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This project is funded by an Arts and Humanities Research Council (AHRC) research grant and is supported by the Centre for Research in Modern European Philosophy (CRMEP) and Kingston University's Faculty of Arts and Social Sciences.

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La Force du minimalisme: un entretien avec Jean-Claude Milner

KP: Dans votre livre L’Œuvre claire vous décrivez les Cahiers pour l’Analyse comme symptomatique du ‘premier classicisme lacanien’ lequel est hyperstructuraliste. Vous proposez la suivante comme la conjecture hyperstructuraliste: ‘la structure quelconque a des propriétés non quelconque’.

Comment cette conjecture a-t-elle influencé les Cahiers pour l’Analyse? Les Cahiers étaient hyperstructualiste en quel sens?

JCM: Il faut bien comprendre qu’en parlant de ‘premier classicisme’ et d’hyperstructuralisme, je propose ma propre interprétation et je la propose après coup. A l’époque où les Cahiers pour l’Analyse se sont constitués, ces termes n’existaient pas. Il est tout à fait possible que parmi les participants aux Cahiers pour l’Analyse, plusieurs ou même la majorité d’entre eux ne se reconnaissent pas dans mon interprétation de l’entreprise. C’est une première remarque.

Je pense qu’effectivement on ne peut pas saisir cette brève entreprise qui a été les Cahiers pour l’Analyse si on ne pense pas au mouvement structuraliste qui se déployait à ce moment-là, et, si d’autre part, on ne s’interroge pas sur la double interprétation possible du structuralisme. De deux choses l’une. Ou bien, la structure quelconque n’a pas de propriétés, ce qui veut dire qu’une structure n’a de propriétés que si elle est particularisée (tel système phonologique, tel système de parenté etc). Ou bien, et c’est ce qui me semble spécialement explicite chez Lacan, la structure quelconque dont on ne spécifie aucun terme en particulier a d’ores et déjà des propriétés. Il me semble que c’est cela qui est présenté par Lacan dans l’appendice de ‘La Lettre volée’; en s’appuyant sur des réseaux mathématiques, Lacan essaye de montrer qu’en se donnant le minimum de particularisations possibles, on arrive à faire émerger des propriétés non-quelconques. L’hyperstructuralisme cherche à établir les propriétés non-quelconques de la structure quelconque. Ces propriétés non-quelconques naissent du fonctionnement même de la structure quelconque. Cette dernière est donc créatrice de propriétés; elle est en quelque sorte active. Il me semble que ce programme domine la première partie de l’œuvre de Lacan, ce que jel’appelle le premier classicisme. C’est quelque chose à quoi, moi, j’étais très sensible; cela apparaît dans mon article ‘Le Point du signifiant’ (CpA 3.5); cela apparaît aussi, me semble-t-il dans le texte de Jacques-Alain Miller, ‘Action de la Structure’ (CpA 9.6).

Considérons l’idée que la structure puisse avoir une action; qu’est-ce que cette action? Cette action consiste à faire émerger des singularités par le seul jeu de la structure. De là le caractère actif de la structure. De là aussi le caractère actif du signifiant, participe présent actif, s’opposant au participe passé passif du signifié. Or, Lacan recourt peu au signifié; en privilégiant le participe actif, le signifiant, il l’arrache de fait au couple signifiant/signifié. Il casse ce couple. Il choisit de verser le signifiant du côté de ce qu’il appelle l’action pure, pure en ceci qu’elle est posée en elle-même et non pas en symétrique inverse de la passivité. En faisant une théorie de l’action de la structure, on fait une théorie du signifiant en tant qu’il est actif; on démontre que le signifiant n’est signifiant que dans la mesure où il génère une structure et que la structure n’est structure qu’en tant qu’elle génère la relation d’un signifiant à un autre signifiant.

KP: Dans l’Avertissement du premier numéro Jacques-Alain Miller écrit ‘L’épistémologie à notre sens se définit histoire et théorie du discours de la science (sa naissance justifie la singulier)’. Il y a deux choses à constater: la précision du singulier, la science, mais aussi l’accent mis sur l’histoire et la théorie du discours de la science et non pas l’histoire et la théorie de la science en soi. Pourquoi l’accent sur la singularité? Et de plus comment vous avez compris le rapport entre la science et son discours?

JCM: Là encore je ne suis pas sûr que je puisse parler au nom de tous ceux qui ont participé aux Cahiers pour l’Analyse. La réflexion sur le pluriel et le singulier concernant la science est arrivée très tôt parce que ç’a été une objection qui a été d’emblée opposée aux Cahiers, et notamment du côté des althusseriens. François Regnault a écrit un article portant justement sur la variation de l’approche de l’épistémologie suivant que la science est considérée comme une ou comme plurielle. Selon moi, la science au singulier n’a de sens que si elle est réduite à la coupure entre science et non-science. Or, du point de vue de la structure, il n’y a, fondamentalement, qu’une seule structure de coupure; c’est cela qui fonde le singulier de la science. Cela n’exclut pas la possibilité qu’effectivement il puisse y avoir plusieurs sciences, mais si l’on s’en tient à la structure, la coupure entre science et non-science se retrouve dans toutes les sciences. Sous des formes différentes, éventuellement, mais c’est la même structure de coupure. C’est ainsi que je saisissais la question de l’épistémologie au moment des Cahiers pour l’Analyse.

Je peux être plus précis. Déjà à ce moment-là, et là encore je parle en tant qu’individu, j’étais troublé par le fait que la science au singulier, c’était essentiellement, sous la plume de Lacan, la physique mathématique. Or, considérons le structuralisme et la linguistique structurale, mais aussi la biologie, qui, dans les années 60, commençait à se référer comme modèle épistémologique à la linguistique structurale; c’est le moment où la notion de code génétique a commencé à devenir le paradigme dominant. J’étais sensible au fait que je ne voyais pas de ressemblance directe entre la physique mathématique du point de vue de son paradigme et le paradigme de la linguistique structurale ou le paradigme de la biologie. J’accordais beaucoup d’importance au fait qu’il fallait d’une part préserver cette diversité et d’autre part maintenir la notion de science au singulier. Ma réponse était celle-ci: la science au singulier, c’est la coupure entre science et non-science; or, la coupure entre science et non-science se retrouve sous des formes diverses dans la physique mathématique, dans la linguistique, dans la génétique. Un point historique capital: je vous rappelle que tout cela doit être réinterprété à la lumière d’un monde intellectuel où Popper n’existe pas.

