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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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Se débarrasser du signifié: un entretien avec Jacques Bouveresse

KP: Pour commencer pourriez-vous dire quelque chose sur l’origine de votre participation aux Cahiers pour l’Analyse?

JB: C’est un peu difficile. D’abord ce sont des choses qui sont maintenant très lointaines et sur lesquelles j’ai des souvenirs qui sont un peu imprécis. A cette époque-là nous étions toute une équipe, une bande – je ne sais pas comment il faut dire – qui nous sommes retrouvés ensembles à la rue d’Ulm. Mais j’occupais moi-même déjà une position qui, je crois, était déjà très marginale à bien des égards, parce que j’avais commencé à m’occuper de Wittgenstein, je m’intéressais beaucoup à la philosophie analytique. J’avais commencé à apprendre sérieusement la logique mathématique, que j’ai ensuite enseigné à partir de 1966. Donc j’étais alors assistant à la Sorbonne, ça s’appelait encore la Sorbonne à l’époque, pour enseigner la logique mathématique. J’étais donc au milieux de gens dont les intérêts étaient quand même la plupart du temps extrêmement différents. Il y avait des Heideggériens extrêmement convaincus, dans le style des Heideggériens français, c’est-à-dire des Heideggériens que l’on pourrait qualifier sans exagération comme pas simplement sectaires, généralement plus sectaires que les Heideggériens allemands. C’était un phénomène français, une espèce d’idolâtrie Heideggérienne. Donc, il y avait les Heideggériens et puis il y avait ce qu’on pourrait appeler le structuralisme, bien sûr, pour utiliser un terme extrêmement général.

Mais à l’intérieur même de cette constellation structuraliste ce qui dominait c’était vraiment le ‘Lacano-Althussérisme’, qui est un phénomène qui a pris naissance à peu près à ce moment-là, je pense à peu près au milieux des années soixante ou un peu avant. Je suis arrivé moi-même à l’École Normale Supérieure en 1961 et j’étais déjà très en retrait par rapport à tout ça. Alors, le ‘Lacano-Althussérisme’ c’est un phénomène assez étonnant. Il est né de la rencontre d’Althusser, d’abord avec la psychanalyse et ensuite plus précisément avec Lacan. Et là je pense qu’on peut dater avec une certaine précision le commencement de tout ça, la chronologie, je pense que c’est la leçon inaugurale de Jules Vuillemin au Collège de France, qui a dû avoir lieu en 1962, si je me souviens bien. C’est là qu’Althusser – je le vois comme si c’était hier – à la sortie de la leçon inaugurale de Vuillemin, Althusser a dit ‘Lacan est là il faut que j’aille lui parler’. Lacan avait assisté à cette leçon inaugurale de Vuillemin, qui était quelqu’un qui était une exception, déjà. Lui s’intéressait beaucoup à la logique, il était en train de travailler, si je me rappelle bien, à un ouvrage, ou il avait peut-être déjà publié le premier tome d’un ouvrage monumental qui s’appelle Philosophie de l’Algèbre et il faisait parti de ceux qui avaient introduit en France, qui avaient commencé introduire en France véritablement la logique et la philosophie inspirée de la logique – en même temps que Granger, c’était les deux grandes exceptions à l’époque. Althusser avait été à l’École Normale Supérieure en même temps que Vuillemin. Vuillemin, Althusser et Granger avaient à peu près le même âge, à un an de près. Ils s’étaient connus très bien et Vuillemin et Granger avaient été des élèves de Jean Cavaillès. C’est ça la filiation. Ils ont été formés en grande partie par Cavaillès. Vuillemin m’a dit une fois ‘faire ce que j’ai fait’, c’est-à-dire travailler sur la philosophie de la logique, la philosophie de la mathématique, ‘c’était la moindre des choses quand on avait eu comme maître Cavaillès’. Donc il y avait un héritage qui s’était transmis à eux.

Donc ça c’est pour décrire un petit peu le contexte. Donc moi dans tout ça j’occupais une position qui était compliquée et un peu instable, parce que j’étais déjà à certains regards très loin de tout cela. Je me souviens d’avoir suivi un cours de Derrida qui s’appelait ‘L’idée d’ontologie chez Husserl et Heidegger’ et alors on sortait avec la grosse tête la plupart de nous, on était à plusieurs. La plupart des gens qui se sont retrouvés dans le Cercle d’Épistémologie supportaient mal ce genre de philosophie, on ne comprenait pas très bien. On trouvait ça complètement irrationnel. Dans le milieu Heideggérien la science, qui pour moi apportait beaucoup, était traitée, c’est le moindre qu’on puisse dire, de façon très méprisante. Bon c’était le genre de choses qu’on ignorait, surtout les sciences humaines, d’ailleurs. Les Heideggériens étaient extrêmement remontés contre les sciences humaines, à un moment où les sciences humaines étaient devenues au contraire extrêmement importantes. C’est le moment où par exemple la linguistique est devenue très à la mode, l’anthropologie … Alors la linguistique ça voulait dire Saussure, Hjelmslev et Jakobson. C’étaient ceux-là, qui n’étaient pas forcément d’ailleurs ce qui était le plus représentatif de la linguistique. Je ne le crois pas. C’était Structures Syntaxiques de Chomsky, qui a été publié en 1959. Donc on aurait pu s’intéresser déjà à ça, mais bien sûr on ne s’y est intéressé que bien après.

Quoi que, il y avait quelqu’un qui s’est intéressé relativement tôt, c’est Jean-Pierre Faye, c’est-à-dire le groupe Change. Le groupe Change il y avait une fille qui était assez remarquable, qui s’appelait Mitsou Ronat, qui est morte très jeune dans un incident de voiture. Eux, ils s’intéressaient énormément à Chomsky, à la linguistique. Mais la linguistique au début des années soixante, la linguistique qui comptait, c’était la trilogie, la sainte trinité, Saussure, Hjelmslev et Jakobson. Et tout ce monde là était lié plus ou moins à Lacan. Lacan c’était quelqu’un qui, je pense, connaissait Jakobson, il s’est intéressé beaucoup à cette linguistique-là et pas la linguistique en général.

Donc une des caractéristiques de ce Cercle d’Épistémologie – on m’a demandé d’y participer parce que je m’intéressais à l’épistémologie, je pense que c’est la raison principale, parce que je m’intéressais à la logique et à l’épistémologie.

KP: Donc c’est eux qui vous ont demandé à participer?

JB: Oui, oui, c’est eux. Je suis incapable de me rappeler si c’est Miller ou Milner ou les deux. Vous avez dû remarquer que les ‘liminaires’, comme on les appelait, on appelait ça les ‘limilners’ des Cahiers pour l’Analyse, qui étaient rédigés par Miller et Milner la plupart du temps. Je trouvais ça presque incompréhensible, c’était rédigé dans un langage qui était tellement hermétique, bon, c’est tellement précieux. Je pense qu’ils avaient une certaine estime pour ce que je faisais, ou ce qu’ils pensaient que je faisais ou que j’allais faire. Je me souviens très bien que moi, ce qui m’intéressait à l’époque c’était Wittgenstein, c’était Frege, c’était des auteurs de ce genre. Pas tellement l’épistémologie française, mais ça, bon, on en reparlera, puisque c’est un aspect du problème qui a son importance. Donc ils m’ont demandé probablement de participer à ce cercle, encore une fois, parce que je m’intéressais à la logique et à l’épistémologie et parce qu’ils estimaient peut-être … ils étaient convaincus sûrement qu’il y avait des choses à faire dans ce domaine-là et que peut-être j’étais capable de les faire. Mais ma participation est restée presque complètement formelle, parce que je ne me souviens pas d’avoir jamais participé à une réunion de ce cercle. Se réunissaient-ils d’ailleurs? Je n’en sais rien.

KP: J’ai remarqué que, dans les numéros de Cahiers eux-mêmes, votre nom est toujours présent pour le Cercle d’Épistémologie, mais jamais sur le conseil de rédaction.

