupture (provoquée par un médecin) d’un bouton infecté, le plonge dans une extase aigle où le monde s’illumine 3 nouveau. (Ruth Mack Brunswick, p. 616).

12. Tailleur, en allemand se dit ‘Schneider’ , terme qui signifie, littéralement, coupeur.

13. Contractée auprès de la fille nommée Matrona

14. Encore le 5.

15. L’Evolution psychiatrique 1965, n° 2, pp. 189-211.

16. On pourrait ici utilement s’interroger sur le recours au terme de pureté lorsqu’il s’agit d’un concept. Faut-il entendre ‘pur de tout mélange’ , en l’occurence avec quelque non-différence?

17. J’évoque ici un thème de W. Gombrowicz dans Cosmos.

18. Critique n° 224/5.

19. Cours de linguistique générale – Payot – p. 164.

20. Le Petit Hans, dans Cinq Psychanalyses, p. 95 – Note de 1923: “Depuis que ceci (concernant les éléments mythiques du complexe de castration) a été écrit, la doctrine relative au complexe de castration a subi un élargissement grâce aux contributions de Lou Andreas, A. Stärke, F. Alexander et autres. On a fait valoir que le nourrisson a dû déjà éprouver chaque retrait du sein maternel comme une castration, c’est-à-dire comme la perte d’une partie importante de son propre corps, partie sur laquelle il se sent des droits; que d’autre part, il ne peut ressentir autrement la sortie régulière de ses fèces, et qu’enfin la naissance qui est la séparation d’avec la mère, avec qui jusqu’alors on était un, le prototype de toute castration. Tout en reconnaissant l’existence de toutes ces racines du complexe, j’ai considéré qu’il convenait de restreindre le terme de complexe de castration aux excitations et effets en relation avec la perte du pénis ...”

21. Rêve, rapporté par R.M. Brunswick (Cf. plus loin, note p. 30).

22. Cf. J.Cl. Milner.

23. Comme si le trait qui marque là, la séparation, le déjet, excluait la possibilité d’un autre trait, de ‘refente’ , celui qui marque le sujet comme corrélat du signifiant.

24. Cf. le “sans même avoir aperçu son visage” concernant la laveuse dont il s’éprit sur ce mode.

25. Ruth Mack Brunswick: En supplément à L’histoire d’une névrose infantile de Freud. Revue Française de Psychanalyse, 1936 T. IX n°4 pp. 606-655. “On aura pu voir que mon propre rôle pendant cette analyse fut à peu près négligeable; je n’agissais qu’en tant que médiatrice entre le malade et Freud” (p. 654).

26. Ibid. p. 636: Voici le rêve: “Le patient se trouve avec sa mère dans une pièce les murs de l’un des coins de cette pièce sont recouverts d’icônes. La mère décroche les icônes et les jette par terre. Les icônes se brisent et tombent en morceaux. Le patient est étonné que sa mère si pieuse ait fait cela.”

27. Ce modèle même de l’irrationalité dans son sens le plus fort, ainsi que j’en proposais la situation provisoire dans ma ‘note sur l’objet’ .

28. J. Lacan avait déjà relevé ce mot pour caractériser l’objet ‘a’ comme reste chû de la concaténation signifiante.

29. S. Leclaire: ‘A propos d’un fantasme de Freud, note sur la transgression’, à paraître in Revue P.U.F. édit., n° 1, Janvier 1967.

30. ‘A propos de l’épisode psychotique que présenta l’Homme aux loups’ in La Psychanalyse, P.U.F. édit., vol. 4, pp. 83-110.

31. S. Leclaire: A propos d’un fantasme de Freud, note sur la transgression, à paraître in Revue P.U.F. édit., n° 1, Janvier 1967.

32. ‘A propos de l’épisode psychotique que présenta l’Homme aux loups’ in La Psychanalyse, P.U.F. édit., vol. 4, pp. 83-110.

33. A propos de l’épisode psychotique que présenta l’Homme aux loups. Réf. citée.

34. Lettres à Fliess. Lettre 137, du 12.6.1900: “Ici fut révéla le 24 juillet 1895, au Dr. Sigmund Freud, le secret des rêves.” (“Fut révélé” traduit le verbe allemand “enthullte sich”, littéralement, “se dévoila”).

35. ‘Über Deckerrinerungen’. G.W. I. p. 531. Traduit, en partie, par D. Anzieu, dans L’Auto-analyse, p. 277.