KP: Liée à cette notion de la coupure est l’importance d’Alexandre Koyré et ce que vous appelez ’galiléisme étendu’ dans Le Périple structural et L’Œuvre claire. Pourriez-vous dire un mot sur la lecture de Koyré en ce temps-là? C’est évident qu’il a été un penseur capital pour Lacan. Cette notion de ‘galiléisme’, comme figure de la modernité, comment a-t-elle influencé votre pensée et celle de vos collègues à l’époque?

JCM: Il faudrait distinguer entre ce que je pensais à l’époque et ce que je dis maintenant. Le terme de galiléisme, c’est un terme que j’ai forgé assez tard; je ne dis pas qu’il n’existait pas avant moi, mais s’il existait, je ne l’ai jamais rencontré. Je l’ai utilisé dans L’Œuvre claire et dans Le Périple structural, mais ce n’est pas un terme qu’on employait dans les Cahiers pour l’Analyse; science galiléenne, oui, mais galiléisme, non. Pourquoi est-ce que je parle du galiléisme dans le Périple structural, c’est essentiellement pour pouvoir introduire la notion de ‘galiléisme étendu’. En fait, si je n’avais pas à introduire le galiléisme étendu, je n’aurais pas besoin de parler de galiléisme. Or la notion de galiléisme étendu n’est pas du tout koyréenne. Mais dans les Cahiers pour l’Analyse, Koyré évidemment est la référence. Si vous voulez, je dirais que... ce n’est pas un paradoxe, mais de point de vue de la présentation des termes, il y a eu un déplacement dans la notion de coupure épistémologique.

La coupure épistémologique est un terme qui a été inventé par Bachelard et Koyré n’utilise pas véritablement cette notion. Ce qu’il décrit, c’est l’émergence d’une figure nouvelle de la science, marquée par Galilée. Quelque chose est en jeu, un véritable renversement par rapport à ce qui précédait. Pour la première fois de l’histoire, les entités mathématiques ne servent pas à penser l’éternel, mais servent à penser le passager. Pour un aristotélicien, il y a une différence de nature entre le monde des êtres célestes, auxquels s’appliquent des lois mathématiques parce que ces êtres célestes sont éternels, et le monde sublunaire, le monde terrestre, qui est soumis à la génération et à la corruption, et auquel les entités mathématiques ne s’appliquent pas de manière explicative. Mais, dit Koyré, avec Galilée il y a quelque chose de tout à fait particulier qui se passe: premièrement, les êtres célestes ne sont pas des êtres parfaits – problème des taches solaires, etc. – et, pour autant, cela n’empêche pas que les lois mathématiques puisse être définies pour eux; secondement, des lois mathématiques peuvent être définies pour le monde sublunaire.

Sous l’influence, je pense, d’Althusser nous avons pensé que la notion bachelardienne de coupure épistémologique permettait de décrire la rupture que Koyré décrivait. Je ne suis pas sûr que Koyré lui-même aurait accepté cette formulation. Vous voyez bien du même coup comment on pouvait être amené - en tout cas, moi je l’étais - à penser la notion de coupure en elle-même comme la notion fondamentale. Penser la notion de coupure en elle-même, c’est la penser comme une notion structurale; alors, effectivement, c’est bien la même notion qui permet de comprendre la coupure épistémologique telle que Bachelard la décrivait et le déplacement de discours que décrit Koyré.

KP: Vous suggérez dans L’Œuvre claire que l’idéal en jeu dans les Cahiers pour l’Analyse était celui d’analyse plutôt que celui de la science telle quelle, une observation qui soulève une question a propos du rapport entre les deux termes: la science et l’analyse. Ce rapport, comment a-t-il pensé ou compris? La psychanalyse a-t-il été une variant d’un concept d’analyse plus général, ou bien ‘l’analyse’ le plus fondamental?

JCM: Ce que j’ai dit dans L’Œuvre claire et ce que je dis après dans Le Périple Structural tourne autour de la question de la mathématisation. La science, avec l’article défini singulier, c’est la physique mathématique. Elle use de la mathématique au sens plein du terme; Descartes est à la fois un mathématicien et un physicien – je pense à la Dioptrique. Einstein n’a pas été un très bon mathématicien, mais peu importe. Il n’y a aucun doute sur le fait que ce qu’il utilise dans la théorie de la relativité, ce sont les équations quadratiques, parfaitement définies en mathématiques. Par contraste, la linguistique structurale utilise très peu de mathématiques au sens strict. En fait, elle n’en utilise pas du tout.

Donc, première question: si on considère que la linguistique structurale est une variante d’une science galiléenne, est-ce que ça ne veut pas dire que l’on entend la mathématique autrement ou que, dans l’opération galiléenne, la mathématisation stricte est seulement la variante parmi d’autres d’une opération plus large ? Chez Lacan, vous avez des tentatives de mathématisation stricte, je prends l’exemple de l’appendice à ‘La Lettre volée’, mais il n’est pas vrai, si vous prenez la définition du signifiant ‘le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant’, que cette formule elle-même soit d’emblée mathématique ou même mathématisable.

Si on va du côté du marxisme, il passait à l’époque des Cahiers pour l’Analyse, pour une des variantes, une des formes de la coupure épistémologique; par rapport aux économies politiques qui l’avaient précédé, il était pensé comme une science galiléenne de l’économie et plus largement des formations sociales. Or, la dimension de la mathématisation stricte en est pratiquement absente. Les formules littéralisées du Capital ne sont pas des formules mathématiques au sens strict du terme. On ne peut se livrer sur elles à aucune opération mathématique, simple ou complexe. On peut même dire que la notion de plus-value chez Marx, si on devait la confronter aux mathématiques, apparaîtrait précisément comme irréductible à un calcul. Les économistes peuvent tout calculer sauf la plus-value, est-on tenté de soutenir.