JB: Oui, je pense – évidemment il faut se méfier de ses souvenirs – je crois ne jamais avoir participé ni à une réunion du Cercle d’Épistémologie, ni à une réunion de préparation pour les Cahiers pour l’Analyse, pour la fabrication des numéraux.

KP: Vous avez parlé un petit peu du rôle d’Heidegger, d’idolâtrie des Heideggériens et c’est clair que dans les Cahiers pour l’Analyse, du début à la fin, il y a une critique de la phénoménologie. Mais en même temps on sait que l’engagement de Cavaillès avec la phénoménologie ne peut pas se réduire à un rejet complet. Il y avait aussi les autres, comme Suzanne Bachelard, Desanti, Granger, Vuillemin, qui dans les années cinquante et soixante continuaient à s’engager dans le projet de Husserl, sinon Heidegger. Il y a donc cette différence au cœur de la phénoménologie française elle-même.

JB: Je dirais un peu plus Suzanne Bachelard, c’était surtout Suzanne Bachelard qui connaissait très bien Husserl. Je l’ai croisé passer l’agrégation, c’est-à-dire en 1965, c’est elle qui a fait un cours sur les Recherches Logiques de Husserl, qu’elle connaissait très bien et il n’y a pas tant de gens que ça … Je me rappelle que dix ans après c’était devenu difficile de trouver quelqu’un capable de faire un bon cours sur les Recherches Logiques, en partie d’ailleurs parce que Heidegger avait supplanté Husserl, c’est-à-dire le premier Husserl surtout. Le deuxième Husserl était relativement bien connu, grâce à Ricoeur notamment, ou Derrida. Mais le premier Husserl, qui est encore très classique, qui est sur bien des points proche de la philosophie analytique, cela n’avait pas échappé à des gens comme Gilbert Ryle par exemple. Celui-là commençait déjà à n’être plus tellement connu. Donc Suzanne Bachelard connaissait très bien Husserl. Vuillemin et Granger le connaissaient aussi, mais ils avaient une position beaucoup plus critique.

KP: Comme celle de Cavaillès, j’imagine.

JB: Plutôt plus que Cavaillès. Alors Desanti, c’est évident, sa thèse s’appelle Les Idéalités mathématiques, vraiment un titre phénoménologique. Alors évidemment il y a toute une filiation là qui est intéressante. Parce que Vuillemin a succédé à Merleau-Ponty au Collège de France, quand Merleau-Ponty est mort, je crois en 1961, si je ne me trompe. Il n’y a pas véritablement de succession au Collège de France, enfin, le fait est qu’on est passé d’un philosophe comme Merleau-Ponty, qui était probablement le meilleur représentant de la phénoménologie française, on est passé, donc, à quelque chose de fondamentalement différent, c’est-à-dire avec une ouverture beaucoup plus marquée en direction du monde anglo-saxon, de la logique, enfin vous voyez. Alors celle qui est restée la plus proche de la phénoménologie, je pense que c’est Suzanne Bachelard. J’ai eu beaucoup de discussions avec elle, qui n’étaient pas toujours très facile, parce qu’elle avait des difficultés avec la philosophie analytique. Ils en avaient d’ailleurs tous, mais celle qui en avait le plus c’était elle. Par exemple elle avait énormément de mal à accepter l’idée que Bertrand Russell pourrait être un grand philosophe. Elle trouvait que c’était plat.

Alors là, il faudrait en parler longuement, il y avait cette idée que la philosophie est une discipline littéraire, qu’elle n’intéressait que par les gens qui savaient écrire, autant que possible par des écrivains, ce qui est une différence extrêmement importante. Le style, le mode d’écriture compte infiniment plus pour les philosophes français que pour les philosophes anglo-saxons. Je ne dis pas qu’il ne compte pas du tout, parce qu’il y a des philosophes analytiques, anglo-saxons comme on dit, qui sont de grands écrivains. Quine par exemple est un styliste remarquable. Mais Carnap ne l’était pas, en plus l’Anglais n’était pas sa langue d’origine. Alors elle avait beaucoup de mal à lire ce genre de philosophie, qu’elle trouvait un peu puérile, un peu simpliste. Moi ça m’étonne toujours, je trouve que c’est une philosophie qui est, chez des gens comme Bertrand Russell, qui est tout sauf puéril. Bon, c’est extrêmement difficile la plupart du temps. C’est un peu comme Poincaré, on a l’impression que c’est très facile, quand on le lit. Il écrit un français superbe, vraiment clair, mais quand on regarde ce qu’il y a derrière … enfin, c’est pour vous décrire un peu le climat.

Donc, on était quand même resté à un stade où ce qui dominait était une tradition vraiment française. C’est-à-dire, on s’intéressait à un certain nombre d’auteurs étrangers, mais la plupart du temps les auteurs étrangers en question étaient des auteurs allemands, assez rarement des auteurs anglais ou américains, ce qui correspond à un phénomène que j’ai souvent décrit, parce qu’il m’a beaucoup frappé. C’est-à-dire que, après la fin de la deuxième guerre mondiale il était, ou il aurait dû être évident, que le centre de gravité de la philosophie avait changé de façon spectaculaire, à cause de l’émigration. C’est-à-dire que pratiquement les meilleurs ont quittés l’Allemagne ou les pays d’Europe centrale, l’Autriche, la Pologne etc. Gödel et bien d’autres, Carnap, Popper … et se sont retrouvés soit en Angleterre, soit aux États-Unis, pour peu à recommencer en Australie ou en Nouvelle Zélande. Enfin je crois qu’il y a une différence avec la Nouvelle Zélande. Donc il y avait ce phénomène qui m’avait frappé énormément.

Ce qui était un peu paradoxal parce que je n’étais pas du tout …, j’étais germaniste de formation et je m’étais énormément intéressé à la littérature allemande. J’avais même pensé plus ou moins à passer une agrégation de l’allemand. Et puis tout d’un coup je me suis dit, comme je commençais – je ne savais pas l’anglais à l’époque, j’ai appris l’anglais pour lire les philosophes anglophones. J’étais frappé immédiatement. J’avais le sentiment d’avoir trouvé en quelque sorte ce qui me fallait, à savoir des philosophes que je comprenais. Je les comprenais d’ailleurs assez bien, sauf en ce qui concerne la technique logique. Là évidement c’était une chose où les gens comme nous ne savaient rien. Il fallait tout apprendre. Donc, j’ai commencé à m’intéresser à ça et il s’est trouvé que, pour des raisons qu’il faudrait regarder de près, la logique formelle était une chose qui intéressait aussi beaucoup les lacaniens par exemple et Lacan lui-même. Il se trouve qu’en 1970-71 j’ai fait une traduction française de la Syntaxe Logique de Carnap, Die Logische Syntax der Sprache, qui n’est toujours pas parue et qui va sans doute paraître, bon j’espère d’en être arrivé au point, l’année prochaine. Gallimard à accepté de la publier. Mais vous voyez la situation. Il a fallu que plus de quarante ans passent, pratiquement, pour que cette traduction soit publiée. Ce qui signifie qu’il y a eu vraiment un changement très important, qui s’est fait lentement. Il y a eu une prise de conscience qu’il y avait des choses qui fallait connaître dans la philosophie qui s’écrivait en langue anglaise. Il faut savoir aussi que, j’ai encore entendu dire, il n’y a pas si longtemps que ça, par des gens qui ne sont pas des imbéciles, que l’anglais n’était pas vraiment une langue philosophique. C’était ce genre de choses que les français devaient découvrir. J’ai encore entendu dire des gens comme Nancy et Lacoue-Labarthe, qui était Derridiens, dire que, à peu près ça, que la philosophie ne peut pas se faire en anglais. Elle s’est faite à un moment donné en grec, en latin, au XVIIe siècle elle s’est faite en français et puis, bon, c’est l’Allemagne qui a pris la relève. C’était ça la réalité.

KP: Dans un entretien entre vous et Jean-Jacques Rosat vous avez dit qu’il y avait un élément quasiment nationaliste dans la philosophie de la science en France et en particulier avec les Althussériens. Il fallait ‘buy French’. C’est bien évident qu’ils s’intéressaient beaucoup à Canguilhem et Bachelard.

JB: Tout à fait. Il y avait une tradition française dans l’épistémologie qui était censée représenter la seule épistémologie digne de ce nom. Bachelard était censé en quelque sorte avoir crée l’épistémologie, grâce à ce qu’on appelle une ‘coupure épistémologique’. Alors la conséquence a été que tout ce qui avait été avant – avant il y avait des auteurs extraordinairement importants, Poincaré, Duhem, Meyerson. Par exemple on redécouvre Meyerson, les gens ont recommencé à relire Émile Meyerson, qui est quelqu’un de remarquable. Mais alors, dans cette affaire-là, il y avait l’application du schéma familier chez les Althussériens, c’est-à-dire une science commence à exister grâce à une coupure épistémologique. Galilée a crée la dynamique grâce à une coupure de cette sorte. Darwin a crée … enfin bon, mais il y avait cette succession donc de coupures épistémologiques, qui ont marqué chaque fois le commencement d’une science nouvelle et l’épistémologie était le produit d’une création de cette sorte. Mais c’est un phénomène français, c’est-à-dire à la rigueur il y avait quelques allemands qui auraient mérité d’être mentionnés. En tous cas, il y avait ceux qui étaient exclus, c’est-à-dire tout ce qui était anglo-saxon. Alors de façon générale tous les scientifiques, c’est ce qu’on appelait l’épistémologie spontanée des savants, étaient en général considérés comme absolument dépourvu d’intérêt. Ce qui fait que les contributions apportées à l’épistémologie par des auteurs comme Helmholtz, Mach, Boltzmann, Poincaré lui-même, étaient considérés comme d’un intérêt tout à fait minable. Or, c’était ça qui m’intéressait. J’avais commencé déjà, par exemple, à lire Boltzmann, qui est encore très peu connu. Les travaux philosophiques et épistémologiques de Boltzmann sont encore très peu connus. Je commençais déjà à lire Hertz, les principes de la mécanique de Hertz, qui ont été publiés en 1894, si je me souviens bien. Il y a une introduction qui est un véritable classique de l’épistémologie. Et il était à l’époque à peu près impossible de faire accepter ces choses-là comme étant des choses qui comptent en épistémologie.

Alors c’est très curieux parce que c’est un phénomène récent. Bachelard n’aurait lui-même jamais réagi comme ça. Bachelard il connaissait Mach, par exemple, il en parlait avec beaucoup de considération. Il n’aurait jamais parlé comme en parlaient les élèves d’Althusser. La même chose avec Popper. Ça aussi c’est un phénomène fascinant. Quand on a traduit The Logic of Scientific Discovery de Popper, je ne me rappelle plus de l’année exacte, mais il y avait une préface de Jacques Monod, qui commençait à peu près de la manière suivante: ‘enfin, voici traduit en français ce puissant livre’. Monod s’étonnait qu’on ne s’était pas intéressé plus tôt à ce livre-là, plutôt que de concentrer son attention sur ce qu’il appelait ‘les plus obscures extravagances de la métaphysique allemande’. C’est-à-dire les références de la philosophie française sont restées tournées vers ce qu’on appelait ‘la ligne bleue des Rouges’, c’est-à-dire l’Allemagne. On peut penser que Monod avait tort, mais le fait est qu’on avait les yeux fixés sur l’Allemagne. Or l’Allemagne, c’était Heidegger. C’était quand même le seul philosophe d’envergure qui était resté. Pratiquement tous les autres, Cassirer était parti, Husserl est mort je ne sais plus en quelle année, enfin il ne rentrait plus véritablement en ligne de compte puisqu’on considérait qu’il avait été supplanté par Heidegger. Bref, alors là les réactions ont été étonnantes. Canguilhem par exemple, que je connaissais assez bien, s’est indigné. Il m’a dit ‘mais pourquoi on traduit ce livre? Quelle raison y a-t-il de traduire ce livre-là? On a beaucoup mieux en France’. Il voulait dire Bachelard. Je lui ai dit ‘écoutez, si ce livre-là contient des choses avec lesquelles vous n’êtes pas d’accord, vous ou d’autres, vous pouvez le dire, mais il faut que ce genre de livre soit traduit. Il faut qu’il soit connu, qu’il soit lu, qu’il soit discuté’.

Ça c’est pour décrire le climat, qui était un climat extrêmement difficile et que j’ai mal supporté personnellement, parce que j’ai dû vraiment mener une bataille quasiment désespérée pour persuader les gens. Je ne dis pas persuader les gens que Popper avait raison, non, simplement pour les persuader d’ouvrir les livres, c’est-à-dire d’aller regarder ce que Popper avait réellement dit. Je crois avoir réussi à publier le premier article qui ait jamais paru dans un journal en France sur Popper. Je pense que c’était en 1974 et c’était dans Le Monde. On m’a demandé un article sur Popper et j’ai réussi à le faire passer. J’ai même réussi à obtenir qu’il ne soit pas amputé, parce qu’ils voulaient le couper. J’ai dit ‘non, quand même, Popper, on n’a jamais parlé de lui, il faudrait quand même faire un effort’. Ils ont accepté de faire un effort, mais l’état d’esprit général était à peu près le suivant: on considérait que Popper était un positiviste plus subtil, donc plus dangereux que les membres du Cercle de Vienne. Par exemple les marxistes voyaient Popper comme ça. Il était plus dangereux à leur yeux, comme la théorie de la falsifiabilité avait l’air plus plausible, plus acceptable. Donc, il faut bien se rendre compte que la situation de Popper n’était pas meilleure que celle de Carnap. Elle était même à certains égards pire. Puis tout d’un coup tout a changé. C’est-à-dire, je ne sais plus à quel moment, est-ce que c’est au début des années 80 ou un peu après, tout d’un coup Popper est devenu pratiquement à la mode. Carnap n’est jamais devenu à la mode. Moi je pense que Carnap est un des grands philosophes du XXe siècle, même un des très grands. Mais il n’est pas du tout considéré comme ça en France. Il est considéré comme un positiviste borné, grosso modo.

Donc, voilà quel était l’état d’esprit, mais en ce qui concerne le Cercle d’Épistémologie c’est plus compliqué qu’on ne le pourrait penser au premier abord, parce qu’il y avait un certain respect pour la logique et pour le formalisme, qu’on séparait, enfin, qu’on trouvait commode de séparer dans toute la mesure du possible de la philosophie discutable qui pouvait y avoir derrière. C’est-à-dire, la philosophie du Cercle de Vienne c’était une chose qui était rejetée catégoriquement et puis il y avait la logique moderne, enfin, la mathématique et l’usage qui en avait été fait par eux. L’usage qui en avait été fait par eux c’était une chose, mais il y avait par ailleurs la logique, ses possibilités et la possibilité d’en faire un usage complètement différent, par exemple ce que Lacan a essayé de faire. Alors ça c’est tout un chapitre dont il faudrait parler, parce que Lacan affichait le plus grand respect pour la logique, pour les mathématiques, dont il ne connaissait pas grand-chose il faut dire.

KP: Pour Lacan, comme pour les éditeurs des Cahiers, l’intérêt à la logique était inséparable du formalisme et la recherche sur les formes précises. Dans les Cahiers pour l’Analyse, il y avait un accent mis sur le ‘singulier’, le singulier de la logique du signifiant, par exemple. Mais la question du formalisme est beaucoup plus grande que la linguistique. En tout cas, c’est clair que, dans vos contributions sur Fichte et Wittgenstein, que vous critiquez cet accent sur la singularité et le primat d’une certaine forme de discours.