Nous avons très tôt rencontré ce paradoxe. Pour ma part, j’ai le sentiment de ne l’avoir clairement résolu que beaucoup plus tard. Même si je pense maintenant que la résolution était en puissance dans la notion d’analyse. Mais la résolution elle-même, dans mon cas, m’est apparue après coup, après de longues années. La notion d’analyse, ça dit que ce qu’il y a d’essentiel dans une science galiléenne, ce n’est pas l’usage de la mathématique. La mathématique n’est qu’une des variantes possibles de ce qui est essentiel, et qu’à l’époque des Cahiers pour l’Analyse, nous appelions précisément l’analyse. Plus tard, dans Le Périple structural, je l’appelle – et ça représente un déplacement, évidemment – la littéralisation. Il y a science galiléenne dès qu’il y a littéralisation; la mathématisation est une des formes possibles de la littéralisation, mais ce n’est pas la seule.

C’est là un point de vue général sur la notion de science galiléenne; je l’ai développé de façon particulière à propos de la linguistique dans mon Introduction à une science du langage. On peut dire qu’avec la notion de littéralisation, la relation entre la science et l’analyse devient claire et précise; mais comme cette notion n’est pas encore nette dans les Cahiers, la relation entre la science et l’analyse y demeure obscure. Pour répondre à votre dernière question, la psychanalyse était bien entendu l’une des formes de l’analyse. L’hypothèse des Cahiers pour l’Analyse, c’est que c’était exactement la même analyse que vous trouviez chez Freud, que vous trouviez, mettons, chez Spinoza et que vous trouviez chez Marx. Je ne pense pas que cette position aurait pu être soutenue jusqu’au bout.

KP: Une autre question liée: si le marxisme était considéré comme le ‘galiléisation’ de l’économie politique, la psychanalyse serait-elle le ‘galiléisation’ de quoi précisément? Une psychologie antérieure ou plus ancienne? Une anthropologie?

JCM: Freud intitulait l’une de ses premières tentatives de synthèse : ‘Projet pour une psychologie scientifique’... donc oui, je pense que ce serait la ‘galiléisation’ d’une psychologie. Ce qui suppose qu’aucune psychologie ne mérite d’être considérée comme une science galiléenne. Une science humaine, peut-être, mais c’est tout autre chose. C’est ce qui fait que Lacan refuse les sciences humaines. C’est très important pour lui que la psychanalyse ne se pense pas comme une science humaine. D’abord parce qu’il n’y a de sciences que galiléennes; les sciences non-galiléennes sont une illusion; or les sciences humaines, si on les prend au sérieux, se présentent comme des sciences radicalement non-galiléennes. La psychanalyse peut s’intéresser aux sciences humaines, mais justement pour en déterminer la part d’illusion; mais ce qui la détermine elle-même, dans son rapport aux sciences, ce ne peuvent être que les sciences galiléennes. Par ailleurs, il ne faut pas confondre Lacan et les Cahiers pour l’Analyse. Il est clair que Lacan – il le dira, d’ailleurs, explicitement– considérait que les Cahiers pour l’Analyse, c’était très bien, mais que c’était autre chose.

KP: Je voudrais passer maintenant de l’épistémologie à l’ontologie et vous poser une question à propos d’une remarque que vous avez faite à la fin du Périple structural. Je vous cite: ‘La marque la plus évidente de l’ontologie structurale résidait dans l’inséparabilité de l’être et de la position’. Voici une définition frappante, claire et concise de l’ontologie structuraliste. Décririez-vous les Cahiers pour l’Analyse comme une projet ontologique dans ces termes?

JCM: Je pense que c’était un projet d’ontologie, très certainement. Vous citez Le Périple Structural; je fais remarquer que dans Saussure, il y a un bouleversement par rapport à la tradition ontologique occidentale, puisqu’il sépare l’être et l’unicité. Dans l’ontologie classique, l’être et l’un vont de pair. Alors que ce qui apparaissait dans le Cours de linguistique générale, c’est la définition d’un type d’être qui fondamentalement n’est pas un. Et c’est à mon avis ce que Lacan a compris en définissant le signifiant comme représentant lesujet pour un autre signifiant. Ça veut dire que l’altérité ‘pour un autre’ est au cœur de l’un du signifiant; quelque part... je crois que c’est dans ‘L’Étourdit’, mais je ne suis pas sûr, Lacan pose que le signifiant ne représente que ’pour’. Ça veut dire que le signifiant en tant qu’être ne peut pas être un. Il est impossible de le penser à la fois en tant qu’être et en tant qu’un. Il y a un projet ontologique, et je pense que dans les ‘Cahiers’, ça apparaît. Peut-être que je me trompe, mais il me semble que le texte où ça apparaît le plus clairement, c’est dans ‘Le Point du signifiant’ (CpA 3.5). Ce que dans ce texte, j’essaie de mettre en place de façon tentative, c’est l’hypothèse Platon Platon, qui, Dieu sait, représente pour la tradition celui qui noue ensemble l’un et l’être, procède, dans le Sophiste, à une disjonction. C’est-à-dire que l’être est sous la forme d’une chaîne.

KP: C’est fascinant de voir dans ‘Le Point du signifiant’ l’emploi d’un concept nouveau et toujours en construction – c’est-à-dire ‘la suture’ – dans une analyse de Platon. Pourquoi ce retour à Platon, et les textes du Sophiste et du Parménide en particulier, dans les Cahiers?

JCM: Sur ce point, je pense que l’article lui-même était personnel, mais l’intérêt pour ce que j’appellerais les textes de logique pure, était partagé par plusieurs. Que ce soient les textes ‘logiques’ de Platon, autrement dit le Sophiste ou le Parménide, ou que ce soit la logique de Hegel ou la logique mathématique. Tous les textes de cet ordre. L’intérêt pour Platon n’est pas un ‘retour’ à Platon; il n’est pas à séparer des autres intérêts: pourquoi Russell commenté par Gödel? pourquoi Frege?