JB: Oui, vous avez raison. Le problème que je me suis posé dès ce moment-là … j’avais pris l’habitude d’aller regarder instinctivement les textes originaux, c’est-à-dire chaque fois que j’entendais formuler un jugement sur un philosophe ma réaction initiale était la méfiance et j’essayais toujours d’aller lire les textes. C’est ce que j’ai fait pour Hilbert, par exemple, parce que je voulais comprendre ce que c’était exactement que le formalisme mathématique et dès qu’on essayait de le faire, on s’apercevait que le discours qu’on entendait la plupart du temps là-dessus venait de gens qui n’avaient pas d’idée réelle de ce qui est le formalisme mathématique réel. Par exemple la controverse entre le formalisme et l’intuitionnisme en philosophie des mathématiques, la grande controverse entre Hilbert et Brouwer, les gens ne savaient pas grand-chose de ça.

Mais alors il y avait une idée qui était associée de façon étroite au structuralisme, c’était l’idée qu’il fallait s’intéresser au signifiant et au jeu du signifiant et oublier le signifié. Bon, je schématise, je simplifie, mais disons que les gens étaient très opposés à cette époque-là à toutes les théories disons platoniciennes de la signification. Le rêve c’était même de se débarrasser du signifié. Ce qui explique pourquoi quelqu’un comme Lacan était intéressé par La Syntaxe logique du langage de Carnap. Parce que dans La Syntaxe logique du langage Carnap défend un point de vue rigoureusement syntaxique et il prétend qu’on peut se passer de la sémantique, ou plus exactement la syntaxe à elle seule est en mesure de fournir une théorie de la signification et c’est tout ce dont on a besoin comme théorie de la signification. Alors ça peut sembler surprenant et paradoxal, mais je pense que la mentalité de ces structuralistes souvent n’était pas très éloignée de ça. C’est-à-dire ils auraient au fond aimé de se débarrasser de la notion de signification et c’est ce qu’a commencé d’ailleurs à faire Derrida, dans un autre genre, avec l’idée de la déconstruction. Il fallait déconstruire le signifié. Et si vous déconstruisez le signifié, il reste effectivement le signifiant et puis les jeux plus ou moins sérieux ou plus ou moins frivoles qu’on peut essayer de jouer avec le signifiant. Donc, ça peut expliquer, si vous voulez, en partie cet intérêt pour le formalisme.

Alors, il s’est trouvé que moi aussi, j’étais tout à fait intéressé par cet aspect-là, mais j’avais envie de savoir ce qu’avaient dit réellement les créateurs du formalisme et je n’étais, en revanche, pas du tout intéressé par l’usage que je considérais comme peu sérieux que les structuralistes pouvaient essayer de faire de ça. Une des conséquences assez amusantes de ça, c’était qu’un certain nombre d’années plus tard je me suis retrouvé en contact avec Lacan. Je pense que c’est la dernière fois que je l’ai vu. Ayant appris que j’avais des difficultés à publier la traduction française de La Syntaxe logique du langage de Carnap, il m’a expliqué qu’il était tout à fait prêt à m’aider à publier la version française de La Syntaxe logique du langage. Je pense qu’il était sincère. Disons que c’étaient des choses pour lesquelles il éprouvait un intérêt réel, mais il n’était pas prêt, à mon avis, à payer le prix nécessaire pour comprendre vraiment ce que Carnap avait pu chercher à faire.

Mais par exemple Lacan avait été à un moment très lié avec Georg Kreisel, qui est un des logiciens très importants. Il a d’ailleurs publié des articles sur la philosophie des mathématiques de Wittgenstein. J’ai bien connu Kreisel, parce qu’il a été en France à un certain moment. Il est autrichien d’origine, mais il est parfaitement francophone, il parle très bien le français. Non seulement il a travaillé sur Wittgenstein, mais il a rédigé une biographie de Wittgenstein, qu’il n’a jamais publié et dont je possède un exemplaire. Il a même été habité dans la famille de Wittgenstein à Vienne. Enfin, ça c’est pour dire que, de façon un peu étrange, il y a eu à un moment donné quand Kreisel est venu en France. Il a été invité comme boursier, je pense par René Thom, le mathématicien. D’ailleurs je me souviens qu’il a parlé de Gödel et il y a eu des relations assez étroites entre lui et Lacan. Alors, sur la base de quoi je ne sais pas trop, parce que manifestement Lacan ne savait pas suffisamment de logique pour communiquer de façon intéressante et féconde avec Kreisel. Mais c’est très révélateur qu’il y a eu cette rencontre.

KP: Pour les éditeurs des Cahiers pour l’Analyse, c’est évident, c’est écrit dans le nom même de la revue, que le concept de l’analyse est d’une importance capitale. C’est clair aussi qu’on peut lire les Cahiers comme une recherche pour une analyse le plus générale possible, qui pourrait servir peut-être comme un fond pour l’analyse tout court, y compris le psychanalyse et l’analyse logique. Est-ce quelque chose que vous n’arriviez pas à supporter?

JB: Je crois me souvenir qu’il y avait des gens qui pensaient très sérieusement que s’il y avait d’un côté la psychanalyse, de l’autre c’est une chose qu’on appelait la philosophie de l’analyse logique, il devait y avoir une relation entre les deux. Il y avait le mot analyse dans les deux cas. Ça allait jusque-là. Ça n’a aucun sens, mais bon, je pense qu’il n’y avait aucun rapport de ce genre. Mais ça intéressait les gens.

Vous avez évoqué les deux articles que j’ai publié et là, bon, ça mériterait d’assez longues explications. Alors, pour expliquer un peu ce qui c’est passé l’article sur Fichte (CpA 6.7), il a été tiré de ce qu’on appelait à l’époque le diplôme d’études supérieures, qui était l’équivalent de l’actuel mémoire de maîtrise. Donc j’avais fait un diplôme d’études supérieures sur la philosophie de droit et la philosophie politique de Fichte, sous la direction de Raymond Aron. Et pour vous dire à quel point la situation était étrange, je l’ai fait sur la recommandation d’Althusser. Alors, l’idée spécifique de travailler sur Fichte venait de Vuillemin. Vuillemin avait fait un cours à l’École Normale Supérieure en 1961-62, si je me souviens bien, et il nous avait expliqué qu’il restait beaucoup de travail à faire sur la philosophie du droit, la philosophie politique de Fichte. Beaucoup de choses n’étaient pas traduites à l’époque, d’ailleurs. J’ai travaillé principalement sur les textes allemands. Et à cette époque là j’étais encore … cela devait être en 1963, quelque chose comme ça, j’étais encore très proche de la philosophie allemande. Ce qui m’intéressait c’était encore surtout la philosophie allemande. J’avais commencé un petit peu à découvrir Wittgenstein. Je pense que la Tractatus a été traduit en 1961. Alors on lisait, quelque uns entre nous lisaient le Tractatus, on ne comprenait rien. Quand je dis rien, c’est rien. On ne savait pas le minimum de logique: ce n’est pas de la logique bien compliquée, bien difficile … Pas le minimum de logique qu’il fallait, on manquait totalement d’arrière-plan de la tradition qui aurait été nécessaire pour comprendre. Frege était un auteur qu’on ne connaissait, pour ainsi dire, pas. Claude Imbert avait commencé à le traduire, enfin, je peux dire qu’on ne le connaissait pas et si on l’avait lu, je ne suis pas certain qu’on aurait eu les moyens de le comprendre. C’est un univers qui était complètement étranger. Mais j’avais déjà commencé effectivement, mon intérêt était déjà attiré par Wittgenstein. Je pressentais plus ou moins, que c’était un philosophe véritablement important. Alors donc, sachant que j’avais fait un diplôme d’études supérieures sur un sujet qui était, au fond, peu connu, qui était relativement nouveau, parce qu’il n’y avait pas grand-chose sur la philosophie du droit, la philosophie politique de Fichte. Bon, c’était assez dans le style des responsables des Cahiers pour l’Analyse de proposer à des gens qui avaient fait un diplôme d’études supérieures sur un sujet intéressant, d’en tirer un article et de le publier. C’est ce qu’ils ont fait dans le cas de Fichte.

Dans le cas de Wittgenstein (CpA 10.9)ce qui c’est passé est que, je ne sais plus si c’est moi qui leur ai proposé ou si c’est eux qui me l’ont demandé, en tous cas ce qui c’est passé c’est que Die Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, Remarks on the Foundations of Mathematics, ont été publiés en 1967, si je me souviens bien, première édition et il y a eu une deuxième édition en 1984. Alors j’ai sorti ce livre à la bibliothèque de l’École Normale Supérieure – en principe ils achetaient en mesure que ça apparaissait. Il n’y avait pas encore de textes de Wittgenstein, les responsables du Nachlass publiaient quand ça leur chantait et ce qu’ils voulait. Maintenant on a la totalité des papiers sur CD-Rom. Donc, voyant ce livre, j’ai sorti ce livre à la bibliothèque, et puis j’étais quand même sidéré, littéralement, par l’effet que cela ne ressemblait à rien à quoi on était habitué en philosophie des mathématiques. Quelqu’un qui dit ‘la querelle du réalisme et formalisme des mathématiques telle qu’elle a eu lieu, n’a aucun intérêt … ça disparaîtra très vite et il y a autre chose à faire en philosophie des mathématiques … clarification de la grammaire des énoncés mathématiques’ etc.

Enfin, vous connaissez tout ça et donc ça m’a paru d’une nouveauté, d’une originalité considérable. Or, à l’époque le livre avait quand même mal reçu. C’est-à-dire il y avait deux aspects de la philosophie de Wittgenstein qui n’intéressait pas beaucoup les gens, c’était la philosophie des mathématiques et l’anthropologie. Or ce sont les deux choses qui, moi au contraire, m’ont intéressé beaucoup. Donc, la philosophie des mathématiques, j’ai écrit cet article, avec les moyens d’interprétation dont je disposais, bon, qui n’étaient pas très développés, je pense. Aujourd’hui, j’espère que je serais capable de faire des choses meilleures que ça, mais j’avais quand même un certain mérite pour l’époque. Et ça intéressait tout à fait les gens du Cercle d’Épistémologie, parce que évidemment c’était de la philosophie de la mathématique. C’était Wittgenstein, donc il faut dire qu’il jouissait d’un grand prestige, et je dois dire en grande partie à cause de son caractère énigmatique. Il correspondait tout à fait. Une philosophie importante devait être entourée d’une espèce d’aura de mystère. Une philosophie immédiatement accessible, comme Carnap, ça n’intéressait pas les gens. Oui, la réaction de Suzanne Bachelard, c’était un peu ça. La philosophie, ça doit être un peu impénétrable.

KP: On pourrait dire que Heidegger et Wittgenstein sont semblables dans ce cas.

JB: Voilà, pourquoi pas. Tout à fait, ils appartiennent un peu, de ce point de vue-là, à la même catégorie d’histoire – bon, extrêmement différents. Il faut dire, j’avoue je n’ai pas beaucoup aimé les livres du type Wittgenstein and Derrida, de Henry Staten, qui était très mauvais. Mais vous avez raison, sur le point que nous sommes en train d’évoquer, il y a une analogie. Et je pense que Wittgenstein était classé beaucoup plus facilement, a été perçu beaucoup plus facilement comme un philosophe continental que Carnap, par exemple, il n’y a aucune comparaison. Bon, les gens ne le connaissaient pas bien, mais dans le Tractatus il y avait quand même les dernières propositions: ‘sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire’ , alors ça, ça excitait énormément les gens. Il y avait la question du métalangage.

Par exemple, il y a un article de Blanchot sur le métalangage que j’ai dû citer quelque part, je pense que c’est dans La rime et la raison, il y a un article de lui sur le métalangage à propos de Wittgenstein, où il dit ‘ah oui, Wittgenstein c’est très bien parce qu’il démontre qu’il n’y a pas de métalangage’. Alors ça, ça excitait énormément Lacan. Alors évidemment, tout ça reposait sur une compréhension plus qu’approximative de ce que Wittgenstein avait réellement dit. Chez Blanchot c’était évident. Chez Lacan c’est un peu moins évident, mais c’était tout aussi vrai. Enfin vous voyez, il y avait toutes ces ambiguïtés. Donc, je crois qu’une bonne partie de ce qui vous intrigue, c’est construit sur des ambiguïtés, presque sur des malentendus. Puisque le Cercle d’Épistémologie s’intéressait à Wittgenstein, moi aussi, mais il est clair qu’on ne cherchait pas du tout la même chose.

KP: Votre position critique à cet égard est évidente dans vos contributions. Je pense en particulier à l’épigraphe d’Alain que vous avez choisie pour votre article sur Fichte.

JB: C’est bien de l’avoir mentionné, parce que j’y pensais. Je me suis dit, est-ce qu’ils vont l’accepter? ‘Il est certain, à la lumière de la Critique, que le socialisme comme partie dépend de cette erreur initiale de vouloir aller du concept à l’existence’. Je me suis dit, étant donné la mentalité des Cahiers pour l’Analyse ils ne vont pas tolérer ça. Surtout qu’Alain était un philosophe extrêmement religieux. Mais il incarnait le radicalisme français d’ailleurs. Eh bien, ils ont accepté, ils ont laissé la chose comme ça.

KP: Et puis quand vous parlez dans votre article sur Fichte ‘une mésaventure de la raison analytique’, voilà aussi un espèce de ‘critique immanente’ sur le projet.

JB: Oui, donc je suis resté complètement marginal. Je n’ai tenu aucun compte de ce qu’on peut appeler l’idéologie sous-jacente du Cercle. C’est vrai, je m’intéressais à deux auteurs, Wittgenstein, Fichte et j’ai écrit exactement ce que je voulais, ce que je pensais sur eux sans pression de les retoucher.

KP: Une autre question sur la formalisation. C’est clair qu’il y avait un changement au cours de l’existence des Cahiers. Il me semble qu’au début du projet il y avait deux tendances, l’une vers la formalisation, plus de l’abstraction, et une autre vers un effort de réconcilier la formalisation avec les concepts vitaux ou affectifs qui se trouve chez la psychanalyse. Je pense à André Green, par exemple. Mais c’est clair que à la fin la formalisation est dominante. Mais là encore vos articles peuvent être lues comme exposés sur les apories du formalisme. Et c’est frappant aussi que votre article sur Wittgenstein paraît avec celui d’Alain Badiou, ’Marque et Manque’ qui est, aussi, une critique de Miller et son usage du formalisme mathématique. C’est évident que, même à l’époque, vous et Badiou, vous aviez pris des positions différentes sur les mathématiques. Mais quand même c’est frappant de voir vous et Badiou tellement proche comme ça, pour la première et la dernière fois, j’imagine.

JB: Oui, c’est probable. Alors là il faut souligner que Badiou, lui, avait et a toujours une connaissance réelle des mathématiques. Ce que n’avait évidemment pas Miller, c’est tout à fait clair. Alors Badiou a écrit des livres qui m’ont beaucoup choqués, par exemple le livre sur le concept du model, qui a fait beaucoup de bruit. Où il y a une incompréhension de Carnap, il y avait une espèce de haine contre Carnap, qui représentait vraiment à l’époque, il n’incarnait pas seulement le positivisme, mais le capitalisme technocratique. C’était à peu près ça. Il y avait encore des gens à qui il arrivait de mettre d’un côté la logique bourgeoise et puis de l’autre la vraie logique, enfin la bonne. Donc il y avait à la fois cet intérêt pour la logique formelle et puis une méfiance considérable à l’égard de ses représentants, pour des raisons politiques. D’abord ses représentants appartenaient pour la plupart du temps au monde anglo-saxon, le monde américain, enfin le monde américain c’était le capitalisme, la technocratie et tout ce qu’on veut. Il ne faut pas oublier qu’on été jugé selon des critères de ce genre, pas vraiment sur ce qu’on écrivait, plus précisément sur le contenu de ce qu’on écrivait.