Ce qui nous intéressait à ce moment là dans ces textes, c’était la possibilité de raisonner sur des termes sans substance particulière et de faire apparaître des propriétés particulières ou même singulières. Puisqu’elles ne dépendaient pas d’une substance particulière, ces propriétés devaient dépendre de la nécessité de la structure elle-même. Cela suppose que la structure soit productrice par elle-même de propriétés. Sans que j’en aie eu conscience à ce moment, cela revenait à admettre que les jugements analytiques peuvent être féconds; de là l’importance de Frege, qui tente, en s’opposant ouvertement à Kant, de fonder l’arithmétique sur des jugements analytiques. De là aussi l’importance de Platon; on a pu montrer que les dialogues socratiques reposent sur l’hypothèse qu’en analysant une proposition de son interlocuteur, Socrate pouvait y trouver des propositions entièrement nouvelles. Dans la chaîne du Sophiste, c’est en analysant un terme qu’on fait surgir des termes nouveaux. On retrouve ainsi, par une autre voie, le mot analyse. J’y perçois aujourd’hui ce que Lakatos aurait appelé un lemme caché et que je résumerais, en référence à Kant: ‘certains jugements analytiques sont féconds’. On retrouve aussi, par une autre voie, ce que j’appellerais aujourd’hui l’hyperstructuralisme.

Il est vrai que Russell aurait sûrement rejeté ce lemme. Russell partage néanmoins un point commun avec Platon; chez lui aussi, vous retirez aux termes toute substance particulière. Vous raisonnez sur les termes et vous faites apparaître des contraintes qui ne relèvent pas de l’expérience et qui pourtant sont, pour un empiriste comme Russell, aussi contraignantes que des contraintes empiriques. Autrement dit, l’empiriste, disons de la tradition anglaise, dira: ‘Vous ne pouvez pas faire n’importe quoi avec un objet empirique; il résiste’. Eh bien, dit Russell: ‘Vous ne pouvez pas faire n’importe quoi avec un objet logique; il résiste’.

KP: Il y a là une autre question concernant le rapport entre le concept de nombre et le concept de l’être, ce qui a été un thème central aux Cahiers. Il me semble que pour Badiou le rapport entre les mathématiques et l’ontologie que Miller visait développer, il était au mieux une analogie, tandis que Miller, lui, il voulait pousser jusqu’au bout cette notion que la logique de Frege possédait une portée ontologique. Je voulais vous solliciter vos pensées sur ce sujet parce que votre propre position n’est pas tout à fait claire dans ‘Le Point du signifiant’.

JCM: Je crois qu’il y a là quelque chose que peu de gens ont compris à ce moment-là. C’est que je parle de Platon en faisant l’hypothèse que Platon ne sait pas ce que c’est que le nombre ou ne le sait pas complètement. Et pourquoi? Parce qu’il n’a pas le concept du zéro. Ce qui veut dire que lorsque Platon raisonne, et je pense que c’est un point extrêmement important, quand il raisonne sur les nombres, il raisonne toujours en référence à des nombres qui puissent avoir une représentation géométrique, et cela est lié au fait qu’il n’a pas le concept du zéro. D’où l’importance du texte de Frege sur le zéro, l’importance aussi des questions que pose Leibniz: est-ce que le point géométrique est de l’ordre du zéro ou de l’ordre du un?

A l’époque, il y avait chez moi une hypothèse ontologique; le signifiant, selon moi, faisait exploser l’ontologie classique et la logique du signifiant énonçait les lois formelles de ce bouleversement. Par rapport à cette hypothèse, la logique mathématique, tout en fournissant des instruments de pensée, demeurait subordonnée. Il me semble que Miller était proche de cette position. Badiou, à ce moment-là, pensait au contraire que le discours ontologique ne devait pas s’affranchir des lois propres à la logique mathématique. Sur votre diagnostic, je suis tout à fait d’accord en ce qui concerne le passé; je ne pourrais pas parler pour la période présente. Badiou a développé une doctrine propre, très complète, mais évolutive; par exemple, entre L’Être et l’événement et Logiques des mondes, il y a un bougé et le bougé est encore plus profond si l’on pense à la période des Cahiers. Quant à Jacques-Alain Miller, je ne sais pas ce qu’il dirait aujourd’hui sur cette question.

Pour ma part, comme je vous l’ai dit, dans ‘Le Point du signifiant’, j’accorde beaucoup d’importance au fait que Platon, n’ayant pas l’idée du zéro, ne saurait pas avoir une idée complète du nombre. Ce qui fait que quand il constitue sa chaîne avec un nombre fini de termes, il faut bien comprendre que c’est homonyme d’une chaîne moderne où il y aurait un, deux, trois, quatre, cinq termes; ce n’est pas la même chaîne puisque pour Platon un n’a pas de prédécesseur, parce qu’il n’y a pas de zéro.

KP: Pour Heidegger aussi, Le Sophiste a été un texte clé, et le rapport entre l’être et le non-être a été une question capitale. Heidegger a-t-il été en jeu?

JCM: Je crois qu’il y a une grande différence entre les différents membres des Cahiers pour l’Analyse de ce point de vue-là. Personnellement, à l’époque, je n’avais aucune familiarité avec les textes de Heidegger. N’oubliez pas que je ne suis pas de formation un philosophe. Je suis de formation un linguiste. A la fin des années 60, ma connaissance était classique; c’est-à-dire que tout ce que je connaissais, c’était les textes de Platon, de Descartes, de Kant... par volonté personnelle, je lisais beaucoup de Leibniz et de Hegel. Mais Heidegger n’était pas du tout familier pour moi. Je l’ai lu et travaillé depuis, mais dans un tout autre contexte. Par opposition, je sais que Jacques-Alain Miller avait de Heidegger une connaissance profonde.

KP: Votre article sur Aragon, avec celui de Regnault sur Gombrowicz, sont parmi les contributions les plus remarquables aux Cahiers. Pourriez-vous dire un mot sur les origines de numéro 7, ‘Du mythe au roman’?