Par exemple, chaque fois quand les choses commençaient un peu à changer, c’est-à-dire quand il est devenu possible de publier de temps en temps, soit de faire publier un de ces auteurs, des représentants de la philosophie analytique, soit d’écrire des articles sur eux, la réaction suscitée dans certains milieux, dans les milieux philosophiques français les plus politisés, c’était à peu près invariablement ‘qu’est-ce qu’il y a du point de vue politique derrière ça? Quelle est l’arrière-pensée politique?’. Je n’exagère pas, c’était réellement ça qui se passait. C’est-à-dire on ne disait pas ‘qu’est-ce qu’il a écrit?’, ‘qu’est-ce que ça veut dire?’, non, ‘quelle est l’intention politique?’.

KP: C’est une tendance marxiste. Et il y a le cours qu’Althusser a donné sur la philosophie spontanée des savants où on trouve une variante de cette pensée analogique. Althusser a beaucoup critiqué la phénoménologie pour emprunter ces concepts à la théologie. Ça c’est la critique: ce n’est que la théologie. Mais en même temps sa philosophie a emprunté ses concepts du canon marxiste. Le nom ’matérialisme’ est équivoque à cet égard, l’idée que, puisque les prolétariens sont matérialistes dans leur pratique, et je suis avec eux, donc ma philosophie – ou bien, mon ‘pratique théorique’ – est ‘matérialiste’ aussi.

JB: Alors, j’ai bien connu Althusser et j’ai eu d’excellentes relations avec lui parce qu’il était, humainement parlant, extrêmement chaleureux et pas du tout dogmatique. Pour le coup il faisait inviter à l’École Normale Supérieure Granger, Vuillemin et moi-même. En 1966 j’ai fait un cours. Donc, ça ne le gênait pas du tout. Le dogmatisme qui est si caractéristique de ses disciples ce n’était pas lui. Il ne faisait pas de prosélytisme philosophique, pour ainsi dire. Mais ses disciples, alors-là c’était quelque chose. Moi je me suis retrouvé au milieu de gens, c’était des militaires, si vous voulez. Ils avaient une conception militaire de la philosophie. C’est-à-dire on part en campagne, on lance des vagues d’assaut. C’était le langage utilisé par Pierre Raymond, celui qui s’occupait des philosophies des mathématiques. Si on lance une première vague, si ça ne suffit pas on lance une deuxième. Enfin bon, moi il me faisait un peu peur. Intellectuellement c’étaient vraiment des staliniens. Bon, c’étaient des staliniens hyper intelligents, alors-là! Je veux dire que j’ai fréquenté ce que cette génération-là pouvait comporter de plus brillant, intellectuellement parlant. Pas forcément sérieux, ça c’est autre chose. Mais brillant, ça ils l’étaient.

Il y avait des disparités, comme on le remarquait il y a un instant. Badiou, encore une fois, était très compétent sur les questions de formalisme, de logique, c’est clair. Les autres, non. Alors évidemment il y avait des choses dans les Cahiers pour l’Analyse – le titre à lui seul était déjà extrêmement étonnant, je veux dire, ‘Le zéro est la manque’. Alors-là c’était un jeu de mots, ce qu’on appelle un ‘pun’. Bon, rien d’autre, parce qu’il n’y a rien de sérieux dans cet article qui compare le problème de zéro chez Frege avec le manque au sens Lacanien.

KP: Mais c’est l’argument de Miller, que si, il y a un rapport, c’est que le zéro est précisément la marque du manque!

JB: J’ai eu le sentiment sur le moment que, étant donné que j’étais en train de lire Frege et de le faire sérieusement, qu’il n’avait vraiment rien compris. Il n’avait même pas vraiment essayé. Enfin bon, là on pourrait discuter pendant longtemps, parce que c’est toujours un problème de savoir à partir de quel moment peut-on estimer qu’une analogie est absurde et ne produira rien. Ce n’est pas facile. La plupart du temps on ne peut pas le savoir. On a une certaine idée, on se dit d’une telle analogie on peut tirer quelque chose, d’une autre on ne peut pas.

KP: C’est une chose frappante chez les Althussériens qui ont fort critiqué la phénoménologie précisément pour la pensée analogique. Mais eux-mêmes ils sont souvent analogiques dans leur pensée.

JB: Oui. Ils étaient beaucoup moins sérieux que Husserl. Alors il y a cet aspect là, il y a le rapport à la logique, donc, qui reposait sur des bases un peu incertaines, pour être poli, plus qu’incertaines et puis il y a la question de la politique et de la politisation de la philosophie qui a pris des formes extrêmes. On vient déjà d’en parler un peu. Et ça c’était quelque chose que je ne supportais pas. Pas pour des raisons d’appartenance politique, parce que politiquement parlant j’étais sur des positions qui n’étaient pas très différentes des leurs. J’ai voté communiste à différentes reprises, j’ai même voté Jean Duclos à l’élection présidentielle. Sur les questions politiques et sociales je n’ai pas le sentiment que j’étais très éloigné d’eux. Mais ils avaient la réaction caractéristique à l’époque ‘tu as raison, mais tu n’as pas la bonne théorie’. C’est-à-dire avoir raison en pratique, dans les choix qu’on faisait en matière politique ne comptaient pour riens, du moment qu’on avait pas la science.

Parce que l’autre chose qui m’a absolument exaspéré c’est le scientisme extrême qui régnait, qui n’a pas frappé les gens à cette époque-là. Tout le monde voulait faire de la science. Personne n’osait dire qu’il faisait la philosophie au sens quasiment traditionnel, avec toutes les incertitudes que ça comporte, les approximations, les inachèvements. Ce n’était pas du tout comme ça que les gens voyaient les choses. Je me souviens d’une conversation avec Pierre Macherey sur ce thème. Pierre Macherey était un des plus sérieux, un de ceux que je respecte le plus. Il ne voyait pas du tout les choses comme ça. Il pensait réellement qu’il y avait une science qui avait commencé. Il y avait une science qui avait commencé avec Marx, qui était le matérialisme historique et puis il fallait que le milieu philosophique progressivement se convainque que le moment était venu de faire de la science. Il n’était plus question de rester dans l’idéologie, puisque c’était ça l’opposition. Pour moi c’était stupéfiant. Dès que je mettais le nez dans un livre de physique ou de mathématique, même élémentaire, je me suis dit, ‘enfin, ils devraient bien se rendre compte que dans les sciences, quelle qu’elles soient, on ne travaille pas comme ça. Enfin, ce n’est pas possible. Il y a des procédures de contrôle, il y a des vérifications, enfin bon’. Eux ils procédaient par affirmations dogmatiques et ils appelaient ça de la science. Et ils faisaient ça en toute naïveté. Il n’y avait pas un brin de duplicité ou de cynisme ou quoi que ce soit. Je pense qu’ils croyaient réellement que c’était de la science.

KP: C’est clair que vous étiez troublé par ces liaisons plus où moins précaires entre la science et la politique, ou l’ontologie et la politique. Mais est-ce que vous pensez que – je sais bien que vous avez été du côté de ce projet – mais est-ce que vous croyez que c’est un document vivant aujourd’hui, les Cahiers pour l’Analyse? A votre avis, quels sont les effets?

JB: J’ai un peu de mal a vous répondre. Un document vivant sûrement, c’est un document extrêmement intéressant, au moins du point de vue sociologique, du point de vue de la sociologie culturelle. Je pense que c’est un document irremplaçable. C’est les années soixante, les générations futures probablement utiliseront ça comme un des phénomènes les plus caractéristiques de l’époque. Ce qui reste du point de vue de la substance, du point de vue du contenu de la substance, c’est plus difficile à dire. J’ai dit une fois, à propos je crois du comportement des Althussériens, que cela avait produit surtout de la mauvaise philosophie, de la pseudoscience et de la politique imaginaire. Alors je pense que c’était ‘de la politique imaginaire’. Je me rappelle une discussion avec Vuillemin. Vuillemin était justement étonné qu’on puisse appeler action politique ce qu’ils faisaient, c’est-à-dire cette procédure qui consistait à faire passer des lignes de démarcation entre le matérialisme et l’idéalisme.