JCM: Au départ ces articles étaient prévus pour être publiés dans les Cahiers Marxistes-Léninistes. Cette publication a suscité beaucoup de controverses au sein de la cellule des étudiants communistes à laquelle nous appartenions, Jacques-Alain Miller et moi, à ce moment là. Finalement le numéro des Cahiers Marxistes-Léninistes a bien été imprimé, mais il n’a pas été diffusé. Après cela, l’article de François Regnault et le mien ont été repris dans les Cahiers pour l’Analyse. Donc l’origine de ces deux textes au départ n’était pas les Cahiers pour l’Analyse, qui n’existaient pas au moment où ils ont été écrits. On peut même dire que c’est parce que ces textes ont rencontré des difficultés pour être publiés dans les Cahiers Marxistes-Léninistes que Jacques-Alain Miller et moi avons décidé de créer une revue où nous n’aurions pas à rendre de comptes. D’où effectivement cette imprécision chronologique et le laps de temps entre l’écriture de ces textes et leur publication dans les Cahiers pour l’Analyse. Cependant, le fait qu’ils étaient publiés dans les ‘Cahiers pour l’Analyse,’ alors qu’ils n’avaient pas été écrits pour les Cahiers pour l’Analyse, ce fait veut dire qu’ils apparaissaient comme n’étant pas étrangers au projet de la revue.

KP: Vous prenez depuis quelques décennies une position critique sur les Cahiers pour l’Analyse. Dans Le Périple strucutral, par exemple, vous décrivez votre propre rencontre avec le travail de Chomsky comme ‘un renversement total de point de vue’. Vous mettez l’accent sur son abrogation du minimalisme épistémologique pour ‘développer sur la structure une hypothèse qui soit assez riche pour rendre compte de l’acquisition linguistique’.

Pour vous, le projet de Chomsky, qui insiste sur les éléments physiologiques et biologiques de la parole et du langage, est-t-il survenu les efforts des Cahiers pour l’Analyse? A votre avis, est-ce que la réintroduction du phusis dans le projet de Chomsky a compromis la ‘logique du signifiant’ développée dans les Cahiers?

JCM: Ce n’est pas ça le point du renversement. Le point du renversement, c’est justement de considérer qu’une théorie doit avancer les hypothèses les plus complexes possibles. Evidemment ça renvoie à une épistémologie de type poppérien. Du point de vue de l’histoire des idées, ce serait très intéressant que quelqu’un se penche sur l’histoire de la prise de connaissance de Popper. Je pense que c’est en 1960 que beaucoup de choses se sont jouées. En 1960, Popper commence à être connu en langue anglaise, et c’est à ce moment-là qu’une séparation se fait entre l’épistémologie de langue française et l’épistémologie de langue anglaise. L’épistémologie de langue française avait été extrêmement importante, y compris internationalement. Les travaux de Koyré ont exercé une grande influence; en particulier, ils sont à la base des travaux de Kuhn. En vérité, Kuhn est un produit de l’épistémologie de langue française. Cette épistémologie a plusieurs caractéristiques; elle en a une, très importante : sa totale indifférence à la logique. L’épistémologie de langue anglaise au contraire accordait beaucoup d’importance à la forme logique du raisonnement scientifique. Néanmoins, elles partagent une conviction commune: le minimalisme théorique. Une théorie scientifique doit reposer sur le plus petit nombre d’axiomes possible.

La traduction de Popper en anglais a modifié l’approche. Or, à ce moment-là, Popper continue de ne pas être pratiqué en langue française. S’établit alors une séparation. L’épistémologie de langue anglaise, en particulier aux Etats-Unis, va prendre un chemin popperien, tout à fait séparé de l’épistémologie de langue française, qui continue d’ignorer Popper. Sans le savoir, nous avons été – et là, je parle de façon plus large, non seulement des Cahiers pour l’Analyse, mais aussi des althusseriens – nous avons été inscrits dans ce moment où Popper est en train de modifier l’horizon de l’épistémologie dans l’espace de la langue anglaise, sans que nous, à ce moment-là, en ayons véritablement conscience.

Le livre de Chomsky auquel je fais allusion, c’est Aspects de la théorie syntaxique; je l’ai lu dans l’avion qui m’amenait au MIT en Septembre 1966 et je l’ai plus tard traduit en français. Chomsky y expose une épistémologie de type popperien. C’est donc par lui et non par Popper que j’ai découvert cette épistémologie et ce fut l’occasion d’un renversement intellectuel total. Chomsky d’ailleurs ne mentionne pas Popper. Personne ne sait exactement pourquoi. Est-ce qu’il ne le connaissait pas? Auquel cas, il aurait retrouvé par lui-même les thèses popperiennes. Autre énigme de l’histoire des idées.

En tout cas il est clair que Chomsky a réussi au sein de la linguistique une opération épistémologique importante. Il a retiré au structuralisme linguistique l’évidence dont il jouissait jusque-là; l’une des manière de lui retirer cette évidence, c’était de rapporter le structuralisme linguistique – et je pense qu’il avait raison sur ce point – à une épistémologie du type minimaliste. Ayant fait cela, il pouvait pointer deux faits : (a) que le structuralisme se donnait une épistémologie sans s’en rendre compte, (b) que cette épistémologie n’allait pas du tout de soi. Puis il argumentait qu’en vérité, on pouvait construire une épistémologie exactement inverse, maximaliste et non pas minimaliste. Or, du point de vue d’une épistémologie maximaliste, le structuralisme apparaissait comme une entreprise faible, pauvre. Puisque peu falsifiable! Surtout, ce qui était le cas, si le structuralisme linguistique n’était pas hyperstructuraliste; car alors on considérait qu’une structure quelconque n’avait pas de propriétés, qu’on était incapable de définir les propriétés d’une structure en général. Ce qui fait que la notion de structure, en elle-même, devenait une notion vide.

C’est ça le vrai renversement pour moi, celui dont je parle dans Le Périple structural. J’avais été formé à une épistémologie minimaliste; je découvrais qu’elle n’allait pas de soi. Après cela, il y a eu effectivement le développement de plus en plus naturaliste de la linguistique chomskyenne, mais ce n’est pas cela le renversement pour moi. Soyons clairs. Moi-même, j’ai été, quand je travaillais dans le cadre chomskyen, très sceptique à l’égard de ces développements. Non pas pour des raisons de droit, de légitimité, parce qu’après tout, oui, pourquoi pas? Pourquoi ne pas dire que les structures linguistiques sont inscrites dans le corps?

Ce n’est pas ça qui m’a choqué. Mon objection – je l’ai écrite – c’est que tant qu’on ne peut pas donner des preuves expérimentales, alors, dire que c’est physiologique, c’est simplement baptiser les objets. Dire que les transformations – des transformations linguistiques que Chomsky d’ailleurs finira par abandonner... mais peu importe – représentent des processus, en dernière instance, neurobiologiques – pourquoi pas? mais tant qu’on n’a pas d’observations ou de preuves recevables par la neurobiologie, c’est du bavardage. D’où, pour moi, au-delà de Chomsky, l’extrême scepticisme que j’ai éprouvé à l’égard du cognitivisme, qui me paraissait un moyen d’éviter la question de la preuve empirique. Il m’a été donné d’assister à des discussions entre des représentants des neurosciences et des cognitivistes; les représentants des neurosciences disaient aux cognitivistes: ‘Enfin, vous racontez des histoires! Nous voulons des observations recevables par la neuroscience’. Les cognitivistes disaient ‘Non! Puisque nous, ce que nous constituons, c’est un ensemble de règles qui permettent de rendre compte des comportements observables’.

KP: ‘Les conditions de la possibilité’.

JCM: C’est ça. Je me disais en moi-même: ça, c’est un raisonnement cartésien. Simplement, il a conduit Descartes à construire une physique qui s’est révélée inconsistante et une physiologie qui s’est révélé inconsistante. Mais je reviens à l’épistémologie maximaliste. Autant la possibilité d’une approche neurophysiologique ou neurobiologique a peu d’effets à l’égard de l’approche des Cahiers pour l’Analyse – elle ne les concerne pas -, autant l’émergence d’une épistémologie maximaliste constitue une objection valide. Autrement dit, c’est une question à poser : est-ce que l’Analyse telle qu’elle apparaît dans le titre des Cahiers pour l’Analyse est une analyse qui va viser au minimalisme, c’est-à-dire le plus petit nombre possible de principes pour obtenir le plus grand nombre possible de conséquences, ou est-ce qu’elle doit être maximaliste, avec le plus grand nombre possible d’hypothèses pour que la falsification soit possible? Historiquement, c’est la première voie qui a été choisie. Il ne pouvait en être autrement, puisque Popper nous était inconnu.

KP: Je pense que c’est vrai que le thème principal dans les Cahiers pour l’Analyse était de créer une quantité minimale de suppositions tout en gardant une application maximale. Mais il me semble qu’il y avait de la résistance, même à l’intérieur du projet. Je pense en particulier à la contribution d’André Green dans lequel il essaie de réintroduire une idée d’affect qui comprend une sorte d’élément physiologique. Certes, dans les numéros de plus tard, on voit moins cet effort d’introduire l’affect. On voit que vous vous concentrez plus sur la formalisation, et que Leclaire triomphe sur Green. Auriez-vous quelque chose à ajouter sur la contribution de Green?

JCM: Je pense que vous avez raison descriptivement. C’est ça qui s’est passé. Leclaire a très certainement souhaité ne pas perdre la finesse d’analyse empirique des phénomènes psychiques, mais en même temps il souhaitait ne pas perdre l’horizon du minimalisme épistémologique. C’est ça qui rend la chose intéressante et en même temps, même si ce sont les circonstances extérieures qui ont conduit à l’arrêt des Cahiers pour l’Analyse, je pense que la tension entre les deux abords serait devenue très vite insurmontable. Aujourd’hui, je séparerais deux cas de figure : ou bien il y a une instance de falsification ou bien il n’y en a pas. Je dirais que, quand il n’y a pas d’instance de falsification, la seule arme dont on dispose, c’est le minimalisme. En revanche, là où la falsification est possible, il faut raisonner en termes popperiens. Or, il y a des domaines où la falsification est impossible, où il n’y a pas d’instance de falsification. Je pense par exemple à l’hypothèse darwinienne de la sélection naturelle. Je doute qu’elle soit falsifiable, au sens strict du terme. Ce qui fait sa force, c’est son minimalisme; autrement dit, le minimalisme reprend ses droits.

Si vous regardez, par exemple, l’oeuvre de Freud, que Popper traitait avec assez de dédain, le minimalisme est à l’horizon, par exemple quand il se contente, dans la Traumdeutung, d’une dénomination négative pour l’inconscient; c’est qu’il ne dispose pas d’une instance de falsification qui lui permettrait d’en donner une caractérisation positive. Cela dit, on trouve chez lui un très bel exemple de raisonnement popperien, c’est le fort/da. C’est un raisonnement par falsification et c’est un exemple d’épistémologie maximaliste puisque Freud part d’un système où il y avait un seul principe, le principe du plaisir, pour aller vers un système où le principe de plaisir ne va plus suffire. Ça veut bien dire que le critère du minimum ne va pas l’emporter. Et pourquoi ne l’emporte-t-il pas ? Parce que le jeu de l’enfant falsifie la théorie où n’existe que le seul principe de plaisir.

KP: C’est une excellente observation et un bon exemple. Mais on pourrait peut-être dire que, plus que popperien, le raisonnement de Freud dans Au-delà du principe de plaisir est presque lakatosien. J’aimerais vous poser une question sur la relation entre Popper et Lakatos, et sur la critique de ce dernier sur le principe de falsification de Popper. Je sais que cela nous amène un peu loin des Cahiers pour l’Analyse, mais vous en avez déjà parlé dans votre travail. Lakatos donne une image que j’aime bien. Il dit que ce n’est pas que la nature crie ‘non!’ au théorème du scientiste, mais plutôt qu’elle crie ‘inconsistant!’ La théorie est obligé de se réviser, de changer, mais elle n’est pas tout à fait falsifiée. C’est une image qui évoque l’insistance de Cavaillès sur l’idée de ‘rature’ dans le développement de la science. Pour Lakatos, il n’existe pas de théorème qui se verrait un jour complète ou terminé; elle sera toujours interrompue.