Alors ça c’était incroyable, il faisaient ça avec un arbitraire total! Par exemple ils avaient décidé que Husserl c’était pas bien, parce que c’était un idéaliste. Frege c’était bien, parce que lui c’était un réaliste, donc un matérialiste, puisque Frege considérait que d’abord il y a l’être et puis il y a la pensée, qui arrive ensuite et qui dépend de l’être, mais ne le crée en aucun cas. Alors évidemment ils oubliaient totalement que Frege était un penseur particulièrement réactionnaire et même antisémite – pour autant qu’ils le savaient, parce que je ne sais pas s’ils le savaient. Tout ça n’avait aucune importance. Les membres du Cercle de Vienne comme Carnap, Neurath, étaient tous des gens de gauche, dans certains cas très à gauche. Carnap était appelé ‘der rote Professor’, ‘le professeur rouge’. Bon, j’ai essayé de leur dire, ‘puisque vous, pour vous ce qui compte par-dessus tout c’est la politique, vous pourriez considérer que ce n’est pas sur ces gens-là qu’il faut taper, ce ne sont pas eux qui sont les ennemis!’. ‘Ah si, si, si’ parce que, encore une fois, ils n’avaient pas la science, ils n’avaient pas la bonne théorie etc. Ils pouvaient avoir raison politiquement parlant, mais par accident.

Donc, ma réaction spontanée serait de dire, voilà, ce qui est resté est relativement peu de chose, mais en disant ça j’ai l’impression de commettre un injustice. Parce que quand on compare avec la situation actuelle c’est une période qui était extrêmement vivante. Il y avait énormément de choses qui se passaient. Il faut tenir compte du fait que l’une des raisons pour lesquelles je me sentais plus proche d’eux que je n’aurai pu l’être spontanément, c’est la distance par rapport à l’université traditionnelle. C’est-à-dire on avait un point en commun certain, c’est qu’on en avait marre de la philosophie Sorbonique – on n’était pas les premiers, parce que beaucoup d’autres gens avaient fait cette expérience – et dans mon cas l’histoire de la philosophie. C’est-à-dire cette pratique de la philosophie qui continue largement à exister en France et qui consiste, au fond, à confondre la philosophie à l’histoire de la philosophie. Les philosophes français sont en général de bons historiens de la philosophie, ce sont même souvent les meilleurs dans ce domaine. Guéroult, par exemple, était quelqu’un de tout à fait remarquable. J’ai suivi les derniers cours de Martial Gueroult au Collège de France, dans les années 1970, je pense. J’ai suivi les deux dernières années, j’ai vu le livre sur Spinoza s’écrire. Et Vuillemin, l’élection de Vuillemin au Collège de France a été rendue possible par Gueroult. C’est Guéroult qui a invité Vuillemin au Collège de France.

KP: Gueroult c’est aussi un exemple que la politique n’est pas du tout un critère pour l’inclusion dans les Cahiers pour l’Analyse, puisqu’il a été un homme de droite, non?

JB: Oui, oui. Je ne sais pas où il se situait exactement, mais il était certainement conservateur et probablement de droite, même assez. Non, quand il s’agissait de choisir et d’accepter des articles – ils avaient la même attitude qu’Althusser. Ils avaient un comportement libéral. Ce qui n’est pas forcément très conséquent, parce qu’il y avait probablement des considérations plus importantes qui intervenaient. C’est-à-dire un article un article sur Wittgenstein il pouvait être écrit par quelqu’un qui n’était peut-être pas exactement là où on aurait souhaité politiquement, mais Wittgenstein était important et peut-être qu’il y avait quand même quelque chose à tirer de ce que disait Wittgenstein, également du commentaire qu’on pouvait faire long-terme. Enfin, vous voyez, des considérations de cette sorte.

Mais ce que je voulais dire, c’est que personnellement j’étais très agacé et extrêmement déçu par l’enseignement de philosophie qu’on recevait à la Sorbonne. C’était une époque étonnante. Il y avait des gens comme Vladimir Jankélévitch qui enseignaient la philosophie morale, moi je trouvais que c’était de la rhétorique. Il y avait des historiens de la philosophie en grand nombre, des gens comme Maurice de Gandillac, qui enseignaient la philosophie du moyen âge. Alors il y avait des gens en revanche que j’appréciais, comme Raymond Aron – c’était quand même … politiquement parlant j’étais toujours diamétralement opposé à Raymond Aron – mais, lui, je l’ai bien connu. J’ai encore déjeuné avec lui peu de temps avant sa mort. Aron, donc, avait une chaire de sociologie, mais pas de la philosophie proprement dite. Ce qui dominait c’était quand même le métaphysique, l’histoire de la philosophie et je dirais la théologie, parce qu’il y avait, il y a dans la philosophie française un lien extrêmement étroit qui s’est maintenu entre théologie et philosophie et qui subsiste à travers des gens comme Jean-Luc Marion, par exemple, vraiment typique le grand philosophie catholique qui est devenu académicien. Alors ça, j’avais horreur de ça. Donc là, sur le coup, vu sous cet angle je dirais ‘vive les Cahiers pour l’Analyse’ sans hésitation!

C’était quand même tout à fait autre chose. On pouvait faire accepter des choses qui n’auraient jamais été à ce moment-là dans l’université, ou alors seulement avec les plus extrêmes difficultés. Donc je pense que c’était quelque chose d’extrêmement vivant. À moi personnellement ça n’a pas apporté grand-chose, mais je n’exclus pas du tout que ça n’ait pu apporter beaucoup à des jeunes gens de l’époque. Il y a peut-être des gens à qui ça a été extrêmement profitable. Moi, j’étais à la recherche de quelque chose que d’ailleurs j’avais déjà à peu près trouvé dès ce moment-là. C’est difficile d’apprécier l’usage que d’autres peuvent faire d’une chose dont vous, vous n’avez pas eu véritablement l’usage. Ce qui est un peu le cas. Il reste que – je le dis souvent et je n’ai pas de difficulté à le dire, parce que je n’ai pas pour cela besoin de faire preuve d’une hypocrisie quelconque – on observant ce qui se passe aujourd’hui dans le monde philosophique, je regrette cette époque-là. Ah oui, ça, certainement, parce que ce qu’on vit derrière c’est extrêmement désolant, avec des philosophes qui sont devenus des obligés du pouvoir, quasiment, enfin des philosophes comme Luc Ferry, Comte-Sponville, Finkielkraut, c’est horriblement décevant. Moi j’aime encore mieux les Staliniens, carrément, les Staliniens qu’on devait supporter dans les années soixante. Ils avaient une autre classe, ce n’est pas du tout comparable.

KP: C’est intéressant, parce que je vois là un rapport imprévu entre vous et quelqu’un comme Deleuze, qui pensait la même chose à ce propos.

JB: Deleuze évidemment, alors-là c’est un de mes regrets. Je n’ai pas réussi à communiquer, ni avec Deleuze, ni avec Foucault. Foucault, je pense que je lui ai parlé deux fois, une fois au téléphone et une autre comme ça. Deleuze, bon, je l’ai rencontré une fois ou deux, mais il y avait quelque chose qui me gênait chez eux – cela va peut-être vous surprendre – je les ai trouvé très arrogants. C’était des gens qui ne discutaient jamais, qui n’argumentaient jamais, qui ne répondaient jamais à une objection. Je ne supportais pas ça. Donc, ça m’a fait un effet complètement dissuasif. Là-dessus, par exemple, Deleuze a dit ‘la discussion n’a pas sa place dans la philosophie’. Ça je n’ai pas supporté.

Comme on dit: ‘un philosophie qui refuse d’entrer dans une pièce pour participer à une discussion philosophique est comme un boxer qui refuse de monter sur le ring’. Là c’est une métaphore un peu bête. Non, ça c’était une chose que je ne supportais pas. Alors, vous me direz, toute la philosophie française dominante de cette époque-là refusait la discussion. C’était presque un axiome. On ne discute pas. Ce que je dis est à prendre ou à laisser, etc.