Dans votre chapitre, ‘Le Doctrinal de la science’ dans L’Œuvre claire, vous donnez une image puissante de l’inconscient lacanien mis en ligne avec l’infini comme propriété intrinsèque de l’univers: ‘L’infinie est ce qui dit non à l’exception de la finitude; l’inconscient est ce qui dit non à la conscience de soi comme privilège’. Selon Lakatos, la nature, par l’acte de crier ‘inconsistant’ met en question et soutient en même temps le sujet de la science. Il me semble que les Cahiers pour l’Analyse voulait montrer comment le sujet est de la même façon renforcé et affaibli à la fois.

JCM: Oui, je ne serais pas contre ce lointain écho, puisque sur le moment même, si nous avions pu avoir accès à Lakatos, ça nous aurait passionnés, mais ça, ce sont des ratés de l’histoire. Je ne suis pas contre cet écho, mais je voudrais dire que L’Œuvre claire n’est pas dans les Cahiers pour l’Analyse. Réciproquement, mon objet, dans L’Œuvre claire, n’était pas de réexaminer les Cahiers. Alors, ce que vous dites, oui, je ne suis pas contre... avec simplement un ajout; je le présente dans mes termes, mais je pense ne pas trahir ce qui était présent sous la plume d’autres que moi. Cet ajout, le voici: la convocation qui était à l’œuvre à ce moment-là, c’était que le moment de ce qui dit ’non’ est lui-même suturé. De là, par exemple, le mode de lecture qui consiste à chercher dans un texte le point où quelque chose est en quelque sorte passé sous silence, et affirmer que c’est là que l’essentiel se passe. Donc effectivement, il y a un rapport avec l’épistémologie lakatosienne, sinon que le point d’inconsistance que l’on découvre et qui était dissimulé, est immédiatement aussi la condition de la consistance apparente de ce qui était visible.

KP: Vous avez dit que L’Œuvre claire n’est pas au sujet des Cahiers pour l’Analyse mais il a quand même l’air d’un bilan, d’un arrière regard. Et je dirais qu’il y a des continuités entre les deux, par exemple, dans l’idée de la contingence en tant que nécessité et du sujet comme le site où ça se passe. Il me semble que c’est dans ‘Le Point du signifiant’, que c’est quelque chose que vous essayez de comprendre en tant que jeune homme et à laquelle vous retournez dans L’Œuvre claire. Et encore une fois, vous parlez de Popper, et vous dites quelque chose magnifique (ce n’est pas une citation exacte): Popper nous aide à penser la contingence parce qu’il nous donne une version de la science dans laquelle le référent doit pouvoir – logiquement ou matériellement – être autre qu’il n’est. Là, c’est la contingence. Nous habitons dans un univers de contingence, un thème qui reste capital dans la philosophie française contemporaine. De là, j’aimerais vous demander si vous pensez que les questions que vous posiez dans les Cahiers pour l’Analyse sont toujours en jeu dans la France intellectuelle d’aujourd’hui? Y a-t-il des continuités entre que vous faisiez à cette époque-là et ce que vous êtes en train de faire aujourd’hui?

JCM: Je dirais que c’est vrai pour L’Œuvre claire, puisque vous y faites allusion, mais c’est vrai pour beaucoup de choses que j’ai écrites. Quand j’ai écrit L’Œuvre claire, j’avais beaucoup pratiqué Lakatos, Holton, Feyerabend, Quine, Duhem; cette littérature était très discutée dans le milieu de la linguistique chomskyenne. Mais de manière plus particulière, j’avais été très impressionné par le livre d’Ernst Mach sur la physique de Newton. En gros, ce que je voulais faire avec L’Œuvre claire, c’était une relecture de Lacan à la manière dont Ernst Mach relit Newton, en isolant les axiomes, en examinant s’ils sont consistants etc. Pourquoi j’ai fait ça? tout simplement parce que je me suis posé la question: est-ce que ça résiste? Est-ce que quelque chose tient de Lacan, si on le soumet à un questionnement de type Ernst Mach? Est-ce que l’on peut formuler un nombre fini de propositions fondamentales? Est-ce que ces propositions sont consistantes entre elles? Est-ce qu’il y un ou plusieurs points inconsistants ? En fait, L’Œuvre claire est une tentative d’examen de Lacan, mais c’est un examen auquel Lacan, si j’ose dire, a résisté. J’en ai conclu que je ne m’étais pas trompé à l’époque des Cahiers pour l’Analyse en accordant l’importance à Lacan.

Si je fais cette remarque, c’est parce que tous les textes qui m’importaient à l’époque des Cahiers pour l’Analyse ne subissent pas l’épreuve de manière positive. Il est clair que, par exemple, pour moi, en relisant les textes d’Althusser, si je les fais passer au filtre ‘Ernst Mach’, ça se défait. Mais c’est vrai aussi, à mes yeux, pour Canguilhem. Je dirais la même chose de Koyré. Il y a une part historique qui est tout à fait importante, mais les propositions générales me paraissent aujourd’hui extrêmement pauvres. Cela pour dire que toutes les références que les Cahiers pour l’Analyse pouvaient se donner ne résistent pas à un réexamen. Lacan, très certainement, oui. Marx, très certainement aussi, même si j’interprète Marx d’une manière totalement différente de celle qui a été la mienne à ce moment-là. Donc, pour répondre à votre question, vous avez raison de juger que beaucoup de choses que j’ai faites dans ces dernières années sont un réexamen des questions qui étaient présentes pour moi à l’époque des Cahiers pour l’Analyse, mais la réponse n’est pas toujours de même nature. Dans certains cas, ça résiste à l’examen, et dans certains cas, l’examen est défavorable.

KP: Donc diriez-vous qu’il faut trouver ‘new answers for old questions’?

JCM: Peut-être, ‘or that from old questions, we should build new questions’. 1 Puisque vous posez la question de la vie intellectuelle telle qu’elle est aujourd’hui, je pense qu’elle s’est détournée des questions qui se posaient à l’époque des Cahiers pour l’Analyse. Par exemple, je crois que toutes les questions ontologiques sont totalement hors du champ. Je pense que la volonté de se poser des questions sur le caractère en quelque sorte fécond d’une structure, toute ces questions-là ne retiennent plus l’attention... J’ai même le sentiment que de façon globale le mode de questionnement qui était celui des Cahiers pour l’Analyse est un mode de questionnement qui est devenu très lointain. J’ai dit qu’on était dans un monde où Popper n’existait pas et maintenant Popper existe. Je ne dis pas qu’il a le dernier mot, mais il existe. Il ne faut pas oublier aussi qu’au moment où nous écrivions – c’est vrai aussi pour Lacan et Foucault – la langue française était une langue intellectuellement vivante et ayant encore une certaine audience, la ‘French Theory’ existait. Je pense aujourd’hui que ça n’est plus vrai. Je pense que ce qui se dit en français, du seul fait que ça se dit en français, est inaudible. Pour dire les choses autrement, je pense que le français est une langue morte.

KP: Mais cela vous donne de l’espoir peut-être de voir les anglophones s’intéressent aux Cahiers pour l’Analyse.

JCM: Oui, oui. J’en suis très content. Mais c’est pour dire qu’il y a un déplacement.

KP: C’est clair qu’il y a un air nostalgique à la fin du Périple structurale. Vous introduisez du pessimisme quand vous dites que c’est comme si cette sorte de questionnement n’avait jamais eu lieu ou bien qu’un pessimiste croirait qu’elle n’avait jamais eu lieu. Serait-il même souhaitable que ces questions ontologiques reviennent?

JCM: I’m not fond of ‘comebacks.’ You know, Busby Berkeley once wrote, before he tried to kill himself in fact, ‘there is no comeback for a has been’. En fait, il n’y a de ‘come back’ que pour les ‘has been’. Mais ce que je veux dire, c’est que ce qu’on appelait la ‘French Theory’ et qui a eu une certaine célébrité dans le monde anglophone n’a représenté qu’une partie des choses qui se faisaient. Ça, c’est un premier point. Le deuxième point, et là, volontairement, je ne l’ai pas évoqué parce que la démonstration serait trop longue, je pense maintenant que parmi les grands auteurs, les grandes interventions discursives en langue française dans la dernière partie du XXe s., l’une des plus grande aura été celle de Foucault. Plus importante, selon moi que Deleuze. Or, le monde des Cahiers pour l’Analyse est un monde où Foucault et Deleuze commencent seulement à exister. Ils viennent de publier des livres majeurs, mais bon, l’essentiel est encore à venir. Or, je crois que Foucault constitue l’un des très importants bougés du XX e s. Je pense que y compris sur la question de l’ontologie, il aurait pu être un interlocuteur fondamental, mais les choses ne se sont pas passées comme ça; les Cahiers pour l’Analyse se sont interrompus, puis lui-même, à partir d’un certain moment, ne voulait pas avoir d’interlocuteur en France.

KP: Deleuze offre un cas intéressant parce qu’il semble que c’est seulement aujourd’hui que les anglophones commence à lire Différence et répétition comme un ouvrage traitant des questions structuralistes. Mais j’ai l’impression que les structuralistes de l’époque ne lisaient pas Deleuze.

JCM: Vous avez raison. Deleuze a commencé à devenir important plus tard, à un moment où le structuralisme avait commencé de décliner.

KP: Il me semble que les Cahiers pour l’analyse fait partie d’une très longue histoire d’un mode rationaliste de penser qui ressurgit de temps en temps en France.

JCM: Oui, je pense qu’il y a une continuité dont effectivement Descartes fait partie. Mais je ne l’exprimerais pas en termes de rationalisme. Je dirais qu’il y a dans la tradition française une sorte de prose de la pensée, mais il faut, enfin, on souhaite qu’au détour, ces proses rencontrent des questions qui font exploser la prose. Je pense aux Méditations de Descartes ou aux Pensées de Pascal; je pourrais ajouter le dernier texte de Cavaillès. Ce n’est pas la systématicité allemande, qui est architecturale; c’est plutôt de l’ordre de l’enchaînement de raisons, qui est linéaire. Ce n’est pas non plus la belle coordination anglaise (je pense à Locke, à Berkeley ou à Hume) qui évite, en apparence au moins, les points d’explosion et les concaténations. Dans la continuité à laquelle je pense, l’effet d’enchaînement demeure, quelle que soit la longueur de la chaîne; il demeure même si la chaîne en un point rencontre un élément qui la brise. Oui, je pense qu’il y a quelque chose de cet ordre qui apparaît dans les Cahiers pour l’Analyse, y compris dans leur intérêt pour la notion de chaîne signifiante.

Oui donc à une continuité, mais elle doit être corrigée par la prise en compte de circonstances historiques particulières. Les Cahiers pour l’Analyse sont faits par des gens très jeunes qui sortent directement de la formation universitaire; ils témoignent de quelque chose qui se passe dans certains lieux de l’université française à ce moment. Ce moment, je l’ai décrit dans Le Périple structural; la théorie, qui avait eu pour lieu privilégié l’Allemagne et la langue allemande, était en quelque sorte errante, elle n’avait plus ni lieu ni langue. Je pense que chez Althusser, il y a eu la volonté de faire que la langue française, et dans la langue française Paris, et dans Paris l’université, et dans l’université l’Ecole Normale de la rue d’Ulm, et dans l’Ecole Normale de la rue d’Ulm son propre séminaire, son propre enseignement, deviennent le lieu d’accueil de cette théorie errante.

Nous avons été saisis par ce moment-là; même si les Cahiers pour l’Analyse dépendent de Lacan et non d’Althusser, ils sont animés, selon moi, d’une conviction qui leur vient d’Althusser, la conviction tranquille que la langue française est d’ores et déjà devenue la langue naturelle du concept. C’est à la fois un moment de la langue française et un moment de ce que j’appelle l’errance de la théorie, errance géographique et linguistique, née du constat que la langue allemande ne pouvait plus être la langue du concept, à cause de 1933, et de la conviction que la langue anglaise avait depuis longtemps cédé à la forme-marchandise. Dois-je préciser que ces jeux autour des langues relèvent, selon moi, au moment où je vous parle, du mirage?

Notes

1. These and other English passages in the interview were originally spoken in English.