Alors ça je ne supporte pas et ça m’a gêné particulièrement dans le cas de Foucault et de Deleuze parce qu’il y avait un côté arrogant, ça c’est incontestable. Si vous n’étiez pas d’accord avec eux, on vous expliquait que vous étiez un imbécile ou un réactionnaire. Enfin, Deleuze le fait assez souvent. Il ne dit pas ça tout à fait comme ça, mais à regain il dit ‘il n’y a que les idiots qui croient …’. J’ai horreur de ce genre de … j’ai jamais écrit une phrase comme ça, je ne le ferai jamais.

Quand je ne comprends pas un philosophe, personnellement, bon, il m’arrive assez souvent de dire ‘c’est peut-être de ma faute, je ne dispose pas des instruments intellectuels nécessaires’, mais on a aussi le droit de se dire que c’est la faute du philosophe, qu’on ne le comprend pas, peut-être, parce qu’il dit des choses insensés. Alors il y avait dans le cas de Deleuze – Deleuze a écrit des choses absolument incroyables, par exemple il a écrit que le dernier grand penseur anglophone c’était Whitehead, ‘avant’, dit-il, ‘que les Wittgensteiniens ne répondent leur brume, leur terrorisme’, bon etc. Alors ça c’était un truc ahurissant. Il y avait une idée qui était dans l’air, que j’ai entendue formuler par Althusser et également par Deleuze, c’est que la menace principale dans les années soixante-dix, c’était la philosophie du langage ordinaire. On avait l’impression que tous les philosophes français se mettaient du jour au lendemain à pratiquer la philosophie du langage ordinaire, qui était pour Deleuze la mort de la philosophie. Et c’est à peu près dans ce contexte-là qu’il a écrit un certain nombre d’idioties édites à propos de Wittgenstein, qu’il n’avait pas lu, c’est tout à fait clair. Ça c’est une chose que j’avais énormément de mal à supporter de la part de quelqu’un d’aussi intelligent que Deleuze, cette espèce de mépris qui réapparaît d’ailleurs aussi dans le livre qu’il a écrit avec Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, qui est un livre très étrange. Il explique, ‘la logique tue deux fois la philosophie’. Manifestement l’idée qu’il y a eu des logiciens comme Frege et d’autres qui ont pu apporter une contribution du tout premier ordre à la philosophie elle-même, c’est une chose que Deleuze n’a jamais voulu admettre. Il n’a jamais voulu admettre qu’on puisse construire une grande philosophie à partir de la logique. Pour lui c’était impensable. Et puis tout ça n’était pas une chose qu’on aurait pu discuter avec lui, c’était une chose qu’il fallait admettre au départ. Foucault, dans un genre un peu différent, c’était un peu ça. Donc là j’ai un certain regret, parce que je me dis que peut-être dans d’autres circonstances on aurait dû pouvoir communiquer, peut-être se rapprocher un peu. Par exemple en ce qui concerne Wittgenstein c’est très dommage, parce que Deleuze est bien plus proche de Wittgenstein qu’il ne le pense. Wittgenstein c’est une philosophie de l’immanence, d’un bout à l’autre, exactement ce dont il rêvait en matière de philosophie. Mais il ne l’a pas vu.

KP: Non, c’est clair.

JB: Il ne l’a pas vu et je pense que quelqu’un et surtout pas quelqu’un comme moi aurait pu lui expliquer. Il y a des gens qui pensent, moi je ne le pense pas, mais quand il s’en ait pris au Wittgensteiniens pour avoir tué la philosophie, que c’est à moi qu’il en voulait. C’est à moi qu’il pensait. Moi, je pense que je n’était pas assez important pour ça. Quoi qu’il en soit, c’est un peu pour répondre à votre question. Ce qui m’a orienté vers la philosophie analytique c’était précisément ce dont eux ils ne voulait pas, c’était la possibilité de discuter. Bon, je connais les limites de la discussion. Je sais très bien que cela ne sert pas forcément à beaucoup de discuter, je sais tout ça. Mais l’idée que au départ on ne pourra pas le faire, que c’est en quelque sorte interdit, ça je ne supporte pas. J’ai envie de pouvoir formuler des objections, j’ai envie de ne pas me faire traiter d’imbécile dès que je commence à les formuler … et avec Foucault et Deleuze, j’avoue que … peut-être d’ailleurs même pas à la limite eux-mêmes, mais comme toujours, les disciples. Vous étiez sûr de vous faire traiter de crétin.

KP: C’est toujours comme ça avec les disciples, c’est un phénomène.

JB: L’autre aspect de mon problème a été évidemment la relation avec Derrida, que j’ai aussi bien connu, que j’ai eu comme professeur, de même qu’Althusser, quand j’étais à l’École Normale Supérieure. Alors là aussi il n’y a pas eu de possibilité de communication, alors que j’aurais bien voulu. Je me rappelle qu’en 1979 Quine est venu ici. Il avait été invité au Collège de France par Vuillemin. Le soir on est allé dîner avec Quine et sa femme, sa deuxième femme, on est allé à un restaurant qui se trouve au coin de la rue des écoles. On a passé une soirée remarquable, avec Suzanne Bachelard qui était là d’ailleurs et elle et Quine on découvert que Quine et sa femme étaient venus dans un petit village de Bourgogne, qui s’appelle Couchets, tout juste à coté du village ou Suzanne Bachelard et son père avaient leur maison de campagne. Enfin, j’évoque ce souvenir là, parce que je cherchais un endroit où je pouvais organiser une petite discussion avec Quine et les gens qui étaient intéressés. J’ai parlé à Derrida de mon problème, vous savez, je n’avais pas de bureau, moi j’enseignais à l’université parisienne, personne n’avait de bureau. Si vous connaissez la misère des universités françaises… Mais alors, Derrida me dit ’aucun problème, vous n’avez qu’à faire ça dans mon bureau. Ce qui fait que nous avons eu une discussion avec Quine et quelques amis dans le bureau de Derrida. Et puis à cette occasion-là, je crois que Quine – je ne sais plus en quelle année Quine avait publié Word and Object en tous cas j’avais publié un article sur ce livre dans la revue Critique. J’ai eu de la chance que la revue Critique a accueilli presque tous les articles que j’ai publié, grâce au directeur Jean Piel. Et puis j’ai dit à Derrida ‘vous devriez lire Quine’, parce que entre lui et vous il y a une similitude de problème, tout ce problème de l’indétermination de la signification, l’inscrutabilité de la référence, toute cette question de l’indécidabilité. Je le pensais vraiment qu’il aurait dû lire Quine. Et là il m’a répondu, cela m’est resté dans l’esprit, ‘oh, vous savez, un philosophe comme Quine, qui n’a pas lu Hegel, Husserl et Heidegger, ne peut être que naïf, donc il ne peut pas être un grand philosophe’. C’était ça la situation.

Donc, pourquoi la communication était-elle si difficile? Dans mon cas la réponse est assez simple: parce que il n’y avait aucune réciprocité. C’est-à-dire, des gens comme moi étaient supposés les lire. Je les lisais, je les ai tous lu, Derrida, Foucault, Deleuze! Je n’ai pas lu absolument tout, mais c’est une chose que j’ai lu à chaque fois. Mais eux ne lisaient jamais ce que les gens comme moi faisaient ou ce que faisaient les auteurs dont je parlais. La chose ahurissante c’est le fait – ahurissante non, elle est banale au fond – tous ces gens qui étaient invités aux États-Unis, Derrida y allait, je ne sais pas combien de fois par an – n’ont pas manifesté le moindre intérêt pour la philosophie américaine. Ils protestaient contre ce qu’ils appelaient l’ethnocentrisme, mais quand ils allaient dans un pays étranger, ne ce reste que l’Angleterre, vous croyez qu’ils auraient regardé ce qu’on faisait en philosophie dans le pays? Non, ça ne les intéressait pas. Le seul qui l’ait fait, je pense, c’est Lyotard. Lyotard est allé à San Diego et il s’est intéressé à ce que faisait Searle.

KP: Mais cet aspect je ne le comprends pas du tout, parce que pour moi c’est beaucoup plus sympa de lire quelque chose avec lequel je ne suis pas tout à fait d’accord. Quand je méprise quelque chose je veux le lire!

JB: Oui, bien sûr!